Local contemporain 09

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paysages SINGULIERS, paysage PLURIEL


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S O M M A I R E

PP4

POURQUOI NOUS INTÉRESSER AUX PAYSAGES ? Philippe Mouillon

PP9

L’ISÈRE, À LA LIMITE Yann de Fareins

PP11 LE PAYSAGE COMME POLITIQUE CULTURELLE Jean-Pierre Barbier

PP12 DERRIÈRE LE PAYSAGE, LA CRÉATION ET LA CULTURE Jean Guibal

PP14 DE L’IMPRÉGNATION ET DE L’APPROCHE À LA VOLÉE Philippe Mouillon

PP21 L’ESPACE PUBLIC ET LE PAYSAGE EN PROJET Serge Gros

PP26 TRADUIRE LE PAYSAGE Michael Jakob

PP29 LA TRAVERSÉE DES PAYSAGES Daniel Bougnoux

PP31 WALKING WITH SATELLITES Guillaume Monsaingeon

PP40 DES PÉDAGOGIES ÉLARGIES ? Conversation entre Isabelle Nicoladzé, Ève Feugier, Laurence Marie, Cécile Ramade

PP43 DATA ET TERRITOIRE Agnieszka Karolak, Philippe Marin

PP46 LA CARTE ET LE POISSON ROUGE Conversation avec Ingrid Saumur

PP50 LE VISAGE DE LA TERRE Daniel Bougnoux

PP53 CONTRE-COURANT Maryvonne Arnaud, Antoine Choplin

PP57 UNE APPROCHE DU PAYSAGE PAR LES OREILLES Henry Torgue

PP61 CHERCHEZ LE MURMURE, LE PAYSAGE VOUS RÉPOND Marie Chéné

PP62 ÉCHO, CETTE VOIX SANS CORPS QUI SE CACHE DANS LES PAYSAGES Alain Chevrier

PP64 LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS Céline Minard, Christian Garcin, Daniel Bougnoux, François Jullien, Jacques Lacarrière, Alain Roger, Marie-Hélène Lafon, Patrick Chamoiseau

PP77 TOUT L’IMPARFAIT QUI NAÎT DESSOUS LES CIEUX Guillaume Monsaingeon

PP79 LES PHOTOGRAPHIES DE PAYSAGE M’ENNUIENT Conversation avec Mathieu Pernot

PP87 L’ART DU DÉPLACEMENT Conversation avec Yoann Bourgeois

PP91 LE PARADIS… AU MILIEU DE NULLE PART Conversation avec Chris Kenny

PP98 LE PAYSAGE AU BLOC PRÈS Hélène Piguet*

PP103 MONTAGNE(S)-EAU(X) François Jullien (entretien avec Daniel Bougnoux)

PP105 TOMBÉE DANS LE PAYSAGE Mengpei Liu

PP106 DANSER ENTRE CIEL ET TERRE François Veyrunes

PP107 ENTRER EN RÉSONANCE Youtci Erdos

PP111 L’ÉTRANGE IDÉE DU BEAU Élisabeth Chambon

PP115 AUTEURS DE VUES Conversation avec Lapin et Emdé

PP120 AUX FRONTIÈRES DU PAYSAGE Anne-Laure Amilhat Szary et Sarah Mekdjian

PP123 FABULATIONS CARTOGRAPHIQUES Gilles A. Tiberghien

PP124 LES PAYSAGES SENSIBLES, DES BOUSSOLES POUR EXISTER ENSEMBLE ? Alain Faure

PP126 LA CULTURE FAIT LE MUR

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LE PAYSAGE EN QUESTIONS Maryvonne Arnaud

PP2


Qu’est-ce qu’un paysage ? Est-ce une idée ? Une réalité physique ? Une addition d’éléments ? Est-ce un du paysage ne va-t-elle pas de pair avec l’émergence d’un certain confort ? Est-ce que la femme ou attendre Homo sapiens ? Depuis quand utilise-t-on le LE PAYSAGE EN QUESTIONS évolution ? De le partager ? Pour parler de paysage, Maryvonne Arnaud proportion de nature doit comporter un paysage ? D De paysages industriels ? De paysages chimiques ? L leur transformation ? Quel rapport le paysage entretient-il avec la nostalgie ? Peut-on pleurer face à un l’amour ? Quelles émotions peuvent engendrer un paysage ? Peut-on classer les paysages selon une palet un paysage ? Faut-il le mériter ? Une longue marche d’approche favorise-t-elle le sentiment du paysage  paysages familiers ? Est-ce qu’on éprouve mieux un paysage seul(e) ? Se nourrir de paysage, n’est-ce p observant, écoutant ou reniflant un paysage ? Un paysage sans trace humaine est-il un paysage ? Quelle p Un paysage ne peut-il être que sonore ? Ou olfactif ? Comment la température de l’air, la lumière, la sa peut-il être une source de réconfort ? Les paysages de notre enfance ne restent-ils pas les fondations paysage ? Le paysage est-il un accélérateur de pensées ? Quand commence un paysage ? Quand on aba paysages inconnus ? Inexistants ? L’inconscient fabrique-t-il des paysages ? Comment se fabriquent les À quoi servent les paysagistes ? Peut-on cadrer le paysage ? Le paysage a-t-il des frontières ? Peut-on paysage ? Pourquoi ne dit-on jamais “Qu’il est laid ce paysage” ? Un champ de ruines peut-il être un pays Alep en 2016 ? La vue de villes détruites sera-t-elle leur réconfort, leur moteur ? Sur quelles images pour ils bercés les nuits d’orage ou sursauteront-ils à chaque coup de tonnerre ? Le paysage est-il un bien connivence ? De complicité ? Peut-on offrir des paysages ? Est-ce sa fugacité qui le rend intéressant ? O l’ordinateur, le magnétophone, la caméra, la parole, l’écriture ? L’addition de tout cela ? Est-il possible de l’on utilise pour décrire un paysage ? Quels sont les images, les sons, les odeurs les plus communémen elle nous toucher ? Une reproduction de paysage est-elle un paysage ? Une carte de géographie est-elle de paysages ? Pourquoi s’intéresse-t-on au paysage ? Est-ce la peur de sa disparition ? De notre dispar Maryvonne Arnaud est plasticienne et photographe


moment ? Un sentiment ? Est-ce que le paysage existe ? Si oui, depuis quand existe-t-il ? La conscience u l’homme de Néandertal s’arrêtait parfois, reniflait, écoutait et regardait juste en rêvant ? A-t-il fallu mot paysage ? N’est-il pas né du désir de le reproduire ? De le mettre en mémoire ? De comprendre son faut-il être cerné par un espace vierge ? Est-ce que trop de paysage peut devenir oppressant ? Quelle Doit-il forcément en comporter ? Un jardin peut-il être un paysage ? Peut-on parler de paysage urbain ? La conscience du paysage ne vient-elle pas en vieillissant ? Avec la disparition de certains espaces ? De n paysage ? Peut-on rire ? Est-ce qu’il existe des paysages plus propices à la rêverie ? À la réflexion ? À tte de sentiments ? Pourquoi un paysage m’affecte-t-il plus qu’un autre ? Faut-il être deux pour apprécier  ? Faut-il être fatigué, avoir oublié le quotidien, être dépaysé ? Quel plaisir éprouve-t-on à retrouver des pas simplement se sentir vivant ? Appartenir à une espèce ? À un monde ? Que peut-on lire du monde en part de sauvage doit-il conserver ? Quelle part d’invisible doit comporter un paysage pour nous émouvoir ? aison, l’altitude, la vitesse du vent, le degré d’hygrométrie influencent-ils notre perception ? Un paysage de notre vie ? Peut-on se nourrir de paysages ? Peut-on vivre de paysages ? Peut-on se perdre dans un andonne de penser ? De parler ? Certains paysages sont-ils propices au sommeil ? Peut-on rêver à des paysages ? Le paysage façonne-t-il les hommes qui l’habitent ? Ou est-ce les hommes qui le façonnent ? n compter les paysages ? Peut-on les répertorier ? Les classer ? Peut-on faire une lecture politique du sage ? Peut-on dire d’un champ de ruines qu’il est beau ? Quel paysage mémoriseront les enfants nés à rront-ils se construire ? Seront-ils toujours à la recherche d’espaces de désolation ? De silence ? Serontn commun ? Peut-on le détruire ? Faut-il le préserver ? Peut-on partager le paysage ? Est-ce un lieu de Ou l’impossibilité de le représenter ? Quel est l’outil le plus adapté à sa restitution ? Le crayon, le pinceau, e raconter un paysage ? Pourquoi le fait-on souvent par comparaison ? Quels sont les premiers mots que nt associés à l’évocation du paysage ? Que nous raconte une photographie faite depuis un drone ? Peute un paysage ? Peut-on être ému par des reproductions de paysages ? À quoi servent les reproductions rition ? Le paysage peut-il nous rendre heureux ? Un paysage peut-il être regardé comme un spectacle ?


POURQUOI NOUS INTÉRESSER AUX PAYSAGES ? Philippe Mouillon Lorsque le public découvre l’exposition des plans-reliefs organisée par le musée Dauphinois au MAGASIN de Grenoble, durant l’hiver 2012-2013, il n’est plus spectateur. Il observe, jauge, calcule, repère, compare et échange. Il s’individualise. Chacun jubile de croiser les paysages de sa vie quotidienne avec cette représentation de soie, de bois, de papier et de métal élaborée d’après les relevés de géomètres militaires entre le XVIIe et le XIXe siècle. Le cadastre semble tanguer joyeusement dans les têtes, car la précision diabolique des topographes du roi aboutit à cette maquette de poète, enfantine et fruitée, suffisamment rigoureuse pour permettre de se situer, mais pourtant hallucinée comme l’est une peinture de Soutine. À observer les échanges entre chaque atome de ce public attentif, on ne pouvait que chercher à entretenir cet appétit pour une expérience territoriale partagée, en l’actualisant avec de nouveaux outils de représentation comme ceux de la géolocalisation en temps réel, de la cartographie contributive ou des panoramas de rue assemblés par algorithmes.

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Travaux agricoles suivis par Jeremy Wood en juillet 2016 à Saint-Philibert (1 journée avec Thibault Cloitre)

Philippe Mouillon est plasticien, directeur artistique de Laboratoire.

Car la mise en relation de ce très large public avec son territoire quotidien, mais un territoire arraché à la pesanteur du foncier, un territoire de complicités subtiles entre hier et aujourd’hui, d’échanges renouvelés entre ici et ailleurs, nous semblait offrir l’opportunité d’un renouvellement ou d’une clarification. L’identification à un monde commun, à une histoire et un espace partagés apparaît aujourd’hui difficile, car la réalité de nos usages quotidiens et de nos perceptions sensibles ne correspond plus aux formes territoriales instituées. Ceux-ci ne coïncident plus clairement avec une antériorité historique, n’ont pas de cohérences géographiques évidentes ni de continuités spatiales lisibles. Nos représentations ne produisent plus avec évidence de sens commun ni d’adhésion. Cette élaboration de représentations territoriales distinctes des modèles identitaires antérieurs est partout d’actualité. La plupart des territoires sont en effet confrontés au même processus de déterritorialisation et/ou de recombinaison territoriale, ou les majors de l’Internet semblent peser plus lourd dans les imaginaires que les expériences individuelles ou les politiques territoriales publiques. La souffrance engendrée par ce processus de décomposition des ancrages et de recomposition de référents inconnus est palpable dans une part notable de la population.


Le sociologue Bruno Latour décrit ainsi cette actualité : “Notre cadre spatiotemporel est devenu intenable. C’est une transformation de tous les lieux, de tous les territoires, qui subissent chaque fois différemment les mêmes effets de désorientation par la découverte de dépendances mondiales et d’attachements imprévus. Il y a, au cœur même de l’idée de territoire, une contradiction qu’il faut clarifier si l’on veut pouvoir renouer le territoire réel avec des représentations crédibles et rassurantes. […] Peut-on rendre à nouveau habitables, c’est-à-dire habituelles et même confortables, rassurantes, familières de telles variations dans notre nouveau cadre spatio-temporel ? 1”

Les joueurs se sont emparés de Paysages-in-situ bien au-delà de nos espérances. Et cette adhésion a ravivé notre intuition que le paysage était une matrice stimulante de nos imaginaires, matrice à la portée de tous car ne nécessitant pas d’apprentissage. Elle permet d’accueillir l’originalité des connivences spatiales intuitives portées par chacun d’entre nous et qui structurent nos vies, comme une érotique du lieu.

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Recomposer un contexte territorial habitable, c’est-à-dire confortable et accueillant, vécu comme un bien commun à entretenir, et susceptible d’être transmis comme un levain aux générations suivantes, nous a conduits à proposer une première plateforme collaborative d’indexation des imaginaires territoriaux, intitulée “Paysages-in-situ”. Paysages-in-situ est un jeu de faussaire qui aiguise l’attention sur la condition actuelle de notre environnement en proposant de comparer les perceptions sensibles d’artistes ayant vécu ici avant nous, et dont les œuvres sont désormais conservées dans des musées, avec notre propre perception aujourd’hui en nous déplaçant physiquement sur le site et en tentant de retrouver le cadre, la lumière, l’humeur contemporaine de ce même paysage. Ce jeu vise à produire de la controverse dans ces localisations et ces interprétations afin de remettre en débat le sens de nos orientations territoriales.

1 - “Territoire 2040, Prospectives périurbaines et autres fabriques de territoire”, Revue d’étude et de prospective no 2, pp. 9-18, DATAR


POURQUOI NOUS INTÉRESSER AUX PAYSAGES ? Selon le géographe Augustin Berque, le paysage est empreinte et matrice2. Il porte l’empreinte des femmes et des hommes qui se sont succédé en un lieu, traduisant leurs relations écologiques, techniques et symboliques à ce milieu particulier, mais cette traduction du monde transmise par le paysage obtenu au fil des siècles constitue aussi la matrice de notre sensibilité et de notre capacité de déchiffrement. Aussi, utiliser le paysage pour régénérer la capacité de chacun à interpréter son milieu de vie, alors que la plupart des adresses au public sont incapacitantes ou mutilantes, a semblé une évidence pour chacun des partenaires qui ont choisi alors de s’associer à une nouvelle initiative, intitulée PAYSAGE>PAYSAGES, élargie à toutes les formes contemporaines de relecture territoriale sensible. Car à l’heure d’une mondialisation amplifiant les standardisations techniques et l’uniformisation des modes de vie, qui substitue à la citoyenneté les profils type des usagers et engendre ce déficit d’adhésion et ces lacunes d’identification déjà identifiées, des spécificités demeurent qui ne sont ni des crispations d’identité ni des traces mémorielles. Ce sont ces trajectoires dynamiques dans un milieu particulier qui forment patrimoine, et dont nous avons choisi d’explorer le récit.

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Le collège de compétences associées autour de PAYSAGE>PAYSAGES s’est structuré autour des institutions déjà réunies par le jeu Paysages-in-situ : le musée de Grenoble, le musée Dauphinois, le musée Hébert, le musée de l’Ancien Évêché et la Bibliothèque municipale de Grenoble, puis le CAUE de l’Isère, l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, plusieurs unités universitaires comme le laboratoire CNRS Pacte, l’UMR Litt&arts, la Maison des Sciences de l’Homme ‑ Alpes, la Direction de l’action culturelle du rectorat. Il s’est ensuite élargi très vite avec le Parc régional de Chartreuse, la MC2 de Grenoble, le MAGASIN, le musée Géo-Charles d’Échirolles, le Vog – centre d’art de Fontaine, le cinéma Le Méliès, la Maison de l’image, l’École d’art et de design Grenoble‑Valence, le musée Mainssieux de Voiron, le musée Matheysin de La Mure, le CCSTI, le centre d’art Jules-Vallès de Saint-Martin-d’Hères… Le Département de l’Isère a choisi alors d’amplifier la transversalité de cette collégiale en apportant ses compétences propres, sa connaissance infinie de la diversité territoriale réunie en Isère, ses institutions et leurs capacités de production, enfin son appui financier au-delà des cadres institués.

2 - Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, 2001, Paris, Belin

Cette transversalité collégiale nous est apparue nécessaire et bienvenue, parce que le paysage a cette capacité de nous arracher à la pesanteur matérielle du monde et aux limites de notre propre corps, pour nous relier à un infini de la condition humaine : d’autres femmes et hommes ont vécu ici avant nous et ont transformé et aménagé ce monde pour des usages que nous comprenons, ou qui nous demeurent énigmatiques. D’autres femmes et hommes vivent au-delà de cet horizon et participent pourtant de notre propre destinée. Le paysage recombine le voisinage proche avec un au-delà, faisant circuler de l’altérité dans le local et de l’intimité dans le lointain. En ce sens, le paysage est une ressource pour apprendre à vivre avec ampleur. Ce mouvement d’amplification des dynamiques des uns et des autres, l’artiste anglo-américain Jeremy Wood en fut l’un des accélérateurs les plus précieux. Il approcha ce territoire comme l’aurait fait un sourcier, avec la dextérité d’un acupuncteur à la recherche des flux à dénouer. Équipé d’un GPS pour s’engager seul dans une traversée à pied du pays, puis distribuant des GPS à des agriculteurs ou à des employés chargés de l’entretien des pistes de ski, il a obtenu l’empreinte journalière des travaux effectués par ces professions invisibles et négligées. Ce premier état des lieux exposé au public du Vog à Fontaine, puis à la Maison du patrimoine de Villard-de-Lans, fut amplifié par la demande d’enseignants souhaitant associer leurs très jeunes élèves comme autant de petits Poucet invités à tracer un chemin à l’échelle de l’agglomération, puis par les pilotes de vol libre de la Coupe Icare offrant de tatouer le ciel avec ces mêmes GPS, en plongeant des falaises de Saint-Hilaire-du-Touvet. Enfin, pour la rentrée universitaire d’octobre 2016, la toute nouvelle Université Grenoble Alpes proposa à soixante-cinq étudiants originaires des quatre coins du monde de tresser avec Jeremy Wood les 185 hectares du domaine universitaire dans une subtile dentelle de 475 kilomètres. Une œuvre poétique collaborative, ancrée dans un lieu spécifique, et d’une dextérité technologique inouïe qui symbolisera désormais cette nouvelle étape d’excellence dans la vie de l’université.


Cette transversalité des approches, c’est encore l’exposition du musée de Grenoble “Le paysage, mots pour mots” portée en collaboration avec les bibliothèques municipales, où huit auteurs d’aujourd’hui étreignent huit fragments de textes appartenant à notre bibliothèque mondiale, afin de partager avec nous le génie de certaines intuitions qui, de Héraclite à Jean Giono ou Stendhal, ont élargi les capacités humaines à percevoir et à éprouver le monde auquel nous appartenons. Jamais le paysage ici n’a été si loin de la définition illusoire des dictionnaires occidentaux qui tentent de le réduire à “une portion de pays qui s’offre à la vue de l’observateur”. François Jullien nous conduit plus loin encore sur ce chemin en déclarant3 : “Un paysage est toujours en expansion. Il est inappropriable, toujours ouvert sur l’infini. On pourrait dire que le paysage, c’est du pays en essor. Un paysage, c’est une totalité, un tout du monde rassemblé dans le local, ce n’est jamais un coin du monde, mais le monde entier qui est là, dans son dynamisme propre. C’est de l’infini impliqué dans le fini. Le paysage nous encourage à faire de notre lieu un monde ouvert sur l’infini.”

