Local contemporain 08

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Partager en public nos passions intimes, comme le propose ici une Collection de collections, c’est corriger l’évaluation financière universellement subie en rappelant nos propres critères de valeurs, l’incalculable de nos passions vécues.

15€

CE N'EST PAS UNE ACTIVITÉ ORDINAIRE QUE DE S'INTÉRESSER À L'ORDINAIRE

LOCAL.CONTEMPORAIN

UNE COLLECTION DE COLLECTIONS

2013 Ce tressage de mille savoirs négligés, de saveurs bricolées, de passions apparemment insensées ou sans valeurs nous désarçonne, mais c’est précisément ce qui fait l’espace public au sens le plus politique du mot, car ce croisement de nos discordances fait de nous des êtres éveillés au monde, chacun façonné par chacun.

LOCAL.CONTEMPORAIN NUMÉRO 8

Comment « Extimiser », c’est-à-dire déposer dans l’espace public les intuitions et les émotions ancrées au plus profond de soi et dont l’autre pourra se saisir pour amplifier sa propre vie ?

une collection de collections


Maryvonne Arnaud est photographe et plasticienne. Elle travaille dans les grandes villes du monde, de Johannesburg (Face to Face, en 2000) à Cologne (Exposure, en 2007) et dans des contextes urbains particulièrement ébranlés, comme le sont Tchernobyl (Corpus, en 1992), Sarajevo (Légende(s), en 1996) ou Grosny (Tchétchènes hors-sol, en 2009). Elle a élaboré ces deux dernières années une scénographie dynamique du monde contemporain pour le futur musée des Confluences à Lyon (Babel, en 2011 et 2012), Collection de collections et Ex-Voto, deux installations urbaines conçues (en 2012 et 2013) à la demande de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. Miguel Aubouy a eu une première vie consacrée à la physique théorique, dont il passe généralement les détails. Une deuxième vie en littérature, qui perdure. Puis il s’est intéressé à l’innovation, au début des années 2000. Ses recherches personnelles portent sur les trois cercles de la créativité : la découverte scientifique, l’invention technique et la création artistique. «Qu’y a-t-il à l’intersection de ces trois cercles, c’est ce que j’aimerais éclairer. Depuis tant de temps nous fabriquons des objets qui nous ressemblent, et ils continuent de nous échapper». Il vit sur une lande jaune qui s’appelle «les éditions nullius in verba». Daniel Bougnoux est philosophe. Professeur émérite en sciences de la communication à l’Université Stendhal de Grenoble, il a publié de nombreux ouvrages dans cette discipline, notamment Introduction aux sciences de l’information et de la communication (La Découverte, 2000), et La Crise de la représentation (La Découverte, 2006). Il a animé, aux côtés de Régis Debray, la revue Les Cahiers de médiologie, devenue revue trimestrielle Médium. Responsable

de l’édition des Œuvres romanesques complètes de Louis Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade (cinq volumes), il vient de publier sur cet auteur La confusion des genres (Gallimard, coll. L’un et l’autre), ouvrage malheureusement amputé d’un chapitre par la volonté de l’ayant-droit d’Aragon, Jean Ristat. Yves Citton Enseignant de littérature et codirecteur de la revue Multitudes. Il a publié récemment Zazirocratie. Très Curieuse Introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance (Éditions Amsterdam 2011), Renverser l’insoutenable (Seuil, 2012), Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (Armand Colin, 2012), Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), L’économie de l’attention (La Découverte, 2014). Michel Duport Artiste sortant souvent du tableau pour glisser vers le relief peint, car la sculpture est pour lui du dessin en volume, il est représenté par les galeries Baudoin Lebon Paris, Djeziri-Bonn, Paris, Eric Linard éditions. (dernière exposition personnelle galerie Baudoin Lebon / 2013). Il est aussi collectionneur de râpes alimentaires («Aux râpes etc. » biennale de design de St Etienne / 2006 dans une scénographie de Matali Crasset). Alain Faure est chercheur CNRS en science politique dans le laboratoire PACTE (Université de Grenoble Alpes). Ses travaux portent sur les énigmes de l’action publique locale en France, en Europe et en Amérique du nord. Il a co-dirigé ces dernières années plusieurs ouvrages proposant des analyses comparées dans ce domaine : Les politiques publiques à l’épreuve de l’action locale (2004), Action publique et changements d’échelles (2007), L’action publique locale dans tous ses états (2012). Depuis son séjour d’un an à Naples (2009), il concentre

la focale sur les passions, les récits et les traumatismes qui imprègnent le vivre ensemble dans chaque métropole étudiée. Carnet de recherche : http://enigmes. hypotheses.org/ Antoine de Galbert Ancien galeriste, collectionneur et créateur d’une fondation d’utilité publique, La maison rouge à Paris. Jean Guibal Conservateur en chef du patrimoine. Après avoir occupé diverses fonctions dans l’administration culturelle, il dirige le Musée dauphinois de Grenoble, où il tente d’interroger les identités culturelles et de livrer une vision sociétale du patrimoine. Auteur de nombreux articles et ouvrages sur le patrimoine, responsable de nombreuses expositions, il est directeur éditorial de la revue L’Alpe (Glénat). Il est par ailleurs professeur associé à l’Institut d’Etudes politiques de Grenoble. Patrice Meyer-Bisch Philosophe, coordonnateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, et de la Chaire UNESCO pour les droits de l’homme et la démocratie, de l’Université de Fribourg (Suisse). Il anime depuis 20 ans le « Groupe de Fribourg » dont les travaux sont consacrés aux droits culturels. Il a fondé en 2004 l’Observatoire de la diversité et des droits culturels. Il a édité plus de 25 ouvrages consacrés aux droits de l’homme, dont plusieurs aux droits culturels. Derniers livres : Déclarer les droits culturels. Commentaire de la Déclaration de Fribourg , Schulthess, Bruylant, 2010 (en collaboration avec Mylène Bidault) ; L’enfant, sujet et témoin, les droits culturels de l’enfant, Schulthess, 2012. Philippe Mouillon Plasticien, scénographe urbain, il est à l’initiative de Laboratoire sculpture-urbaine. Revendiquant un art contemporain élargi, il

compose des projets indisciplinés et d’échelle planétaire, de Rio de Janeiro (Arcas da Lapa, en 1996) à Douala (Bendskins, en 2007), ou Lyon (Jeux de paysages, en 2011), invitant des plasticiens, écrivains, géographes, urbanistes, philosophes, sociologues, cuisiniers, plusieurs centaines d’artistes et de chercheurs, disséminés dans le monde, à confronter leur expérience singulière du monde. Henry Torgue Compositeur et sociologue. Il mène en parallèle composition musicale et recherche. Directeur du laboratoire CNRS Ambiances architecturales et urbaines à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, ses recherches portent sur l’imaginaire des espaces urbains contemporains. Guy Tosatto Conservateur du musée d’art contemporain de Rochechouart, de 1985 à 1991, puis directeur du Carré d’Art, musée d’art contemporain de Nîmes de 1993 à 2001 et directeur du musée des Beaux-Arts de Nantes en 2001-2002. Il est directeur du Musée de Grenoble depuis septembre 2002. A ce poste il a organisé de nombreuses expositions d’art moderne : «La Nouvelle Objectivité-Allemagne années 1920» en 2003 ; «L’Art italien et la Métafisica» en 2005 ; «La collection Rupf de Berne» en 2006 ; «Gaston Chaissac» en 2009 ; «Chagall et l’avant-garde russe» en 2010, ainsi que des expositions monographiques d’artistes contemporains : «Thomas Schütte» en 2003, «Jörg Sasse» en 2004, «David Tremlett» en 2006, «Juan Muñoz» en 2007, «Wolfgang Laib» et «Patrick Faigenbaum» en 2008, «Gerhard Richter» et «Alex Katz» en 2009, «Stephan Balkenhol» en 2010.

Anciens numéros disponibles

les auteurs

les collectionneurs

Daniel Bougnoux, Gilbert Abèle, Nicolas Buzare, Miloud Achir, Marie Andrée Chambon, Danièle Armeo, Martine Chiorino, Nathalie Banel, Jeannine Collovati, Christine Bernard, Pascal Dagneaux, LN Boul, Aline Davias, Céline Bonnieu, Nadia Davias, Babeth Camilleri, Pascal Descorps, Anaïs Carvin, Patrick Deschamps, Alban de Chateauvieux, Jeanne Doche, Guy Claveirolly, Anne Dortel, Julie Delaporte, Damien Dervaux, Driss Dendoun, Marie-Hélène Esteoule-Exel, Michel Duport, Jacqueline Eyraud, Charles Dieuzayde, Jeannine Fouche, Bernadette Gauthier, Malou et Jean-Jacques Gleizal, Jean Marc Galvin, Myren Garin, Martine Laborie, Philippe Gayet, Guy André Lagesse, Benjamin Girardier, Manon Launo, Fabien Girardier, Michèle Maignien, Sonia Huguet, Roland Mellan, Jacqueline Lecoeur, Henri Merou, Matthieu Legrand, Axelle Monge, Chris Leveque, Carole Novara, Jean Olivier Majastre, Anne Pfist, Anne Marie Makalieff, Serge Pisso, Gérard Mermet, Michèle Pona, Hervé Moussu, Claude Renard Chapiro, Nicole Moya, Julien Ruols, Manon, Eline, Romain Pathier Erwan, Christine Scoranno, Odette Pommier, Florent Simonet, Guy Pouget, Sandra Tognetti, Marcel Pothain, Michel Zurlini, Gérard Raynaud, La Fraternité Belle de Mai, François Raulin, le CAL de la Busserade, Mireille Rebuffet, l’IME La Chrysalide, Benjamin Reynaud, les Têtes de l’Art, Yvane et C Roy-Morio, Eric Rutten, Gaëtan Anzalone, Edouard Schoene, Isabelle de Beauchamp, Caroline Sebaibi, Margot Belair, Muriel Thorel, Michèle Bellemin, Christiane Travers, Marie-Antoinette Blanc, André Trouchot, Françoise Boucanseau, Jean François Viron, Olivier Bordeaux, Standard 216

local-contemporain 01 Vous êtes ici Textes originaux : Yves Chalas, Patrick Chamoiseau, Geneviève Fioraso, Jean Guibal, Yves Morin, Bénédicte Motte, Pierre Sansot, Mireille Sicard, Nicolas Tixier Images originales : Maryvonne Arnaud, Yann de Fareins, Fabrice Clapiès Composition sonore : Henry Torgue

local-contemporain 02 C’est Dimanche ! Textes originaux : Jean-Yves Boulin, Yves Chalas, Jean-Pierre Chambon, Bénédicte Motte, Bernard Mallet, Ghania Mouffok, Philippe Mouillon, Pierre Sansot, Eugène Savitzkaya, Bernard Stiegler, Nicolas Tixier, Henry Torgue, Ivan Vladislavic Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Roberto Neumiller, Peter Wendling Composition sonore : Xavier Garcia

local-contemporain 03 Ville invisible Textes originaux : François Ascher, Suzel Balez, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Chalas, Yves Citton, André Gery, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Natacha de Pontcharra, Pierre Sansot, Dominique Schnapper, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska, Jan Smaga

local-contemporain 04 Le précaire, questions contemporaines Textes originaux : Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Bruno Latour, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Janek Sowa, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud Composition sonore : Laurent Grappe

local-contemporain 05 Foules Textes originaux : Daniel Bougnoux, Jean-Pierre Chambon, Luc Gwiazdzinski, Bernard Mallet, Xochipilli, Philippe Mouillon, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud

local-contemporain 06 Points de repère Textes originaux : Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Yves Citton, Olivier Frerot, Jean Guibal, Luc Gwiazdzinski, Aude Merlin, André Micoud, Philippe Mouillon, Thanh Nghiem, Janek Sowa, Bernard Stiegler, Henry Torgue, Chris Younès Images originales : Maryvonne Arnaud, Sylvain Pauchet

local-contemporain 07 Un monde en soi Images originales : Maryvonne Arnaud, Textes originaux : Patrick Chamoiseau, Daniel Bougnoux, Yves Citton,

local.contemporain 1, rue Jean-François Hache 38000 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net local.contemporain est présidé par Yves Chalas local.contemporain est une initiative de Laboratoire 1, rue Jean-François Hache 38000 Grenoble Laboratoire réalise des installations artistiques d’échelle urbaine dans les grandes villes du monde, ainsi à Johannesburg, Rio de Janeiro, Alger, Cologne, Lyon ou Marseille. www.lelaboratoire.net Laboratoire est présidé par Catherine Pouyet En partenariat avec le Musée Dauphinois 30, rue Maurice Gignoux 38031 Grenoble Le Musée Dauphinois explore le patrimoine pour tenter de donner un contenu à la réflexion collective sur la société contemporaine. www.musee-dauphinois.fr Conception éditoriale Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Philippe Mouillon, Henry Torgue Photographies Maryvonne Arnaud, (sauf page 9 Cloé Beaugrand, et page 65 http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100228260) Textes originaux Maryvonne Arnaud, Miguel Aubouy, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Michel Duport, Alain Faure, Antoine de Galbert, Jean Guibal, Patrice Meyer-Bisch, Philippe Mouillon, Henry Torgue, Guy Tosatto. Relecture et correction Pascaline Garnier, Fabien Vidotto Suivi pédagogique Ève Feugier, Isabelle Nicoladzé, Mise en page Pierre Girardier, Philippe Borsoi Imprimerie les Deux-Ponts Edition Le Bec en l’air / Marseille www.becair.com Diffusion en librairie Harmonia Mundi ISBN 978-2-36744-072-9 / dépôt légal octobre 2014 Directeur de publication Philippe Mouillon © LABORATOIRE pour le titre et le concept © les auteurs pour leurs textes © Maryvonne Arnaud et Cloé Beaugrand pour les photographies La Collection de collections a été réalisée dans le cadre du programme « Quartiers Créatifs » conçu et porté par Marseille-Provence-2013 avec le soutien de la Fondation Logirem, de Logirem, de la Caisse des Dépôts et Consignations, du Fonds Européen de Développement Régional (F.E.D.E.R.), de Marseille Provence Métropole, de la ville de Marseille, le mécénat de Eurovia et l’ancrage local des Têtes de l’Art. Elle a été reprise à Grenoble puis sur le campus de Saint Martin d’Hères / Gières avec les soutiens du PRES (pôle de recherche et d’enseignement supérieur), des villes de Grenoble, Meylan, Saint-Martin-d’Hères, Gières, de Grenoble Alpes Métropole, du Conseil général de l’Isère, de la Région Rhône-Alpes, de l’Agence d’Urbanisme de la Région Grenobloise et du SMTC, et les concours du Musée de Grenoble, du Musée Dauphinois, du Muséum, des Bibliothèques de Grenoble, des archives de Meylan, du Petit-Bulletin, de l’Office du tourisme et d’UnTramway nommé culture. Régie générale Pierre Auzas Direction technique Manu Davias Régisseur assembleur Philippe Maceri Tous nos remerciements à Guy Tosatto, Marianne Taillibert, Christine Carrier, Catherine Gauthier, Jacques Norigeon, Michel Lambert, Marie-Christine Bordeaux, Bertrand Vignon, Nathalie Cabrera, Anais Lemaignan, Pascal Raoust, Julie Gardair, Axelle Monge, Fanny Liatard, Cendrine Chanut, Julie de Mauer, Martine Lahondes, Francoise Mesliand, Pascale Sasso, Laure Varnier, Christine Paoli, Delphine Nadjar Arthaud, Stéphanie Abrial, Alizé Bachimon, Gilles Larvaron, Ce numéro 08 de local.contemporain est édité avec les soutiens de : la Région Rhône-Alpes, le Conseil général de l’Isère, la Métro, la ville de Grenoble


Un digitabuphile ? collectionneur de dés à coudre, un arctophile ? collectionneur d’ours en peluche, un bibliophile ? collectionneur de livres, un lépidoptérophile ? collectionneur de papillons, un boxoferrophile ? collectionneur de boîtes en fer, un canivesttiste ? collectionneur d’images pieuses, un tyrosémiophile ? collectionneur d’étiquettes de fromages, un conchyophile ? collectionneur de coquillages, un glacophile ? collectionneur de pots de yaourt, un copocléphile ? collectionneur de porte-clefs, un cumixaphiliste ? collectionneur d’allumettes, un echéphile ? collectionneur de jeux d’échecs, un esiteriophile ? collectionneur de titres de transport, un ferrovipathe ? collectionneur de trains miniatures ou de patrimoine ferroviaire, un fibulanomiste ? collectionneur de boutons, un nicophiliste ? collectionneur de paquets de cigarettes, un glacophile ? collectionneur de pots de yaourt, un operculophile ? collectionneur d’opercules, un stickophile ? collectionneur d’auto-collants, un céphaloclastophile ? collectionneur de casse-tête, un héraldiste ? collectionneur de blasons, un iconomécanophile ? collectionneur d’appareils photo, un lithophiliste ? collectionneur de pierres, un ludophile ? collectionneur de jeux, un malacologiste ? collectionneur de mollusques, un vitolphiliste ? collectionneur de bagues de cigares, un molafabophile ? collectionneurs de moulins à café, un glycophile ? collectionneur d’emballages de morceaux de sucre, un saccuplastikophile ? collectionneur de sacs plastiques, un vexillologiste ? collectionneur de drapeaux et étendards, un notaphile ? collectionneur de factures, un numismate ? collectionneur de pièces de monnaie, un cucurbitaciste ? collectionneur d’étiquettes de melons, un oologiste ? collectionneur d’œufs d’oiseaux, un phalériste ? collectionneur de décorations, un philuméniste ? collectionneur de boîtes d’allumettes, un planagologiste ? collectionneur de poupées,