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Avec PAYSAGE>PAYSAGES, cet infini du paysage s’éprouvera désormais sur les 7 431 kilomètres carrés du département de l’Isère, durant une programmation de trois mois déclinée d’une saison à l’autre afin d’apprécier pleinement les forces naturelles et humaines qui renouvellent les paysages : concerts invitant à aborder le paysage à l’oreille, séances de cinéma en plein air surexposant les paysages de fiction aux paysages réels, chorégraphies se risquant au vertige des lieux, faufilages de sketcheurs dans le tissu des rues, phrases inachevées lancées aux falaises pour laisser aux échos le soin de nous répondre… Autant d’occasions de partager ensemble et d’inscrire précisément ici l’incalculable de nos vies.

3 - Séminaire Enquêtes de paysages, 21 octobre 2015, musée de Grenoble


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L’Isère, à la limite Yann de Fareins Circonscrire, pour prendre la mesure du territoire dont s’empareront les artistes associés à PAYSAGE>PAYSAGES. C’est le geste initial proposé par le photographe Yann de Fareins. Il se place, route après route, à la limite cadastrale du département et cherche à saisir de quoi est constituée cette limite, combien cette convention repose parfois sur une réalité géographique évidente ou trahit des frontières caduques, les traces fossilisées de marchandages anciens ou de conflits territoriaux longtemps irréductibles, puis tombés dans l’oubli. Cette limite se concrétise parfois sur le terrain par une borne, une signalétique spécifique ou un simple changement d’état de la chaussée. Elle peut s’inscrire comme une cicatrice aux lèvres de frontières ancestrales, les cernes de croissance de territoires infantiles, ou une césure géographique majeure, mais il n’y a parfois aucun indice perceptible sur le terrain. L’absence de traces visibles n’interrompt pourtant pas le relevé méticuleux de Yann, qui enregistre alors cette lacune avec humour comme une amnésie collective, une distraction des sens, ou une infidélité à l’histoire du lieu.

Yann de Fareins est photographe.

Pont d’Évieu sur le Rhône 5-34-29,3 E – 45-40-13,4 N 15 juillet 2016 à 15 h 47 Limite Isère / Ain Altitude : 204 m Route D33 entre Les Avenières (Isère) et Évieu (Ain)

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L’Isère, à la limite Jardin du musée de l’Ancien Évêché / Grenoble 15 septembre 2016 > 15 janvier 2017


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Pont du Loup sur le Drac 5-58-05,8 E – 44-47-40,6 N 11 août 2016 à 12 h 09 Limite Isère / Hautes Alpes Altitude : 755 m Route D217 entre Beaufin (Isère) et Aspres-lès-Corps (Hautes-Alpes)

Chasse-Sur-Rhône 4-50-44,6 E – 45-34-52,8 N 20 juillet 2016 à 11 h 14 Limite Isère / Rhône Altitude : 288 m Route de Seyssuel de Chasse-Sur-Rhône (Isère) à Cornavent (Rhône)


Le paysage comme politique culturelle Jean-Pierre Barbier Cette initiative artistique prometteuse rejoignait l’ambition politique du Département de développer un projet culturel partout sur le territoire, accessible à tous et contribuant au rayonnement de l’Isère. Dans le même temps, une vraie dynamique culturelle prenait forme, et nous avons décidé de la soutenir, de la conforter et de la coordonner. La direction de la culture et du patrimoine de notre collectivité était ainsi appelée à jouer un rôle éminent dans le dispositif. L’engagement de ses équipes rendait possible le projet en structurant, diversifiant et amplifiant la programmation, permettant la rencontre entre des acteurs culturels et des publics très divers. Les artistes sélectionnés par Laboratoire ont pu s’exprimer en divers lieux, sites naturels ou établissements culturels, et ont à l’évidence rencontré l’adhésion, à tout le moins invité à la réflexion, de nombreux visiteurs. Qu’il s’agisse de Chris Kenny, exposant ses cartes dans la maison de ce peintre de paysage que fut Ernest Hébert, de Jeremy Wood, décomposant les espaces tracés au moyen d’un GPS sur le campus de Saint-Martin-d’Hères ou les pistes de L’Alpe-d’Huez, avec tant d’autres, dont Henry Torgue arpentant nos “paysages sonores”, chacun a nourri de nouveaux regards sur les paysages. Enfin, ne le cachons pas, cette ouverture très large sur la notion de paysage devait aussi nous ramener à une réalité incontestable : le territoire de l’Isère est riche d’une diversité et d’une qualité de sites naturels et culturels qui n’attendent que des regards pour être de grandioses paysages. Ce que nous avons rappelé, in fine, avec l’édition de l’ouvrage Cent lieux : paysages et patrimoine en Isère, qui est une invite à développer, par l’action culturelle, une “conscience paysagère” chez nos concitoyens comme chez nos visiteurs et, ce faisant, faire valoir notre territoire. “Les yeux ouverts”, avions-nous dit, dès le début de cette opération, pour caractériser cette démarche culturelle…

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Les politiques culturelles des collectivités territoriales se mesurent aujourd’hui plus souvent à l’ampleur des moyens qui leur sont consacrés qu’à la nature et la qualité des projets qu’elles permettent. Ainsi pourrait-il en être pour l’Isère, ce Département qui vient d’attribuer de nouveaux moyens à la culture – dans un contexte général qui tend plutôt à la réduction. Au-delà de la croissance des budgets (dès 2016, avec l’arrivée de la majorité que je préside, et à nouveau en 2017), nous devons aussi tenter de renouveler les projets pour rencontrer, plus et mieux que par le passé, l’intérêt et l’adhésion des publics, et autant que possible de nouveaux publics. C’est dans cette perspective que nous avons sollicité les acteurs, et d’abord les services culturels du Département, pour que cette rénovation soit mise en chantier. Avec pour premier objectif d’élargir le territoire concerné par l’offre culturelle, trop souvent limitée aux centres urbains ; et tout autant de veiller au rapprochement des disciplines, de la création la plus vive au répertoire classique, de l’art contemporain au patrimoine. Cette transversalité géographique et artistique nous semblait en effet propice à un large partage avec les publics. Et peut-être à favoriser un véritable rayonnement du projet culturel du Département, rayonnement qui doit servir encore la démarche à destination des publics. Parmi les nombreuses propositions culturelles qui sont régulièrement soumises au Département, l’une d’entre elles a, dès l’été 2015, retenu notre attention. Il s’agissait d’un projet fondé sur le paysage, porté par le collectif Laboratoire, dont nous avions soutenu et apprécié les premières expériences avec l’opération “Paysage-in-situ”, à laquelle avaient collaboré plusieurs de nos musées. Nous pensions promouvoir une biennale : le rythme sera plus rapide, calqué sur celui des saisons.

Jean-Pierre Barbier est Président du Département, Député de l’Isère


Derrière le paysage, la création et la culture Jean Guibal > À défaut de bilan… Il est impossible, quelques semaines après la clôture de l’opération, de tenter une évaluation artistique de cet événement : d’ailleurs, seuls des regards extérieurs pourraient s’y risquer. Il n’est pas plus facile d’analyser la réception de cette proposition culturelle par les publics, faute d’une véritable étude qualitative de la fréquentation. Reste le réel intérêt, pour une publication telle que local.contemporain, que pourrait représenter une réflexion (à partager, bien sûr) sur la collaboration que cette manifestation a favorisée et sur la méthodologie qui a été mise en œuvre : une telle réflexion pourrait permettre de mieux comprendre les évolutions en cours dans la conduite des institutions culturelles à l’échelle locale. Car bien des questions demeurent ouvertes. Ainsi comment expliquer que, dès les premiers temps de la préparation de l’opération, une cinquantaine de participants, représentant presque autant d’institutions, se retrouvent lors d’une réunion convoquée à la MC2 ? Des institutions qui d’ordinaire se côtoient sans vraiment se rencontrer. Puis, au fil du développement du projet, que de nouveaux partenaires se font connaître, sollicitent leur adhésion. Est-ce le thème du paysage qui fait courir ? Est-ce la crise des budgets culturels et la perspective de trouver là de nouveaux moyens ? Est-ce l’intercession d’une structure indépendante des collectivités, Laboratoire ? Ou le charisme de son animateur ? Certes, ces institutions étaient d’abord celles qui sont installées dans l’agglomération grenobloise et, dans un premier temps, elles ont pu espérer que la Métro (Grenoble Alpes Métropole) allait expérimenter ses nouvelles compétences culturelles en s’appropriant ce projet. Elles ont en revanche vite compris que si le Département de l’Isère, qui avait accompagné l’initiative dès sa gestation, la faisait sienne, toutes les chances de réussite étaient rassemblées.

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Si c’est bien le regard qui fait le paysage, si c’est bien dans l’ordre de l’intime que se construit cette émotion particulière, l’“accélérateur” culturel peut néanmoins en faire un outil de partage et de réflexion collective. C’est dans cette perspective que de nombreux artistes et acteurs culturels se sont mobilisés en Isère, durant cet automne 2016, à travers plus de cent cinquante manifestations. Les motivations étaient des plus diverses, entre le souhait du président du Département, JeanPierre Barbier, d’élargir l’offre culturelle sur le territoire et de voir se croiser les disciplines, celui des institutions culturelles de trouver une audience nouvelle dans un projet fédérateur, et bien évidemment la proposition de Laboratoire — partenaire initial du projet — qui présentait les acquis de l’opération précédente (Paysage-in-situ) comme les fondations d’un mouvement ouvert à tous les développements. Le cheminement a été long : Philippe Mouillon date son démarrage de la présentation du plan-relief de Grenoble (en 2012) ; on pourrait aussi aller chercher plus loin des racines profondes, notamment dans l’opération Traversées, qui réunissait Laboratoire et le musée Dauphinois (à l’époque — en 2000 — la Conservation du patrimoine de l’Isère) autour d’une réflexion sur les paysages de la haute montagne (à La Bérarde, vallée du Vénéon). Il était déjà question de paysage “culturel”, de libérer le regard d’une vision trop naturaliste ou environnementaliste, de considérer le “local” pour mieux appréhender le “global”, etc. Quels que soient les antécédents, nous voilà à nouveau considérant ensemble nos paysages isérois, la notion de paysage comme celle de patrimoine, selon une tradition ancienne sur ce territoire ; et nous confrontant ainsi à des enjeux majeurs pour notre temps.

Jean Guibal est conservateur en chef du patrimoine, ancien directeur de la culture et du patrimoine de l’Isère.


Restait à établir ce programme dans le respect des attentes de tous les partenaires, et au premier chef de celui qui rendait possible ce projet, le Département de l’Isère. Dès lors que l’on s’ouvre à des initiatives diverses, dès lors que l’on favorise l’adhésion plutôt que la cooptation, dès lors que l’on veut essaimer sur un vaste territoire, là où les gens vivent, il va de soi que les critères doivent évoluer. Et plus encore si l’on souhaite élargir les publics. Dans ces principes, lorsqu’ils sont mis en œuvre, réside la divergence fondamentale (et classique) entre création et action culturelle. Et l’opération PAYSAGE>PAYSAGES n’a pas échappé à ce dilemme, ni même aux oppositions caricaturales mais habituelles entre l’élitisme et le “populisme”, entre l’urbain et le rural, entre le local replié sur lui-même et le même local ouvert sur le monde, etc. Et c’est le rôle de la fonction publique culturelle que de résister à de telles pressions et de confirmer qu’il y a bien acte culturel, même s’il n’y a pas forcément de création artistique au vrai (“pur”) sens de l’expression.

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> Création et partage culturel

Il est important de bien mesurer ces contradictions (qui ne devraient pas être des oppositions) au moment où se réfléchit la poursuite de l’opération vers les paysages d’hiver. Car il faut tout à la fois conserver l’exigence artistique et l’ouverture aux projets les plus divers, et pour cela se doter d’un conseil artistique qualifié et de services à l’écoute de la demande. Toute l’organisation de l’opération réclame une telle souplesse, un sens du “terrain culturel” qui doit favoriser les expressions de la diversité. Une collectivité telle que le Département de l’Isère ne peut laisser à penser qu’elle appuie sa politique culturelle sur une seule école artistique, un seul mouvement de création. Comme elle se doit de favoriser l’émergence de formes nouvelles ou de pratiques “amateur”. Il reste que cette aventure artistique et culturelle pourrait avoir tracé une voie nouvelle, ce que la deuxième saison doit confirmer. Et susciter peut-être, entre les institutions culturelles, le désir de se doter de tels objectifs, généraux et… généreux. S’agissant du paysage, d’aucuns ont noté que les manifestations ont favorisé une réflexion par trop théorique, se refusant à affronter la réalité de la dégradation de nos propres paysages, valorisant à l’extrême les belles images de nature parfaite, telles que publiées dans l’ouvrage Cent Lieux. Et qu’il ne serait pas inutile qu’à la faveur de ces manifestations puisse être posée, ici ou là, la question de la reconquête possible de certains de ces paysages… “dénaturés”. Ce qui donnerait à ce projet culturel une finalité sociale qui lui manque peut-être, et ouvrirait un débat qui, s’il présente quelques risques d’affrontement, n’en serait pas moins tout à l’honneur de ses initiateurs.

Plus profondément, cette attitude manifeste peut être une forme de trouble, sinon de désarroi, chez nombre de responsables d’institutions culturelles. Les moyens financiers ne sont pas seuls en cause. C’est bien de l’absence de politique culturelle, ou plutôt d’un axe de mobilisation des acteurs culturels qu’il s’agit, à l’échelle locale et peut-être bien plus largement. Aussi, face à un projet de quelque ambition, mettant en œuvre plusieurs dizaines d’institutions culturelles, porté par une collectivité notoirement engagée dans la culture, la plupart d’entre eux ont fait part de leur accord. La question des publics (l’échec de la démocratisation de l’accès à la culture – très relatif, mais devenu une interrogation permanente), l’embarrassante interpellation sur les “droits culturels”, se cumulant avec la baisse des moyens de tous ordres, semblent avoir déstabilisé les projets les mieux ancrés. Et l’isolement des institutions est devenu intenable. L’opportunité, pour nombre d’entre elles, devait être saisie.


DE L’IMPRÉGNATION ET DE L’APPROCHE À LA VOLÉE Philippe Mouillon Tout semble clair et limpide dans le paysage, et pourtant tout est étrange dans cette notion quand on s’y attarde. On ne regarde sans doute pas le paysage aujourd’hui comme on le regardait autrefois, lorsque les individus étaient majoritairement reliés à la terre dans leurs activités quotidiennes, ni même plus récemment lorsque notre rapport quotidien au monde extérieur ne transitait pas encore si fréquemment par l’écran de l’ordinateur ou du téléphone mobile.

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Ce mot “paysage” est apparu tardivement dans les principales langues européennes et sensiblement à la même époque (vers 1510), comme si pendant très longtemps les femmes et les hommes qui ont habité et pratiqué le territoire avant nous n’avaient pas ressenti le besoin de nommer ce lointain des environs. Le mot est employé pour la première fois en Europe plusieurs années après l’apparition des premières peintures de paysage (réalisées aux alentours de 1495), et le mot “paysage” traduit d’abord une représentation peinte avant de devenir une “portion de nature qui s’offre à la vue de l’observateur”, selon la définition du dictionnaire Le Robert. Cette définition est assez étroite, ou maladroite, car elle suppose l’extériorité du spectateur, c’est-à-dire le face à face entre de la nature offerte, et un observateur retiré du paysage, sur lequel il apporte un point de vue, qu’il observe sans s’y inscrire. Sommes-nous si sûrs de ne pas être inscrits dans l’écosystème du milieu que nous observons ? Le milieu nous affecte et nous l’affectons en retour, ce que le géographe Augustin Berque décrit magnifiquement : “Le paysage est empreinte et matrice. L’être de l’humain est géographique, il se grave dans la terre et il est, en retour, gravé1.”

Paysages-in-situ Musée de Grenoble 19 septembre 2015 > 18 janvier 2016 Musée Hébert 19 septembre 2015 > 15 avril 2016 Musée Matheysin 20 mai > 30 septembre 2016 Musée Mainssieux 16 septembre > 16 janvier 2017 Parc du Domaine de Vizille 15 septembre > 10 décembre 2016 Place Saint-André, Grenoble 12 décembre > 16 décembre 2016

Paysages-in-situ tente d’aiguiser chez chacun l’attention portée au paysage, et de raffiner nos perceptions collectives en échangeant nos divergences, en comparant celles des uns avec celles des autres – marcheurs infatigables ou contemplatifs postés à la fenêtre, habitants de longue date ou touristes de passage, natifs d’ici ou héritiers d’autres paysages, cueilleurs de champignon ou photographes… Il s’agit, en quelque sorte, de contribuer par le jeu à rendre chacun d’entre nous virtuose en paysages. Paysages-in-situ repose sur une longue suite d’invitations : invitation à découvrir, observer et comparer les œuvres conservées dans les musées de la région grenobloise, accessibles aussi sur le site ou sur les applications mobiles Paysages‑in-situ, puis à les localiser en allant vérifier dans le paysage réel l’emplacement où se tenait l’artiste, il y a cent cinquante ans, alors que tout a

1 - Milieu et identité humaine : notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Éditions Donner lieu, 2010


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Recherche de vue à l’identique : Huile originale de Jean Achard (1844) Paysage - Vue prise à Saint-Égrève Collection musée de Grenoble et réplique de Christian Rau situant l’emplacement ainsi : 45,245 de latitude 5,686 de longitude

Recherche de vue à l’identique : Aquarelle originale d’Ernest Hébert (1883) Crête du massif de Belledonne Collection musée Hébert et réplique d’un enfant de l’école maternelle Bajatière

Recherche de vue à l’identique : Aquarelle originale d’Ernest Hébert (1883) Crête du massif de Belledonne, Collection musée Hébert et réplique numérique de Simon Perrin situant l’emplacement ainsi : 45,219 de latitude 5,760 de longitude


DE L’IMPRÉGNATION ET DE L’APPROCHE À LA VOLÉE changé dans cet environnement et que le peintre avait sans doute déjà trié et composé à l’époque entre le beau et le laid, le lumineux et le clair-obscur, le fragile et le grotesque. Les trois cents peintures et photographies qui constituent ce jeu de paysages sont assez peu présentées au public (10 % seulement des œuvres sélectionnées sont issues des expositions permanentes). Il s’agit de peintures, lavis, dessins (musée de Grenoble, musée Hébert, musée Dauphinois, musée de l’Ancien Évéché, musée Matheysin, musée Mainssieux, bibliothèque de Grenoble) et de photographies anciennes sur plaques de verre (musée Dauphinois, bibliothèque de Grenoble) représentant des paysages appartenant à notre territoire alpin proche.

Et ce jeu reste ouvert à tous, sans date limite de péremption. Vous pouvez donc à votre tour choisir une œuvre, puis en rechercher la localisation, puis en inventer une réplique, aussi longtemps que vous le souhaitez. Vous pouvez méticuleusement raffiner votre réplique en vous rapprochant de la lumière saisie par le peintre ou le photographe au petit matin, un jour d’avril 1885. Enfin, vos répliques, et les œuvres originales, sont évidemment consultables depuis n’importe quel lieu de la planète, comme une invitation chaleureuse aux habitants du lointain à venir visiter concrètement ces paysages alpins singuliers.

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Ce jeu de paysages invite ensuite chacun à composer une réplique de la vue originelle à l’aide de tous les outils disponibles, des plus nouveaux comme ceux de la cartographie numérique, aux plus classiques comme le crayon ou la photographie. Il s’agit ainsi d’inviter chacun à entrer en intimité avec un paysage, tel qu’il a été composé par un artiste vivant à une autre époque. Puis de le reproduire afin de s’en imprégner. Nous ne sommes pas si loin des copies exécutées par les amateurs dans les musées de la fin du XIXe siècle. Mais là où l’approche par la copie est vécue aujourd’hui comme une discipline asservissante, notre proposition d’interprétation du paysage à l’aide de tous les outils disponibles tente d’associer sans réserve tous les publics, celui des jeux vidéo, des réseaux sociaux, des imageries de synthèse, de la cartographie numérique, de la photographie, du dessin, de l’écriture… Ce choix pragmatique permet de croiser les publics et leurs esthétiques en créant des tensions dynamiques. Ainsi les représentations numériques produites par Google street view sont des images comme désaffectées, issues de processus robotisés, qui ne portent en elles aucune tentative de cadrage. Cet effondrement du cadrage correspond bien à notre époque et à ce nouveau régime esthétique induit par la circulation dominante d’images digitales partagées via les smartphones et les réseaux sociaux numériques. Ces images réalisées le plus souvent à la volée, sans contrôle du cadrage, puis expédiées comme traces de présence fugitive dans un grand jeu d’échanges renouvellent fortement nos symbolisations collectives. Elles ne sont plus ancrées dans l’esthétique héritée de la chambre noire de la Renaissance et d’une perspective ordonnée, mais participent du basculement dans un monde où des attachements intuitifs se substituent à nos ancrages. Ces écarts forment le nœud de ce dispositif d’expérimentation individuelle et collective.

Paysages-in-situ invite ensuite chaque joueur à exposer publiquement sa réponse, d’abord au musée de Grenoble et au musée Hébert qui nous ont offert le droit d’utiliser gratuitement toutes ces images, puis en plein air dans le parc du Domaine de Vizille. Mais c’est face au paysage réel que s’éprouveront vraiment ses représentations. Car à terme chacun pourra venir s’asseoir sur un banc implanté très précisément grâce à la qualité des localisations issues du processus collaboratif. Ces bancs seront des dispositifs de traduction et d’échange d’horizons, des outils de relations. Relations car chaque promeneur pourra s’asseoir, s’imprégner du paysage présent, le relier aux paysages de sa mémoire, consulter les informations disponibles sur l’œuvre originale, retourner au musée consulter l’œuvre, ou enfin découvrir sur l’application mobile Paysages-in-situ les répliques inventées par les participants. Nous pouvons imaginer des situations où le banc trouvera facilement sa place dans le site, favorisant le va-et-vient entre le passé et le présent, entre le paysage saisi dans l’œuvre originale et le paysage d’aujourd’hui. Mais il est probable que certains sites se révéleront si bouleversés que l’inscription physique d’un banc à cet emplacement précis apparaîtra étrange, incongrue, ou sera simplement impossible. Cet aléa ouvrira un réel espace public de réflexion collective sur la condition contemporaine de notre environnement quotidien. Car Paysages-in-situ réinscrit le temps long de la mise en perspective, c’est-à-dire de l’au-delà de soi, dans une société dominée par l’instantané de l’anecdote.

Paysages-in-situ est une proposition de Laboratoire, lancée en 2015 en partenariat avec le musée de Grenoble, le musée Dauphinois, le musée Hébert, la Bibliothèque municipale de Grenoble, le musée de l’Ancien Évéché, le CAUE de l’Isère, le Laboratoire de recherche CNRS-PACTE, l’Éducation nationale (DSDEN de l’Isère et DAAC), avec les soutiens du ministère de la Culture et de la Communication, dans le cadre des appels à projets numériques culturels innovants, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, de Grenoble Alpes Métropole, du Département de l’Isère, de la Ville de Grenoble, de la Maison des Sciences de l’Homme-Alpes, au titre de son programme 2015 sur les humanités numériques, de l’UMR LITT&ARTS de l’université Grenoble-Alpes et du CNRS au titre du programme AGIR-PEPS “Écologie des médias”. Le jeu est consultable en ligne sur le site www.paysages-in-situ.net


Recherche de vue à l’identique : Huile originale de Laurent Guétal (1889) Les Fréaux Collection musée de Grenoble et réplique d’Amélie Pic situant l’emplacement ainsi : 45,043 de latitude 6,281 de longitude

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Recherche de vue à l’identique : Huile originale de Jean Achard (1837) Vue de Grenoble, prise du quai de la Graille Collection musée de Grenoble et réplique de Thomas Pablo situant l’emplacement ainsi : 45,195 de latitude 5,715 de longitude

Recherche de vue à l’identique : Huile originale d’Ernest Victor Hareux (1892) Le chemin du Petit Séminaire Collection musée de Grenoble et réplique de Andréa Bosio situant l’emplacement ainsi : 45,182 de latitude 5,774 de longitude


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DE L’IMPRÉGNATION ET DE L’APPROCHE À LA VOLÉE

Édouard Brun Le lac Merlat Huile sur toile (1901) Collection musée de Grenoble


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Réplique réalisée par Françoise Girard (2015) et situant la latitude : 45,158 la longitude : 5,931

La recherche par Françoise Girard de la situation et de l’heure exactes autour du lac Merlat en septembre 2015


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L’ESPACE PUBLIC ET LE PAYSAGE EN PROJET Serge Gros Les impulsions initiales de Paysages-in-situ se résumaient en trois points : - agir pour ne pas laisser gagner l’indifférence ; - développer et partager un nouvel imaginaire du territoire ; - appréhender l’espace public comme un espace nécessaire de débat. Guidés par leurs enseignants, les étudiants allaient donc passer du mode raisonné au mode intuitif. Lors de la présentation intermédiaire, après quelques semaines de travail, la diversité des perceptions et des pistes de projets a surpris. Une fois encore, la multiplicité des approches sur un même lieu a rappelé l’intérêt d’un travail d’équipe et la complexité d’un processus de projet qui joue réellement son rôle de révélateur de l’espace et du paysage, chacun s’attachant à recueillir les matières, atmosphères, histoires, l’imaginaire et l’essence des lieux. Forts de ces échanges, les étudiants ont précisé leurs propositions, opéré des choix, des partis pris d’aménagement, conçu des objets qu’ils ont présentés lors d’un jury final, sous forme d’images, textes, plans, maquettes et prototypes. L’enthousiasme des élus et techniciens, impressionnés par la richesse et l’originalité des propositions, démontre de manière exemplaire la réelle plus-value d’une démarche transversale de projet sur des espaces qui, bien souvent, ne font au mieux que l’objet d’aménagements uniformes et d’implantation de mobiliers standardisés… Aucune proposition n’a laissé indifférent, toutes contribuent à redonner du sens en requalifiant les “non-lieux” en “lieux singuliers”. Quelles que soient les suites opérationnelles de cette démarche, par l’installation de prototypes à l’échelle 1, ce que souhaitent plusieurs communes, l’opération Paysages-in-situ ouvre de réelles perspectives qui nous invitent à initier, à toutes les échelles, des projets pour que nos espaces publics et nos paysages échappent au risque de la banalisation et stimulent nos imaginaires. Soyons audacieux !

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Habités par leur seule sensibilité, des artistes ont choisi il y a un siècle ou plus d’extraire un paysage de son environnement pour le porter à l’attention de leurs contemporains en le peignant ou en le photographiant. Ce paysage retenait leur intérêt par sa force propre et son originalité. Ces œuvres conservées désormais dans nos musées agissent comme des sondes sensibles d’un état oublié des lieux. Cette attention pour la valeur de notre environnement, le jeu collaboratif Paysages‑in-situ invitait le grand public à l’aiguiser en retrouvant les sites originels choisis par les artistes. Si ces sites étaient identifiés par les joueurs, l’idée était alors de proposer à quelques communes de la région grenobloise de pousser au-delà cette mise à l’épreuve du temps pour interroger la qualité de notre urbanisation la plus récente : Avons-nous encore, cent à cent cinquante ans plus tard dans une métropole en mutation accélérée, des raisons de nous émerveiller de nos paysages ? L’idée était ainsi lancée de remettre en débat et en projet le paysage comme un élément clé de notre qualité de vie. Laboratoire proposait à l’origine d’interroger le paysage en installant des bancs pour contempler les lieux, le CAUE a souhaité appliquer encore plus largement le dispositif à des formes multiples d’observatoire qui favorisent une découverte dynamique des lieux. Spontanément nous nous sommes tournés vers les enseignants de design de l’ENSAG qui ont trouvé l’initiative suffisamment stimulante pour engager l’ensemble des vingt-cinq étudiants de master dans un atelier de recherche et d’expérimentation. De leur côté, les communes associées ont toutes accepté ce défi, avec l’idée que si les projets étaient convaincants, ils pourraient peut-être voir le jour et constituer une sorte d’observatoire du temps qui passe… Les élus et techniciens ont accueilli ces étudiants porteurs de sensibilités différentes vis-à-vis du paysage, puisqu’ils étaient originaires de très nombreux pays. Les visites de terrain accompagnées avec les paysagistes du CAUE ont permis d’ajuster, grâce à la connaissance des lieux, les points de vue choisis par l’artiste, et déjà de prendre conscience de la perte de qualité, ou à l’inverse de la conservation des sites patrimoniaux sanctuarisés.

Serge Gros est directeur du CAUE de l’Isère.


L’ESPACE PUBLIC ET LE PAYSAGE EN PROJET

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Jean Bidauld, Vue de Grenoble, huile sur toile (1808), Collection musée de Grenoble

Le site aujourd’hui et les propositions d’observatoire de Mohamad Tohméh et Thi Thuy Ngan Dinh


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L’ESPACE PUBLIC ET LE PAYSAGE EN PROJET

Propositions de dispositif de Vanessa Loumon et Douglas Oliveira da Silva

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Jean Achard, Paysage - Vue prise à Saint-Égrève, huile sur toile (1844), Collection musée de Grenoble


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TRADUIRE LE PAYSAGE Michael Jakob Le paysage est une construction, et ceci dans plusieurs sens du terme. Il l’est comme phénomène ou événement mental, étant donné que c’est toujours quelqu’un, un sujet en face du monde, qui le constitue en tant que tel. Le pays et le territoire peuvent existent sans intervention humaine, mais il n’en va pas de même pour le paysage qui implique toujours le regard. Le paysage est un assemblage, le résultat d’un processus complexe, vu que le regard humain l’a constitué pas après pas. Nous ne voyons point le monde en tant que tel, mais plutôt comme nous avons appris à le faire. Rien n’est davantage construit que l’image que nous nous faisons du monde, image que nous considérons cependant naïvement comme donnée. Enfin, le support de ce que nous avons élaboré avec succès comme paysage est lui-même construit, puisque nous ne cessons de modifier notre environnement depuis que nous avons décidé de le maîtriser.

Dans le cas du paysage, la relation sujet-monde implique, dès l’origine, une technologie, c’est-à-dire l’existence de machines plus ou moins sophistiquées qui permettent de bien voir. Le dessin est une telle technologie ; il permet de réduire la complexité des données visuelles en condensant la totalité dans le jeu des traits. Le tableau, en tant que cadre qui découpe une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste, est aussi le résultat d’une technologie permettant la transposition de tout ce qui est visible sur la toile. Il existe un objet qui est à la fois le symbole et l’outil de cette maîtrise donnant lieu, entre autres, au paysage. Il s’agit de l’intersecteur (en italien : “velo”, “reticolato”), la grille fabriquée et théorisée par les grands artistes du Quattrocento, Alberti, Léonard, Dürer. L’intersecteur est un cadre mobile qui donnait la possibilité de

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À l’origine du paysage, il y a toutefois des techniques plus raffinées et spécifiques qui ont été mises en œuvre. Rappelons tout d’abord, dans ce contexte, le fait que le mot et la chose, à savoir le terme français “paysage” (mais aussi les termes européens de “paesaggio”, “paisaje”, “landschap”, etc.), proviennent exclusivement de l’histoire de l’art. Ce fut un nouveau genre de la peinture européenne qui, en privilégiant une certaine image de la nature, permit l’essor initial du phénomène. Le paysage était donc, à l’origine, tableau, retable, peinture murale, dessin – une

forme de représentation qui exige, afin qu’elle soit vue correctement, la bonne distance. Le vis-à-vis caractéristique du mode occidental consistant à stabiliser et contrôler le monde est à l’œuvre, depuis le début, dans la peinture de paysage. La personne qui se trouve en face de la représentation, là où il est prévu qu’elle se fige un instant, assure la traduction des données “2D” en “3D”. Elle construit littéralement l’image et, donc, le paysage, sans même soupçonner la complexité extrême de ce qu’elle est en train d’accomplir.

Michael Jakob enseigne la théorie et l’histoire du paysage à hepia, Genève et à l’EPFL, Lausanne. Il a publié sur ce sujet : L’émergence du paysage (2004), Paesaggio e letteratura (2005), Paysage et temps (2007), Le Paysage (2008), 100 Paysages (2011), Cette ville qui nous regarde (2015).


La réalité se muait en un paysage pittoresque ou sublime parce que le dispositif utilisé avec soin captait ce qui était vraiment digne d’attention. Une nouvelle étape dans la construction culturelle du paysage a été accomplie grâce à l’installation d’objets massifs permettant de diriger le regard vers des scènes dignes d’être re-connues. Nous pensons évidemment au banc qui, dès la Renaissance, sera employé comme un dispositif puissant apte à générer des

S’asseoir sur un banc et découvrir un beau paysage n’est jamais un acte innocent. Comme dans le cas du paysage en général, ici, sur le banc, nous sommes, à bien y regarder, “dirigés”. On peut se demander dès lors qui est le véritable auteur des paysages que nous “découvrons”. Sommes-nous les victimes d’une construction idéologique qui, siècle après siècle, prend des formes différentes, mais qui nous guide et nous conditionne tout de même ?

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Sont déjà présentes dans cet objet simple et efficace toutes les technologies successives liées à la vision. L’intersecteur, qui demande d’être bien fixé et qui exige en même temps l’immobilité de l’utilisateur (ce qui assurera l’arrêt sur image réussi), anticipe la camera lucida, mais aussi la caméra photographique et cinématographique. Il s’agit chaque fois de bien focaliser un objet pratique permettant la création d’images en série. L’un des engins les plus originaux de cette histoire technologique est le Claude Glass. Nommé d’après le grand peintre paysagiste Claude Lorrain, ce verre ovale était utilisé par les peintres et les amateurs pour constituer in situ des paysages intéressants.

paysages. Dans les grands jardins princiers notamment, le banc était disposé de manière scénographique. Offrant à celui qui s’y posait la vue parfaite de la scène d’en face, il donnait l’illusion de la rêverie, tout en organisant en vérité la construction du spectacle visuel jusque dans ses moindres détails. Ce n’est toutefois qu’à l’époque des jardins pittoresques du XVIIIe siècle que ce mécanisme atteindra son apogée. Les circuit-walk gardens faisaient appel aux bancs pour surprendre les visiteurs avec des scènes qui devaient rappeler la grande peinture du paysage du siècle passé. L’on prenait place, et l’on voyait surgir devant soi, comme par miracle, un paysage “à la Lorrain”, “à la Poussin” ou “à la Ruisdael”. Ici, la totalité du paysage résultait d’une construction, car, à la constitution mentale s’ajoutait le travail préalable accompli par le jardinier ou par le paysagiste afin d’inscrire la topographie et la végétation dans le “tableau vivant”.

fixer tout ce qui est visible sur un support. Il faisait voir correctement (première construction) et permettait la juste reproduction (deuxième construction).


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La traversée des paysages Daniel Bougnoux Le plaisir lié à l’expérience du paysage est de l’ordre d’un débordement, d’une transfusion de lui à moi ; je le respire et il me fait respirer, je m’y absorbe et je l’absorbe. Ces verbes familiers mais au fond mystérieux sont au cœur de la philosophie du vivre proposée (explorée) par François Jullien ; ma relation au paysage ne relève pas d’une vue cadrante, objectivante, mais d’un dialogue (intime), d’une compénétration ou d’une progressive infusion. Envisager ainsi le monde prend du temps – rien à voir avec le clic-clac des “points Kodak” réservés aux touristes pressés à la descente du car.

Daniel Bougnoux est philosophe.

Gustave Doré Lac en Écosse, Après l’orage Huile sur toile (1875 - 1878) Collection musée de Grenoble

La lumière ou la force. Cette plénitude ou complétude que je mentionnais n’exclut pas cette lézarde, elle exige cette non-coïncidence intime ; si un paysage doit faire monde ou s’il nous donne localement l’expérience d’une totalité (in nucleo) d’un monde cohérent, il y faut cette marque d’une nature naturante ou en procès, cette tension dynamique, et non pas cette vue ou cette vie statique qu’on dirait retombée. Là où un paysage s’impose, nous ressentons donc toujours la vie active d’un fonds qui ne se laisse pas dénombrer, cerner, ni épuiser, mais d’où ne cessent d’émerger des signes, une expression fugace ou de menus événements. Un paysage autrement dit advient et il ne cesse de venir, ou de nous arriver. Le peintre de l’essor sait capter ce mouvement, en s’attachant à rendre moins ces pommes ou ces ramures d’arbres que leurs vibrations, tout ce qu’elles laissent vivre entre, ou sous tension.

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Respirer, c’est prendre-rendre, opération d’une banalité telle qu’on ne songe pas à s’y arrêter (et comment s’arrêter de respirer ?), ni même à l’observer alors qu’aucun acte n’est plus vital ! Or cet acte, si nous le considérons une minute, suspend ou brouille les frontières entre dehors et dedans, entre le spirituel (la vie, le souffle) et le matériel (la cage thoracique), entre le visible et l’invisible, le solide et le flux… Il est indéniable que nous respirons avec le paysage, ou que celui-ci nous fait respirer. Et que, dans cette mesure, une animation (l’âme en effet n’est pas loin) affecte cette étendue ou cette portion élue du monde : il y a paysage quand il y a tension, voire contradiction dynamique, entre les montagnes et les eaux, ce qui monte et ce qui descend, ce qui ruisselle et ce qui retient, le flux et le bloc, le massif et le vaporeux, le proche et le lointain, l’habité et le sauvage, voire l’inaccessible… François Jullien nous rappelle qu’une mer étendue “à perte de vue” ne fait pas paysage, il y faut le contraste d’une côte, d’un escarpement ou d’une montagne qui la bordent impérieusement, qui s’y mêlent en lui résistant. Le paysage en apparence le plus statique suggère, a minima, une dramaturgie, il montre des acteurs affrontés et déroule une histoire. Il sera curieux à cet égard, si nous organisons une visite dans le riche fonds des tableaux de paysages alpestres du musée de Grenoble, d’y repérer ceux qui font paysage et ceux (la plupart sans doute) qui y échouent radicalement.

Il y a paysage en effet quand il y a de l’essor, un mouvement ou un élan que Jullien oppose à l’étale. Les belles méditations qu’il multiplie autour de cette paire conceptuelle lui permettent par exemple de distinguer entre les tableaux qu’on trouve finis (voire léchés) mais à aucun degré faits, et ceux pleinement faits mais à peine finis, voire carrément inachevés, telles ces esquisses qu’il nous arrive de préférer parce qu’elles témoignent vigoureusement du geste créatif, d’un élan ou d’un projet non encore retombés dans l’étale – cette stagnation où plus rien n’arrive. Contrairement à ce qu’on regroupe dans la philosophie de l’Être, le propre du Vivre est de décoïncider intimement d’avec soi. Ou comme le chante le regretté Leonard Cohen (Anthem), “There is a crack, a crack in everything / That’s how the light gets in”, Il y a une fêlure, une lézarde en chaque être / C’est par là que la lumière rentre.