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un pressophile ? collectionneur de fers à repasser, un stylobiliaphile ? collectionneur de stylographes…. Qui sont ces collectionneurs ? Quelle personnalité se cache derrière chacune de ces collections ? Peut-on faire un portrait type du collectionneur ? Possèdentils des traits en commun ? Sont-ils plutôt hommes, femmes, enfants ? Jeunes, vieux ? Peut-on classer les collectionneurs : les chasseurs, les cueilleurs, les glaneurs, les accumulateurs, les conservateurs, les novateurs, les spéculateurs ? Comment devienton collectionneur ? Est-on collectionneur de père en fils ? Ou de mère en fille ? Est-on collectionneur à vie ? Que dévoile le geste de collectionner ? Une collection dresse-t-elle le portrait de son propriétaire ? Que nous révèle-t-elle d’une époque ? Est-ce une tentative d’organiser le monde ? Les collectionneurs se sentent-ils investis d’une mission ? Sontils toujours sérieux ? Toujours dans la dérision ? Est-ce un geste gratuit ? Qu’est-ce qui fait l’intérêt d’une collection ? Son originalité ? La valeur des objets ? La rareté des objets ? L’histoire de chaque objet ? Le nombre d’objets ? Leur addition ? Leur accumulation ? Leur sélection ? Leur juxtaposition ? Leur classement ? Le soin qu’on leur apporte ? Le hasard de leur découverte ? Pour le collectionneur, quel est le moment le plus jubilatoire ? Celui de la recherche ? Le moment de l’acquisition ? Le moment où l’objet rejoint le reste de la collection ? Où il entre dans un classement ? Où il trouve sa place dans la maison ? Y a t’il des objets qui ont plus de valeur ? Est-ce le premier ? Le deuxième ? Le dernier ? A partir de combien d’objets peut-on parler de collection ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’une collection ? Le lieu où elle est exposée ? L’instant où le collectionneur en parle ? Le moment où il rencontre d’autres collectionneurs ? La collection est-elle un support à conversation ? Est-ce important de montrer sa collection ? Quelle part d’intime recèle


Maryvonne Arnaud

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une collection ? Est-ce une manière de se raconter ? De parler de son enfance ? De son grenier ? De ses rêves ? De ses manques ? De ses angoisses ? Se sent-on dépossédé d’un bout de soi quand on se sépare de sa collection ? Peut-on organiser sa vie autour d’une collection ? Peut-on se satisfaire d’une seule collection ? Les collectionneurs sontils toujours en manque ? Sont-ils toujours à la recherche de nouveau ? Ou, à l’inverse, est-ce un geste passéiste ? Est-ce un espoir de retrouver son enfance ? Une lutte contre la disparition, contre l’oubli, contre l’obsolescence des objets ? Est-ce un rejet du monde marchand ? Est-ce le besoin de laisser une trace ? Est-ce un geste nostalgique ? Montrer sa collection dans l’espace public, est-ce une façon de partager une part de soi ? Quel plaisir trouvent les visiteurs ? Est-ce pour eux l’occasion de se raconter ? L’addition de collections fabrique-t-elle un nouveau sens ? Est-ce une tentative d’organiser le monde ? Est-ce une mise en doute des valeurs dominantes du monde ? De l’estimation marchande du monde ? Est-ce une façon de se nourrir du monde ? De comprendre le monde ? La collection de collections est-elle une collection de différences ou de singularités ? Ou de similitudes ? Rend-elle explicite l’infini des interprétations du monde ? Est-ce une manière d‘incarner la diversité humaine ? Fabrique-t-elle de la dignité ? Du sens ? De la complicité ? Traduit-elle un portrait du monde ? De la multitude peuplant le monde ? Que dit-elle de notre époque ? Fabrique-t-elle un monde commun ? Une proximité ? Ouvre-telle un espace public d’hospitalité ?


sommaire page 2 : Un digitabuphile ? Maryvonne Arnaud page 5 : Tenir aux objets Daniel Bougnoux page 7 : Pourquoi, de toutes les choses du monde, collectionner cela ? Yves Citton page 9 : Glaner, collectionner ? Portrait du collectionneur en chien truffier Antoine de Galbert page 11 : Collectionner les galets du Lot ? Daniel Bougnoux page 15 : Etre collectionné par les algorithmes ? Yves Citton page 20 : Collecter des fragments du monde ? Henry Torgue page 35 : Un art de l’échange ? Philippe Mouillon page 40 : Une Collection de collections , vues in situ page 56 : Raisonner, rassembler Guy Tosatto page 61 : Collectionner les crapauds ? Miguel Aubouy page 70 : Fragments du monde, fragments de soi Patrice Meyer-Bisch page 76 : Chronologie en copeaux Michel Duport

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page 78 : La collection, purgatoire jubilatoire et aléatoire Alain Faure


Tenir aux objets Daniel Bougnoux De mille façons nous tenons aux objets, et nous nous éprouvons bien sûr tenus par eux. Que serait un sujet sans ces béquilles qui nous soutiennent ou (disent les psychanalystes) « étayent » nos chétives existences ? La formation de notre subjectivité passe par ces choses, d’apparence parfois méprisables si l’on songe au doudou sans lequel l’enfant refusera de s’endormir, mais souvent valorisées à l’extrême. Contemplant avec jubilation ses objets élus comme autant de petits miroirs, le sujet fête son ascension, son sentiment d’appartenir et de compter. Il semblait donc intéressant de donner à voir et à toucher ce lien, sans lequel point de subjectivité. Le constat peut heurter : enfin, nous ne vivons pas parmi des choses mais d’abord au contact et face à des personnes ! Cette intersubjectivité si précieuse qui fait de nous des êtres sociables, et qu’on nous presse d’entretenir par l’expression de soi, la conversation, l’amitié ou l’amour…, ne peut déchoir en simples relations d’objets, qu’on accumule ou consomme. Nos attachements ne sont pas seulement matériels, l’âme ou l’esprit se forment à un autre niveau. Sans doute, mais comment distinguer, dans l’écheveau confus de nos relations affectives, celles qui vont vers les personnes et celles qui en restent aux choses ? Cette pendule qui orne mon salon me vient de ma grand-mère, c’est elle qui frappe mes oreilles chaque fois que j’entends l’autre sonner… Et en m’efforçant de compléter ma collection de timbres, ou de presse-purée, à quelle obscure recension de moi-même, de mes pensées, de mes organes, suis-je affairé ? Notre incomplétude native, constitutive, nous hante ; une fontanelle en haut de notre crâne demeure béante, difficile toujours à souder. C’est à colmater cette brèche pour mieux nous compléter, nous clore sur nous-mêmes que nous nous consacrons de mille façons, et ce remède peut prendre le chemin de cocasses collections. L’objet de collection, aussi frivole soit-il, pose une curieuse énigme : pourquoi lui ? Jusqu’où ? Comment se négocient, à la faveur de ces objets par excellence transitionnels (mi-choses mi-sujets), notre soif de reconnaissance, d’identité ou de prestige ? Comment, tenus par eux, parvenons-nous à nous entre-tenir ? Car les collections font naître des sociétés d’amateurs ou de connaisseurs qui fonctionnent comme autant de familles d’élection, de substitution. Et la rencontre d’un passionné d’assiettes ou de robots (pas seulement domestiques) peut s’avérer curieuse, et riche d’enseignements.

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C’est à ce jeu d’échange d’intimités que nous invite la Collection de collections, une installation d’échelle urbaine conçue par Maryvonne et Philippe Mouillon à Marseille, puis à Grenoble, jeu à partir duquel nous avons tenté d’approfondir les potentialités de l’intime lors de l’atelier accueilli au Musée de Grenoble en septembre 2013, à l’invitation de Guy Tosatto.


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affichettes animaux perdus allumettes anges avions baskets sneakers bibles billes billets de trains boites bergamottes boites d’allumettes boites de sardines bouchons bouddha bougies boules à neige bouteilles de bière bouteilles scoubidous brots à pastis buvards pubicitaires cafetières cages à grillons cages à oiseaux cahiers d’écoliers canards en plastiques cannes cartes syndicales casquettes us navy chaises en formica chapelets chaussettes veuves chaussures miniatures chouettes clowns

cochons coqs couronnes des rois couvercles de boites d’ovomaltine crânes animaux crocodiles crucifix cuillères souvenirs dentelles dépliants souvenirs ville touristiques dessous de plat distributeurs de bonbons échantillons d’hôtels épingles à cheveux éventails ex-voto fèves filtres de cigarettes flacons parfums fuseaux de dentellières girafes gommes gonviers grenouilles hydravions images de communion jokers jouets anciens en bois jouets Caterpillar jouets scientifiques anciens lampes Monaco

listes de courses manuscrits d’Aragon maquettes papiers marque-pages mbira mignonnettes mignonnettes KLM missels motos mugs muselets champagne nains de jardin objets publicitaires La Mûre oiseaux empaillées ouvre-boites pandas papiers d’orange pavés de villes petits bulletin pierres vulgaires pin-up en porcelaine planches à imprimer poivrières porte-clefs publicitaires poterie de Chirens poudriers poupées Mossi préservatifs protège-cahiers rabots râpes alimentaires rhinocéros robots

romans d’épouvante sabots sachets sucre publicitaires salières scrapbooking/lifelogging serpents serviettes en papier publicitaires sorcières sous-bock à bière stylos bille sucres tabatières pot de chambre timbres représentant des papillons tortues tracts du festival off d’Avignon 2009 tracts grand médium voyant trains électriques trombonnes vaches vespa vierges voitures anciennes


Pourquoi, de toutes les choses du monde, collectionner cela ? Yves Citton Mais après tout, pourquoi pas ? Chacun de nous ne se constitue-t-il pas, au fil de sa vie, de la somme des perceptions que son attention aura pu sélectionner au sein des environnements traversés ? Chacun de nous ne se compose-t-il pas de ce qu’il aura pu collecter dans sa mémoire mentale et somatique ? Cela s’appelle avoir des « goûts » : donner de la saveur à sa vie – horizon premier de l’homo sapiens. C’est ce travail de collection qui nous oriente dans l’existence ; c’est lui qui donne substance à notre être singulier. « Je » ne suis rien d’autre que cette collection en train de se faire. Mes goûts sont toujours en avance sur moi : ils tâtent le terrain pour m’orienter vers ce qui m’attire. Le danger, bien entendu, c’est qu’ils me conduisent à tourner en rond. N’est-ce pas là, justement, que le collectionneur s’avère fou, monomaniaque, malade – mutilé de quérir toujours « la même chose », alors que tant d’autres plaisirs pourraient s’offrir à lui ? Est-il asservi à ce qu’il suit avec autant d’obstination ? Ou, au contraire, libéré de la banalité des goûts communs par l’affinement de sa monomanie ? Comme un chien de chasse, il parcourt l’existence en suivant la trace de proies de plus en plus improbables, celles de plus en plus difficiles à atteindre qui manquent encore à sa collection. Il est par ce qu’il suit : il devient singulier en singularisant l’objet de sa quête, qu’il suit sans savoir où elle le mènera. Comme chacun de nous, il se dégage de l’indiscriminé en discriminant parmi ce qui le traverse. L’asservissement, c’est se contenter de dire « J’aime » ou « J’aime pas » devant une page web ou devant les états de choses croisés sur notre chemin. En sortir commence par se constituer une boussole propre pour s’y orienter, pour préciser « J’aime ceci » ou « Je n’aime pas cela dans ceci ». Comme chacun de nous, c’est dans la mesure où le collectionneur suit l’appel d’une discrimination particulièrement aiguisée qu’il parvient à intensifier son être.

Et l’inverse est tout aussi vrai : colligo, ergo cogito. C’est parce que je collectionne – et c’est dans la mesure où je le fais – que je pense. Le collectionneur doit sans cesse agiter dans sa tête des questions qui viennent avec ce qu’il cherche et rencontre : cet objet mérite-t-il de figurer dans ma collection ? À quel titre ? Qu’y ajoute-t-il ? Quel manque encore insoupçonné y inscrit-il ? Comme chacun de nous, il pense en collectionnant. Plus précisément : il pense parce que chacun de nous collectionnons des pensées toujours quelque peu divergentes, mais néanmoins massivement consonantes. Toutes les collections sont toujours constituées à partir de nos idées communes. Je n’agiterais jamais tout seul des questions dans ma tête : « je » ne pense qu’en les « agitant avec » des idées collectionnées parmi « nous ». Nous ne lions ensemble (colligo) certains objets ou certaines idées que parce qu’un collectif nous a déjà rassemblés Nous choisissons nécessairement ensemble – même si c’est souvent les uns contre les autres – parce que nous lisons nécessairement ensemble ce qui ne fait sens entre nous que par le langage commun qui donne signification à nos expériences singulières.

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Le collectionneur ne se contente pas d’être : il pense, il cogite. Littéralement : il « agite ensemble » (cum-agitare) des choses qui, quoiqu’elles se ressemblent, n’étaient pas faites pour se rassembler. Le collectionneur s’agite pour les collecter : il les sélectionne exclusivement (colligere) en les tirant de leur état d’éparpillement ; il les rassemble dans l’espace. La collection est sa forme de cogitation : cogito, ergo colligo. Penser, c’est faire bouger des choses qu’on sélectionne en les comparant : c’est collectionner.


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Mais la collection est bien plus qu’une affaire de pensée, de connaissance, de compréhension (à entendre ici au sens très précis de « prendre avec ») : c’est d’abord un emportement d’affects. L’homo collector suit ce qu’il aime (parfois au point d’en arriver à le détester) : il est ce qui le passionne. Sa folie collectrice n’est pas tant une affaire de cogitation qu’une singularité de valorisation. Ce cul de bouteille ne sert à rien, ne vaut rien, n’est ni beau, ni même forcément très rare, mais il manquait encore à ma collection : voilà ce qui fait le principal de sa valeur. Or cette valeur est vouée à paraître « idiote » à qui que ce soit d’autre, puisqu’elle est, conformément au sens étymologique de l’idiôtes, strictement privée, particulière, « singulière » (à la fois propre à un seul individu et bizarre). Ma connaissance du monde s’organise en fonction de cette bizarrerie. Toutes mes perceptions seront passées au crible discriminant de cette attention intensément sélective parce que passionnément collectrice. Bien entendu, de ce point de vue aussi, tout homo sapiens est homo collector : chacun de nous distribue son attention en fonction de ses valorisations préalables.


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Collecter des fragments du monde ? Henry Torgue Les relations entre l’intime et l’espace public posent la question de la vulnérabilité : quelle est la part de soi que l’on accepte de rendre « publique » et sous quelle forme accepte-t-on la fragilité aux autres qu’elle représente ? Ici, la vulnérabilité est envisagée du côté du collectionneur qui livre dans l’exposition une part de lui-même mais, d’un autre côté, elle interroge la permissivité de l’espace public et ses qualités : l’espace public est-il le lieu de la parole de n’importe qui ? Ne doit-il pas plutôt être le lieu d’un certain anonymat, d’une tolérance à la non parole, c’est-à-dire un espace où l’on peut se croiser sans prendre la parole, se regarder ou ne pas se regarder sans que cela soit impoli, être l’espace d’une certaine indifférence, une indifférence civilisée, qui permet précisément de ne pas être dans l’intimité, sans être totalement dans l’extimité non plus, de vivre l’entre deux qui est la marque de l’urbanité ? Cette Collection de collections questionne quelque chose de fondamental en affichant une part que chaque collectionneur accepte de mettre en vitrine, donc en vulnérabilité. Et si on élargit le propos, la question devient : qu’est-ce que l’espace public tolère ou pas ? Quelles fonctions lui confère une société dont il est un des éléments clef de la vie collective. Même s’il n’est pas systématiquement le lieu de la prise de parole, il est le lieu de l’ajustement social par les gestes, l’habillement, le comportement... Il est le lieu d’expérimentation de l’ordre et du désordre : comment allons-nous ranger le monde ? Le collectionneur est celui qui range le monde, ou plus exactement, son monde... Ce qui frappe dans les collections présentées, c’est à dire à travers la scénographie de Maryvonne Arnaud, c’est la gestion de l’ordre : nous sommes plongés dans un monde hyper-organisé, il n’y a pas de fouillis, de chaos ; ce n’est pas un grenier, ni une accumulation où l’on sentirait la poussière de l’histoire progressivement accumulée. L’exposition nous immerge plutôt dans un présent permanent qui fait que des objets collectionnés il y a 20 ans, 5 ans ou seulement hier, sont tous bien alignés dans une vitrine de la permanence. Cette collection ne se conjugue ni au passé, ni au présent mais à l’infinitif. Elle échappe à la chronologie historique ; même les objets datés revendiquent leur part d’éternité.

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Ces collections jouent avec le rangement du monde. Chacune de ces volontés individuelles, peut-être enfantine ou naïve, affirme un espace rangé selon ses souhaits, comme un isolat dans le capharnaüm ambiant. La collection est peut-être le lieu où se réfugie une certaine maîtrise sur le monde, où se dévoile aussi une intimité que cette exposition dans l’espace public vient offrir en partage.


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Collection Henri Merou de cahiers d’écoliers du XIX siècle au XXI siècle


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Producteurs méconnus, poètes de leurs affaires, inventeurs de sentiers dans les jungles de la rationnalité fonctionnaliste, ils produisent par leurs pratiques signifiantes quelque chose qui a la figure des lignes d’erres dessinées par les jeunes autistes dont parle Deligny. Ils tracent des trajectoires indéterminées, apparemment insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit et préfabriqué où elles se déplacent. Ces traverses demeurent hétérogènes aux systèmes où elles s’infiltrent et où elles dessinent des ruses d’intérêts et de désirs différents. Elles circulent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief imposé, mouvances écumeuses d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales d’un ordre établi. (…) Ces activités semblent correspondre aux caractéristiques des ruses et des surprises tactiques : bons tours du faible dans l’ordre établi par le fort, art de faire des coups dans le champ de l’autre, astuce de chasseurs, mobilités manœuvrières et polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques et guerrières. Peut-être répondent-elles à un art sans âge, qui n’a pas seulement traversé les institutions d’ordres sociopolitiques successifs mais remonte bien plus haut que nos histoires et lie d’étranges solidarités en deçà des frontières de l’humanité. Les procédures de cet art se retrouvent dans les lointains du vivant, comme si elles surmontaient non seulement les découpages stratégiques des institutions historiques mais aussi la coupure instaurée par l’institution même de la conscience. Elles assurent des continuités formelles et la permanence d’une mémoire sans langage, depuis le fond des océans jusqu’aux rues de nos mégapoles.

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Michel de Certeau (l’invention du quotidien I)


un art de l’échange ? Philippe Mouillon La Collection de collections est réalisée grâce à la participation aléatoire de nombreux collectionneurs. Cet aléa, qui constitue le soubassement du projet, résulte d’une invitation lancée par l’intermédiaire de modes de communication suffisamment flottants (affiches, journaux locaux, journaux gratuits, télévision, tracts, rumeurs, réseaux sociaux, …) pour s’infiltrer par capillarité dans des milieux sociaux et générationnels hétérogènes. Jeune ou vieux, riche ou pauvre, homme ou femme, la posture du collectionneur traverse en effet les milieux sociaux et les générations et c’est cette discordance symbolique qui apparaît ici fructueuse. La collecte de collections se développe discrètement durant quelques mois et permet lentement de réunir des formes de collections inattendues. La puissance poétique du résultat repose en effet sur cet accueil sans réserve, cette hospitalité offerte à tous les collectionneurs souhaitant participer. Chacun apporte son monde, car la collection est souvent la cristallisation d’une obsession poursuivie avec opiniâtreté durant de longues années. Durant cette traque, chaque collectionneur a aiguisé son regard, approfondi la séduction intuitive des premiers objets réunis au profit d’un savoir de plus en plus raffiné au fil de l’accumulation de cette série d’objets, une fidélité accumulative qui lui impose de penser pour classer, hiérarchiser, échanger. La Collection de collections est ainsi plus finement une collecte de mondes intimes. Ces imaginaires collectés sans souci hiérarchique sont ensuite inscrits à l’intérieur de cabinets de curiosité d’échelle urbaine installés en pleine rue. L’assemblage de ces disparités est un jeu d’équilibre et de tension où l’éblouissement devant cette ivresse proliférante de mondes propres doit être entretenu avec soin. La Collection de collections repose sur la fertilité de l’inattendu, des relations dynamiques entre ces imaginaires hétérogènes rapprochés en voisinage.

Ces collections forment un ensemble plus ou moins étrange qui intrigue, attire l’attention et suscite la parole. Ces objets collectionnés sont en quelque sorte des générateurs ou des accélérateurs de conversation. En ce sens, la Collection de collections constitue une invitation à la promenade dans le foisonnement des imaginaires humains et des altérités. Espace d’hospitalité, cette collection d’inattendus tente de régénérer l’espace public en suscitant rencontre et échange. Elle embrouille, dénoue et fluidifie les hiérarchies établies et couramment admises entre l’œuvre et la marotte, le grand art et l’art populaire, l’espace intime et l’espace public, le spécialiste et l’amateur. Elle propose de rendre visibles et de faire circuler des paroles qui ne sont pas entendues, des pratiques qui ne sont pas attendues, des intuitions qui ne sont pas considérées.

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Ces cabinets de curiosité sont constitués d’espaces vitrés. L’installation urbaine est suffisamment intrigante pour susciter la curiosité et attirer les passants. A l’intérieur de chaque cabinet, le visiteur découvre une mise en espace singulière, valorisant les objets collectionnés, approfondissant leur potentialité, leur originalité, ou à l’inverse, révélant les formes stéréotypées. Le visiteur peut entrer dans la plupart des espaces afin de s’immerger dans chaque collection, reflets de l’originalité de chacune de nos vies.


Cette stratégie d’inscription de l’originalité de chacune de nos vies dans un contexte commun tente de revitaliser l’espace public, comme le croisement génétique et le renouvellement générationnel le font depuis l’aube des temps. Loin d’un sondage ou d’un traitement statistique, où l’attendu est là où on l’attend, c’est ici l’impalpable ou l’incalculable de nos vies que tente de saisir la Collection de collections. Comme dans le lapsus révélé par la psychanalyse, les associations intuitives, la part hasardeuse de nos passions, les logiques floues qui nous animent, ouvrent ici des champs imaginaires. Ces combinatoires nouvelles participent ainsi d’un tissu social plus respectueux de chacun dans son irréductible singularité. C’est sur ce front de la territorialisation d’un espace public organique que la Collection de collections apparaît porteuse d’une actualité. Car si aujourd’hui de nombreux citoyens apparaissent dépris des représentations politiques classiques, ils sont pourtant attentifs aux mutations sociales et urbaines contemporaines et participent quotidiennement de nouveaux agencements. C’est un paradoxe momentané de notre époque : derrière l’apparence d’une attention flottante, d’un désintérêt pour la chose publique, une nouvelle citoyenneté est particulièrement active dans les réseaux sociaux numériques et transforme aujourd’hui l’Internet en espace public contributif, de mise en commun, d’échange, de mobilisation ou d’action alternatives. L’espace public classique semble délaissé, quand l’espace virtuel est désormais massivement investi par des sujets qui ressentent le besoin d’externaliser leur vie, de la prolonger en la donnant en partage, de l’accomplir ou de la ressourcer en lui donnant une présence élargie. Rien ne permet aujourd’hui de pronostiquer si l’énergie contributive du web pollinisera l’espace public territorialisé, ou si les logiques de contrôle et de marchandisation des traçabilités étoufferont l’ensemble. Mais l’énergie actuelle de l’espace public numérique puise dans les savoirs informels, les complicités latérales, les connivences intuitives, dans un oubli joyeux des hiérarchies et des procédures instituées. L’enfant ou l’incompétent deviennent des producteurs à part entière, alors que l’espace public territorialisé reste fossilisé dans une organisation hiérarchique de spécialistes qui déconsidère des masses chaque jour plus grandes de porteurs de savoirs atypiques. La pureté des compétences et la spécialisation a bien évidemment produit des avancées inouïes et le savoir expérimenté au fil des existences antérieures aux nôtres est précieux, mais nous souffrons collectivement aujourd’hui de l’extinction massive des voix discordantes et des initiatives non formatées. Car les connivences intuitives portées par chacun d’entre nous ne s’expriment pas toujours, même assez rarement, avec les outils de la connaissance académique. Le nouveau émerge là où on ne regarde pas, là où on ne l’attend pas et sous des formes inconnues. Il ne prend pas la parole quand on lui donne la parole et n’emploie ni le vocabulaire, ni la syntaxe attendue. Ces bricolages impalpables sont pourtant précieux car la connaissance rationnelle masque les nombreux savoirs qui ne se mettent pas en mots. Notre responsabilité collective est de mettre en forme des systèmes de traductions, de nouvelles énonciations, élargissant la métropole à cette citoyenneté négligée, en l’incluant dans les représentations collectives. Ce réservoir infini d’imaginaires dissonants est seul à même d’oxygéner nos représentations du monde. Cette lutte contre la fossilisation des représentations dominantes est sans nul doute éternelle. C’est cette oxygénation par le dissensus, par la désorga-


nisation des postures installées, que recherchent par exemple en 1912 Pablo Picasso et Georges Braque quand ils abordent leurs premiers collages. Ils cherchent à gauchir leur dextérité dans une parfaite connaissance des codes et des manières de faire de l’art académique, mais en choisissant consciemment de s’en affranchir afin de produire l’espace de représentation explicitant le réel de leur époque. C’est une rupture patiente et radicale dont l’inattendu est le ferment espéré. Mais mon exemple est désuet ou inadapté, car il n’y a plus aujourd’hui d’avant-garde. Les artistes ont lentement contribué à l’enfermement dans lequel ils se trouvent, fétichisant l’espace mythique du white cube dont le cadre épouse le fétichisme des algorithmes spéculatifs. Les pratiques artistiques font pourtant société, et les postures qui s’arrachent de la production d’hyper-marchandises consommables par le marché pour s’élargir aux acteurs sociaux rencontrent des complicités inattendues, celles des mouvements contributifs, des communautés de creatives commons ou de l’open source par exemple. Les potentialités de l’inattendu se sont déplacées de la solitude de l’atelier à la multitude du monde. Mon hypothèse ici, dans cet éloge d’une généralisation de la sérendipité à l’espace public, est que la latéralité des transmissions proliférantes et discordantes est un principe de vitalité essentiel, d’ailleurs couramment mis en œuvre par le vivant pour se diversifier et accroître les hypothèses de formes. Etre attentif à ces voix discordantes et en prendre soin comme Alexander Fleming su méticuleusement prendre en considération Penicillium est une des conditions nécessaires pour régénérer notre tissu social désorienté.


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Collection Alban de Chateauvieux de whereabouts (affichettes d’animaux perdus)


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… là commence la chasse… … collectionner est une histoire de famille… … il ne m’en fallait pas plus pour démarrer une nouvelle collection…

… le plus dur est d’essayer de penser à autre chose le jour…, et la nuit… … voilà comment a commencé cette quête qui m’a menée de brocantes en brocantes… … dès mon plus jeune âge je collectionnais divers objets… … un jour, au détour d’une promenade, une maison en ruine… … à vrai dire, je ne me souviens ni quand, ni comment, ni pourquoi… … le hasard fit qu’un jour… … c’était le début d’une passion encore présente 70 ans après… … il y avait très peu d’emballages et, d’autre part, on se disait que tout pouvait servir un jour. C’est ainsi qu’une multitude de choses étaient conservées et certaines formaient déjà, sans qu’on s’en doute, le … de façon un peu empirique d’abord, de brocante en vide-grenier, en ouvrant un œil de plus en plus averti… … dès lors, je me mis en recherche… … je me suis demandé s’il était possible d’en trouver sur internet … qu’est-ce que je n’avais pas fait là ! L’Eldorado, l’opulence, le choix, la quantité… … quand on collectionne, les proches, les amis vous font des cadeaux… … elles font partie de ma vie et le plus souvent, je n’y pense pas…

… le caractère gratuit de cette conservation / préservation / utilisation est pour moi important…

… ma mère m’offrit mon premier « gonvier » pour mes 15 ans… puis mon beau-frère, agriculteur, m’offrit un « couiller » haut-mauriennais. Coup de foudre... début d’une collection … … je suis, un an et demi après mes débuts, encore dans un cycle boulimique… … «née» collectionneuse, j’ai commencé à garder les poupées folkloriques, les cuillères touristiques, et les papiers de sucre, entre autres ! … … je ne suis pas un vrai collectionneur… … c’est tout simple de commencer une collection ! ...Tout est sujet à collection… … de passage dans un marché aux puces je remarque dans une caisse poussiéreuse un robot…

… j’en trouve un sur une brocante...puis deux, puis trois… … le problème n’est pas de chiner mais de choisir… … de là est née une passion qui ne m’a pas quitté et qui s’est étoffée au fil du temps et de mes voyages…

… pas de recherche compulsive, une attention simple et de simples attentions…

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… si chacune a son histoire propre, chacune porte en elle l’empreinte d’un moment de ma vie… … je ne m’étais pas préparée à les collectionner. Je les ai ainsi « accumulées » …

… on se demande avec perplexité, ce que va bien pouvoir en faire une descendance, bien loin d’être obligée de partager nos rêves…

… ça commence quand on est petit, sur une plage……


Glaner, collectionner ? Portrait du collectionneur en chien truffier Antoine de Galbert Comme une bibliothèque, une collection n’a pas de hiérarchie et croise différents domaines d’intérêt. Ce n’est qu’avec les années qu’on se rend compte qu’il existe une cohérence et que tout cela se rejoint. Le collectionneur est souvent quelqu’un qui est envié, qui a une image sociale d’argent, de réussite, d’intelligence. En réalité, c’est plutôt un drame de collectionner, c’est quelque chose qui est tellement compensatoire, tellement utopiste, tellement déprimant. On le sait tous, au-delà du fait qu’on puisse avoir de l’argent ou pas, car ceux qui n’ont pas d’argent collectionnent autre chose, des capsules de bouteilles de bière… mais c’est le même processus. Il y a quelque chose qui est sans fin et qui ne résout rien, c’est une usine à manque, puisque plus on achète, moins on a, plus on génère des manques…, c’est une absurdité en réalité de collectionner. Il y a aussi des moments merveilleux sinon, évidemment, je ne collectionnerais pas, mais c’est très angoissant. Si c’est une vraie collection, c’est un autoportrait, ou au moins une tentative. A la différence d’une collection publique qui est constituée par différentes personnes dans un esprit d’exhaustivité, d’intérêt commun, la collection privée est subjective. Il y en a peut-être qui sont extraordinaires mais elles sont peu nombreuses. Il y en a qui sont passionnantes quand elles sont une tentative d’autoportrait. Ce sont les plus intègres. Contrairement à ce que vous diront tous les collectionneurs qui mentent tous - ce sont des gens charmants mais souvent menteurs - on collectionne pour soi et pour se comprendre. Pour se comprendre, il y a des tas d’autres possibilités, la religion, la psychanalyse... mais la collection est un mode d’auto-compréhension, un mode de voyage en soimême, un voyage mental, c’est souvent un moyen de grandir, de comprendre le monde. On est seul en fait. Il y a quelque chose d’extrêmement beau dans la collection, c’est que les objets ou les oeuvres que l’on accumule sont chargés de cette subjectivité, d’une histoire personnelle, c’est-à-dire qu’un objet dans un musée n’est là que pour une valeur historique ou esthétique. Nos objets à nous sont chargés d’un plus, d’une histoire personnelle : avec qui on les a achetés, où et quand et comment et pourquoi etc…. Ils sont chargés d’une strate supplémentaire et invisible qui leur donne une certaine magie personnelle. Les historiens de l’art rangent, les collectionneurs sont là pour remettre en cause ce classement, relire ou écrire leur propre histoire. Notre jeu, c’est de combattre l’histoire… On ne range pas, on dérange.

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Le problème actuellement, c’est que la fameuse mondialisation crée une uniformisation et que les grands collectionneurs de niveau international possèdent tous la même chose. Vous allez dans une collection à Miami ou à Hong Kong et vous retrouvez toujours les mêmes artistes, Damian Hirst etc. Ça commence à me poser de vrais problèmes, … Il faut chercher des collectionneurs un peu plus farfelus, un peu plus découvreurs, avec un peu de mauvais goût… Ce qui détermine l’intérêt d’une collection, c’est cette manière de flirter avec le mauvais goût. Quand on regarde l’histoire de l’art du XXème siècle, les grands génies ont toujours été considérés comme des gens de mauvais goût, et boudés par tout le monde. Il y a donc ce jeu des grandes collections, à toujours être à l’avant et à toujours prendre des risques, c’est vraiment très important. C’est un jeu non dit et un peu secret des collectionneurs, l’espoir d’être reconnu par l’histoire et par le marché : tout le monde rêve d’avoir acheté Picasso en 1907 !


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Il est quasiment impossible de faire une typologie des collectionneurs. Un jour, j’ai vu deux tableaux très proches chez deux collectionneurs : chez l’un, cette œuvre était magnifique, chez l’autre, elle était idiote et vulgaire. Il y a plusieurs niveaux d’analyse ou de tentatives de typologies de collections : il y a celles qui expriment le pouvoir, la relation à l’argent, les grands capitalistes qui transfèrent leur pouvoir dans le monde de l’art, qui sont considérés comme majeurs, mais à long terme ne le resteront peut-être pas ; et il y a des collections qui sont considérées comme mineures, mais qui à long terme peuvent se révéler extrêmement passionnantes. C’est très différent selon qu’on se situe dans un court terme ou dans un long terme. C’est en tout cas toujours l’expression d’un pouvoir, pouvoir de l’intelligence, pouvoir de l’argent… Ce qui maintient en alerte le collectionneur, c’est ce qu’il n’a pas : il y a une certaine morbidité dans la collection, une petite mort de l’objet une fois capté et qu’il est rentré dans la collection… Je suis très attaché aux gens qui tentent de bâtir un monde en construisant une collection… Le collectionneur « vole » les choses : il s’en empare, il en détourne le sens pour bâtir un monde… Les collectionneurs sont très loin d’être des artistes ; certains auraient aimé l’être, certainement… Est collectionneur celui qui bâtit une œuvre en s’emparant de celle des autres…. Le collectionneur est un voleur même si il peut restituer un jour ou l’autre au bien public la crème de sa collection, par donation, par vente… Il est animé par quelque chose proche de l’animalité, une sorte d’instinct, je ne sais pas comment l’expliquer. Je sens les endroits où quelque chose m’attend, comme un chien truffier. Puis il y a aussi cette sensation que j’ai, peut-être prétentieuse, que les objets m’attendent et que personne d’autre ne peut les acheter, c’est pour moi. Il y a beaucoup d’inexpliqué dans cette curiosité. Cette rencontre avec les objets est magique... J’ai remarqué à contrario que lorsque l’on m’offre une œuvre, je la mets dans un placard, même si elle est belle...