WALKING WITH SATELLITES Guillaume Monsaingeon Sa pratique artistique, en particulier celle qu’il a livrée durant sa résidence en Isère, est un exercice de lecture : à peine débarqué, ce faux candide élabore une relecture de paysages trop bien connus pour qu’on les connaisse vraiment. Il le fait sans donner de leçons, avec grâce et liberté poétique. Assez tôt dans sa carrière, Wood a produit deux œuvres programmatiques, Meridians et My Ghosts. Dans cette dernière, Wood nous entraîne dans sa marche, partageant ses fantômes personnels ou intimes, vision fébrile et fragile d’une Londres courue et parcourue : seize années de trajets à ce jour, implacablement enregistrés par le receveur GPS. Pas un trajet, pas une course en ville qui manque à l’appel. Comme dans l’esprit humain analysé par Freud, rien ne se perd, tout s’additionne en silence. “Demandons-nous plutôt ce qu’un visiteur, muni des connaissances historiques et topographiques les plus complètes, saurait aujourd’hui retrouver de ces stades primitifs. Il verra le mur Aurélien encore intact, à part quelques brèches. À certains endroits, il pourra découvrir quelques vestiges de l’enceinte de Servius mis à jour par des fouilles. Muni de connaissances suffisantes – supérieures à celles de l’archéologie moderne –, il pourra peut-être en tracer le parcours complet sur un plan de la ville et reconstituer aussi la configuration de la Roma quadrata. Mais, des constructions qui remplissaient jadis ce cadre ancien, il ne retrouvera rien, ou seulement des restes insignifiants, car elles n’existent plus1.” Nous voici embarqués dans les dédales de la mémoire, palimpseste inlassablement griffonné. Peu importe alors la topographie londonienne : l’espace de la ville coïncide avec l’espace mental. L’artiste est constitué de la somme de ses déplacements, chaque ajout enrichit un peu plus le mystère du moi, somme de toutes ses histoires. Psychogéographie si l’on veut, mais surtout dessin des souvenirs et de l’inconscient enfin livré avec ses fantômes.

Tracés des 475 kilomètres parcourus à pied durant 14 jours, sur les 185 hectares du campus par 65 étudiants encadrés par Jeremy Wood

Guillaume Monsaingeon est philosophe, commissaire de l’expositionJeremy Wood.

1 - Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. Ch et J. Odier, Paris, PUF, 1971

True places Le Vog / Fontaine 4 octobre > 15 décembre 2016

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GPS drawings Maison du patrimoine / Villard-de-Lans 7 octobre > 22 octobre 2016

Qu’est-ce qui fait courir Jeremy Wood ? Qu’est-ce qui le fait marcher, conduire, tondre, suivre, escalader ? Que viennent faire, dans la pratique d’un artiste, satellites, GPS, traces et traceurs cartographiques ? La réponse est simple : rien. Rien du tout. Jeremy court pour rien, il marche, il vole, il nage en dépit du bon sens et sans aucune utilité. Pire : tout cela n’est qu’un grand pied de nez à l’histoire. Des milliards investis par l’armée et les contribuables, des dispositifs stratégiques visant une maîtrise planétaire, des années de recherches secrètes. Et puis un beau jour ces outils sont déclassés, ouverts à tout un chacun. Un artiste survient, apprend à jouer avec ces soldats de plomb de l’ère numérique. Les généraux surveillaient l’ennemi tous azimuts, Jeremy ne surveille que lui-même – et encore ! La géographie ne sert pas toujours à faire la guerre. Geo-graphein : écrire-la-terre, la marquer d’un trait, la dessiner pour le plaisir ou pour la connaissance, pour chercher sa propre trace ou pour en laisser une. Si l’histoire de l’art a souvent défini la toile du peintre comme une fenêtre ouverte sur le monde, alors Jeremy Wood est de ceux qui ont fermé cette fenêtre. Son art n’est pas celui du portrait ni du paysage traditionnel. Pour le suivre, il nous faut abandonner le regard horizontal de l’homo erectus et adopter le point de vue céleste ou divin, la vue plongeante ou zénithale. Loin des geeks fascinés par la technologie, Wood est artiste, dessinateur dans la lignée des graveurs d’antan. Inciser la plaque de cuivre, déposer de l’encre noire sur une feuille blanche, tirer une ligne à la plume : autant d’activités classiques, opérations matérielles qui rendent possible l’émotion. Bien loin d’un simple traitement graphique de l’information, Wood est à la recherche de l’expression. Il manipule données, informations et logiciels pour nous les faire oublier, dévoilant ainsi un monde devenu invisible à nos yeux trop habitués. Robert Musil affirmait qu’ériger des statues à la gloire des hommes célèbres était la meilleure façon de les faire oublier. Jeremy Wood essaye de réveiller notre regard éteint, non pas sur les monuments, mais sur les espaces de nos vies.


WALKING WITH SATELLITES

Parmi les territoires revisités par Jeremy Wood, différents domaines skiables implantés autour de Grenoble. Ses traversées londoniennes parlent de lui, de son histoire personnelle, voire intime ; les nouveaux tracés isérois parlent de nous et de ce que nous ne verrons pas. Une piste de ski, c’est pour beaucoup un moment de plaisir, celui de la descente plus ou moins rapide qui fait suite à une ascension plus ou moins longue. Pays de loisir, de plaisir, paysages fréquentés à l’occasion des vacances. Jeremy Wood s’intéresse au revers de la médaille. Derrière le ballet vertical des skieurs qui tombent les pistes et remontent par les lignes de plus forte pente, il sent l’activité fébrile, nocturne et permanente des hommes et femmes au travail. Les paysages de nos loisirs sont nourris de petits matins et de longues nuits de fatigue. Le “blanc manteau silencieux” vanté par les rimailleurs est rempli chez Wood par le fracas des machines, l’odeur du diesel et les traces de chenilles dans la neige : jusqu’à dix jours d’activité d’une douzaine d’engins dameurs. Ce ne sont pas les déplacements personnels de l’artiste qui dessinent ici, mais le ballet mécanique des anonymes préparant en coulisses le domaine skiable. Chaque trait, chaque tracé correspond au déplacement d’une chenillette, même si nous ignorons la topographie détaillée de telle piste qui expliquerait la légère inflexion de ce trait ou la boucle apparemment gratuite. Tel tracé virevoltant et gracieux qui nous charme résulte sans doute d’une décision liée à des choix horaires, économiques ou logistiques. Wood n’explique pas, il donne à voir un paysage tout à fait réel, au moins aussi réel que celui des skieurs. Ses paysages sont la condition même du paysage idyllique des vacanciers. Un paysage peut en cacher un autre, la montagne du dameur rend possible celle du skieur.

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L’autre œuvre programmatique est née d’une marche à travers champs et ville. Meridians est une rencontre entre deux monstres sacrés : Moby Dick et le méridien de Greenwich. La littérature et la cartographie se sont croisées sur le plus beau des terrains de jeu, l’observatoire de Greenwich, à quelques mètres de la Tamise et quelques minutes de Londres. Comment inscrire sur la terre ce méridien de référence, point zéro et ligne invisible par rapport auxquels se calculent toutes les positions à travers le monde ? Que peut-on écrire en hommage à la cartographie et à ses fantasmes de précision, d’exactitude ou de vérité ? Wood se souvint du passage célèbre de Moby Dick, chapitre douze : “Queequeg était né à Kokovoko, une île éloignée au sud et à l’ouest. Elle n’est située sur aucune carte. Les vrais lieux ne le sont jamais.” C’est à cause de cette phrase que Wood est allé marcher le long du méridien de Greenwich matérialisé par une double ligne verte : “It is not down on any map; true places never are.” Le cachalot blanc poursuivi par le capitaine Achab, c’est aussi le méridien de Greenwich : omniprésent, mais insaisissable. On peut positionner des points, marquer des lieux : la cartographie échoue toujours à restituer ce qui fait la plénitude d’un lieu. Et voilà Wood parti à travers la ville afin d’écrire sur la surface de la Terre, le long du fameux méridien, cette impossibilité de cartographier vraiment les lieux. Ce “True Places” de Melville a donné son titre à l’exposition organisée au VOG de Fontaine durant la première Saison de PAYSAGE>PAYSAGES. Ces “vrais lieux” sont ceux auxquels chacun de nous tient, ceux qui donnent du sens au monde et à nos vies, ceux-là mêmes qui sont insaisissables et impossibles à situer vraiment sur une carte.

Tracés des vols effectués durant la Coupe Icare pendant quatre jours, au-dessus de Saint-Hilaire-du-Touvet



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WALKING WITH SATELLITES


D’autres travaux ont été menés grâce à des agriculteurs et à leurs tracteurs. Leurs champs sont désormais représentés ornés d’un sillon boustrophédon lisible tantôt de gauche à droite, tantôt dans le sens inverse, comme celui qu’engendre un labourage. Grâce à ces tracés, Wood ne dessine plus, il sculpte l’espace comme il le fait également lorsqu’il équipe des ailes volantes afin d’en retracer les mouvements tridimensionnels. Une œuvre d’art se reconnaît à son ambiguïté : ces travaux isérois sont en effet marqués d’une tension entre le geste pur et l’inscription graphique sur terre (geo-graphein). Le même tracé peut être restitué flottant dans l’espace vide de la page ou rattaché à la terre par une foule de détails topographiques, cadastre, voirie, habitat… Faut-il tirer l’œuvre vers une poésie dépourvue de contexte, ou au contraire vers une relecture de l’espace que l’on souhaite habiter au meilleur sens du terme ?

Qu’est-ce qui fait courir Jeremy Wood ? À quoi bon tout cela ? Incroyable paradoxe de voir un artiste britannique, qui ne connaissait pas Grenoble l’an passé, révéler à ceux qui l’habitent un nouveau visage des paysages montagneux. Le lourd équipement des satellites et de l’informatique restitue la nouvelle vibration des montagnes au travail. Quel que soit leur lieu d’activité, la mémoire sans faille de ces petites machines dévide son fil, étale sur le papier la lente stratification de nos vies quotidiennes. Narcissique, Wood ? Prisonniers, nous ? Étouffés par cette implacable mémoire ? L’élégance de Jeremy Wood nous libère. Il nous aide à mieux saisir nos vies et leurs terrains de jeu. La rencontre du trait et de la mémoire est aussi celle du paysage et du graphisme. Chacun de nous est ce point de rencontre.

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Wood avait reçu une commande de l’université de Warwick en 2010. Étonnée du peu d’affection des étudiants pour leur campus, la direction de l’université lui demanda de dresser une carte à la fois précise et hors du commun de ce magnifique espace. Durant l’automne 2016 à Grenoble, Wood s’est attaché au même exercice en compagnie des étudiants du Campus de Grenoble Alpes Saint-Martin-d’Hères/ Gières. Il s’agissait cette fois pour l’artiste accompagné de soixante-cinq étudiants de dessiner un espace de travail en évitant les chemins déjà tracés. Sur les 185 hectares du campus, 475 kilomètres ont été parcourus. Routes et bâtiments ont disparu, ils sont désormais présents “en réserve”. Pelouses, parkings ou terrains vacants sont devenus autant de boucles, de frises et de guipures.

Sous la conduite de Jeremy Wood, le campus grenoblois a révélé sa texture inédite et fragile, faite de va-et-vient, de remords, de rêveries et de vagabondages. Une fois de plus, ce GPS drawing (Grenoble Positioning System) est susceptible de plusieurs lectures : dans la version proposée par la collection Mappages de cartes d’artistes, le recto souligne l’appartenance du campus à la ville par le franchissement de l’Isère ou la présence discrète du bâti, tandis que le verso montre une forme flottante, presque primitive et animale, qui surgirait du fond de la préhistoire. Étonnante rencontre de la technologie la plus coûteuse avec une mémoire sans langage renvoyant au plus archaïque de notre humanité.

Tracés de 10 journées de travaux d’entretien de dameuses, Chamrousse, mars 2016 (détail)


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WALKING WITH SATELLITES


“Ces GPS drawing font la part belle au travail des modestes, à ceux qu’on ne voit pas, en déposant une lisibilité, fixée à jamais sur une carte. Je me déplace, je laisse une trace ! Vous avez vu ? C’est mon travail quotidien !”

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Brigitte Duran, Maison du patrimoine de Villard-de-Lans

Tracés des travaux agricoles suivis par Jeremy Wood en juillet 2016 à Saint-Philibert (3 journées avec Thibault Cloitre), Saint-Joseph-de-Rivière (2 journées avec Sylvain Francillon), le Sappey-en-Chartreuse (1 journée avec Emmanuel Jail)



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“Abécédaire”, tracés réalisés par la classe de CP-CE1 de l’école Ampère à Grenoble, en septembre 2016


Des pédagogies élargies ? Conversation entre Isabelle Nicoladzé, Ève Feugier, Laurence Marie, Cécile Ramade Isabelle Nicoladzé : Ce que je retiens d’abord dans PAYSAGE>PAYSAGES, c’est l’importance du jeu et du plaisir. Ainsi, des artistes comme Jeremy Wood ou Chris Kenny nous font rire. Ils ont une approche joyeuse de la planète et nous montrent des formes inconnues, libres, drôles. Les enfants entrent en sympathie avec eux, car cette joie ludique est immédiatement contagieuse. Ève Feugier : Moi, je retiens d’abord l’exigence de cette initiative. L’exigence traverse toutes les propositions de PAYSAGE>PAYSAGES. On la trouve chez Ingrid Saumur par exemple, qui parcourt des espaces, déambule, observe, récolte, dans une approche très systématique, typologique, historique aussi en comparant ses relevés aux cartes anciennes. Elle fait la différence entre carte mentale et carte sensible, ça a fait beaucoup réfléchir les enseignants qui travaillent beaucoup avec des cartes mentales toutes disciplines confondues. Une exigence qu’on retrouve chez Chris Kenny qui collectionne, catégorise, réfléchit dans une démarche systématique de fragmentation du paysage, qui découpe, contrecolle sur des têtes d’épingle ces minuscules fragments de cartes, puis les place dans un certain ordre, durant des heures. Et ça captive les enfants, car ils sont eux aussi totalement dans cette démarche de ramasser des objets, de les collectionner de façon empirique, de les assembler en suivant des logiques inouïes.

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Isabelle Nicoladzé : Regarder le monde avec humour. J’insiste sur cette dimension de l’humour, qui suppose l’exigence aussi, car le jeu pose des contraintes, impose une règle. Par exemple, quand Chris Kenny travaille à partir d’anciens tableaux de paysages. Il le fait avec des moyens apparemment académiques et obtient une sorte de réalité augmentée de “paysages croûteux”. C’est extraordinaire, c’est drôle. Et dans l’exigence, je rajouterai l’importance de l’accrochage. C’est aussi une spécificité de la manifestation. Au musée Hébert, la conservatrice


Laurence Marie : Ainsi avec une craie, on a fait des tracés dans la cour pour que les enfants comprennent que chaque déplacement laisse une trace comme celle d’une craie au sol. Ils avaient juste comme consigne de ne pas lever leur craie dans leurs déplacements. S’ils voulaient écrire quelque chose, il fallait qu’ils repassent dessus. C’était une première approche pour comprendre qu’avec ce GPS, ils allaient obtenir une trace, sauf qu’elle ne se verrait pas. Tracer au sol c’est occuper l’espace. C’était pour leur donner l’idée de dessiner quelque chose en grand et qu’on puisse voir d’en haut, comme un ensemble, à l’échelle du quartier. Après, on les a laissés seuls, par binôme, alors qu’il n’est pas si simple pour des enfants d’utiliser un matériel qu’ils ne connaissent pas forcément. Un GPS, c’est pas compliqué, mais on n’avait pas le temps de réaliser 50 essais. […] Ce parc, c’est le parc où ils vont, pour la plupart, depuis qu’ils ont 1 an, c’est le parc où ils jouent, un lieu qu’ils

Isabelle Nicoladzé est conseillère DAAC, chargée du patrimoine, des musées et de l’architecture. Ève Feugier est conseillère pédagogique départementale en arts plastiques à la DSDEN de l’Isère. Cécile Ramade est enseignante de CE2-CM1 à l’école de la Mairie à Fontaine. Laurence Marie est enseignante de CP-CE1 à l’école Ampère de Grenoble.

Cécile Ramade : Les enfants ont été captivés. Ils ont fait un rendu qui est assez fabuleux parce que le tracé d’une lettre dans l’espace sans la voir… il fallait qu’ils aient des repères, et Jeremy a su leur donner, leur montrer ces repères, et euxmêmes avaient très envie de faire, de réaliser. Il nous a montré d’autres œuvres qu’il a faites, les gamins rigolaient. Et ils se sont dit “nous aussi on peut tracer une girafe en allant à l’école”. Il y a des choses qui sont presque inexplicables dans cette rencontre […] Isabelle Nicoladzé : Cette aventure offre une densité de rencontre inhabituelle, soit parce qu’on rencontre vraiment l’artiste, soit parce nous avons le temps de découvrir une exposition, d’y réfléchir, puis d’y retourner avec un groupe, parce que ce sont des expositions inscrites dans la durée, soit parce qu’on va retrouver un auteur, comme Mathieu Pernot ou Jeremy Wood, qui développent leur propos dans différents lieux. On découvre alors l’épaisseur d’une démarche d’artiste. Ainsi, les paysages sonores ont été une révélation pour beaucoup d’enseignants qui n’avaient jamais eu accès à un exposé aussi brillant et fouillé sur ce sujet, cette différence entre le son et le bruit, tout ce que Henry Torgue a partagé avec nous de manière extraordinairement convaincante. Ce sont des mondes entiers qui s’ouvrent ainsi à nous, et que les enseignants peuvent ensuite décliner en classe avec les outils pédagogiques offerts par local-contemporain, comme le CD des concerts de paysages. Et d’un auteur à l’autre, ainsi de Henry Torgue aux échos de Marie Chéné, l’expérience s’amplifie.

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Ève Feugier : Ces artistes ont bousculé nos représentations. En travaillant avec les élèves concrètement dans l’espace de la ville ou de la campagne avec des outils nouveaux, en jouant avec les supports, avec les outils mis à disposition.

connaissent très bien. C’est leur lieu. Un lieu où ils sont avec des copains, où ils grandissent, où ils ont déjà vécu plein de choses, et là ils ont aussi vécu quelque chose de fort, différent, et c’est inscrit en eux.

Laurence Nesme nous a fait comprendre l’importance de maîtriser l’éclairage avec finesse, combien il fallait que l’ombre de l’épingle soit exactement placée pour que l’œuvre soit restituée comme le souhaitait Chris Kenny. Et on retrouve la même exigence chez Mathieu Pernot à la Maison de l’architecture. Les enseignants présents avec moi lors de cette visite étaient très attentifs à cette rigueur. Parce que c’est une approche qui va avoir des conséquences pédagogiques. Que l’on soit en plein air, avec Paysages-in-situ, où on doit se situer très strictement au bon endroit pour observer le paysage, le croquer, le photographier, ou au musée, qui lui suppose l’accrochage, l’exposition, la collection, toutes ces notions qui sont propres au domaine de l’art.


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“Dessiner le parc La Poya” classe de CE2, école de la Mairie, Fontaine


Data et territoire Agnieszka Karolak, Philippe Marin Soixante-cinq étudiants, dont une trentaine provenant de l’ENSAG1, ont travaillé avec l’artiste Jeremy Wood. Ils ont réalisé une œuvre collective qui consiste à “tracer” ou “mapper” certaines caractéristiques spatiales et physiques du campus de Grenoble à travers un parcours et un déplacement systématique sur le territoire. Le choix des parcours et des chemins réalisés s’appuie sur une perception sensible des espaces, des dimensions, des qualités, des accidents, des singularités de chaque parcelle. L’ensemble des déplacements individuels est enregistré à l’aide d’un GPS. Les résultats prennent la forme d’une carte constituée d’une multitude de marques et tracés, produits par le déplacement du corps dans l’espace et enregistrés par la couverture satellitaire. Ces données sont ensuite transcrites en entités géométries et assemblées pour produire une représentation graphique qui prend la forme d’une carte. Celle-ci peut s’interpréter à plusieurs échelles et offre une lecture des caractéristiques du territoire. L’expérience articule ainsi perception spatiale et médiation technique pour aboutir à une représentation graphique calculée.