Collection Antoine de Galbert, Paris (image © Cloé Beaugrand)

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Je pense qu’il faut dissocier les glaneurs des collectionneurs : ça ne veut pas dire que ce qu’ils glanent n’a pas de valeur, mais c’est une autre attitude, on ramasse des choses, on dit même souvent : « je ne l’ai pas payé » ou « je l’ai payé dix sous », comme si c’était honteux de payer cher. Il y a une idéologie qui empêche de considérer le marché objectivement. On pourrait faire cette différenciation dans la collection : glaner n’est pas payer.


Collectionner les galets du Lot ? Daniel Bougnoux Le collectionneur, devant l’immensité du monde, réduit celui-ci à une maquette, à un petit monde dont il est l’ordonnateur et le démiurge. Cette notion de démiurge me paraît coller au geste collectionneur. De même que les peintures du Moyen-Âge représentant le Paradis montrent le Hortus amoenus, le jardin clos et délicieux dans lequel chacun s’enferme avec ses personnes élues..., au fond toutes ces collections sont comme autant de petits jardins clos, de petits paradis avec leur démiurge caché. Tout cela est assez touchant. Mais, en réalité, qu’est-ce que clôt le collectionneur ? Il clôt un désir qui bouillonne en chacun, à partir duquel le collectionneur élague : « Je circonscrirai mon désir une fois pour toutes, je désirerai dans ce rayon-là, dans cette ligne-là, dans cet espace fermé....»

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Ce qu’il y a d’inacceptable, d’asocial, de scabreux dans le désir se trouve ainsi finalement castré au sens de la psychanalyse, pour atteindre à un ordre symbolique, un ordre supérieur voire parfois religieux car il y a un côté assez religieux dans la clôture presque monacale de la collection et des élus qui y entrent. Le collectionneur crée une règle qu’il s’impose à soi-même, et par laquelle il se coupe de quantités d’autres vagabondages, désirs ou rencontres... Le collectionneur me semble pris entre la mélancolie et la manie : la manie, c’est la pulsion d’acquérir davantage, c’est la course à la pièce manquante qui polarise le désir, à un point parfois déraisonnable… Quand l’objet volé, accaparé, séquestré, approprié, détourné…, se trouve mis en sécurité chez soi, sa matérialité semble essentielle. Cet élément de matérialité est un ingrédient puissant de la jouissance de collectionner, le côté de la chasse, de la prise, de l’appropriation. Mais la mélancolie, c’est de s’apercevoir quand on a enfin obtenu l’objet, de sa totale vanité, et donc le désir va renaître sur un manque qu’on crée nécessairement, dans l’acte de poursuivre la collection. La collection montre donc cette polarité métaphysique : l’objet manquant, c’est Dieu et en même temps ce n’est rien, selon qu’on accommode le regard. Ironie profonde de la passion de collectionner ! Antoine de Galbert dit que la sagesse serait le dépouillement.Tout collectionneur le sait bien, mais parfois il encombre son appartement au-delà du vivable et il dépouille sa famille au-delà du raisonnable, pour acquérir l’objet manquant. Tout cela n’est pas facile à comprendre, c’est drôle et profond, ironique et glissant, et cela nous échappe. La collection nous met toujours en situation de manquer, c’est une usine à aigreur, une usine à manque, c’est un geste absurde générateur d’une déception infinie, et en même temps d’une jubilation morbide. Ça touche à la question de la rivalité entre collectionneurs : un objet qui a de la valeur est un objet que d’autres convoitent. Etrange ironie de la valeur ! Les collections, principalement celles qui sont « sans valeur », ou plus exactement qui font un pied de nez formidable au monde de la valeur… comme la collection d’affichettes d’animaux perdus ou celle de râpes à gruyère, déplacent, réinvestissent ou dé-hiérarchisent les valeurs en cours. Et c’est pourquoi raisonner sur le geste du collectionneur, et particulièrement sur des collections qu’on dit sans valeur, peut nous emmener assez loin. Nous vivons en effet accablés par des prescriptions de valeur, autour ou au-dessus de nous : cursus universitaire, métier, valeur des objets, des performances sportives, des agences de notation, du triple A etc. Devant ce déluge de valeurs imposées ou hiérarchisées, l’envie vient de ruer dans les brancards. Cet arbitraire de la valeur semble la boîte (et la bête) noire de notre époque : comment se crée la valeur ? Qui la dit ? Le collectionneur


d’objets sans valeur revendique cette création de valeur : « La valeur pour moi, c’est ça, et votre point de vue m’indiffère ! » Posture ou geste également asocial, maniaque, provocateur, anarchiste - intéressant à creuser car il se greffe dessus tout un élevage de et par la collection, une sorte d’adoption : on adopte des objets qui nous adoptent en retour… Il y a du « care » dans la collection, le collectionneur multiplie l’attention ou le soin autour d’objets parfois sans valeur. Je me rappelle ma propre fascination pour la collection de Breton qui a été dispersée à Drouot il y a quelques années. On y trouvait des Max Ernst, des peintures surréalistes, des galets du Lot et des moules à hosties... Ces galets ont été vendus un par un aux enchères, les gens achetaient ça alors qu’ils auraient pu les ramasser dans le lit du torrent ! J’ai consulté un expert pour savoir comment il distinguait un galet qui était passé dans les mains de Breton d’un autre galet : il m’a répondu que tous les manuscrits et objets de la collection avaient été marqués à l’infrarouge, mais que pour les galets... Dans une logique bretonienne ou surréaliste, un galet avait autant de valeur qu’un Chirico... Je voudrais apporter ici un témoignage sur ma propre collection des manuscrits d’Aragon. Pourquoi collectionner cela ? J’ai passé beaucoup de temps sur les manuscrits d’Aragon, pour établir mes éditions de la Pléiade, et à force de les lire on est tenté soimême de dérober une page... J’ai finalement réussi à en acheter un certain nombre ! La grande émotion de voir Aragon « sur le vif », c’est que le manuscrit donne une vie formidable au texte – c’est le miracle du passage du multiple à l’unique. Que reçoit-on en recevant l’unique ? Dans mon fantasme, je me fais le destinataire de cette écriture, je me dis que plus j’en aurai, plus je saurai qu’Aragon aura un peu écrit pour moi. Fantasme de me dire que j’ai une relation intime avec cet homme, puisque je détiens des choses écrites de sa main. Est-ce que je collectionnerais des manuscrits de Proust ou de Céline ? Non, je ne troquerais pas une page d’Aragon contre une page de Proust, même si les prix du marché étaient les mêmes… Ce fantasme que j’évoque touche à ce que Benjamin appelle l’aura, qui apparaît chaque fois qu’on peut remplacer le multiple par l’unique, chaque fois qu’ici et maintenant on assiste à quelque chose, quand on peut dire que ceci n’arrive qu’une fois et que ça arrive pour moi, à moi... Le manuscrit en ce sens est conducteur d’aura.


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Etre collectionné par les algorithmes ? Yves Citton La vraie folie n’est à localiser ni chez les collectionneurs, ni chez ceux qui se moquent d’eux. Elle est au cœur du cercle incestueux articulant attention et valorisation. Si je suis conduit à valoriser ce sur quoi porte mon attention, alors mes « valeurs » vont dépendre directement des circuits en charge d’attirer et de nourrir mon attention. Or, dès l’âge du périodique pour les alphabétisés, puis de l’audiovisuel pour les équipés, et enfin de l’Internet pour les connectés, le cercle entre attention et valorisation se voit presque intégralement capturé par les flux alternés de techno-images et d’investissements financiers organisés en court-circuits par les mass-médias. Là où, pendant quelques années, chacun pouvait surfer ou papillonner sur Internet pour collectionner des brochettes de sites improbables et inattendus, l’algorithme PageRank de Google est venu nous remettre dans le rang bien hiérarchisé d’un audimat ubiquitaire : mon attention et donc mes valorisations sont conduites à suivre celles qu’auront frayées avant moi les essaims d’internautes dans le bourdonnement desquels je me confonds. Il y a certes co-agitation dans ces agrégats attentionnels automatiquement agencés à force d’algorithmes. Mais loin d’être réciproques et dialogiques, nos cogitations sont parfaitement alignées dans une parodie d’amour productrice d’indifférence : l’omniprésente valorisation marchande de nos attentions nous pousse mécaniquement à regarder tous ensemble dans la même direction – mais pour ne plus rien voir ni personne, juste des étiquettes de prix.

Mais les collectionneurs ne restent-ils pas hallucinés par une passion qui leur fait confondre ce qu’ils ont avec ce qu’ils sont ? Comment faire l’éloge de ce qui paraît représenter l’aliénation ultime de l’humanité réifiée : ces gens-là n’ont-ils pas troqué l’amour des humains pour l’idolâtrie des choses ? L’homo collector n’est-il pas l’emblème du petit bourgeois justement méprisé par toute notre tradition intellectuelle – obsédé par ses acquisitions, accroché à ses petites propriétés futilement matérielles et désespérément privées, comptant ses culs de bouteille comme l’avare compte ses sous ? Le collectionneur le reconnaît lui-même : « Plus on achète, moins on a ». Chaque nouvelle acquisition, en même temps qu’elle échoue à clore le désir autour de ce qu’on a, fait sentir l’absence des autres objets qui manquent encore, qui manqueront toujours. Quoi de plus misérable que cette pauvreté qui se ravive

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Dans cet univers d’industrialisation du désir, le collectionneur est peut-être encore le moins fou de tous. Au moins, lui, il suit sa folie, plutôt qu’à se laisser absorber dans celle de l’essaim médiatique. Car la plupart des collections sont fondamentalement minoritaires – au point de tendre vers cette minorité absolue qu’est la singularité dénuée de toute valeur d’échange. Hormis les quelques collectionneurs d’art qui peuvent mettre leurs millions au service de leur passion, les collections portent le plus souvent sur des objets mineurs : jouets, poupées, outils, boîtes, papiers – objets sans valeur marchande, objets dé-valorisés, échappant par làmême à la folie ubiquitaire de la valorisation médiatico-industrielle. Au sein de notre bain de techno-images rutilantes, la singularité, la matérialité, l’odeur, le toucher, le vieillissement, la saleté, les taches, les écornages, les traces d’usure dont est porteur un objet marqué par le temps devient une petite oasis de réalité. En le contemplant, en le touchant, en sachant qu’on peut à tout instant le sortir de sa caisse et palper sa concrétude historique, on se dégage momentanément de notre hallucination médiatique commune. La collectionnite est l’envers parfait du marketing : plaisir solitaire contre massification du désir, toucher immédiat contre images médiatiques, soif d’expérience contre appétit de profit, valeur d’usure contre valeur d’échange. C’est moi qui produis le désir que je suis à travers des choses les plus farfelues, en marge des circuits marchands. En cultivant ma folie collectrice, je me soigne (un peu) de notre affolement collectif.


au fur et à mesure de ses appropriations ? Le collectionneur se consume de ce qu’il n’a pas à travers cela même qu’il acquiert. Et cette passion prise à collecter pourrait bien être l’envers absolu de notre société de consommation, voire son antidote. La folie consommatrice qui nous brûle simultanément le cerveau et la planète, c’est celle de l’obsolescence programmée de nos iPhones et autres primes à la casse, c’est la consumation de notre environnement par la promotion du tout-jetable. Or, justement, le collectionneur ne jette pas : il garde ce que jettent les autres – au point parfois de ne plus savoir où mettre tout ce qu’il s’obstine à garder contre tout bon sens. Il acquiert des choses, certes, mais c’est pour ne pas les consommer. En les gardant, il les sauvegarde, il veille sur elles, il en prend soin, il leur donne vie par la force de son amour animiste – au contraire absolu de la consommation du toutjetable. Les objets collectionnés affolent nos repères habituels de la valeur : leur possession ne relève ni de la valeur d’échange (à qui revendre ?), ni de la valeur d’usage (qu’en faire ?). Ils déroutent également les bornes de la propriété privée : on se refuse à la fois d’en user (en s’en servant) et d’en abuser (en les dégradant ou en les jetant). Ce qui consume le collectionneur (son temps et son espace vital, envahis par la quête et l’accumulation de choses inutiles), c’est justement son refus obstiné de consommer ce qu’il acquiert. En acceptant d’être ce qu’il a, il permet aux objets de simplement être ce qu’ils sont, pour ce qu’ils sont, en ce qu’ils sont. Comment s’étonner qu’il en arrive parfois à leur donner une âme ? Il en fait des êtres investis de leur « dignité » singulière – ce qui revient à les soustraire du domaine de la marchandise puisque, comme l’a bien senti Kant, la dignité est conférée à ce qui ne saurait avoir de prix, à ce qui est censé tenir sa valeur de soi-même plutôt que des fluctuations des usages et des échanges.

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La figure du collectionneur apparaît ainsi dans une posture de résistance et de dénonciation implicite de l’affolement capitaliste, lequel ne reconnaît de valeur qu’à ce qui peut se transformer en source de profit marchand. Dans notre bain de techno-images, la logique suicidaire du capitalisme régnant accélère son emballement en faisant déferler une furie d’« évaluations », qui prétendent optimiser nos forces productives en indexant leur organisation sur la mesure des gains financiers. Agences de notation, audimats et procédures d’évaluation des services participent toutes d’un même aveuglement à la circularité incestueuse des rapports entre valorisation et attention : ce qui se présente comme une évaluation « objective » reconfigure les attentions de façon à valoriser (ou à dévaloriser) activement ce qu’on prétend observer. Rien ne pourra résister à ce laminage tant que ne sera pas récusée cette circularité incestueuse. Or, c’est justement elle que font apparaître en plein jour les pratiques des collectionneurs. C’est bien notre affolement capitaliste collectif que révèle en creux leur folie collectrice. D’où l’importance du geste indissociablement artistique et politique donnant à voir les collections cachées et les collectionneuses privées. Non pas celles dont les richesses décorent nos musées des beaux-arts, mais celles que l’on garde dans son salon, sa vitrine, ses caisses, réservées à nos proches (qui les considèrent souvent avec irritation et impatience pour la gêne occasionnée par une si inutile passion). Montrer des collections mineures en public, faire une Collection de collections, c’est valoriser un mode de valorisation qui dénonce l’inanité de la valorisation capitaliste dominante. Partager les collections privées, donner visibilité commune aux singularités les plus farfelues, c’est nous inviter à lire ensemble les liens communs qui nous rattachent à des êtres singuliers – humains et non-humains, souvenirs d’enfance et traces de vies improbables, culs de bouteille et poupées de sorcières – que la consommation de masse et l’évaluation financière sont vouées à broyer dans leurs calculs de profits. Exhiber une collection de collections, dans l’espace de quelques algecos, c’est faire de chacun de nous le co-lecteur des sélections d’autrui, de son individuation improbable, de sa singularisation bricolée, de ses goûts douteux, de sa quête de saveur et de ses cheminements de sapience. Mais exhiber une collection de collections, à l’heure de l’anthropocène, c’est surtout ériger la folie collectrice en symptôme des dépassements (déjà à l’œuvre) de notre affolement collectif.


… je ne participe à aucun forum, je n’échange pas, je n’achète pas… … cette bottine m’a accompagnée toute ma vie… … le déclencheur de cette aventure a été une photo encadrée et accrochée à la maison…

… je me souviens de chaque personne qui m’a offert telle ou telle chouette…

… je collectionne et j’ordonne les images de nos vies…

… juste un assemblage de souvenirs plus ou moins heureux…

… c’est vers l’âge de 11 ou 12 ans que me vînt ce que, à l’époque on appelait une lubie de garder… … difficile ici de m’en défaire , à chaque feuilletage de ces images, au fil des ans, l’émotion est très souvent intacte… … j’en ai plein les poches, les sacs et des boites ... je ne sais même pas combien j’en ai !

… une collection de pierres vulgaires ou apparentées ne peut être de vulgaires pierres. Elles sont inestimables, en extrême tension, désir inassouvi à jamais dans le vide…

… j’avais une dizaine d’années lorsque j’ai commencé cette collection de buvards…. J’ai toujours gardé cette collection… … les brocantes, vide-greniers sont des endroits propices où l’on peut chiner tout à sa guise … ma maison n’est pas grande, donc il faut ruser quand on a le virus de la collection ! …

… je n’envisagerais pas de dépenser pour satisfaire cette démarche…

… tout commence comme souvent avec un souvenir d’enfance… … la procédure est importante… … c’est un peu ma madeleine à moi…

… tout cela est parti d’un jeu…. … mes proches s’y mirent aussi… Ils ne cessèrent pas de m’en offrir à toutes les occasions… … le geste s’est arrêté, l’impulsion s’est éteinte…

… leur nombre actuel est de 350 ... elles m’ont envahie ! Mais quel plaisir ! …

… j’ai eu du mal à ouvrir la boite pour tous les regarder….

… dans un premier temps, c’est ma mère qui m’a offert un coq en porcelaine… … quand la vie active n’a plus voulu de moi… … elles restent rares et précieuses et n’ont pas de valeur… … cette collection donne un charme tout-à-fait particulier à mon intérieur… … je suis incapable de dire comment et pourquoi j’ai démarré cette collection…

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… cette collection s’est constituée et glissée presque subrepticement dans ma vie…

…j’ai retrouvé la boîte à chaussure dans laquelle ils sont rassemblés…

… un jour, je me suis rendu compte que j’en avais beaucoup, éparpillé aux quatre coins de la maison…


RAISONner, RASSEMBLER Entretien avec Guy Tosatto Philippe Mouillon : L’histoire de l’art est aujourd’hui radicalement bouleversée, notamment parce que l’art occidental est désormais inclus, comme l’ensemble de la société, dans une histoire mondiale devant laquelle nos connaissances restent lacunaires. Il semble donc nécessaire de réinterpréter les œuvres collectionnées au regard de tout ce qui a été produit dans l’art au niveau de la planète. Mais au-delà de cette nécessaire réintégration globale, il est logique d’accueillir aussi des formes artistiques dissipées dans tous les champs, toutes les technologies, toutes les postures, des formes affranchies et porteuses elles-mêmes de cette mise en doute, de cette relativité des valeurs symboliques. Comment répondez-vous à ces deux défis en constituant une collection publique aujourd’hui ?