Dans une forme de renversement, c’est le corps sensible et la culture de l’observateur qui sont les vecteurs de mesure et de perception de l’espace. À la manière des premiers tracés au sol, réalisés il y a trente-cinq siècles, et qui se constituaient par une implication corporelle, l’expérience décrite ici, mobilise le corps dans la constitution de la trace tout en s’appuyant sur un système technique hautement avancé pour encoder, traiter et représenter ces marques.

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L’histoire des techniques des représentations cartographiques commence avec les premiers tracés au sol, se poursuit avec différentes formes de relevés architecturaux ou profils côtiers, dans le cas de la navigation, et évolue progressivement vers des images de plus en plus précises, d’abord analogiques avec la photographie, puis numériques et encodées, et vont jusqu’à devenir des représentations produites par les seuls modèles théoriques. L’ensemble de ces représentations nous donne à voir des réalités, dans laquelle la place et le statut du visible se transforment. Pendant plusieurs siècles, les instruments utilisés accompagnaient une observation oculaire, une perception sensible de l’environnement passant par l’observation, imposant une présence physique et mobilisant des formes de captation des phénomènes, agencés par nos sens et nos constructions culturelles.

Il est remarquable que les récents développements techniques, caractérisés par la convergence du traitement informatique des données et la construction de représentations numériques, instaurent une distance entre l’œil et la réalité physique. L’exemple de l’usage du GPS, technique de géo-positionnement par satellites, est caractéristique de ces pratiques. Ces derniers gouvernent, guident et orientent nos déplacements, ils médiatisent et externalisent nos fonctions perceptives. Se déplacer et se localiser dans une ville ne passent plus seulement par une observation directe de son environnement et nous préférons porter notre regard sur nos écrans offrant des lectures interactives et des services de guidage. Les repères, les signes et les signaux s’installent dans des systèmes numériques, nous percevons les réalités à travers des filtres techniques et théoriques. L’expérience artistique réalisée sous la conduite de Jeremy Wood, propose un détournement du processus. Ici le GPS ne guide plus, il trace et il enregistre un déplacement. Les qualités et les caractéristiques du territoire sont rendues visibles et lisibles à travers les tracés qui sont le résultat d’une implication corporelle et physique, d’un parcours à pied, d’une marche systématique à travers les prés, en évitant les routes et des rues, entre les bâtiments et les constructions.

Agnieszka Karolak est enseignante à l’ENSAG, Université Grenoble Alpes. Philippe Marin est chercheur à MHAevt, enseignant à l’ENSAG, Université Grenoble Alpes.

1 - L’expérience a été conduite avec la participation des étudiants de l’ENSAG : Ah-Choon Ariane, Balôck Karis, Barbotin JeanRobert, Bidat Margaux, Caroulle Juliette, Decolin Remi, Dereymez Melanie, Fabre Pauline, Lhermet Marine, Mathon Ophélie, Maziero Kevin, Moro Francesca, Paret Lucie, Save Sophie, Slaby Jonathan, Blanc Camille, Seurot Louis, Affaire Mélanie, André Raphaël, Costes Cyril, Fumey Clémentine, Giret Cécile, Grandjean Bastien, Grizard Arthur, Haour Baptiste, Marillier Camille, Pierre Noémie, Robert Sandrine, Sauvervald Romuald, Seguin Chloé, Strugala Camille


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LA CARTE ET LE POISSON ROUGE Conversation avec Ingrid Saumur Pendant plusieurs mois, à raison de quelques journées par semaine, la paysagiste Ingrid Saumur a pris son calepin, ses baskets et son vélo et elle est partie arpenter les rivages du Drac et de l’Isère. Elle s’est ensuite installée à la Maison de l’architecture, pendant trois semaines, pour dessiner et référencer à main levée le fleuve sur une immense page blanche. C’était en direct et ouvert au public, dans une grande salle vitrée, au cœur de la ville, à quelques mètres du fleuve. Nous avons rencontré l’artiste pour en savoir plus sur cette incroyable performance de cartographie live. Alain Faure : Au tout début de cette expérience, vous êtes plutôt dessinatrice ou artiste ? Ingrid Saumur : Dessinatrice, paysagiste, et obsédée par les détails et le respect des proportions ! C’est curieux d’ailleurs. Avant d’aller sur le terrain, je passe un

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Courbures du Drac et de l’Isère Maison de l’architecture / Grenoble 6 octobre > 4 novembre 2016 (photographies Denis Vinçon)

Ingrid Saumur est paysagiste.

temps infini à lire les cartes IGN au vingt-cinq millième. Il faut absolument que je perçoive les choses à la bonne échelle et en respectant les proportions, les ordres de grandeur. Mais cette fixation de départ, pour bien représenter l’hyper-détail sur une carte, elle est pleine de paradoxes. Quand j’étais enfant, j’ai toujours dessiné, j’adorais ça, jusqu’au jour où je me suis aperçue que j’avais une mauvaise vue. Les lunettes m’ont fait un choc : je voyais trop de détails, la “réalité” m’imposait des contraintes impossibles à dessiner. Alors, j’ai adopté une stratégie de traduction : rendre les choses linéaires, se concentrer sur les points et les lignes, les objets repérés à droite et à gauche, les signes qui deviennent des repères, un ordre des choses… Et j’ai éprouvé le besoin de faire une projection, de montrer quelque chose d’évident : une montagne, une maison, des moutons… Le fleuve, c’est parfait : on le voit, on le suit, on l’entend, il est délimité, il suit son cours.


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A. F. : La main de l’artiste pour découvrir les délices du fleuve ? I. S. : Le coup de crayon de la paysagiste est particulier, c’est un travail très technique, très méticuleux. Mon intervention se joue dans la façon de décomposer et de recomposer. Et bien sûr de prendre position sur le décalage entre la carte et la réalité. Dans cette transaction, oui, je fais un boulot d’artiste. Je me concentre sur les lieux-dits improbables, les toponymes mystérieux, les espaces singuliers. Et une fois que j’ai posé les lignes et les légendes, quand les compétences de l’ingénieur risquent de prendre le dessus, ça m’ennuie assez vite. Vous parlez de délices, c’est amusant, je n’y avais pas pensé, mais si on laisse les petits restaus de côté, ça sonne juste : je traque la vie de la rivière, je cherche à raconter ce qui la rend unique, comme un Guide du routard des émotions incongrues à ne pas manquer. D’ailleurs, les promeneurs, les avironnistes et les pêcheurs que je croise au bord de l’eau parlent toujours des petits détails avec ce langage de la passion. Ils vibrent en connaisseurs de choses invisibles pour l’œil non averti. Oui, ce sont souvent des choses délicieuses…

A. F. : Mais alors, vous refaites des cartes qui existent déjà ? I. S. : C’est là que ça se complique. Non, quand je recompose avec mes crayons ce que j’ai vu avec mes yeux d’enfant, c’est mon regard qui prend le dessus, avec ma carte mentale et beaucoup d’émotions. C’est un peu le syndrome du poisson rouge dans son bocal, vous savez, qui s’émerveille facilement et qui reste toujours au premier degré, le nez collé contre la vitre… Le fleuve que j’ai arpenté possède une intensité immédiate que j’essaie de représenter sur la carte : de longs passages calmes, monotones, et des zones de tension, ce que j’appelle des carrefours d’événements. Les lieux sont transformés, avec des routes, des échangeurs, des rails, des ponts, des rapides, des odeurs, des objets, des rencontres… Il y a aussi plein de zones interdites, inaccessibles, sauvages, parfois même un peu inquiétantes. C’est là que mon stylo intervient : je dois traduire ces accélérations et ces tensions, mais en restant très sobre sur le plan technique : en noir et blanc, avec quelques signes, quelques symboles, quelques mots qui sonnent juste.


LA CARTE ET LE POISSON ROUGE

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A. F. : Le fleuve cartographié dans ses plis sensibles, ça transforme la représentation du paysage ? I. S. : Ma carte mentale, comme les cartes IGN ou numériques, ce sont des inventions qui entrent en écho avec l’imaginaire de chaque individu. La carte nous emmène toujours quelque part. Si on reste dans la métaphore culinaire, c’est ma façon cérébrale de concentrer l’attention et d’affûter les papilles sur ce qui nous entoure. À table ! [rires]

La carte Courbure du Drac et de l’Isère, conçue par Ingrid Saumur est éditée par local contemporain dans la collection Mappages, dirigée par Guillaume Monsaingeon


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Le visage de la terre Daniel Bougnoux Pour Odile La bizarre et très spécifique apparition du visage me semble croiser ce que François Jullien nous dit du paysage1. La rime entre ces deux notions n’est pas fortuite, et donne fortement à penser. On a rarement rapproché, que je sache et autrement que par l’homophonie poétique, ces deux mondes en réduction, un paysage/un visage, cette confrontation ne s’imposait pas. Bonne occasion de faire, sur ce point, une pause. > “Sa ressource ne tarit pas”

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On ne se lasse pas de contempler un paysage, non plus que de guetter les mille nuancements d’un visage. Notre relation à ces “objets” (ou plutôt non-objets) échappe à l’opération de connaître, qui s’épuise dans sa communication. Poser qu’un objet s’épuise dans son fonctionnement autant qu’une information dans la connaissance qu’on en prend invite à mieux réfléchir à notre relation avec ces nobjets (non-objets) que sont pour nous un visage ou un paysage. La riche méditation de François Jullien sur ce dernier prolonge à cet égard la réflexion qu’il mène depuis toujours sur le fond, le fonds ou le foncier sous-jacents à toutes les figures, ou aux objets qui s’en détachent ; antérieurs à ceux-ci, il convient de percevoir ou de mieux considérer la ressource du milieu, du médium ou d’un environnement qui se tiennent là par donation primaire, d’autant plus prégnante qu’elle passe inaperçue, ou qu’elle relève de la connivence plus que d’une connaissance consciente. Le paysage, argumente à l’ouverture de son livre Jullien, n’est pas la vue et ne s’y limite pas. Dirons-nous que le paysage constitue la chorè (au sens de ce mot dans chorégraphie : l’enveloppe, la matrice, l’espace de déplacement où danse un corps…) de nos objets de vision ? Un paysage excite d’autres sens que le regard, il donne à entendre, à sentir, il invite à une saisie interminable, à une randonnée qui mobilise l’élan des muscles ; et si notre vue détache, le paysage déborde au contraire chacune des vues qu’on peut y découper par le sentiment qu’en lui, ici, repose un monde lié, à la fois stable et en déformation-reformation permanentes… Dans l’étagement de ses plans qui vont se dissoudre pour fusionner à l’infini, il nous communique d’autre part (et à la différence du jardin) ce sentiment d’une échappée ou de lignes de fuite que nous ne pourrons jamais circonscrire ni embrasser. Une transcendance, sans coupure d’avec ce monde-ci, est donc au cœur de

notre expérience du paysage ; nous nous éprouvons par lui à la fois contenus et débordés, confrontés à un essor (le contraire de l’étale) irrésistible. Or tout ceci s’observerait pareillement sur le versant du visage. Parmi tous les objets de la vue, le visage s’isole immédiatement comme un nobjet, par cela d’abord que ce visage éventuellement me regarde, et constitue autant que le mien le foyer d’une subjectivité. Aucun trait du visage ne se donne donc comme chose (inerte), tous sont redéfinis par leur somme, cette figure jamais inexpressive mais toujours en propension d’émettre et de me surprendre : un visage est une fontaine de signaux qui ne cessent de “parler” (fort au-delà d’éventuelles paroles) ; lui aussi recèle un infini, cette fameuse intériorité qui affleure et ne se livre jamais entièrement ni en clair ; lui aussi excède la vue (un visage invite au dialogue, au toucher, éventuellement au baiser où toute vue s’abolit), et me déborde – dans ma capacité de saisie ou de déchiffrement. S’il me contient (par le sentiment de respect qu’inspire la confrontation du visage, comme y insiste Lévinas), il peut aussi m’entraîner à la conversation, cette relation réciproque où chaque sujet tient sa naissance de l’autre, un copilotage sans hiérarchie ni maîtrise unilatérale… On ne s’empare pas plus d’un paysage que d’un visage, on les apprivoise, on les déroule, on les laisse advenir. Et devant eux on s’éprouve pareillement assigné. > Constance Un paysage est toujours là, on le quitte puis on y revient pour le trouver (presque) inchangé malgré ses subtiles variations. De même un visage, à travers les âges et depuis les photos d’enfance, conserve un invariant mystérieux que nous nous plaisons à déchiffrer au fil de ses portraits ; une expression qui n’est qu’à lui, une identité sous-jacente signature de ses traits. Or cette autotranscendance d’une forme singulière opère à même la peau, ou en rase-mottes ; le paysage pas plus que le visage ne coupent le monde en deux (le ciel/la terre, l’âme/le corps, l’intérieur/l’extérieur, l’idée/le sensible…), ils enveloppent subtilement l’un dans l’autre, ils nous placent à la fois devant (dehors) et dedans. Du paysage comme du visage émane une aura, notion suspecte et peut-être mal dégrossie sous la plume de Walter Benjamin, qui la définissait comme “l’unique apparition d’un lointain”. Il est frappant que notre expérience du paysage joue à tisser le lointain avec le proche, l’unique (la première fois) et le toujours ; mais que dire alors du visage, qui ne s’ajuste exactement ? L’aura a donné l’auréole, qui surligne sur les images pieuses la puissance de rayonnement des traits ; soit de


C’est le moment de remarquer qu’un paysage pas plus qu’un visage ne sont automatiquement beaux. Si l’harmonie ou l’accord ne sont pas pour eux des conditions obligatoires, ils méritent en revanche notre attention soutenue par une qualité de tension, ou d’intensité qui peut aller jusqu’au conflit de leurs composants : “montagnes/eaux” ou “vent/lumière” dit la langue chinoise, “franchement laide” ose Aragon. L’énergie prend son essor de cette contradiction ; on se branche sur un paysage ou sur un visage comme on recharge un appareil à une prise. Le visage ou le paysage plaisent moins par leur ordre que par un don de relance et d’essor (à la différence ici encore du jardin, où une nature enclose et quelque peu châtrée perd en vitalité). Ils ne sont pas toujours beaux (car il y a des beautés fades), mais nécessairement toniques (le contraire de l’atone). Même laid, surtout laid parfois, un visage ouvre (du sein de sa proximité) sur l’infini, sur une réserve ou un retrait inépuisables auxquels l’amoureux peut suspendre sa vie… Remarquons sur ce point qu’il est peu de visages indifférents ; à proportion qu’il m’attire au lieu de me repousser, tel visage me rend complice ou connivent, j’entre avec lui en communication tacite, je suis touché. Face au visage comme au paysage, je me découvre donc impliqué, partie prenante et partie prise. Plus précisément, je me sens entre : parmi ces montagnes-eaux, ou parmi ces ombres et rayons de soleil qui ne cessent de brouiller et d’illuminer tes traits tels que je les aime, et que je crois les connaître alors qu’entre tes cheveux dansants ils me déconcertent et me surprendront toujours. Le paysage, décide François Jullien (à la recherche dans ce livre comme avec tous les autres d’une nouvelle ontologie), me fait glisser de l’être à l’entre. Je suis par lui (des)saisi et je respire mieux, le moi s’aère.

Dernière (?) remarque, un paysage contient le tout du monde, ou m’en donne localement l’équivalent. De même tel visage retient ou contient en lui toute l’humanité, et nous la fait toucher incomparablement. Comment expliquer cette réversion du local au global, de l’exemplaire au genre, sinon en remarquant peutêtre que les traits extérieurs du paysage, comme du visage, se muent en intime ou en plus intérieur quand par connivence ils s’engouffrent en moi, ou moi en eux ? Je m’éprouve hanté ou habité par quelques paysages/visages, et ce couple que nous formons me comble car je sais, tant que dure leur expérience, que la région où vivre (Mallarmé) se trouve bien ici, face à eux. Quelle puissance dans cette rime accolant nos deux mots ! La plupart des rimes se contentent d’apparier les sons, tandis que les vrais poètes explorent à la faveur de l’écho une plus profonde affinité ; la rime est devenue sémantique. Mais je songe surtout que Gaïa, cette divinité tutélaire que nous peinons à nous figurer, et qu’en conséquence nous détruisons un peu plus chaque jour, nous découvre pourtant à la faveur de chaque paysage un fragment du visage de la Terre.

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> Tensions

> C’est tout !

1 - François Jullien, Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison, Gallimard, 2014

cet infini (l’âme, l’esprit ?), occasion d’un entretien passionné, d’un déchiffrement interminable auxquels nous invite ce visage qu’on ne saisira jamais adéquatement du premier coup, qui se donnera peu à peu par esquisses ou sous des aspects toujours recommencés, comme dit le célèbre incipit d’un des plus beaux romans qu’on puisse lire, “La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide”…


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CONTRE-COURANT Maryvonne Arnaud, Antoine Choplin L’un est enfant de l’aval, l’autre de l’amont. Chacun de leur côté, chacun dans un sens, ils ont traversé les paysages dessinés par l’Isère, à leur rythme et à chaque saison, afin de laisser déposer leurs histoires. C’est cette histoire d’enfances qu’ils ont présentée au musée Stendhal, sous la treille de l’écrivain et à la lumière de son œuvre. Maryvonne Arnaud a choisi de descendre la rivière. Elle écrit : “Je marcherai au plus près de l’eau. Je photographierai les odeurs, les grondements, les rumeurs et les humeurs de l’Isère – l’humidité ou la transparence de l’air. Je commencerai cette descente à la confluence de l’Arc et de l’Isère, à chaque pas je me rapprocherai de la mer, je m’éloignerai de la source. L’Arc ne m’a jamais retenue, elle m’a toujours poussée vers la mer. Aussi, je m’arrêterai quand l’Isère se jette dans le Rhône, quand je sentirai les couleurs de la Méditerranée. Les éclats d’un miroir brisé m’accompagneront, ils réfléchiront les chemins oubliés et feront surgir l’enfance et ses rêves ou le plaisir de tenir un nuage entre deux doigts.”

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Ce parcours donnera lieu à la production d’un texte qui sera édité début 2018 aux Éditions Paulsen/Guérin, coll. “Démarches”

Maryvonne Arnaud est plasticienne et photographe. Antoine Choplin est écrivain, directeur artistique du Festival de l’Arpenteur.

Marcher, révéler, écrire Musée Stendhal 23 septembre 2016 > 15 janvier 2017

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Antoine Choplin a remonté le cours au plus près de la rivière, depuis le Rhône jusqu’aux glaciers qui lui font source, dans son intégralité donc. La pensée de l’écriture est au cœur de son voyage. Il écrit : “Je sais combien la marche entretient avec l’écriture une relation puissante, dans une capacité à la susciter mais, plus encore, à en interroger le sens et la forme en convoquant des angles de vue inédits. J’aime l’idée de cette progression solitaire à contre-courant. J’aime qu’elle remonte à la source de quelque chose, empruntant ainsi aux grands paradigmes de l’exploration tout en se situant “au coin de chez moi”. J’aime qu’elle gagne en altitude. J’aime qu’elle soit plus attentive à la réalité de sa géographie qu’à l’esthétique du chemin. Les sources de l’Isère, au glacier de la Galise, sont à plus de 2 900 m d’altitude. C’est là, qu’enfant, j’ai fait avec mon père mes premiers pas en haute montagne. Avec cette envie de palpation du temps écoulé et s’écoulant, je marcherai en empruntant quelques jours aux quatre saisons, avec un surcroît de vie ainsi donné à la figure des paysages. Je m’en tiendrai à la plaine. Je passerai au pied des montagnes souvent parcourues et gravies. Je m’attacherai à l’humilité de cette trajectoire1.”


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CONTRE-COURANT

La rivière décidera de tout. Ce sera à moi de la garder au plus près, dans l’humilité des fonds de vallée, qu’il faille pour cela défricher des sentiers oubliés et désormais à peine marqués ou emprunter des kilomètres de voies goudronnées. Remonter les longues lignes droites des chemins de halage ou serpenter entre les installations industrielles. Et pour ce qui est de la beauté des lieux, de la sauvagerie, de la solitude, on verra bien.


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Par moments, le cours massif et indolent de la rivière apparaît dans un voisinage stupéfiant, à la faveur d’une zone de marais ou de bosquets plus épars. Les pieds au niveau de la surface de l’eau, le regard embrasse le flux dans toute sa largeur et en perçoit le muscle. Il y a ce murmure aussi. Tout sauf un clapotis. Un souffle plutôt, continu, que je sais n’être qu’une illusion des sens mais dont je garde l’écho en moi.


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UNE APPROCHE du PAYSAGE PAR LES OREILLES Henry Torgue Si la perception du paysage passe habituellement par la vue, les autres sens contribuent chacun à sa manière à enrichir et diversifier notre saisie du monde, et notamment l’ouïe. Contrôlant discrètement la situation et semblant aller de soi, l’écoute se fait souvent oublier, manquant de mots pour exprimer ses nuances et ne venant à la conscience qu’en cas de soudaine intensité ou d’une forte charge affective. Pourtant, sans le léger souffle du vent, sans la rumeur lointaine, sans les pépiements nichés dans le buisson voisin, comment le paysage nous ferait sentir qu’il est en vie ? Comment dès lors aiguiser l’attention d’une façon suffisamment séduisante pour donner à entendre et révéler toute la richesse sonore de nos environnements familiers ? En assemblant les sons de nos paysages extérieurs, diurnes et nocturnes, saisonniers, naturels ou liés aux activités humaines, enregistrés au gré d’une vaste collecte étagée sur de nombreuses années, les Concerts de paysages ont pour ambition de donner à écouter une suite d’ambiances sonores illustrant différents aspects de notre milieu de vie : l’eau dans tous ses états, les sons ouatés de l’hiver, la vie estivale des animaux et des hommes, les fêtes urbaines, les clameurs du trafic, les chantiers… Si les sons émanant d’une mégapole n’ont pas grand-chose en commun avec les sons produits par les habitants d’un sous-bois, il est plus subtil de distinguer la signature sonore d’un match de football bien ou mal engagé, ou l’atmosphère d’une brocante entre l’été et l’hiver. Le public des Concerts de paysages est invité à se laisser guider par la pointe la plus fine de l’oreille pour visiter à l’aveugle – et souvent redécouvrir – son propre territoire. Certaines remarques et questions formulées par les auditeurs après ces concerts permettent de préciser le fonctionnement de notre perception acoustique et de notre imaginaire sonore.

> Écouter un paysage, quelle curieuse idée ! Il est vrai que l’œil domine le champ des représentations de l’espace et, pourtant, l’expérience du Concert de paysages prouve le rôle fondamental de l’oreille dans la sensation de notre immersion dans le milieu ambiant. Bien sûr la vue guide et oriente, donne les détails et permet d’ajuster nos actions, mais notre perception est multisensorielle. L’écoute reste en éveil permanent et assure le contrôle de l’inattendu. Nos sens jouent en complémentarité, alternant la dominante modale, c’est-à-dire le sens qui devient momentanément prioritaire : notre cerveau fait confiance aux informations les plus pertinentes pour apprécier ou faire face à une situation. Entendre un paysage, c’est découvrir tout ce qui est hors du cadre, c’est entrer en relation plus étroite avec les autres qui sont autant de “bruiteurs” du monde, et c’est aussi s’ouvrir à la musicalité des sons ordinaires. > Chaque paysage sonore ne se présente pas comme une image immobile, mais plutôt comme une mini-histoire. Pourquoi ? Le son, c’est du temps qui se déroule. Pour respecter la durée qui est le critère fondamental du sonore, chaque séquence thématique propose un parcours chronologique construit à partir de nombreux extraits sonores enregistrés dans différents lieux. Par exemple, pour évoquer la présence très forte de l’eau dans notre paysage alpin, la séquence débute par le murmure calme d’un petit ruisseau qui laisse entendre un avion de passage, et qui se transforme peu à peu en une rivière

Henry Torgue est musicien-compositeur et chercheur honoraire au CRESSON, (Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain) laboratoire rattaché à l’Unité Mixte de Recherche CNRS Ambiances, Architectures, Urbanités à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble Il est membre du comité de pilotage de la Charte du Son Penser le son des villes, résolution proposée à l’adoption par le Conseil exécutif de l’UNESCO à l’automne 2017.

Concert de paysages MC2 Grenoble 17 septembre > 18 septembre 2016

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Concert de paysages Théâtre antique / Vienne 17 septembre > 18 septembre 2016


UNE APPROCHE du PAYSAGE PAR LES OREILLES puissante, jusqu’à sa retenue dans un barrage pour en capturer l’énergie. Une sirène avertit du lâcher de l’eau, indomptable et dangereuse une fois libérée. Après la fureur de la chute, la rivière retrouve sa paix et propose à nouveau l’accueil de ses rives et le charme de ses cascades d’agrément. Pour créer cette évocation, la composition assemble des enregistrements pris sur le cours et les berges de l’Isère, du Drac, de la Romanche et du Vénéon, les lâchers d’eau externes des barrages de Grand’Maison, de Notre-Dame-de-Commiers, du Freney, du Chambon (dérivation du Ferrand) et de Saint-Égrève, et enfin les cascades de Sarenne (Bourg-d’Oisans) et de la forêt de Vallin (Saint-Victor-de-Cessieu). Chaque enregistrement est brut et authentique, mais il s’insère dans une composition qui condense le temps et scénarise divers lieux et moments du thème. > Pourquoi faire entendre des sons habituellement qualifiés de nuisances sonores ?

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Ce qu’on désigne sous le terme de “bruit” ne désigne pas un type de son ayant des caractéristiques acoustiques précises, mais plutôt la gêne ressentie à l’écoute d’un son. En dehors des zones de forte exposition acoustique qui mettent en danger la physiologie auditive, il est totalement subjectif et assez vain de classer en deux catégories les “bons” et les “mauvais” sons sans tenir compte du contexte. Sur un circuit automobile, le vrombissement des moteurs est exaltant alors qu’il est insupportable la nuit dans une rue tranquille. L’expérience de chacun montre que n’importe quel son peut devenir bruit : dans un ascenseur ou en attente téléphonique, même Mozart devient exaspérant ! C’est souvent l’irruption brutale d’un son qui nous le rend hostile avant même de savoir de quoi il est fait ; la surprise empêche l’écoute. Beaucoup de sons méritent pourtant d’être mieux entendus, ne serait-ce que pour les apprivoiser ; mieux les décrypter pour en avoir

moins peur. Par exemple, on peut être surpris des plaisirs que réserve l’écoute des sons de la ville si on dépasse le premier réflexe de rejet. Lorsqu’on guide l’écoute des enfants à travers les bruits urbains, on est émerveillé par leur finesse de repérage des sources et leur grande familiarité avec la ville-orchestre. Avant d’être perçu comme agréable ou agressif, un son est avant tout le témoin d’une présence, d’une activité ou d’une forme de vie. En ce sens, le domaine sonore focalise souvent nos relations à autrui : s’entendre, c’est à la fois être à l’écoute les uns des autres et bien se comprendre. Sans oublier que si nous sommes les auditeurs d’autrui, chacun de nous est aussi un producteur de sons, voire un faiseur de bruits ! Le compositeur John Cage sublime magnifiquement cette nécessaire tolérance de l’écoute par un appel à la curiosité : “Si un bruit te dérange, écoute-le” ; pour être appréciés, les sons, comme les personnes, appellent au dépassement des préjugés. > N’est-ce pas exagéré de parler d’écoute musicale à propos des bruits de la vie quotidienne ? Dans l’usage courant, le sonore est soit sublimé – la musique –, soit rejeté – le bruit. Entre les deux pourtant, il serait dommage de rester sourd aux mille sonorités de la vie quotidienne. La bande-son de chacun recèle autant de pépites que de scories. Les paysages sonores du Concert proposent d’écouter notre cadre de vie comme si c’était de la musique, en étant attentif aux graves, aux aigus, aux forte, au pianissimi, aux rythmes, aux multiples sources qui s’harmonisent ou luttent pour créer la symphonie ambiante. Il faut apprendre à écouter et la musique est un bon guide dans cet apprentissage. On peut entendre un morceau comme un flux global, mais on peut aussi apprécier le savant montage des petites briques dont il est fait. Ce sont deux plaisirs qui se complètent : se laisser porter par la


L’ouïe est par excellence le sens témoin de notre immersion corporelle dans un milieu : nous sommes un corps à l’écoute plongé dans un environnement. Les moindres bruissements, feulements ou craquements sonnent l’alarme ou annoncent de futurs délices. Cette veille par l’écoute, qui contrôle non seulement ce qui est devant comme la vue, mais ce qui est au-dessus ou derrière nous, efficace de jour comme de nuit, est enracinée dans notre cerveau et a assuré la survie de l’espèce humaine jusqu’à aujourd’hui. Et ce n’est pas seulement un témoin qui clignote pour avertir d’un danger connu, c’est un formidable appel à l’imagination : Qui frappe à la porte ? Quels pas ou quels pneus font crisser les graviers ? Estce “sa” voiture qui se rapproche ? Le tonnerre lointain laisse combien de temps avant la pluie ? On le comprend, l’indice sonore ouvre sur l’univers de la fiction, allant de la plus douce rêverie à la plus violente des paranoïas. Se déploient alors de multiples projections qu’il est parfois bien difficile de décoller des éléments strictement physiques ; au point que l’activité humaine vogue en tension entre réel et imaginaire.

> Comment peut-on prolonger cette approche acoustique du paysage ? En allant se balader et, à la pause, fermer les yeux et ouvrir les oreilles ! Pour stimuler ses tympans avant de se chausser, on peut aussi écouter le CD disponible à la demande1 qui rassemble dix paysages sonores de l’Isère. Car si les concerts publics diffusés au Théâtre antique de Vienne et à la MC2 à Grenoble ont été un bel amplificateur de ce projet, celui-ci se prolonge bien au-delà de la Saison 1 de PAYSAGE>PAYSAGES. Avec l’outil pédagogique que constitue ce CD, des enseignants ont suivi des formations spécialisées et animent désormais de nombreux ateliers dans les classes, de la maternelle à l’Université.

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> Il me semble que l’oreille imagine des sons qui ne sont pas présents dans le concert ?

Quelques commentaires d’enfants à l’écoute du Concert de paysages : “Les pas dans la neige, c’est le golem qui avance.” “J’ai l’impression que le train pleure en s’en allant…” “L’avalanche elle tombe sur la cabine du téléphérique ?” “Au stade, les gens ont besoin de crier fort, que leur équipe marque ou prenne un but.” “Sans les klaxons, on ne saurait pas qui a gagné.” “On voit les feuilles des arbres bouger en entendant le vent.” “Quand il devient très fort, on entend aussi la mer dans le vent.” “On voit les nuages blancs qui deviennent gris quand on entend l’orage.” “Est-ce qu’un peintre entend le paysage qu’il peint ?” Jusqu’à cette question d’un futur chasseur de sons : “On fait des photos, mais on peut enregistrer aussi avec un téléphone ?”

1 - Le CD restituant le Concert de paysages, composé par Henry Torgue, est édité par local.contemporain Disponible auprès de contact@paysage-paysages.net

sensation d’ensemble ou entrer dans les détails et nuances de la matière sonore. Écoutez la séquence du chantier : un percussionniste vous dira qu’elle est stupéfiante au plan rythmique. Bien sûr que la musique reste le langage merveilleux de nos émotions et qu’un klaxon ou un aspirateur ont une portée esthétique moindre que les “vrais” instruments, mais avant de juger par un lapidaire “j’aime/je n’aime pas”, peut-on simplement mobiliser toute son attention et mieux décrypter ce que l’on entend ?



Cherchez le murmure, Le paysage vous répond Marie Chéné “J’ai envie de laisser le paysage finir mes phrases, de lui offrir des paroles qu’il puisse me retourner chargées d’autre chose. Cette envie de travailler sur l’écho vient du fait que j’ai constamment le nez collé sur la langue : j’ai donc remarqué que certains mots non seulement “riment”, mais que cette rime produit du sens : par exemple “À petite dose/ose.” Ou “Effleure/ l’heure”. Ou “Tout vient à point à qui sait attendre/t’attendre/tendre.” Ce phénomène de bégaiement de la langue fonctionnant comme celui de l’écho, j’ai pensé qu’il serait encore plus beau de laisser la montagne, ou la falaise, ou les bâtiments de la ville renvoyer la fin de la phrase. Bref, d’écrire pour l’écho : pas tant sur un endroit que par et avec cet endroit.” Poète et plasticienne, Marie Chéné joue avec les mots, les syllabes et les sons. Elle les découpe pour les recomposer, et les faire sonner plus vif. Sa démarche poétique l’amène à identifier des mots, ou des fragments de phrases “déjà là” ou “déjà écrits”, dont elle explore ensuite les richesses. Elle écrit notamment avec les lieux-dits et noms de communes, de rivières ou d’îles, avec les mots des plaques de rues, avec des pages de journaux, avec des audioguides. Son attention se porte audelà du sens évident des mots pour nous en déplier des dimensions plus fragiles.

Marie Chéné est poète et plasticienne.

1 - La carte des échos de l’Isère, conçue par Marie Chéné est éditée par local.contemporain dans la collection Mappages, dirigée par Guillaume Monsaingeon

Chasse aux échos Parc naturel régional de Chartreuse 16 octobre 2016 (photographie Maryvonne Arnaud)

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Durant l’été et l’automne 2016, Marie a repéré divers lieux d’écho en Isère à l’invitation de PAYSAGE>PAYSAGES. Elle les a testés, puis elle a écrit pour les parois. Elle a ensuite invité chacun à partir à la cueillette des échos, et à leur lancer des mots pour écouter leurs réponses. Elle précise ainsi la règle du jeu1 : - Chercher un écho, c’est comme aller aux champignons : on connaît des endroits où il pourrait y en avoir, mais la seule certitude, c’est de faire une belle balade.

- L’écho est fragile, une végétation trop dense ou le bruit d’un torrent l’étouffe, il n’aime pas le vent ni la pluie, pas trop la brume, pas du tout la neige. - Certains échos mettent plus ou moins de temps à revenir, si bien qu’on peut entendre en retour un mot entier, ou plusieurs mots, ou seulement une syllabe. Il faut donc adapter les longueurs des phrases aux dimensions de l’écho. - On attrape mieux un écho en petit groupe : un qui donne de la voix, les autres qui écoutent. Jouer seul est possible, mais demande de jongler entre émission et réception du son. Et dès qu’on est vraiment nombreux, être attentif aux phénomènes sonores subtils se complique. Sans devenir impossible. - Chercher l’écho avec les oreilles plutôt qu’avec les yeux, car il y en a dans des endroits totalement contre-intuitifs. - L’écho est mouvant. À cinq minutes d’intervalle, le vent, par exemple, peut l’entraîner ailleurs. Tout cela est assez mystérieux, il faut donc bouger régulièrement pour vérifier qu’on est au meilleur endroit. Cela vaut pour celui qui lance les phrases comme pour les auditeurs. - Les auditeurs peuvent avoir intérêt à s’écarter du lanceur de phrase et à se tourner vers l’écho : cela réduit l’écart de volume entre le son émis et celui qui revient, et aide à les entendre comme deux parties d’une même phrase. - Un lieu d’écho est susceptible d’en contenir plusieurs, il ne faut pas hésiter à explorer les alentours. - Enchaîner les lieux d’échos permet de remarquer des différences de textures dans le son répercuté. La voix de départ est toujours la même, mais elle revient filtrée par le paysage, et ça change tout.


Écho, cette voix sans corps qui se cache dans les paysages Alain Chevrier La réflexion de la voix a suscité plusieurs voies de réflexion dans l’art et la littérature. L’œuvre de Marie Chéné, qui joue entre ces deux registres pour tracer des itinéraires poétiques, emprunte un chemin original. Elle a travaillé sur les mots qui lorsqu’ils sont coupés en deux forment deux mots de sens différents, comme “va/riante”, “qui/étude” ou “fer/vent”. La coupure peut être due au bord d’un mur dans une salle d’exposition, ou à la pliure d’une feuille de papier. Ainsi, dans Mot compte triple (2015), elle a dispersé ces mots sur une grande feuille de papier, où ils forment un archipel.

pour allier les voix et les oreilles. L’expédition a sa part d’aléas, car Écho est très sensible : elle peut s’enrouer à cause d’un banc de brume, ou n’être plus audible en raison du passage du vent ou de la pluie. Chacun des mots proposés à l’écho doit être lancé afin de se laisser déplier par la montagne ou la vallée : ainsi “jamais l’étonnement” engendre l’échange suivant : “jamais l’étonnement/ne ment”, et “le langage” devient “le langage/engage”. Les échos peuvent être monosyllabiques, mais aussi dissyllabiques (comme un bégaiement/gaiement), et même trisyllabiques (toutes les particules/articulent).

En répétant le dernier mot ainsi isolé, elle a rencontré le phénomène de l’écho. Elle a dès lors employé des mots dont la ou les dernières syllabes, lorsqu’elles sont répétées, contiennent un sens à elles seules (alpage/page), et, en moindre nombre, des mots monosyllabiques qui, répétés, donnent un autre mot (baille : “bye bye”, mur : “murmure”). Mais elle n’en est pas restée à cette “échographie” limitée à la page, et elle est partie à la recherche des échos naturels, susceptibles de répéter le message envoyé de vive voix, afin qu’un semblant de dialogue s’instaure entre elle et la nature. Elle a invité les randonneurs à l’aider à trouver les lieux d’écho du département de l’Isère, où les massifs montagneux sont riches en parois, ravins, gorges, cirques, grottes et lacs, propices à la formation du phénomène. Elle a ensuite dressé la carte des échos et proposé un glossaire de mots, pour que nous les reproduisions à notre tour sur les lieux mêmes qu’elle a visités et expérimentés.

L’intervention de Marie Chéné est une forme d’art auquel la terre, la roche, le paysage eux-mêmes participent, en toute sympathie. On peut dire aussi que c’est un art “échologique”. Elle nous fait renouer avec les amants malheureux des pastorales de l’Antiquité et de l’Âge classique, qui interrogeaient la nature indifférente dans les bois et les monts. Elle rappelle le jeu des enfants et des bergers gardant leur troupeau au flanc de l’alpe, ou, plus près de nous, les touristes qui s’amusent à déclencher des “échos remarquables” répertoriés de certains monuments baroques, jardins, grottes artificielles et vieux remparts. La nymphe Écho, cette voix sans corps, qui se cache dans des paysages de montagne, se révèle quand on l’appelle selon les formules poétiques de Marie Chéné, qu’elle partage avec d’autres “écouteurs”. Ceux-ci, en retour, peuvent proposer d’autres lieux et d’autres formules, et les inscrire dans les quatre médaillons laissés vacants sur la carte. Le jeu peut se poursuivre. Car la dimension ludique fait tout le bonheur de cette démarche. À suivre l’artiste dans cette œuvre, on peut reprendre cet écho d’un poète de la Renaissance : “A-t-on sujet d’en être réjoui ?/ Oui.”