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Guy Tosatto : Une collection publique s’adresse a priori à un large public, ce qui est très différent d’une collection privée qui ne concerne qu’un cercle restreint, le collectionneur, ses proches, dans un espace privé, fermé. Une collection publique, et cela depuis la création des musées, a vocation à permettre une initiation, à travers les œuvres, à une histoire de l’art occidental. Un art occidental qui au cours du 20ème siècle, il faut le rappeler, s’est beaucoup nourri des cultures extra-occidentales : l’Afrique, l’Océanie bien sûr mais précédemment aussi avec l’impressionnisme, l’influence des estampes japonaises a été déterminante pour des artistes comme Manet, Van Gogh, Gauguin... Lorsque l’on fait des choix pour une collection publique, il ne faut jamais perdre de vue l’objectif qui a présidé à leur fondation. En créant en 1801 les principaux musées français, la volonté du Consulat, à la suite de la Révolution française, était d’essaimer sur tout le territoire des collections qui puissent être un instrument, notamment pour les étudiants en arts, pour voir et s’approprier les œuvres d’art de manière directe, à une époque où la photographie n’existait pas et où on n’avait comme mode de reproduction que la gravure. Il y a alors cette volonté de donner à chacun la possibilité d’être en contact avec des œuvres originales. Ce principe vaut encore aujourd’hui, et lorsqu’on fait des choix dans le domaine de l’art moderne ou contemporain, il y a toujours ce souci de trouver les œuvres qui soient les plus représentatives, des artistes les plus importants. La difficulté est d’autant plus grande que la production est extrêmement variée et recouvre toutes sortes de supports, mais aussi parce qu’il existe un marché de l’art extrêmement prégnant depuis une quinzaine d’années et très spéculatif. Cela a toujours été le cas, mais ça l’est beaucoup plus aujourd’hui, et pour les collections publiques qui gèrent des fonds publics qui sont loin d’être extensibles, cela rend les choses plus difficiles : les belles œuvres des artistes significatifs coûtent de plus en plus cher et deviennent totalement inaccessibles. Cela explique la difficulté pour un responsable de collections publiques, aujourd’hui, de travailler sereinement, et dans un temps qui est celui de la prise de recul - le temps qui permette de se dire : « Voilà un artiste qui apporte quelque chose de nouveau, dans une démarche qui s’articule à partir de formes qui l’ont précédé et qui en même temps anticipe sur d’autres qu’on ne connaît pas.» C’est le caractère novateur de certaines œuvres, de certaines démarches artistiques, par rapport à ce qui a précédé, qui est un des critères premiers dans le choix d’une acquisition pour une collection publique. Se garder de succomber à l’académisme, celui de la répétition de certaines formes, certaines démarches, certaines attitudes etc... Ce qui n’est pas évident car de nombreux artistes sont sur l’exégèse, la répétition - sans le vouloir ou sans le savoir... Et la responsabilité du


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Détail de l’exposition Stephan Balkenhol au Musée de Grenoble


conservateur, qui a priori a une connaissance profonde de l’histoire de l’art, et du coup une analyse critique, est de discerner les formes qui ne répètent pas, ou pour le moins qui enrichissent le langage artistique contemporain. C’est vraiment le critère qui doit prévaloir ; ensuite, un autre critère pour moi est l’existant, c’est-à-dire le contexte dans lequel on travaille. Et là encore, par rapport à un collectionneur privé qui va raisonner en fonction de lui, de son histoire, du lieu dans lequel il se trouve, un conservateur dans un musée va prendre en compte ce qui a été acquis, ce qui constitue les grands axes de la collection, et à partir de là envisager d’une part ce qui peut être complété, les lacunes à combler, et d’autre part voir ce qui peut être développé, en préservant la personnalité de cette collection, puisque chaque collection a une personnalité différente. La particularité du musée de Grenoble est sa collection d’art du 20ème siècle, avec une succession formidable de conservateurs qui se sont beaucoup engagés dans ce domaine depuis les années 1920. Pour moi, qui arrive au début du 21ème siècle, les choix que je fais s’appuient aussi sur les choix qu’ont faits mes prédécesseurs - qu’il s’agisse de combler certains manques pour arriver à des ensembles plus cohérents ou de développer la représentation de courants qui ont été laissés de côté, enfin être attentif à l’actualité la plus immédiate... Quels sont les choix qu’on peut faire aujourd’hui, compte tenu de toutes les réserves que j’ai évoquées précédemment sur le marché de l’art et sur la difficulté d’acheter maintenant de l’art d’aujourd’hui ? Cela engendre une gymnastique assez complexe et il est clair, pour ce qui me concerne, que les acquisitions sont rarement des coups de cœur : j’ai vraiment un programme d’acquisition avec des axes précis sur lesquels j’essaie d’avancer - quand c’est encore possible. Le début du 21ème marquent un véritable tournant dans les rapports du marché à l’art contemporain, car le marché est aujourd’hui avant tout purement spéculatif ce qui, d’une certaine manière, court-circuite le système même de l’histoire de l’art, c’est-àdire qu’on ne sait plus très bien comment certains artistes arrivent sur le devant de la scène... en tout cas, ce n’est pas via les institutions, ni via les critiques, mais plutôt à travers des collectionneurs/marchands privés qui ont énormément de pouvoir et qui poussent certains artistes dont ils ont acheté un certain nombre d’oeuvres, pour effectivement créer très rapidement un phénomène de spéculation qui se chiffre aujourd’hui en millions d’euros, ce qui disqualifie les collections publiques. Jeff Koons, Damien Hirst etc. dont les noms reviennent sans cesse dans l’actualité des ventes, sont des artistes qui en l’espace de vingt ans sont passés d’une côte de quelques dizaines de milliers d’euros à des millions d’euros... De fait nous sommes les otages de ce système et je peux comprendre qu’il y ait des collectionneurs qui partent dans d’autres directions, pour fuir ce monde de la spéculation effrénée et indécente.

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Philippe Mouillon : Est-ce qu’inversement certains collectionneurs, en allant chercher ailleurs des choses improbables, ouvrent des champs imaginaires nouveaux et peuvent apporter quelque chose à un collectionneur de collections publiques, parce qu’ils repèrent plus ou moins intuitivement des formes qui ne sont pas encore dans le champ de la valeur et qui vivifient l’imaginaire, la symbolisation...? Guy Tosatto : A partir du moment où il y a une demande, il va y avoir une offre et donc un marché. Cela peut se chiffrer en quelques dizaines d’euros, mais à partir du moment où des individus ont décidé de collectionner un certain genre d’objet, ils créent de fait un marché et engendre une forme de « spéculation ». Ce qui est intéressant c’est effectivement comment des personnes se passionnent pour des objets qui sont complètement hors du champ artistique et qui, par leur regard, par la manière dont ils les collectionnent et les agencent, leur confèrent de nouvelles vertus. L’intérêt réside parfois plus dans la façon dont ces objets entrent dans la vie de ces personnes, comment elles occupent peu à peu leur espace, comment finalement cet espace devient le reflet de quelque chose qu’ils ont à la fois à l’intérieur et qui les dépassent... Il y a tout à coup une dimension créative, la collec-


tion est une création en soi. Elle a la valeur qu’on lui donne et ne s’inscrit pas forcément dans le champ de l’« Art », et en même temps on sait que « l’Art », et plus particulièrement au 20ème siècle, s’inspire des cultures populaires – je pense aux collages cubistes, à Picasso qui colle sur son tableau un paquet de tabac trouvé par terre. Cet objet qui n’avait aucune vertu esthétique et artistique devient une œuvre d’art, pareil pour le porte-bouteilles de Duchamp. Ces croisements-là ont lieu au 20ème siècle, et ils sont constants. Je pense aussi à Schwitters, qui récupérait ce qu’il nommait les rebuts de la société, pour les élever dans ses assemblages au rang d’oeuvres d’art. Ces collectionneurs peuvent être une source d’inspiration pour des artistes et leurs chemins peuvent se croiser à un moment ou à un autre. Après, reste la démarche : pour moi, il y a quelque chose de très enfantin dans la démarche de collectionner, ce qui n’est pas péjoratif... C’est le désir d’accumuler une sorte de trésor, de se constituer un territoire imaginaire, un territoire du merveilleux... le plaisir simple d’ajouter une pièce à une autre pièce, une sorte de construction gratuite qui ne regarde que la personne qui collectionne. Dans la collection, il y a aussi une dimension fétichiste : le galet qu’a tenu Breton, celui qu’il a élu parmi tous les autres galets, se pare d’une aura que n’ont pas les millions de galets qu’on trouve de par le monde... Cela me rappelle cette exposition au Grand Palais à Paris qui présentait la collection de Ménil et qui portait le beau titre de « La rime et la raison » : c’est aussi une bonne définition de la collection d’André Breton, à la fois la raison, compte tenu de l’immense culture de Breton, et en même temps la rime, avec les rapprochements qu’il faisait. La poésie pure de rapprochements visuels, avec des échos beaucoup plus secrets qui relevaient effectivement de sa connaissance de l’histoire de l’art. La rime et la raison, c’est cela : rassembler un certain nombre d’objets de manière raisonnée, et en même temps jouer avec ces objets pour les conduire vers quelque chose d’autre qui suscite de nouvelles images, de nouvelles pensées, qui génèrent d’autres œuvres.

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J’aimerais que les musées soient un peu ça, aussi, et que l’on puisse passer insensiblement de la raison à la rime... Ils sont beaucoup plus sages, parce qu’ils présentent des formes que la plupart des gens ne connaissent pas, ne comprennent pas. Ils doivent répondre à cette nécessité pédagogique d’être très clairs dans la manière de présenter les œuvres, pour que la compréhension puisse être facilitée, puis l’appropriation. Je rêve que les musées puissent être ces lieux où l’on dérive du réel à l’imaginaire...


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Le mur de l’atelier d’André Breton au Centre Pompidou


Collectionner les crapauds ? Miguel Aubouy Dans les contes, il arrive que le héros dont la quête s’éternise croise sur son chemin une créature sans noblesse : un crapaud, un pauvret, une vieille femme au sourire édenté, aux cheveux ternes, à la robe usée. Homme ou bête, c’est toujours une chose repoussante. Elle importe tellement peu au regard de ce qui motive le héros. Elle n’est jamais comparable à ce qu’il cherche, au nom de quoi il est parti. Mais il se passe ceci : le héros qui méprise cette chose erre sans jamais trouver le repos. Celui qui lui accorde la même attention qu’à une princesse, un ami ou bien un coffre empli d’or, trouve en elle la clef de sa délivrance. Quel est le sage ? Celui qui apprend de toute chose, nous disent les contes. Quand bien même serait-elle dénuée de noblesse. Dans la vie, le crapaud prend une multitude de formes, mais il reste une minuscule chose à la fois sans intérêt, sans grâce, sans pertinence, comme le balancement d’un lustre. La scène se déroule dans le baptistère de la cathédrale de Pise, un jour de l’année 1583, au cours d’une messe. Un étudiant en médecine âgé de dix-neuf ans qui s’appelle Galileo Galilei est assis parmi d’autres. Comme tout le monde, il écoute le prêtre, mais son attention est ailleurs. Son regard est attiré par le lustre au-dessus de l’autel : il semble qu’il mette toujours autant de temps pour effectuer un balancement complet, quelle que soit l’amplitude de l’oscillation qui l’anime. Personne ne semble l’avoir noté avant lui. Brusquement, cette question le captive. Mais comment vérifier ce dont il a l’intuition ? Galileo Galilei n’a rien à sa disposition. Il doit se taire. Il ne peut pas bouger. Il doit faire semblant d’écouter et de prier. C’est alors que Galileo Galilei, prenant soin que personne ne le remarque, très lentement, tourne vers le ciel la paume de sa main gauche qu’il pose sur sa cuisse. Puis il appuie deux doigts sur la face interne de son poignet, afin de prendre la mesure de son pouls, en même temps qu’il suit des yeux le mouvement du lustre. C’est à l’aune de son cœur, raconte-t-on, qu’il mesurera le temps du battement du pendule qui allait et venait au-dessus de la tête du prêtre, pendant que la foule continuait sa récitation. Galilée renonça à ses études de médecine pour résoudre ce mystère. Ce faisant, il fondera la physique en science expérimentale.

Probablement parce qu’elles paraissent rocambolesques, ces situations sont mieux documentées. On leur a même trouvé un nom : la sérendipité. Ce mot vient de l’anglais serendipity. Dans cette langue, il date du XVIIIe siècle. Il désigne le talent particulier de faire des découvertes par accident. Lorsque l’on songe à la sérendipité, on pense immédiatement à Alexander Fleming découvrant la pénicilline. Alexander Fleming était un biologiste écossais qui travaillait à la Saint Mary’s Medical School, à Londres, au début du XXe siècle. Ses travaux sur les antiseptiques l’avaient amené à faire des expériences sur les staphylocoques, qu’il cultivait dans des boîtes de Pétri, sur sa paillasse, dans son laboratoire situé sur Praed Street, dans le quartier de Paddington. Le matin du 3 septembre 1928, Alexander Fleming revient de vacances. Il n’a pas eu le temps de ranger son bureau avant de partir, et les cultures qu’il avait mises en route sont restées dans un coin, hors de son attention. Elles ont été contaminées par les micro-organismes de l’air. Elles sont inutilisables. C’est un gâchis.Alors qu’il s’apprête à jeter toutes les boîtes, et sa main droite les accumule en pile dans sa main gauche, tenue légèrement inclinée contre son ventre, Alexander Fleming arrête son regard sur l’une d’entre elles.

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Dans certains cas, le crapaud n’est pas silencieux, mais agité. Il se signale d’une manière ardente. Il attaque. Il blesse parfois. Ce n’est plus tout à fait un événement insignifiant, c’est un événement regrettable. Il s’agit d’un accident sur la route du héros, quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire.


Comme les autres, elle a été contaminée, mais elle présente une particularité étrange. Il se trouve une zone où les staphylocoques ne se sont pas développés. On le voit à la différence de couleur du milieu de culture. Cette zone est circulaire. Elle fait une dizaine de millimètres de taille. Elle indique un point minuscule, au centre. Qu’y a-t-il à cet endroit qui a repoussé les staphylocoques, c’est ce qui intrigue Alexander Fleming. Il décide de garder cette boîte. Il se détourne de la pile. Il l’examine sur-le-champ. Au centre de la zone, Alexander Fleming découvrira un champignon microscopique qui s’était déposé au hasard des courants d’air. En poussant ses investigations, il réussira à l’identifier. Ce champignon appartient à la famille des Penicillium. Il est connu, mais ses effets sur les staphylocoques sont tellement spectaculaires qu’Alexander Fleming poursuit ses recherches. Quelques mois encore, et il arrivera à en extraire le principe actif : la molécule qui repousse les bactéries. Il l’appellera « la pénicilline ». C’est le premier antibiotique. Le plus puissant des antiseptiques. La molécule qui sauvera de la septicémie des millions de personnes blessées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Un accident fait toujours intervenir le hasard des choses, mais c’est avant tout un événement qu’il fallait éviter. C’est en quoi la sérendipité se distingue d’une découverte fortuite. Si c’était un art, ce serait celui de rendre productif un événement contre-productif. C’est un crapaud qui vous dérange, devant lequel vous vous inclinez, malgré tout. L’histoire d’Édouard Benedictus est plus étonnante encore que celle d’Alexander Fleming. D’une part, il a trouvé par sérendipité ce qu’il ne cherchait pas. D’autre part, il aura fallu deux accidents successifs pour qu’il fasse sa découverte. Édouard Benedictus était un chimiste français, en plus d’être quatre ou cinq autres choses différentes dans le domaine des arts et des lettres. Un jour de 1903, il prépare dans son laboratoire une solution de nitrate de cellulose qu’il laisse dans le flacon où il l’a fabriquée. En s’évaporant, la solution dépose un film plastique très fin sur la paroi intérieure de l’ampoule. Comme ce film est transparent, l’assistant d’Édouard Benedictus ne le remarque pas. Il croit que le verre est propre. Il range le flacon sans le nettoyer. C’est le premier accident. Le second accident se produit quelques jours plus tard. Alors qu’il monte sur une échelle, Édouard Benedictus bouscule par maladresse la tablette où se trouve le flacon, qui tombe et se brise parmi d’autres choses. En ramassant les débris, il remarque que l’ampoule de verre s’est cassée en une multitude de morceaux dont certains ont la taille d’une miette, mais ces morceaux sont toujours en place, reproduisant encore la forme initiale du flacon. En observant plus attentivement, il remarque le film de plastique qui a recouvert la paroi, et empêché l’ampoule de se disloquer. Peu de temps après, Édouard Benedictus sera illuminé par l’idée d’un pare-brise de voiture qui n’exploserait pas sous un choc. On trouve, dans le journal qu’il tenait, le récit des heures de travail acharné qu’il lui fallut pour produire le prototype de ce qu’il imaginait : un sandwich de plastique transparent entre deux feuilles de verre. Il déposera le brevet de son invention le 10 août 1909. Il l’appellera le verre « triplex ». Ce verre équipera d’abord les masques à gaz de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale, avant que les fabricants de voiture ne s’en emparent.

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Dans l’œuvre qu’ils ont appelée Oblique Strategies (Les Stratégies obliques), les artistes Brian Eno et Peter Schmidt ont laissé l’une des plus belles définitions de la sérendipité en peu de mots. On y lit : Honnor thy error as a hidden intention (honore cette erreur comme une intention cachée). Cette distinction, que l’on fait souvent, entre une découverte fortuite et ce que les Anglais appellent « la sérendipité » a du charme, mais il ne faudrait pas lui accorder trop d’importance non plus. Dans l’économie du conte, elle est anecdotique. Ce qui importe, c’est que le héros se penche. C’est qu’il soit encore capable de se pencher vers une chose insignifiante, à ce moment précis de son


histoire. Au moment où toutes les ressources de son esprit sont mobilisées au service de sa quête. Tous ces contes, toutes ces aventures vécues, tous ces mots inventés n’ont qu’un seul sujet, en vérité. Ils évoquent, chacun à leur manière, le couple formé par l’obsession et la curiosité. Il s’agit de la même expérience fondamentale qui est décrite : celle d’une tension qui croît entre, d’un côté, l’obsession du héros qui l’enjoint de poursuivre la route qu’il avait tracée jadis, et de l’autre, sa curiosité qui l’engage dans des voies qu’il n’imaginait pas. Tous ces récits sont unanimes. Ils font le même constat : cette tension est le moteur de la découverte. L’obsession et la curiosité forment un couple antagoniste. Ce sont deux modalités différentes de l’attention. D’une part, l’attention en tant qu’elle se focalise sur un objet unique. D’autre part, l’attention en tant qu’elle se soucie de tout. Dès lors, un conflit permanent les oppose. C’est inévitable. Mais une alliance essentielle les unit. Seule, l’obsession demeure vaine. C’est la curiosité qui la rend féconde. On constate une récurrence dans l’histoire des découvertes, des innovations ou bien encore des créations : la curiosité combat l’obsession. Quelle que soit la forme que prend la rencontre décisive, fortuite ou bien accidentelle, la volonté est empêchée de s’accomplir. Elle est comme retenue. Ce sont du temps ou des moyens qui sont perdus sur le chemin qu’avait programmé le désir. Sans la contamination par l’air, Alexander Flemming aurait pu commencer tout de suite à travailler sur les cultures de staphylocoques qu’il avait préparées. Sans sa maladresse, Édouard Benedictus aurait pu aller plus vite vers l’expérience qu’il était sur le point d’accomplir. Sans le lustre, Galilée serait devenu médecin, comme le désirait son père, et lui-même l’avait initialement conçu. Au moment où se produit la rencontre décisive, l’attention qui restait concentrée, comme un poing fermé, se relâche. Soudain, elle s’ouvre largement. Elle accueille le saugrenu, c’est-à-dire, littéralement, le grain de sel. Ce relâchement de la concentration, c’est la curiosité qui l’emporte, l’espace d’un instant, sur l’obsession. De même que le sang afflue vers la pulpe des doigts lorsque le poing s’ouvre, la sensibilité se polarise brusquement autour du grain de sel. Il devient le germe de la découverte. Cette leçon n’est pas neuve. Elle se perd dans la nuit des temps, mais elle demeure largement ignorée de tous ceux mêmes dont la profession voudrait qu’ils l’aient apprise par cœur. Je pense aux chercheurs pour en avoir été un. Je pense aux ingénieurs pour en être devenu un. Je pense aux artistes, dans une moindre mesure. C’est au point où cette ignorance pose véritablement question.

En réalité, il y a peu de chemin à faire pour trouver la réponse à cette question. Certes, il n’y a pas de logiciel pour innover. On ne trouvera jamais de martingale pour découvrir. Mais à l’aune de la leçon des contes, on sait comment procéder en sorte de ne jamais innover, ou qu’aucune découverte ne vienne sanctionner nos efforts. Il suffit que l’une ou l’autre de l’obsession ou de la curiosité vienne à manquer dans notre démarche. Être curieux sans désir ou bien être obnubilé sans curiosité, ce sont les deux manières essentielles de ne jamais réussir. C’est la fabrique des esprits qui est en cause. Il suffit de le constater : il règne un déséquilibre fondamental dans le système éducatif tel qu’il se déploie dans nos sociétés. D’une part, on nous apprend l’obsession jusqu’au dégoût. Celle-ci emprunte ses formes à la discipline, au rabâchage, à la méthode, à la spécialisation, à la concentration, à la méticulosité, au scrupule. D’autre part, il n’y a aucune place pour la curiosité. La tension qui permet à l’obsession de devenir créatrice

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Comme toujours, il y a mille façons de poser cette question. Il y en a des plus neutres, et des plus provocantes. Pour ma part, je voudrais la formuler ainsi : comment se fait-il que nous soyons si bien préparés à ne jamais découvrir ?


s’évanouit. En nous, le moteur de la découverte est amputé. Non seulement l’obsession règne, mais son empire va croissant à mesure que l’élève grandit, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Meilleurs nous sommes dans ce système, plus loin nous allons, et plus obsessionnelle se fait la formation. À cet égard, les classes préparatoires scientifiques, en France, à la fin du XXe siècle, représentent probablement l’une des formes les plus totalitaires d’une conception purement obsessionnelle de l’éducation, parmi les pays occidentaux. Il se trouve que c’est aussi la filière privilégiée par les ingénieurs et les chercheurs. On a éteint la curiosité au profit de l’obsession tout au long de nos études. Avec constance. Avec détermination. Avec acharnement. Le système éducatif a fait de nous des hommes tellement obnubilés que nous sommes devenus quasiment stériles face à des problèmes ouverts, pour lesquels la forme même de la réponse nous est inconnue. Des problèmes qui demandent, pour qu’on les résolve, bien autre chose qu’une leçon patiemment apprise. Des problèmes qui sont en même temps des mystères. Le verbe obnubilare, en latin, signifie : couvrir de nuages. Pourquoi sommes-nous parfaitement préparés à ne jamais découvrir ? Parce qu’on a fait de nous des hommes couverts de nuages. Nos professeurs se défendront : ils nous enseignent un savoir qui est vaste, divers, éclectique, et c’est vrai. Surtout si l’on intègre ce savoir sur l’ensemble du parcours de nos études. Un jeune adulte sait considérablement plus de choses aujourd’hui qu’il y a vingt ans, et ce savoir est issu de domaines plus variés. En peu de mots, il est plus cultivé. Mais il est, très probablement, moins curieux. Car la curiosité ne signale pas un savoir qui serait plus vaste, plus divers ou plus éclectique. Il s’agit d’un tout autre rapport au savoir. Un rapport à ce point différent de celui qui a cours dans le système officiel qu’il en devient profondément antagoniste, et pour cette raison même, sans doute, incompatible. La curiosité, ce n’est pas la culture. À maints égards, il s’agit même du contraire de la culture. Là se trouve la principale difficulté. À l’extrémité de son mouvement, la curiosité est trois choses : l’indiscipline comme attitude ; l’ignorance comme valeur ; l’amoralité comme principe. Cette énumération suffit à comprendre ce qu’il y aurait de subversif à enseigner la curiosité, à la fois pour le système qui apprend, et pour la société qui produit ce système. Sans doute, l’imaginaire collectif tel qu’il s’incarne dans l’école est conscient du danger que représente la curiosité.

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Le premier lien, entre la curiosité et l’indiscipline, est facile. Il a été maintes fois relevé. Celui qui est curieux ne s’embarrasse pas des frontières qui ont été dressées entre les différentes matières du savoir pour des raisons historiques. Au contraire, il aime à les franchir pour ce qu’elles offrent de perspectives nouvelles. Le deuxième lien, entre la curiosité et l’ignorance, est plus inattendu. Il mérite davantage de développements. On a pris l’habitude de se représenter l’aventure de la connaissance comme un combat entre l’ignorance et le savoir. D’un côté les ténèbres, de l’autre la lumière. Avec un nouveau savoir, comme un rai de soleil blanc jaillit de nulle part. Ce rai trace une frontière d’une netteté absolue dans l’obscurité ambiante. Il délimite une région nouvelle où règnent la pureté et, sans doute aussi, probablement, la chaleur. Dans cette région, l’ignorance est exclue. S’il persiste des zones d’ombre, ce sont de toutes petites formes, comme posées au sol. Ce sont des détails qui vont bientôt s’éclaircir. Il s’agit d’un combat de frontières. Ce sont des territoires que l’homme a conquis par la puissance de son esprit pour s’y réfugier. Cette image est biblique. Elle est naïve. Le jeu qui existe entre le savoir et l’ignorance est bien plus subtil. En particulier, l’un ne prend pas à l’autre sur un territoire qu’ils auraient en partage, fût-il infini. Il ne s’agit pas d’un


combat de frontières. Il y a des zones grises. Il y a surtout des mondes parallèles. On trouve une forme d’ignorance très singulière au cœur de la curiosité, c’est une ignorance primordiale. Elle n’est pas un produit du savoir. Elle ne résulte pas d’une connaissance inédite, par exemple, qui renouvellerait brusquement les questions antérieures à son apparition. Elle ne disparaît pas non plus avec lui. Car cette ignorance n’est pas affectée par le savoir. Elle vit dans une sorte de monde parallèle, indifférent à ce que le savoir représente, à ses victoires comme à ses défaites. L’ignorance qui loge en la curiosité est de l’ordre d’un présupposé. C’est un point de départ, un geste du regard qui lutte contre l’habitude que nous avons de nous rassurer en prédéterminant ce que sont les choses. L’écrivain Jean Rostand le disait ainsi : « Il faut en connaître autant que les autres, mais être plus ignorant qu’eux. » Celui qui est curieux possède un instinct d’ignorance. Il se demande à l’infini pourquoi il devrait croire en ce qu’il sait de ce qu’il voit. Quel est le mystère sous l’apparence de la normalité ? Qu’est-ce que l’on me cache ? Quel est le détail qui me signalera un chemin pour aller vers ce mystère ? Avec la curiosité, nous doutons de tout : des explications, des images, des mots. L’historien d’art Daniel Arasse usait d’une expression très singulière pour désigner ce moment où, d’un seul coup, il comprend un tableau. Il disait : « Le tableau se lève. » Le monde est comme un tableau pour celui qui est curieux. Il sait que ses yeux l’ont construit à force d’habitude. Il attend que le monde se lève devant lui. Il espère un tremblement. Il en guette les minuscules signes. Bien entendu, c’est l’instinct d’ignorance que le système éducatif détruit préférentiellement en ses élèves. Pourquoi ? Parce qu’elle est trop prégnante, l’image d’un combat de territoires entre le savoir et l’ignorance. Ce sont toujours les hussards noirs de la République qui nous enseignent. Pour la plupart, ce sont des guerriers. Ils vivent majoritairement dans les zones centrales. Ils aiment rien tant que la lumière et la chaleur. Ne pas savoir est considéré comme une faute dans le système qui nous apprend. Alors c’est une forme de piège mental qui se met en place, pareil à une cage qui se refermerait lentement. En même temps qu’on nous apprend l’orgueil de savoir, on instille en nous cette idée qu’il serait méprisable d’ignorer. Avec cette sorte de dédain à l’esprit, il devient considérablement plus difficile d’investir un domaine où il nous semble que les autres en savent plus que nous. Ce qui n’est au départ qu’un simple retard se transforme bientôt en erreur, puis en faute. Cette faute devient irréparable à mesure que l’on abandonne le terrain, et le décalage s’accroît encore. C’est la remarque du peintre Francis Picabia : « Les hommes gagnent des diplômes et perdent leurs instincts. » Parmi ces instincts, au tout premier chef, il y a celui d’ignorer.

Le mot curiosité vient du latin caritas, qui signifie l’attention, le soin. La curiosité, c’est donc, littéralement, le soin. Mais le soin de quoi ? Le soin de toutes les choses. Le soin du monde. Dans le seul Codex Arundel de Léonard de Vinci, conservé à Londres, qui fait à peine vingt-huit pages, on trouve des proverbes, des devinettes, des allégories, des dictons populaires, des esquisses d’oiseaux en vol, des notes sur la mécanique des corps solides, des croquis de villes, des plans d’architectes, des dessins de coquillages, des constructions géométriques de rayons lumineux, des schémas de miroirs concaves, des mécanismes d’engrenages, des ébauches de raisonnements sur la lumière émise par la lune, des schémas d’instruments de musique, des engrenages de machines, des poulies, des dessins de rivières.

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Enfin, le troisième lien, entre la curiosité et l’amoralité, est plus subtil qu’on ne pourrait le croire de prime abord. Ce lien, on peut le comprendre ainsi : la curiosité génère une attention qui est blanche. Dans cette phrase, l’adjectif est emprunté à la physique. Il vient de l’optique où le blanc s’oppose au pur. Dans ce contexte, « une attention blanche » signifie : une attention qui occupe tout le spectre. Qui contient tout. Qui n’admet ni seuil ni borne d’aucune sorte.


Dès lors que l’on ouvre son attention à l’ensemble des choses qui existent, on nie qu’il y ait une hiérarchie parmi ces choses. On déconstruit la noblesse. On s’oppose silencieusement à la culture, à la beauté, à tout ce qui cherche à proposer dans le fatras du monde un sens, un ordre, une importance, un prix. On s’oppose à la morale. Autant de valeur ce crapaud qu’un coffre empli d’or. Autant digne d’intérêt le balancement du lustre que cette prière sacrée. Et puis, très rapidement, on se salit. L’épisode de l’Ancien Testament où Ève croque dans la pomme du savoir propose un mythe pour la curiosité. Par ce geste symbolique, Ève accède à la connaissance, et l’humanité avec. Pour ceux qui ont écrit cette histoire, il s’agissait d’un jeu de mots. Une pomme, en latin, se dit malum. Il faut entendre malus : le mal. L’arbre de la connaissance est un arbre interdit. Son fruit est maléfique. Depuis les temps les plus reculés de notre histoire, la curiosité est considérée comme un péché. Dans notre culture, elle est associée au malheur. Elle est dangereuse. Elle risque de bouleverser toutes les valeurs de la société. C’est vrai. La curiosité représente une aventure dans les bas-fonds du monde. Ce sont des lieux de perdition. Il arrive qu’on s’égare. Il est courant qu’on s’y fourvoie. Parfois, on n’en revient jamais. À cet égard, l’histoire du mathématicien américain John Forbes Nash Junior est peu commune, depuis le début jusqu’à la fin. John Nash fut d’abord un génie précoce. En 1950, à l’âge de 22 ans, il publie un mémoire de thèse contenant des idées très novatrices sur la théorie des jeux appliquée à l’économie. Ces idées produisirent l’effet d’une petite révolution dans la communauté des économistes. Mais John Nash fut surtout un génie torturé. Peu de temps après la conclusion de sa thèse, alors que ses collègues s’enthousiasmaient pour ses résultats, il sombra dans une schizophrénie paranoïde gravissime. Pendant plus de trente ans, John Nash ne publia rien qui ait une quelconque valeur intellectuelle. Il passa son temps à poursuivre cette seule obsession qui lui vint comme une révélation : des extra-terrestres s’adressent à lui par l’intermédiaire des journaux. Pendant vingt ans, son esprit fut mobilisé par deux activités seulement. Premièrement, décoder des messages venus d’ailleurs qui étaient prétendument cachés dans les articles issus de quelques quotidiens américains. Deuxièmement, déjouer un complot ourdi par la CIA pour le faire taire. Par chance, à force de traitements, John Nash se délabyrintha. Il oublia cette folie. Il revint parmi les hommes. Il reprit doucement ses recherches académiques. En 1994, il reçut le prix Nobel d’économie pour ses travaux de 1950. Si la vie de John Nash est étonnante, elle n’est pas moins déroutante que la réponse qu’il fit un jour à la journaliste Sylvia Nasar, qui lui demandait comment il avait pu véritablement croire que des extraterrestres s’adressaient à lui. « Cette idée m’est apparue avec la même force que les idées mathématiques sur lesquelles je travaillais, expliqua-t-il. Je ne lui ai simplement pas accordé moins d’importance. » C’est l’attention blanche. Ce sont les corridors sulfureux du monde.

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On a rapporté cette anecdote qui est savoureuse. En 1491, Léonard de Vinci recueille un garçon de dix ans qui s’appelle Giacomo Caprotti da Oreno. Il est connu de tous pour être sale, têtu, menteur, voleur, gourmand. Il tourmente volontiers les gens. Dans le village, on le craint. On le surnomme « Salaï » : le diable. Léonard de Vinci en fera son ami intime. On peut le formuler ainsi : Léonard de Vinci vivait avec le diable. Parce qu’elle est dégoûtante, la curiosité se situe aux antipodes de la culture ou de l’érudition. C’est trouble. C’est douteux. Ce n’est pas clair. Et pourtant, c’est essentiel comme une violente pulsion sexuelle ou encore de la vase putride. Des fleurs de lotus y poussent la nuit, dont la blancheur renouvelle la beauté du jour. L’âme de la recherche, c’est sa saleté. Qui est aussi son bonheur.