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Marie Chéné est une artiste qui ne s’est pas contentée d’une “installation” statique dans le lieu clos d’une institution, mais, transformée en promeneuse de grande randonnée, elle nous propose une invitation au voyage : elle souhaite nous faire bouger et parler à notre tour, aller par monts et par vaux, au mieux en groupe,

Alain Chevrier est l’auteur de La syllabe et l’écho (Les Belles Lettres, 2002).



LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS

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Sur chacun des huit murs de l’allée centrale du musée de Grenoble sont reproduits des couples de textes. Le premier est un fragment appartenant à la littérature mondiale et choisi par l’un des auteurs invités, écrivain ou philosophe : Céline Minard, Christian Garcin, Daniel Bougnoux, François Jullien, Jacques Lacarrière, Alain Roger, Marie-Hélène Lafon, Patrick Chamoiseau. Le second texte est un rebond écrit aujourd’hui par cet auteur et qui argumente son choix : Pourquoi de ma bibliothèque mentale retenir ce fragment : puissance d’une description, arrogance d’une proposition, remise en question radicale de nos certitudes à propos du paysage ? La luxuriance des sensibilités des auteurs choisis : Jean Giono, Stendhal, Oscar Wilde, Aragon, Héraclite, Balzac, Aimé Césaire et Mario Rigoni Stern, affine notre compréhension de ce qui fait qu’un paysage émerge et s’impose.

Musée de Grenoble. 16 septembre > 16 octobre 2016 Une proposition des bibliothèques de Grenoble, sur une idée de Philippe Mouillon. Maquette des murs Pierre Girardier.

“Mots pour mots” est dédiée à la mémoire de Jacques Lacarrière, à qui notre équipée doit beaucoup. Nous remercions particulièrement Alain Roger pour son livre Court traité du paysage (Gallimard, 1997) d’où provient la citation d’Oscar Wilde qui fut l’amorce de cette exposition.


Daniel Bougnoux commente ici cette expérience :

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Exposer des mots et à cette échelle, quel défi ! Pour une fois, le visiteur du musée était prié de fournir ses images, ou sa voix pour insuffler à ce dépôt d’écritures les frissons d’un fleuve, d’une cabane couronnée d’un arbre, les pentes du lac de Côme ou le remugle des vasières de Camargue… Je me suis efforcé personnellement de lire à haute voix chacun des seize textes, pour en réveiller autant que possible le souffle ; le paysage est en effet matière à respiration, laquelle commence à se déployer dans l’oralité que nous prêtons au corset si étroit du texte, fragiles cosses de mots fixées ici noir sur blanc en lieu et place des images, mais si propices à l’essor de nos sensations. Tout le musée semblait ainsi adossé au Texte, lui-même composé au contact ou dans l’après-coup d’une rencontre avec un Paysage. Ce jeu d’emboîtements, et de renvois, nous dit quelque chose je crois sur nos façons d’appréhender et de manier le vaste monde qui nous environne. Jamais les mots ne nous donneront l’équivalent de la chose vue, le lisible ne fait pas jeu égal avec le visible ; et nul tableau, circonscrit dans son cadre, ne couvrira le bouquet des sensations visuelles, auditives, tactiles, olfactives… noué par un paysage. La carte (sémiotique) n’est pas le territoire. Mais le propre de l’art, ou déjà d’une parole, n’est pas de représenter (équitablement) un monde, mais de le suggérer, de le réduire à une esquisse capable de mettre à feu une chaîne de pensées ou de sensations. La mèche lente des mots embrase nos images (mentales), et les images raniment en nous des contacts perdus ; le musée s’ouvre comme un livre, tout un monde s’y résume qui attend aussi le visiteur au-dehors, dans l’effort physique de la randonnée, dans la traversée pas seulement sémiotique, mais “grandeur nature” des paysages. Et ces paysages élus, si nous les avons d’abord lus, n’en seront-ils pas durablement augmentés ? Qui dira ce que le Trièves gagne à une lecture du Roi sans divertissement, ou une forêt de Sologne à celle du Grand Meaulnes ?


LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS

De nos jours, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des peintres et des poètes leur ont appris la mystérieuse beauté de tels effets.

Sans doute des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. C’est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, 1889

À qui devons-nous ces brouillards ? À Turner, s’il s’agit de Londres ; aux impressionnistes, s’il s’agit de l’Ile-de-France. Cet exemple évoqué par Wilde pour illustrer son aphorisme paradoxal : “La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie”, condense, non sans insolence, la thèse iconoclaste exposée dans cet essai de 1889. Il convient toutefois d’expliciter ce paradoxe, car cette imitation n’est pas directe, au sens où la nature, d’elle-même et docilement, reproduirait sa représentation artistique. Elle suppose un relais, une médiation, celle du regard, qui recueille cette représentation pour la projeter sur l’objet naturel. C’est ainsi que la nature se trouve, comme j’aime à le dire en reprenant un mot de Montaigne, “artialisée”. Cette artialisation explique qu’il y ait une histoire de la nature, du paysage en particulier, comme il existe une histoire de l’art.

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Alain Roger


La Camargue est un delta le dépotoir d’un fleuve, une alcôve. Décrit par Giono, le delta du Rhône est un lieu mythique, Jusque-là il a coulé, rapide, sans avoir le temps de faire de la métaphysique, un Tartare brumeux où se croisent les racines de la terre noire, il a vécu. Dans ce delta, il est sur sa fin, il va disparaître dans la mer, alors il s’alanguit, de la mer et du ciel étoilé, un Tartare qui fait horreur aux hommes comme aux dieux, il flâne, il se partage, il se love sur lui-même, il rumine, il hésite, il récapitule ; puant, délicieux, contrarié et profondément, plantureusement organique. tout ce qu’il a jusqu’ici charrié il le compulse, il le mélange, il le pourrit, il en tire gloire. Le lieu d’une crise, d’une tragédie cosmique quotidienne, Tout ce qu’il a arraché à ses bords il en fait du limon, de l’humus et du sable. hors du temps, sans cesse reconduite. Tout ce qu’il a tué il s’ingénie à le ressusciter, tout ce qui est mort en lui le fait vivre. Ici se lève une lignée d’hommes, dont certains sont des femmes, La graine qu’il a transportée furieusement, ici il la cajole, il la couve, il la fait éclater. (…) qui dirigent les chevaux qu’ils montent avec leurs cuisses, L’odeur se lève : celle de la boue (nous sommes dans un delta), celle du poisson, mais si éloquente que tout le vaste ciel n’est que l’œil du poisson, qui vivent d’air en plein soleil parmi les bœufs, et qui ne se préoccupent pas de savoir qu’on imagine que ses écailles vont se frotter aux galaxies, si l’enfant aux cheveux rouges est bien de leur sang, si c’est un gitan, un vannier, une torera ou un idiot parce qu’ils savent, que sa queue s’enfuit dans les lointains du monde en expansion plus vite que la lumière. ils sont bien placés pour le savoir, que toute vie est la propriété d’un mélange qui leur échappe. Odeur de pourriture mais suave à l’esprit, comme l’odeur du champignon est suave au goût : Ce texte de trente pages ne décrit pas un paysage mais un monde, complet, construit, complexe, une formidable odeur de naissance avant la forme, dont la destruction est imminente, un monde qui va disparaître à l’heure où la vie mêlée à la mort a encore le droit de choisir ce qu’elle va devenir. parce qu’on le tient pour un décor, parce qu’on prend la tragédie pour un spectacle. Odeur de reptiles, des premières colonnes vertébrales qui ne savaient pas encore se tenir debout. Un monde que l’auteur brise après l’avoir fait surgir, Odeur de tout ce qu’il a fallu combattre depuis des milliers de siècles comme une coquille marine sous le pied d’un cheval. pour en arriver à ne plus toucher la terre que par la plante des pieds.

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Céline Minard

Jean Giono, Ennemonde et autres caractères, 1968, Gallimard


LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS

Ici de tous côtés je vois des collines d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839

Portée par l’élan de la rencontre ou plutôt des retrouvailles, cette évocation du lac de Côme suggère combien le paysage est une mise en tension d’opposés complémentaires qui détachent du pays monotone. Apparaissent ici plusieurs dimensions du paysage : le paysage qui enfouit pour faire apparaître, qui singularise, qui est variation et discontinuité, qui rend intensément présent le lointain. Le paysage établit ainsi un rapport qui n’est pas un rapport de connaissance mais de connivence, c’est-à-dire d’entente tacite, une ouverture à la ressource du paysage qui va bien au-delà de la définition commune des dictionnaires européens, définition qui a duré depuis l’avènement de la notion de paysage à la Renaissance jusqu’à aujourd’hui et qui affirme “le paysage est une partie de pays que la nature offre à un observateur”. Cette rhétorique descriptive rate ce qu’est l’expérience du paysage. La pensée européenne a rencontré la question du paysage tout en restant prise dans des implicites qu’elle n’a pas dépassés, mais contre lesquels se sont battus tous ceux qui ont éprouvé l’expérience du paysage, les artistes, les peintres et les poètes, les romanciers, Stendhal.

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François Jullien


Le fleuve est un constant

Ailleurs en notre Ici

Héraclite, Fragments (vers 544 av. J.-C. – vers 480 av. J.-C.)

Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas, une lente ou folle grammaire de tourbillons et de courants, d’eaux venues d’endroits différents. Si les rivières perdent leur nom dès qu’elles rencontrent un fleuve, il n’est pas dit qu’elles perdent leur eau pour autant, je veux dire la nature, densité, singularité, personnalité de leur eau. C’est bien pourquoi chaque fleuve est une histoire, voire une épopée au long cours, un récit ou un conte aquatique. À sa naissance, il n’est souvent qu’un filet d’eau sans nom et sans destin. Mais dès qu’il s’affirme, se continue, s’inscrit dans la déclivité des pentes et le décor du paysage, il prend un nom, son nom, et il peut dire je. Mais vite, à mesure qu’il avance, d’autres je vont se joindre à lui, brasser leurs eaux avec les siennes, et le fleuve, n’ayant plus de je, pourra dire alors nous. Et quand ce nous parviendra jusqu’à son terme et viendra s’unir à la mer, se fondre en l’immensité de ses eaux, il perdra alors et son je et son nous pour devenir tous. Il y a sûrement au cœur de l’Atlantique de minces filets d’eau qui ont encore un goût de Loire mais vite absorbés, noyés au sens propre du mot par le goût cosmique de la mer, ce goût de sel universel. Un fleuve est fait de mille et mille apports différents et sa richesse, voire sa raison d’être et de couler résident en le métissage de ses eaux.

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Jacques Lacarrière, Un jardin pour mémoire, 1999, NIL éditions


LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS

D

u côté de l’île s’étendaient des régions surprenantes : une rivière descendait du ciel et s’accrochait en passant à des arbres fleuris d’oiseaux ; des chalets et des temples, des constructions inconnues, échafaudages de métal, tours de briques, palais de carton, bordaient, soutache lourde et tordue, des lacs de miel, des mers intérieures, des voies triomphales ; des forêts pénétraient en coin dans des villes impossibles, tandis que leurs chevelures se perdaient parmi les nuages ; le sol se fendait par-ci parlà au niveau de mines précieuses, d’où jaillissait la lumière du paysage ; le grand air disloquait les montagnes et des nappes de feu dansaient sur les hauteurs ; les lampespigeons chantaient dans les volières et, parmi les tombeaux, les bâtiments, les vignobles, des animaux plus étranges que le rêve se promenaient avec lenteur.

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Aragon, Les Aventures de Télémaque, 1922

Le jeune Aragon, dans sa saison dadaïste, ne se retient pas d’ironiser sur le lieu commun du locus amoenus, cette île (parodiée de Fénelon) qui circonscrit l’aventure et les premières amours de son héros. Cette description dont le jeune dadaïste s’est fendu moque le “sentiment de la


nature” (titre qu’il donnera à la deuxième partie du Paysan de Paris), une nature déjà travaillée, en 1922, par les provocations futuristes, par l’éloge de la ville industrielle par Apollinaire, mais surtout par les déformations cubistes qui évoquent les gueules cassées, autant que les éclats meurtriers infligés au paysage labouré par les tranchées et les obus de la Grande Guerre.

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Daniel Bougnoux


LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS

…passer, dit-il et que dure chaque meurtrissure passer mais ne pas dépasser les mémoires passer (penser est trop rapide) de tout paysage garder intense la transe du passage passer anabase et diabase…

Aimé Césaire, Cadastre, 1961, Seuil

Magnifique poème qui résume le rapport d’Aimé Césaire au paysage antillais. Paysage folklorisé, désactivé par la frappe touristique, réduit à son évidence paradisiaque qui occultait autant les souffrances de l’esclavage et de la colonisation que la gerbe infinie des résistances qui leur furent opposées. Césaire nous en a désigné les meurtrissures : ces mémoires silencieuses, vivantes sans socles et refoulées, qui alors pouvaient s’élever en une lente anabase, se mettre à palpiter comme autant de diabases, dans chaque morne, chaque cocotier, chaque plage, chaque fruit, chaque fleur, et parvenir à transcendance dans le volcan tutélaire de la Montagne Pelée. Nous avons, un paysage disait-il, il nous faut en faire un pays !... C’est dire : une profondeur. Édouard Glissant aura lui aussi une approche identique en proclamant : “Notre paysage est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire1. ”…

Depuis, je n’ai jamais eu un rapport “touristique” aux paysages que je rencontre, mais une liaison vivante, émue, gourmande et attentive, soucieuse de cette “transe du passage” que nous signale Césaire. Ici, j’entends : le paysage dans lequel nous passons, mais aussi le paysage qui passe en nous comme dans les fastes d’une transe, en beau poème opaque, et l’ensemble faisant passage, je veux dire : nous ouvrant aux paysages du monde. Chaque paysage demeurant non fixe mais activé et fluide, et dans cette dynamique, épelant, appelant, récapitulant, archivant tous les autres. Toute racine venant de loin, venant profond pour aller au plus large ; toute mémoire se projetant dans ce que le passé nous a anticipé : le paysage, élevé en source et en ressource, comme étendue indépassable. Patrick Chamoiseau

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1 - Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 2002, 21


Marie-Hélène Lafon

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joie et au vertige du vent, jetés sur tous les chemins du monde qui est vaste et n’en finit pas de s’élargir loin des hameaux où l’on a commencé d’être. Je ne tranche pas la question des racines, je ne tranche pas les racines du cerisier ; je laisse le texte de Mario Rigoni Stern me travailler au corps des origines, du départ et du retour, de la trahison et de la fidélité, du désir et de la perte, de l’abandon et de l’étreinte. Les mots de Mario Rigoni Stern font ce travail lancinant, ils sont têtus, ils ont ce qu’il faut de douceur et de ténacité et de violente ardeur ; ils peuvent tout dire, ils glissent derrière les yeux et un infime coin de pays s’incarne, se déplie, se déploie en paysage au bord du ciel immense.

Mario Rigoni Stern, Histoire de Tönle, 1978, Verdier

De l’orée du bois, circonspect comme un animal sauvage qui attend la tombée de la nuit pour sortir à découvert, il regardait un hameau, le sien, et là-bas le village dans la trouée des prés. La fumée se répandait odorante dans le ciel rose et violet où les corneilles volaient par groupes, en s’appelant. Sa maison avait un arbre sur le toit : un cerisier sauvage. Le noyau d’où il était né, un mauvis l’avait expulsé en vol et déposé là-haut il y avait bien longtemps, et les caprices d’un printemps l’avaient fait germer. Un monde est là, ça fait monde, ça fait corps, l’attente Un aïeul, en effet, pour protéger la maison de la pluie et de la neige, avait de l’homme au bord du bois, dans son dos le bois mangé d’ombre, les images qui remuent dans sa peau, la chair mis une autre couche de chaume sur la couverture, si bien que celle du des cerises, l’oriflamme du cerisier, les saisons macérées, les dessous s’était changée en humus, en vraie terre presque. saisons à venir, et les strates du temps, l’enfance, les moissons, Ainsi avait grandi le cerisier. les merles, les grives et les aïeux avisés, les prés, la pluie, la neige, Tônle Bintarn, tout en regardant, se souvenait qu’enfant, après le ciel, et les poutres de mélèze noircies et durcies de fumée au long des la moisson du seigle, il grimpait du côté de l’étable, là où hivers, et la précieuse tiédeur des maisons du hameau. La question remuée dans cette page qui fait paysage serait celle des racines, le grand toit rejoint presque la pente de la montagne, les racines du cerisier plantées dans le chaume sur le toit de la maison, les racines pour y grappiller une à une toutes les petites de l’homme qui revient, qui regarde et attend, les racines de celles et ceux qui furent cerises très douces et noires, avant que les arrachés au pays premier pour aller planter et gagner et inventer ailleurs leur vie, arrachés merles et les grives n’y mettent leur bec. et attachés, déracinés et enracinés, parfois plus attachés du tout du tout, parfois jetés à la


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in rc Ga

it ra xt de t e mo ce un s ns et plu ela da e nt t c a ièr so ’es y Il lum i ne et c is e u i, u un ie q ’hu dep v rd i de u qu nd o j e re s au ut d’ do e le ne lig ns m sa urs nt. ces o uj va s n to ou dan u’o q ém a si il y e ce r r d le  : Ca ace ppe sile tr a s la rait re-fo ur iè e po m u u q l e e l l , t, un ce t e nd en es v u ia c’ trou sea ubr emm n us a id l’o Ro hate t év ez C us ch ez Pro e ch z d et che but ) dé (… t e, u – to ch e r r e au che êm nie al re e m ur di La -êtr n-Fo là : on ut ai e m pe Al au-d erre u . ez s ch a G ais , s p re ai iè am ue m em à j ar Pr te re isp la tein miè n d é lu tio l’a t la isa l es ivi on , C’ e c sati tre i un il e, ê d’ civ air mp tte én ha ns ce mill et c isso s. i ur e fin ou pl ann ne n n ys s r e pa nou rte e po qu de s pa

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Un p co on m t tr po pos emb ut é la do rell de nt e n s co t les po uv p urr do erte iles ies, n s so pl t les de nt an g fle viv tés ard urs a d’ e- , m ces her fous ou e be t se sse de s s p v la enc elou riv he té to ièr nt s es m e ur b de en et n sb tp e us ar oin ée qu t ; pê s, d es ch e m eur s file on s, ts be oto le c de rg ne h qu er, d’u ant i v le n en og s ca tre ua na s’é le ien rds p sî t ja luch les rd a ou sa , no ient bl m su Lo e q du r le ire ue g m  : d cha ros eu es r r bo nier ga ie l nn s, rço a oc et le ns cu su leu pés r l’o rs à re ch mu ch ille, ac le ar dé un ts ; ger ta de sc ils r ce èn en s su e d da rp ’u it c re ne e na n tte nt aïv e. e té

LE PAYSAGE, MOTS POUR MOTS


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Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome Et rien de Rome en Rome n’aperçois, Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois, Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme. Vois quel orgueil, quelle ruine : et comme Celle qui mit le monde sous ses lois, Pour dompter tout, se dompta quelquefois, Et devint proie au temps, qui tout consomme.

Rome fut tout le monde, et tout le monde est Rome. Et si par mêmes noms mêmes choses on nomme, Comme du nom de Rome on se pourrait passer, La nommant par le nom de la terre et de l’onde : Ainsi le monde on peut sur Rome compasser, Puisque le plan de Rome est la carte du monde.