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Fragments du monde, fragments de soi Patrice Meyer-Bisch Pourquoi cette solitude du collectionneur ? Peut-être parce qu’il est face à des fragments. Ce mot me paraît essentiel ici : le fragment par définition implique une cassure et nous dit quelque chose d’une unité, mais une unité qui reste à trouver. Chaque objet est un fragment, la collection n’est pas un monde mais une maquette, une reprise, un recollage... Je ne dirais pas une violence faite aux objets car cela supposerait que les objets aient une nature : les objets sont eux-mêmes bricolés à l’origine pour un usage, et les suspendre pour les raccrocher, les rebricoler autrement, c’est une nouvelle présentation pour une nouvelle interprétation. Mais quel est le type de valeur qui est recherché dans ce recollage ? On recherche une jointure, des correspondances entre les fragments, et certaines jointures « collent », d’où le mot de « collection ». Le collectionneur est face à des fragments qu’il regarde et qui le regardent. Telle est l’expérience de l’archéologue : il cherche non seulement à reconstituer le pot, mais aussi sa vie, son usage, en le plaçant à côté d’un outil, d’un autre pot, bref, d’autres traces. Les objets disent autre chose que ce qu’ils sont, une autre chose qui ne se réduit pas à une histoire de l’art ou des mœurs. Ceux qui sont communs sont pourtant irréductiblement singuliers, et ceux qui sont singuliers comme des œuvres d’artistes, disent quelque chose de commun.

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Une cafetière n’est pas qu’une cafetière. Deux, trois ou quatre cafetières indiquent cet envers de l’objet, un peu comme son ombre, mais qui est plus réelle que cette cafetière-là et d’autres, un peu comme l’idée platonicienne, infiniment concrète contrairement à ce qu’on a pu dire, car elle peut prendre forme partout : il s’agit à la fois d’une forme creuse, d’une prise, d’un geste, d’une odeur, d’un goût, d’une convivialité, … et d’autres choses encore selon les perceptions. Ces éléments de matière et d’émotions entremêlés en des gestes forment des « arcs intentionnels » pour prendre le vocabulaire de la phénoménologie. Dit simplement, les objets portent la trace des gestes qui les ont fait naître et de ceux auxquels ils ont été destinés. Les objets sont créés selon des intentions et utilisés avec des intentions. La cafetière n’est pas le café ni le café bu ensemble, et pourtant elle est le support, et à présent la trace de ce croisement d’intentions. Tout objet est témoin, objet intermédiaire entre ses ouvriers (ceux qui l’ont fait), entre ses récits (ses images, ses représentations) et ceux qui peuvent à présent s’en impressionner pour ouvrager à leur tour. Le collectionneur veut croiser les témoignages pour réaliser quelque chose des gestes humains qui, en leurs cinq sens, relèvent sans doute de l’archétype. Le collectionneur doit garder cet objet pour lui faire rendre ces témoignages : l’objet qu’il garde pour qu’il le regarde, et qu’il mette en garde son attention… Quel est cet envers des choses au quotidien, cet envers qui répond à celui de ton corps et de ses cinq sens ? Quand on voit une forme ronde au sein d’une sculpture, la main a besoin de la toucher, comme elle a besoin de toucher l’écorce d’un arbre. La différence, c’est que l’écorce ne nous attend pas, alors que la forme ronde a été façonnée par le sculpteur pour nous, comme un archétype des formes qui ne finissent pas de nous surprendre. Un tableau est montré, et celui qui entre dans la pièce où l’œuvre est disposée, est frappé par la façon dont les gens ont agencé leur regard sur le tableau par rapport à d’autres éléments visuels... La « présence intentionnelle » signifie ici : ce tableau me regarde, et je regarde l’œuvre peinte qui me regarde, et d’autres la regardent.


Le tableau porte la trace de ces croisements de regard, tout comme un corps humain, notre premier et dernier modèle. Un corps toujours regarde et appelle des regards, il est présence et nous concevons les objets en correspondance avec nos membres et nos organes. L’intime du rapport aux choses, est celui du regard, de l’ouïe, du toucher, du goût, et de l’odorat. L’intime est ce qui sourd vers l’universel, ou le transpire, et y puise son étonnement permanent. N’est-ce pas cela l’envers des choses, leur ombre qui indique d’où vient la lumière ? Ce qui fait l’intime c’est la peau, et aussi son envers, là où tout s’éprouve, de façon indistinctement superficielle et profonde. L’émotion / perception est rare quand c’est une expérience bouleversante, surprenante par son authenticité, sa proximité à du sens qui circule ; mais elle est aussi quotidienne, avec des degrés différents, entretenue par la vie avec les objets, entre les personnes. Il peut y avoir des bouleversements qui durent toute la vie, et des petits bouleversements, qui sont notre respiration et pour les gens les plus pauvres, au sens grave du terme, l’intime leur est parfois dérobé - par des violences, par un univers totalitaire… L’artiste relève de cet envers des choses et se libère un peu de cette obsession par ses œuvres. Le collectionneur poursuit l’envers des objets, mais lorsqu’il en montre la collection, il ne présente que des fragments à l’endroit, dont lui seul connaît l’histoire, diablement inachevée. Aux visiteurs d’interpréter, mais la mise en scène des objets peut-elle avoir la puissance narrative de l’écriture théâtrale ? Dit autrement, on sait que la collection peut vite devenir une addiction tant la recherche de l’envers de l’objet par sa multiplication, voire sa répétition peut devenir obsédante. Mais l’inverse n’est-il pas vrai ? Toute addiction ne relève-t-elle pas d’une forme de collectionnite ? Collection de femmes pour chercher « la femme », de formes, de gestes, de goûts, de rêves, bref d’instants émotionnels à la fois ordinaires et singuliers, comme si chacun était plein et vide de ce qu’il signifie. Entre plein et vide, pour se libérer de l’addiction, à savoir d’un répétitif du même sans libération, il faut donner place au récit. Seul le récit est libérateur, mais pas seulement la description. L’intime est dans le récit, l’objet n’en est que le support. L’intime n’est pas immatériel, il est au contraire physique ; les objets sont des enveloppes de l’histoire. Le vrai corps qui parle, c’est toujours le corps en son esprit surpris. Dans le cas si important du musée mémorial, présentant des collections d’os, de dessins d’enfants et autres objets témoins d’un génocide ou d’un régime tortionnaire, la notion de fragment prend son sens le plus dramatique : les membres et les morceaux d’œuvres désignent des fragments humains, des familles et des espoirs démembrés, du rêve politique définitivement éloigné car toute naïveté lui est désormais interdite. Un avant et un après. Rassembler ces fragments en mémorial, en tombeau, c’est transmettre avec une humilité qui relève du dérisoire, la nécessité de la transmission : ces témoins martyrs nous lèguent une flamme fragile, et pourtant le secret d’une puissance authentique si proche de la banalité des choses, de la tendresse des liens humains, … et de la banalité du mal.

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Est-ce que ce n’est pas à la fois l’angoisse et la voie du salut, dans le sens où chaque objet est réceptacle et porteur d’une trace,


dont quelques formes peuvent être révélées en correspondance avec d’autres ? Leur valeur apparaît dans la façon dont le collectionneur arrive à montrer son acte d’évaluation, son œuvre propre : il met en scène son drame, en espérant rejoindre, voire nourrir, le nôtre. La collection est une œuvre, au sens noble et ordinaire, un ouvrage qui invite chacun à ouvrager lui-même sur ses sens. Je ne collectionne pour ma part que les mots et leurs images que je fais résonner, que je bouscule pour en faire en forcer la puissance, pour montrer la réalité d’une image et arriver à dire quelque chose qui n’a peut-être pas été dit de cette façon. Entre intime et extime On dit qu’il n’y a pas de mots pour l’intime, mais si : l’intime est toujours entre les mots, comme il est entre les couleurs, entre les sons, entre les choses, entre les peaux... Il y est bien, il y est aussi à l’étroit. Comment exposer de l’intime, même s’il est caché entre les choses, dans un espace public ? Intimus est le superlatif du comparatif latin interior. Quel en est le contraire ? Ne peut-on pas transporter de ce qui est au plus profond de soi vers un autre, un tout venant, un inconnu qui, peut-être, saura le recueillir ? Extimus, superlatif de exterior, donne extime, très peu usité en français et dans les autres langues latines. Lacan effleure ce mot dans un de ses séminaires. François Jullien, dans son « Éloge de l’intimité », consacre un chapitre à l’extime, mais c’est peu. Je ne comprends pas pourquoi on ne développe pas le sens et l’usage de ce superlatif discret car il nous manque. Quelque chose qui est au plus profond de soi ne peut pas être simplement exposé et divulgué, parce que ce serait impudique. L’impudeur, c’est quand un secret est défloré, cela ne veut pas dire connu, mais trahi, déformé, dépourvu de son intentionnalité. L’intime est vulnérable, parce que c’est un rapport unique à de l’universel et donc à ce qui peut paraître banal alors qu’il ne l’est pas. C’est le rapport à l’eau, à la pierre, au sang, à la lumière et à la nuit, à la tendresse, à l’âge, à l’enfance, etc. On est tous pareils et pourtant tous étrangement singuliers, et donc tous désireux de comparaison pudique, tous fragments d’une commune et si diverse humanité.

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On peut analyser l’activité et l’ouvrage culturels comme l’action d’« extimiser », c’est-à-dire de mettre dans un espace public intuition /émotion qui sourd au plus proche de soi et dont quelqu’un d’autre devrait pouvoir se saisir. Lorsque quelqu’un souffre de ne pas pouvoir dire, voir, toucher, comparer, entrechoquer ce qui lui semble appartenir à l’essentiel, il lui faut à un moment donné réussir à se libérer de cette souffrance en la partageant d’une façon qui, non seulement en maintienne l’intime, mais le renforce. Quand il arrive finalement à mettre ça dans une œuvre, à créer de l’extime, ou intime partageable pour qui peut, il dépose son fardeau, le libère et l’offre. L’espace public est bien sûr un lieu, mais c’est d’abord un « espace intentionnel » ouvert à quiconque s’en approche avec désir et respect, un lieu où les émotions / intuitions cherchent un croisement de paroles et d’œuvres. L’intime ne peut se déployer, se reconnaître que grâce à l’extime, … de fragments en fragments au cœur de la dignité de chacun et de son tissage social. Au cœur de son identité et des liens qui font l’étoffe d’un tissu social culturellement riche : nourri de mille savoirs vivants. C’est précisément ce qui fait l’espace public, au sens le plus politique et le plus normatif. Comment arriver à dire quelque chose qui fasse justice, qui donne la parole à ceux qui ne l’ont pas et qui fasse justice à cette immense souffrance de ne pas pouvoir dire… à la fois l’immense souffrance de ceux qui n’ont jamais eu les mots pour le dire, mais aussi l’immense souffrance de ceux qui ont les mots mais qui n’arrivent jamais à le dire assez juste.


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chronologie en copeaux Michel Duport

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Un lait prêt à verser explique la casserole où il bouillait Antonin Arthaud «Le suicidé de la société»

1>Je ne me souviens plus exactement (vers 1980) dans un hangar d’Emmaüs à Genève je tombe sur un lot de râpes de cuisine…suisses. De grandes plaques de métal avec seulement quelques trous au centre. Graphiquement ça me séduit et je m’étonne de la quantité de métal par rapport au peu de trous alors que d’habitude les râpes proposent plusieurs possibilités de coupe dans la même plaque. J’achète l’ensemble… pas cher. 2> A partir de ce moment je regarde les râpes, intrigué par leurs différences. Je me souviens alors d’un livre de graphisme des années 60, le point, le trait. Il faisait référence à Kandinsky, à Klee, au Bauhaus. Je regarde plus précisément les détails, les matières. Le choix des râpes se portera sur celles à usage ménager exclusivement. Elles commencent à s’accumuler dans ma mémoire et dans des caisses. 3> Des amis qui voyagent à travers le monde me rapportent des râpes des pays visités. Elles témoignent le plus souvent de la situation économique de ces pays, entre bricolées et luxueusement produites. Peu de plongée dans l’histoire, leur variété est horizontale : dans le même temps. J’ai du mal à organiser leurs typologies. 4> L’objet me fait signe plus que je ne le vois, à l’instar de Marcel Duchamp (j’ai les mêmes initiales) qui butte plusieurs fois sur une patère laissée au sol dans son atelier. Inversant les faits il propose : c’est l’objet qui m’a choisi. 5> Tatline et certains artistes de son époque déclarent que les objets du quotidien sont des transformateurs sociaux. La cuisine se différencie de la pièce à vivre, les laveries se collectivisent, les habits se définissent selon la fonction, etc…. Utopie du strict fonctionnel, de l’utilitaire symbolique d’une nouvelle société rationnelle. Dans les années 50 le robot ménager semble prolonger cette idée de progrès. La râpe se mécanise mais dans les usages quotidiens c’est un peu prendre une hache pour tailler des allumettes. Finalement la râpe « légère » est plus rapide. Peut-être le « fait main » a gagné et le progrès industriel n’a pas envahi l’espace intime du goût ; je ne suis pas sûr de ce constat. 6> Après ce concept hygiéniste et productiviste de la séparation des fonctions, l’Amérique rêvée ouvre la cuisine sur le séjour…. Le vivre ensemble de la famille idéale ajoute une fonction décorative aux objets de cuisine. La râpe se transporte même sur la table. Les designers sont sollicités pour la rendre originale, pour la faire correspondre à des enjeux de mode, à la rendre souvent plus séduisante qu’efficace. 7> Visiter un pays c’est aussi aller dans les magasins de fournitures pour cuisines et restaurants, les quincailleries, brocantes et marchés quelquefois. Déception pour la Chine : on ne râpe pas, on coupe au couteau. Richesse et raffinement du Japon en revanche. 8> J’ai acheté une râpe (Asie du Sud Est) dans une vente d’objets érotiques ! Râpe à noix de coco dont le socle sur lequel on s’assoit est une sculpture de corps féminin. C’est l’objet acheté le plus cher de ma collection…. 9> Beuys : le matériau pauvre. La valeur ne m’intéresse pas, au contraire, elle serait le défaut de cette collection qui ne spécule pas sur cette question. C’est pourtant ce qui intéresse le public quand elle est exposée (avec l’ancienneté). 10> Dans un besoin permanent d’auto-activité, les formes sont autant définies par mon activité intérieure que par ce qu’elles me suggèrent. Les râpes seraient comme le violon pour Ingres. Une distraction significative, parallèle, accumulative (encombrante ?) Comme les œuvres qui envahissent l’atelier. 11> Sans développer le constat esthétique de l’organisation de points et de traits qui dessinent la simple plaque de métal, je pense à cette abstraction primitive qui pourrait définir certaines civilisations antiques. 12> Renouer avec une attitude d’enfant qui, lorsque quelque chose lui plaît, déclare « je vais le mettre dans ma chambre ». Amener les objets dans son espace de vie pourrait être une définition du collectionneur. 13> Collectionner serait-il une manie ? Une volonté consciente ou non de constituer un « trésor », de vivre une permanente insatisfaction par la recherche de la pièce manquante ? Collectionner pour soi ou pour montrer ? S’il y a perversion il faut des témoins étonnés ou admiratifs. Dans ce cas, exposer sa collection serait une des satisfactions du collectionneur.14> J’avais exposé ma collection à Nîmes, haut lieu de la tauromachie et noté ce détail : c’est souvent en s’appuyant sur la tradition, l’histoire, que les exégètes de la tauromachie pensent la corrida comme une image de la nature humaine à partir de ses fondement les plus primitifs : l’homme joue spectaculairement avec lui-même en combattant la bête (qui est en lui ?). Les râpes, elles, n’ont qu’une actualité d’usage et ne sont que des formes, des matières à l’opposé de l’érotisation métaphorique de la corrida. Les blessures qu’elles peuvent occasionner (je pense particulièrement à celles faites par les éminceurs) sont sans gloire, la douleur éprouvée sans contrepartie héroïque, le sparadrap qui les soigne sans vertu décorative. Mais que signifie donc le choix d’une accumulation d’objets ? > Aux hommes incapables de se défendre seuls, Épiméthée (terminant le travail de construction des êtres vivants entamé par Prométhée) leur a donné le sens politique car, nécessairement en groupe pour survivre, ils risquent de se disputer. La collection serait-elle une métaphore de la politique ? Seul, l’objet ne peut défendre sa pauvre condition, en groupe il gagne du sens.


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La collection, purgatoire jubilatoire et aléatoire Alain Faure Est-ce une façon de faire de la politique que de récupérer et de stocker si compulsivement des objets? Y-a-t-il du collectif, des enjeux de société, des larmes, des cris et du sang dans cette mise en maquette du réel? En cherchant l’idéologie et les tensions qui font vibrer les collectionneurs, on bute immédiatement sur l’équation existentielle des pulsions enfantines sur la découverte du monde et de la frénésie des adultes à le réordonner. Le numismate collecte les objets à la manière d’un équilibriste. Avec folie et minutie, avec déraison et conservatisme. Il bricole la frontière qui sépare l’universel de l’intime, il dérange plus qu’il ne range, il fragmente et il jointure, selon une logique imparable mais tellement improbable. Réfutant avec la même vigueur le paradis des musées et l’enfer des déchèteries (et vice versa), il encombre sans relâche son salon en rassemblant des objets trouvés, achetés ou même volés… Son pouvoir est jubilatoire et aléatoire : il consiste à replacer les objets (certains objets) en suspension, au purgatoire, dans un entredeux flottant (Henry Torgue) peuplé de visions ironiques et de transgressions indicibles. Autoportraits visionnaires Quand on demande à Antoine De Galbert ce qui fait courir un collectionneur, il répond en convoquant l’image de l’usine à manques. Cette question du désir initial et du rayon d’écoute (Daniel Bougnoux), puissants et insondables, revient dans tous les témoignages. La fabrique d’une collection naît apparemment souvent dans la projection d’une histoire personnelle, de drames, d’émotions, de traces et de vulnérabilités sur le sens de l’existence. C’est peut-être une tentative d’autoportrait, nous disent les spécialistes, une exposition des mondes propres (Philippe Mouillon), une névrose personnelle. Le collectionneur est un missionnaire appelé par une force supérieure pour canaliser le désordre du monde. Il relève le défi comme le leader politique, le syndicaliste ou le militant associatif, avec la conviction qu’il existe une autre façon d’entrevoir des équilibres, des solidarités, des biens communs. Mais à leur différence, le collectionneur ne propose rien, ne revendique rien, ne dit mot. Il comble simplement son manque en projetant des images et des représentations de la société. Visionnaire qui s’ignore, il s’épanche par procuration, il fabrique un extime (Patrice Meyer-Bisch) qui nous raconte une société différente, faite de correspondances et de beautés méconnues (Maryvonne Arnaud). Il réalise, presque malgré lui et comme possédé, un travail de mémoire et de miroir sur nos imaginaires collectifs.

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Transgressions douces En même temps, on voit bien que cette esthétique répétitive et inattendue n’est pas neutre et qu’elle peut même être transgressive, au sens où elle perturbe nos critères de classification du beau et du laid, du singulier et du commun. Pour paraphraser Michel Foucault (dans une formule qui souligne le poids du langage dans les jeux du pouvoir), on pourrait presque se demander si les collections ne font pas violence au monde, au sens où elles bousculeraient notre système de valeurs.


Contrairement aux élites qui maîtrisent et instrumentalisent les mots du pouvoir, les collectionneurs sont plutôt dans la dissidence passive, dans la violence invisible, dans la médiation subliminale. Ils jouent sans prétention avec les stéréotypes, ils explorent naïvement les lieux communs, ils flirtent même volontiers avec le mauvais goût (Daniel Bougnoux). Sans jamais paraître vouloir nous imposer un point de vue ou une émotion.

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Pourtant, les cabinets de curiosités sont bien ce que la tradition anglaise nomme des objets de conversation : la Collection de collections est une exposition qui attise la curiosité, qui appelle des commentaires et qui stimule le goût des insolences. C’est une forme élégante de liberté, comme un discret pied de nez ou bras d’honneur propagé par capillarité intergénérationnelle dans tous les milieux sociaux. Oui, les collections sont politiques. Elles nous captivent et nous affranchissent, insidieusement.


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Maryvonne Arnaud est photographe et plasticienne. Elle travaille dans les grandes villes du monde, de Johannesburg (Face to Face, en 2000) à Cologne (Exposure, en 2007) et dans des contextes urbains particulièrement ébranlés, comme le sont Tchernobyl (Corpus, en 1992), Sarajevo (Légende(s), en 1996) ou Grosny (Tchétchènes hors-sol, en 2009). Elle a élaboré ces deux dernières années une scénographie dynamique du monde contemporain pour le futur musée des Confluences à Lyon (Babel, en 2011 et 2012), Collection de collections et Ex-Voto, deux installations urbaines conçues (en 2012 et 2013) à la demande de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. Miguel Aubouy a eu une première vie consacrée à la physique théorique, dont il passe généralement les détails. Une deuxième vie en littérature, qui perdure. Puis il s’est intéressé à l’innovation, au début des années 2000. Ses recherches personnelles portent sur les trois cercles de la créativité : la découverte scientifique, l’invention technique et la création artistique. «Qu’y a-t-il à l’intersection de ces trois cercles, c’est ce que j’aimerais éclairer. Depuis tant de temps nous fabriquons des objets qui nous ressemblent, et ils continuent de nous échapper». Il vit sur une lande jaune qui s’appelle «les éditions nullius in verba». Daniel Bougnoux est philosophe. Professeur émérite en sciences de la communication à l’Université Stendhal de Grenoble, il a publié de nombreux ouvrages dans cette discipline, notamment Introduction aux sciences de l’information et de la communication (La Découverte, 2000), et La Crise de la représentation (La Découverte, 2006). Il a animé, aux côtés de Régis Debray, la revue Les Cahiers de médiologie, devenue revue trimestrielle Médium. Responsable

de l’édition des Œuvres romanesques complètes de Louis Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade (cinq volumes), il vient de publier sur cet auteur La confusion des genres (Gallimard, coll. L’un et l’autre), ouvrage malheureusement amputé d’un chapitre par la volonté de l’ayant-droit d’Aragon, Jean Ristat. Yves Citton Enseignant de littérature et codirecteur de la revue Multitudes. Il a publié récemment Zazirocratie. Très Curieuse Introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance (Éditions Amsterdam 2011), Renverser l’insoutenable (Seuil, 2012), Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (Armand Colin, 2012), Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), L’économie de l’attention (La Découverte, 2014). Michel Duport Artiste sortant souvent du tableau pour glisser vers le relief peint, car la sculpture est pour lui du dessin en volume, il est représenté par les galeries Baudoin Lebon Paris, Djeziri-Bonn, Paris, Eric Linard éditions. (dernière exposition personnelle galerie Baudoin Lebon / 2013). Il est aussi collectionneur de râpes alimentaires («Aux râpes etc. » biennale de design de St Etienne / 2006 dans une scénographie de Matali Crasset). Alain Faure est chercheur CNRS en science politique dans le laboratoire PACTE (Université de Grenoble Alpes). Ses travaux portent sur les énigmes de l’action publique locale en France, en Europe et en Amérique du nord. Il a co-dirigé ces dernières années plusieurs ouvrages proposant des analyses comparées dans ce domaine : Les politiques publiques à l’épreuve de l’action locale (2004), Action publique et changements d’échelles (2007), L’action publique locale dans tous ses états (2012). Depuis son séjour d’un an à Naples (2009), il concentre

la focale sur les passions, les récits et les traumatismes qui imprègnent le vivre ensemble dans chaque métropole étudiée. Carnet de recherche : http://enigmes. hypotheses.org/ Antoine de Galbert Ancien galeriste, collectionneur et créateur d’une fondation d’utilité publique, La maison rouge à Paris. Jean Guibal Conservateur en chef du patrimoine. Après avoir occupé diverses fonctions dans l’administration culturelle, il dirige le Musée dauphinois de Grenoble, où il tente d’interroger les identités culturelles et de livrer une vision sociétale du patrimoine. Auteur de nombreux articles et ouvrages sur le patrimoine, responsable de nombreuses expositions, il est directeur éditorial de la revue L’Alpe (Glénat). Il est par ailleurs professeur associé à l’Institut d’Etudes politiques de Grenoble. Patrice Meyer-Bisch Philosophe, coordonnateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, et de la Chaire UNESCO pour les droits de l’homme et la démocratie, de l’Université de Fribourg (Suisse). Il anime depuis 20 ans le « Groupe de Fribourg » dont les travaux sont consacrés aux droits culturels. Il a fondé en 2004 l’Observatoire de la diversité et des droits culturels. Il a édité plus de 25 ouvrages consacrés aux droits de l’homme, dont plusieurs aux droits culturels. Derniers livres : Déclarer les droits culturels. Commentaire de la Déclaration de Fribourg , Schulthess, Bruylant, 2010 (en collaboration avec Mylène Bidault) ; L’enfant, sujet et témoin, les droits culturels de l’enfant, Schulthess, 2012. Philippe Mouillon Plasticien, scénographe urbain, il est à l’initiative de Laboratoire sculpture-urbaine. Revendiquant un art contemporain élargi, il

compose des projets indisciplinés et d’échelle planétaire, de Rio de Janeiro (Arcas da Lapa, en 1996) à Douala (Bendskins, en 2007), ou Lyon (Jeux de paysages, en 2011), invitant des plasticiens, écrivains, géographes, urbanistes, philosophes, sociologues, cuisiniers, plusieurs centaines d’artistes et de chercheurs, disséminés dans le monde, à confronter leur expérience singulière du monde. Henry Torgue Compositeur et sociologue. Il mène en parallèle composition musicale et recherche. Directeur du laboratoire CNRS Ambiances architecturales et urbaines à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, ses recherches portent sur l’imaginaire des espaces urbains contemporains. Guy Tosatto Conservateur du musée d’art contemporain de Rochechouart, de 1985 à 1991, puis directeur du Carré d’Art, musée d’art contemporain de Nîmes de 1993 à 2001 et directeur du musée des Beaux-Arts de Nantes en 2001-2002. Il est directeur du Musée de Grenoble depuis septembre 2002. A ce poste il a organisé de nombreuses expositions d’art moderne : «La Nouvelle Objectivité-Allemagne années 1920» en 2003 ; «L’Art italien et la Métafisica» en 2005 ; «La collection Rupf de Berne» en 2006 ; «Gaston Chaissac» en 2009 ; «Chagall et l’avant-garde russe» en 2010, ainsi que des expositions monographiques d’artistes contemporains : «Thomas Schütte» en 2003, «Jörg Sasse» en 2004, «David Tremlett» en 2006, «Juan Muñoz» en 2007, «Wolfgang Laib» et «Patrick Faigenbaum» en 2008, «Gerhard Richter» et «Alex Katz» en 2009, «Stephan Balkenhol» en 2010.

Anciens numéros disponibles

les auteurs

les collectionneurs

Daniel Bougnoux, Gilbert Abèle, Nicolas Buzare, Miloud Achir, Marie Andrée Chambon, Danièle Armeo, Martine Chiorino, Nathalie Banel, Jeannine Collovati, Christine Bernard, Pascal Dagneaux, LN Boul, Aline Davias, Céline Bonnieu, Nadia Davias, Babeth Camilleri, Pascal Descorps, Anaïs Carvin, Patrick Deschamps, Alban de Chateauvieux, Jeanne Doche, Guy Claveirolly, Anne Dortel, Julie Delaporte, Damien Dervaux, Driss Dendoun, Marie-Hélène Esteoule-Exel, Michel Duport, Jacqueline Eyraud, Charles Dieuzayde, Jeannine Fouche, Bernadette Gauthier, Malou et Jean-Jacques Gleizal, Jean Marc Galvin, Myren Garin, Martine Laborie, Philippe Gayet, Guy André Lagesse, Benjamin Girardier, Manon Launo, Fabien Girardier, Michèle Maignien, Sonia Huguet, Roland Mellan, Jacqueline Lecoeur, Henri Merou, Matthieu Legrand, Axelle Monge, Chris Leveque, Carole Novara, Jean Olivier Majastre, Anne Pfist, Anne Marie Makalieff, Serge Pisso, Gérard Mermet, Michèle Pona, Hervé Moussu, Claude Renard Chapiro, Nicole Moya, Julien Ruols, Manon, Eline, Romain Pathier Erwan, Christine Scoranno, Odette Pommier, Florent Simonet, Guy Pouget, Sandra Tognetti, Marcel Pothain, Michel Zurlini, Gérard Raynaud, La Fraternité Belle de Mai, François Raulin, le CAL de la Busserade, Mireille Rebuffet, l’IME La Chrysalide, Benjamin Reynaud, les Têtes de l’Art, Yvane et C Roy-Morio, Eric Rutten, Gaëtan Anzalone, Edouard Schoene, Isabelle de Beauchamp, Caroline Sebaibi, Margot Belair, Muriel Thorel, Michèle Bellemin, Christiane Travers, Marie-Antoinette Blanc, André Trouchot, Françoise Boucanseau, Jean François Viron, Olivier Bordeaux, Standard 216

local-contemporain 01 Vous êtes ici Textes originaux : Yves Chalas, Patrick Chamoiseau, Geneviève Fioraso, Jean Guibal, Yves Morin, Bénédicte Motte, Pierre Sansot, Mireille Sicard, Nicolas Tixier Images originales : Maryvonne Arnaud, Yann de Fareins, Fabrice Clapiès Composition sonore : Henry Torgue

local-contemporain 02 C’est Dimanche ! Textes originaux : Jean-Yves Boulin, Yves Chalas, Jean-Pierre Chambon, Bénédicte Motte, Bernard Mallet, Ghania Mouffok, Philippe Mouillon, Pierre Sansot, Eugène Savitzkaya, Bernard Stiegler, Nicolas Tixier, Henry Torgue, Ivan Vladislavic Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Roberto Neumiller, Peter Wendling Composition sonore : Xavier Garcia

local-contemporain 03 Ville invisible Textes originaux : François Ascher, Suzel Balez, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Chalas, Yves Citton, André Gery, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Natacha de Pontcharra, Pierre Sansot, Dominique Schnapper, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska, Jan Smaga

local-contemporain 04 Le précaire, questions contemporaines Textes originaux : Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Bruno Latour, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Janek Sowa, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud Composition sonore : Laurent Grappe

local-contemporain 05 Foules Textes originaux : Daniel Bougnoux, Jean-Pierre Chambon, Luc Gwiazdzinski, Bernard Mallet, Xochipilli, Philippe Mouillon, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud

local-contemporain 06 Points de repère Textes originaux : Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Yves Citton, Olivier Frerot, Jean Guibal, Luc Gwiazdzinski, Aude Merlin, André Micoud, Philippe Mouillon, Thanh Nghiem, Janek Sowa, Bernard Stiegler, Henry Torgue, Chris Younès Images originales : Maryvonne Arnaud, Sylvain Pauchet

local-contemporain 07 Un monde en soi Images originales : Maryvonne Arnaud, Textes originaux : Patrick Chamoiseau, Daniel Bougnoux, Yves Citton,

local.contemporain 1, rue Jean-François Hache 38000 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net local.contemporain est présidé par Yves Chalas local.contemporain est une initiative de Laboratoire 1, rue Jean-François Hache 38000 Grenoble Laboratoire réalise des installations artistiques d’échelle urbaine dans les grandes villes du monde, ainsi à Johannesburg, Rio de Janeiro, Alger, Cologne, Lyon ou Marseille. www.lelaboratoire.net Laboratoire est présidé par Catherine Pouyet En partenariat avec le Musée Dauphinois 30, rue Maurice Gignoux 38031 Grenoble Le Musée Dauphinois explore le patrimoine pour tenter de donner un contenu à la réflexion collective sur la société contemporaine. www.musee-dauphinois.fr Conception éditoriale Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Philippe Mouillon, Henry Torgue Photographies Maryvonne Arnaud, (sauf page 9 Cloé Beaugrand, et page 65 http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100228260) Textes originaux Maryvonne Arnaud, Miguel Aubouy, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Michel Duport, Alain Faure, Antoine de Galbert, Jean Guibal, Patrice Meyer-Bisch, Philippe Mouillon, Henry Torgue, Guy Tosatto. Relecture et correction Pascaline Garnier, Fabien Vidotto Suivi pédagogique Ève Feugier, Isabelle Nicoladzé, Mise en page Pierre Girardier, Philippe Borsoi Imprimerie les Deux-Ponts Edition Le Bec en l’air / Marseille www.becair.com Diffusion en librairie Harmonia Mundi ISBN 978-2-36744-072-9 / dépôt légal octobre 2014 Directeur de publication Philippe Mouillon © LABORATOIRE pour le titre et le concept © les auteurs pour leurs textes © Maryvonne Arnaud et Cloé Beaugrand pour les photographies La Collection de collections a été réalisée dans le cadre du programme « Quartiers Créatifs » conçu et porté par Marseille-Provence-2013 avec le soutien de la Fondation Logirem, de Logirem, de la Caisse des Dépôts et Consignations, du Fonds Européen de Développement Régional (F.E.D.E.R.), de Marseille Provence Métropole, de la ville de Marseille, le mécénat de Eurovia et l’ancrage local des Têtes de l’Art. Elle a été reprise à Grenoble puis sur le campus de Saint Martin d’Hères / Gières avec les soutiens du PRES (pôle de recherche et d’enseignement supérieur), des villes de Grenoble, Meylan, Saint-Martin-d’Hères, Gières, de Grenoble Alpes Métropole, du Conseil général de l’Isère, de la Région Rhône-Alpes, de l’Agence d’Urbanisme de la Région Grenobloise et du SMTC, et les concours du Musée de Grenoble, du Musée Dauphinois, du Muséum, des Bibliothèques de Grenoble, des archives de Meylan, du Petit-Bulletin, de l’Office du tourisme et d’UnTramway nommé culture. Régie générale Pierre Auzas Direction technique Manu Davias Régisseur assembleur Philippe Maceri Tous nos remerciements à Guy Tosatto, Marianne Taillibert, Christine Carrier, Catherine Gauthier, Jacques Norigeon, Michel Lambert, Marie-Christine Bordeaux, Bertrand Vignon, Nathalie Cabrera, Anais Lemaignan, Pascal Raoust, Julie Gardair, Axelle Monge, Fanny Liatard, Cendrine Chanut, Julie de Mauer, Martine Lahondes, Francoise Mesliand, Pascale Sasso, Laure Varnier, Christine Paoli, Delphine Nadjar Arthaud, Stéphanie Abrial, Alizé Bachimon, Gilles Larvaron, Ce numéro 08 de local.contemporain est édité avec les soutiens de : la Région Rhône-Alpes, le Conseil général de l’Isère, la Métro, la ville de Grenoble


Partager en public nos passions intimes, comme le propose ici une Collection de collections, c’est corriger l’évaluation financière universellement subie en rappelant nos propres critères de valeurs, l’incalculable de nos passions vécues.

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CE N'EST PAS UNE ACTIVITÉ ORDINAIRE QUE DE S'INTÉRESSER À L'ORDINAIRE

LOCAL.CONTEMPORAIN

UNE COLLECTION DE COLLECTIONS

2013 Ce tressage de mille savoirs négligés, de saveurs bricolées, de passions apparemment insensées ou sans valeurs nous désarçonne, mais c’est précisément ce qui fait l’espace public au sens le plus politique du mot, car ce croisement de nos discordances fait de nous des êtres éveillés au monde, chacun façonné par chacun.

LOCAL.CONTEMPORAIN NUMÉRO 8

Comment « Extimiser », c’est-à-dire déposer dans l’espace public les intuitions et les émotions ancrées au plus profond de soi et dont l’autre pourra se saisir pour amplifier sa propre vie ?

une collection de collections


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