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cestuy-là qui conquit la toison, Et puis est retourné, plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge ! Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Rome de Rome est le seul monument, Et Rome Rome a vaincu seulement. Le Tibre seul, qui vers la mer s’enfuit,

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux, Que des palais Romains le front audacieux, Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Reste de Rome. Ô mondaine inconstance ! Ce qui est ferme, est par le temps détruit, Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin, Plus mon petit Liré, que le mont Palatin, Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

Du Bellay, Les Regrets & les Antiquités de Rome (1538), sonnets 3, 26 (extrait) et 31


Tout l’imparfait qui naît dessous les cieux Guillaume Monsaingeon

“Rome de Rome est le seul monument, / Et Rome Rome a vaincu seulement.” Plaît-il ? Un instant s’il vous plaît, j’aimerais relire ces deux vers. Paysage de ruines, réalités qui empêchent de voir, double fond de l’espace urbain taraudé par l’histoire. “Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois, / Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.” Le paysage est aussi fait de noms. Mots fameux, devenus presque communs, essaimés sur la surface du globe : Palatin, Capitole…

“Ainsi le monde on peut sur Rome compasser, / Puisque le plan de Rome est la carte du monde.” Compasser le monde, c’est bien sûr manier le compas pour mesurer, c’est comparer pour comprendre c’est-à-dire “saisir ensemble”, d’un même pas. Le plan de Rome s’impose comme modèle absolu : il est carte du monde comme la ville est Urbs et la Méditerranée Mare Nostrum. “Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux, / Que des palais romains le front audacieux” : le combat des paysages bat son plein. Le poète agite ses vers comme autant d’épées qui tournoient. Le paysage est combat, rapport de forces. Du Bellay n’est ni geigneur, ni jouisseur, ni même un nostalgique. Il règle ses comptes avec “Tout l’imparfait qui naît dessous les cieux”. Le paysage n’est jamais parfait, il n’est jamais vraiment visible, le poète est plus que jamais visionnaire.

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Rarement poète a poussé si loin la méditation sur le lieu. Peu de description : qui a encore besoin de décrire Rome ? (nous sommes en 1558) Le poète virtuose joue avec les fils de la langue, il tisse une invraisemblable pelote de mots, de phrases, de borborygmes plutôt. Il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour lire ces vers, comme il faut déchiffrer l’énigme du paysage romain pour en saisir la force.

“Rome fut tout le monde, et tout le monde est Rome.” On n’a jamais accès au paysage qu’à travers les filtres de l’histoire, locale ou mondiale. Voltaire revendiquera la position opposée : “Le paradis terrestre est où je suis.” Il est pourtant difficile de résister à Rome, impossible d’échapper à sa force centripète : “Mon petit Liré” n’est plus que souvenir et rêveries.

Du Bellay, souvenirs de classe ; sonnets marmonnés, ânonnés, déclamés ; éloge de la francité, festival de nostalgie, terreau national. Du Bellay, poète pour enfants ?


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LES PHOTOGRAPHIES DE PAYSAGE M’ENNUIENT Conversation avec Mathieu Pernot Philippe Mouillon : D’où provient ton attention pour les paysages des grands ensembles ?

P. M. : Quelles sont alors tes références dans l’histoire de l’art dans ce rapport entre stable et instable ? M.P. : Ce que ces implosions m’évoquaient surtout, ce sont des images de guerre, de bombardement. La vraie violence de ces images, c’est que les immeubles sont comme bombardés de l’intérieur, c’est une violence très spectaculaire, très hollywoodienne. Dans l’iconographie, on est quelque part entre cette photographie allemande plate, documentée, objective où il ne se passe pas grand-chose, et les images du 11 Septembre qui incarnent l’implosion tragique de l’histoire et un basculement. Je ne dis pas que je suis entre les deux, mais en tout cas symboliquement cela peut évoquer ces deux temps.

Le grand ensemble Maison de l’architecture de l’Isère 9 novembre > 16 décembre 2016

Mathieu Pernot : J’ai commencé ces travaux sans lire de livre sur l’histoire des grands ensembles, sans savoir très bien à quoi cet urbanisme se rattachait d’un point de vue de l’histoire urbaine, mais simplement attiré par l’envie de faire le constat d’une société qui se faisait imploser, qui se mettait à terre, qui détruisait méthodiquement ce qu’elle avait construit cinquante ans plus tôt. L’esthétique photographique dominante à l’époque était celle de la grande photographie allemande, très documentaire, très froide, très à distance, où il ne se passe rien, car c’est dans ce rien-là qu’il se passe quelque chose. D’une certaine façon, j’avais envie de faire imploser tout ça, en utilisant ces mêmes modèles – la photographie à la chambre, frontale, au cadrage soigné, dans la plus grande objectivité, dans le plus grand détail, comme si ce modèle-là devait aussi être renversé. J’ai fait le choix de ne pas documenter l’avant et l’après, c’est-à-dire de ne pas m’intéresser à la transformation du paysage, à la question : en quoi la destruction d’une tour transforme le quartier ? Je ne donne à voir que le moment de basculement et d’instabilité, mais par contre je le donne à voir dans un cadre qui est quand même plus large. Autour de ces moments de basculement, on voit selon les images un château d’eau au second plan lorsqu’on est à Châteauroux, ou la cathédrale de la ville ancienne de Mantes-la-Jolie. Donc, il y a un paysage naturel, boisé qui ne semble pas être disposé à disparaître. Reste un cadre stable tout autour, et dans ce cadre il y a quelque chose qui vacille, qu’il faut détruire. La technique même de l’implosion est une démolition ciblée où on va tenter de faire tomber la construction d’une certaine manière afin de ne pas déstabiliser ce qui est autour, c’est-à-dire qu’on va faire en sorte de ne pas abîmer les arbres, l’immeuble situé à côté, de ne rien faire tomber sur les voitures. C’est vraiment l’idée qu’on avale quelque chose, on ne le fait pas exploser, on le fait avaler comme s’il s’autodétruisait, s’il se mangeait lui-même. Pourtant, même si l’immeuble qui implose est le sujet principal, ce qui est important c’est sa périphérie, et de dire que cet immeuble fait aussi partie d’une histoire urbaine et paysagère plus globale, qu’il n’est pas isolé dans son îlot.

Mathieu Pernot Implosion, Mantes-la-Jolie (1er juillet 2001) Courtesy galerie Éric Dupont, Paris

Mathieu Pernot est photographe.

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M.P. : Le choix politique de déclencher une implosion, c’est le choix de faire un happening social, c’est la volonté d’un élu de convoquer tout le monde, de montrer sa toute-puissance, c’est-à-dire qu’il lui suffit d’appuyer sur un bouton pour régler tous les problèmes en quelque sorte. Il agit. Il garde la main, il n’est pas impuissant face aux problèmes que connaissent ces quartiers. C’est une image qu’on adresse aux concitoyens. L’implosion n’est rien d’autre que ça. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de redoubler cette dimension du spectacle, c’est-à-dire de produire des photographies grand format en noir et blanc, où le nuage de fumée est impressionnant. On est dans ce premier degré de la fascination esthétique de la ruine, du spectacle, et après, ou en même temps, il y a l’idée de confronter ces images à d’autres images qui vont faire réfléchir.

Paysages habités MC2 Grenoble 20 septembre 2016 > 15 décembre 2016

P. M. : Ces implosions d’immeubles sont-elles pour toi seulement de très grandes mises en scène ?


LES PHOTOGRAPHIES DE PAYSAGE M’ENNUIENT P. M. : Tu as ainsi associé ces images d’implosion d’immeubles à des cartes postales des années soixante ? M.P. : Quand j’ai commencé à photographier ces implosions, j’ignorais l’existence de ces cartes postales. Et les implosions étaient bien comme une image de violence pure qui n’était pas un discours, qui ne racontait rien. J’ai toujours eu des doutes, d’ailleurs, dans le fait de forcément associer les deux en me disant que j’essayais trop de raconter l’histoire. Est-ce que ce n’est pas mieux de laisser les gens réfléchir face à l’image de l’implosion seule ? P. M. : Tu amènes le spectateur à faire une gymnastique mentale. On oublie souvent que dans les années de l’immédiat après-guerre existaient des bidonvilles gigantesques à Paris ou à Lyon. C’est dans cette réalité sociale que s’inscrit cette utopie des grands ensembles.

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M.P. : Je voulais retrouver les immeubles dont j’avais photographié la démolition pour qu’il y ait un aller-retour sur deux représentations d’un même espace, et voir la fracture qui pouvait exister entre les deux, ou les similitudes. Une chose commune aux implosions et aux cartes postales, c’est qu’il n’y a jamais personne au pied des immeubles, sauf parfois des enfants dans le bac à sable. Si on regarde toutes les cartes postales, ce sont des espaces vides, alors qu’elles correspondent à des densités urbaines de population importante. C’est comme si cette histoire-là n’avait pas existé. On nous a fait croire que ces immeubles ont été, mais en fait ce ne sont peut-être que des maquettes. Tout est artificiel, les couleurs ne sont pas

vraies. Il y avait cette dimension complètement fantomatique d’une ville dont on aurait projeté l’existence à une certaine époque, et dont on aurait programmé la disparition. Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’il n’y a jamais personne. C’est là que je me suis dit : j’ai envie de les voir, ces gens, j’ai envie de comprendre qui étaient les habitants de ces grands ensembles. Et c’est ainsi que j’ai eu l’idée de les agrandir. Et cela engendre quelque chose de vain, c’est-à-dire que plus on essaie de chercher du détail, moins on en trouve et plus la personne se désincarne, elle disparaît dans la trame de l’image. Finalement, eux-mêmes deviennent les fantômes de cette histoire-là, à la fois les acteurs, les témoins et les personnages fantômes dont on se demande s’ils ont vraiment existé. Là a commencé a surgir le principe de l’exposition Le grand ensemble : le grand ensemble, c’est le nom de ces quartiers, mais c’est aussi le grand ensemble iconographique de ces villes imaginaires où l’on retrouve à la fois des cartes postales, des grands formats noir et blanc et des personnages qui ont été traversés par cette histoire, et dont on a l’impression qu’ils sont en train de voir quelque chose. C’est vraiment une question d’iconographie, de voyage dans les images, mais dans une histoire urbaine dont on pourrait penser qu’elle aurait pu ne jamais exister. C’est au fond pour cela que je ne me suis jamais beaucoup documenté sur l’histoire réelle des grands ensembles, ce qui m’intéressait c’étaient les images. Sur la réalité des grands ensembles en tant que tels, je n’ai pas grand-chose à dire, je n’ai pas de jugement, je ne sais pas s’il faut les démolir ou non. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose. Simplement je vois ces images et je m’interroge sur ce qui a pu se passer dans cette société pour qu’on en arrive là.


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Mathieu Pernot, Le Meilleur des mondes (2006), Courtesy galerie Éric Dupont, Paris


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LES PHOTOGRAPHIES DE PAYSAGE M’ENNUIENT

Mathieu Pernot Les témoins (détail) 2006 Courtesy galerie Éric Dupont, Paris


Quand je suis entré dans les appartements, j’ai été frappé par une chose, les doubles menuiseries. J’ai observé la coexistence d’un double paysage de la fenêtre : le paysage urbain au premier plan et les montagnes au lointain. Les doubles menuiseries constituent par elles-mêmes des diptyques, qui sont étonnants puisqu’on a l’impression de discontinuité visuelle alors que c’est une même vue. Le fait simplement que cette vue soit barrée par le montant d’une menuiserie donne l’impression qu’on ne voit pas les mêmes choses. P. M. : Quand on regarde le paysage, on ne regarde pas la fenêtre. Toi, tu regardes la fenêtre. M.P. : Quand on est dans un appartement, on regarde une chose dans le paysage, on ne regarde pas la totalité de la pièce. Pour vraiment regarder au travers d’une fenêtre il faut l’ouvrir. Ici, on ne peut jamais franchir ce seuil-là, puisque malgré la transparence de la fenêtre, quelque chose nous gêne. La présence de la menuiserie en fait des paysages enfermés dans le cadre.

M.P. : Ce que je donne à voir, ce n’est pas la chose, c’est l’image de la chose. Je trouve qu’une photographie de paysage est ennuyeuse. Elle ne l’est pas quand elle devient un point de vue, quand le dispositif énonce le fait qu’il est intéressant de regarder. C’est pour ça qu’une carte postale n’a en général pas beaucoup d’intérêt. Ce qui est riche, c’est le paysage, mais l’image qui en est faite a peu d’intérêt. L’expérience première du paysage, on en est ici privé. On n’est que regardeur de ce que les gens voyaient par ce dispositif contraignant qui est celui de la fenêtre. Je ne vois que ce que la fenêtre m’autorise à voir. Il est fructueux de travailler sur cette impossibilité de représentation. Il existe l’expérience humaine du paysage, mais ici il y a l’expérience du paysage représenté, et là on est dans une impossibilité, parce que tu réduis le paysage, tu l’enfermes, tu le recoupes, tu le recadres, tu le transformes. L’image ne peut réussir que quand on arrive à énoncer cette impossibilité-là, à trouver quelque chose qui fait qu’on est dans une représentation du paysage, mais qui énonce aussi son impossibilité d’être. P. M. : Un visiteur constatait à haute voix qu’il n’y avait personne sur tes photographies, alors qu’à la Villeneuve il y a une foule de gens dans la rue. M.P. : L’erreur est de penser qu’une photographie doit être “juste”, ou que le réel possède une façon particulière d’être représenté. Il ne faut jamais se demander comment ne pas trahir l’idée que se font les habitants de leur lieu, mais simplement réfléchir à une représentation possible.

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M.P. : C’est toi qui m’invites à Grenoble et me parles de la Villeneuve. J’ai des doutes en me disant c’est cette histoire-là est derrière moi. Mais cette approche contemporaine du paysage me semble immédiatement intéressante. En général, dans toutes les banlieues que j’ai photographiées, il ne se passe pas grand-chose d’un point de vue du paysage naturel. C’est-à-dire que le paysage naturel n’est pas “pas là”. Et puis, La Villeneuve de Grenoble, c’est aussi le théâtre du discours. Des discours, puisqu’au moment où il s’est construit, le quartier était novateur, porteur d’utopie, et puis il est devenu lentement le prétexte d’autres discours.

P. M. : Mais c’est la construction classique de la peinture de paysage. D’une certaine façon, tes photographies ratent le paysage, de la même façon que François Jullien affirme combien la pensée occidentale a raté l’expérience du paysage. Tu photographies la fenêtre comme un plan derrière lequel il y aurait du paysage, mais ça n’est pas une photographie du paysage.

P. M. : Comment s’effectue le glissement à la Villeneuve de Grenoble ?


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LES PHOTOGRAPHIES DE PAYSAGE M’ENNUIENT

Mathieu Pernot Fenêtres, Villeneuve de Grenoble (2016)


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L’art du déplacement Conversation avec Yoann Bourgeois Philippe Mouillon : En choisissant de présenter le spectacle Cavale avec la Chartreuse en arrière-plan, cherchais-tu à confronter le corps en apesanteur à l’éternité du paysage ? Yoann Bourgeois : Je ne ressens pas l’éternité du paysage. Ce que je sens, en revanche, et c’est ce qui me pousse à habiter en montagne, c’est le mouvement du paysage, les durées longues dans lesquelles se meuvent les éléments. La montagne raconte le mouvement, mais un mouvement qui est difficilement perceptible pour l’homme, parce que situé dans une disproportion temporelle et une disproportion de taille. Ce que j’aime éprouver dans la nature, c’est combien l’homme n’est pas au centre des choses, mais un simple fragment du monde. Souvent lorsque je travaille dans les lieux dédiés à la culture, je me sens à l’étroit. Si je me sens à l’étroit, c’est précisément parce que ce sont des lieux qui ont été faits par l’homme, pour l’homme et à échelle humaine. Or j’ai l’impression que la poétique que j’essaie de développer se frotte à cette mesure-là. Je crée des dispositifs physiques qui amplifient les rapports de force, que ce soit la gravité, la suspension, la force centrifuge, l’équilibre. Et je trouve, dehors, dans la nature, la scène la plus appropriée à cette poésie que je souhaite développer. P. M. : Une certaine scène du monde, ou le sentiment de participer de la planète ?

P. M. : Te sens-tu appartenir à un lieu, être de quelque part ? Y. B. : Je suis né ici, mais juste après ma naissance mes parents ont déménagé et je n’ai pas du tout vécu ici durant les vingt-huit premières années de ma vie, qui ont correspondu à des années d’apprentissage. Au moment où j’avais à faire un des choix les plus importants qui consistait à mettre en œuvre mon travail, il a été vraiment question pour moi de choisir où faire ça. Faire une compagnie, pour moi c’était faire une compagnie quelque part, d’abord, avant tout. Et c’est assez naturellement que je suis venu à Grenoble alors que je n’avais aucune expérience de cette ville. Je n’y connaissais personne, mais en revanche, on m’avait raconté mille fois la ville, et les montagnes. Ce sont les montagnes, je pense, qui m’ont amené ici. Les récits de cet environnement ont créé une sorte de fantasme. Je pense que je travaille aujourd’hui délibérément cette dimension fantasmatique du lieu, en y habitant. P. M. : Tu ne vis pas dans le fantasme de l’artiste international, mais d’un ancrage nécessaire ?

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Y. B. : La nature même de ce que je travaille est un ensemble de rapports avec un contexte. Et parce que dans ma manière de créer, je sens que tout compte, que l’on ne crée pas séparé du monde, que l’objet de nos créations découle, au contraire, de relations singulières que l’on entretient avec ce qui nous entoure, ce qui nous entoure ou ceux qui nous entourent, les gens, les paysages, les temporalités. Faire un spectacle, c’est d’abord organiser ça, organiser une vie. Et je fais confiance en ce qui peut naître de cette mise en relation, en ce quelque chose qui peut advenir. Je vis et travaille à Saint-Pierre-de-Chartreuse et à Grenoble. Chaque lieu génère un type de travail particulier. D’ailleurs, on emploie le mot “travail”, mais pour ce

Yoann Bourgeois est chorégraphe, directeur du CCN2 de Grenoble.

Cavale Parc naturel régional de Chartreuse St-Hugues-de-Chartreuse 16 octobre 2016 (photographie François Mondot)

Y. B. : Mon problème personnel de vie (qui n’est peut-être pas si personnel que ça), c’est d’être tout le temps confronté à ma propre finitude. Je ne trouve rien de plus apaisant que d’éprouver ce sentiment, de vivre dans un contexte qui me rappelle à chaque instant que tout continuera. La tendre indifférence de l’univers… C’est une nécessité pour moi d’être en contact avec cette manifestation. Alors que les environnements urbains, les objets adaptés à l’homme, comme les chaises, tout ce qui a été fait à notre mesure, génèrent chez moi une profonde angoisse. Face au paysage, les dernières pensées anthropocentristes s’évanouissent. Je viens du cirque, et me suis beaucoup balancé sur les trapèzes. Un ballant de trapèze s’inscrit dans ce que les scientifiques appellent un plan de balancement dont le référent n’est pas la terre. C’est ce que raconte le pendule de Foucault : quand on le regarde, on croit d’abord que le ballant se déplace légèrement, mais en fait c’est nous qui nous déplaçons parce que le plan de balancement justement est sur une autre échelle, une autre mesure que celle notre planète. Et c’est pour moi très apaisant. On peut trouver autrement cette sensation dans certains sports comme

les sports de glisse. Ce sont des sports où l’homme n’initie pas le mouvement mais entre dans un mouvement, dans un flux, que ce soit le vent, la vague, la gravité. Au sein de ces activités, on peut avoir l’impression d’être davantage des vecteurs que des acteurs, d’être traversé par des puissances qui nous dépassent largement. C’est très apaisant de penser que nous ne sommes que cela, une possibilité dans l’univers. Il ne s’agit pas de minimiser la place de l’homme, mais c’est au contraire dans cette perspective que notre humanité me semble d’autant plus bouleversante et fragile. Nous devons en prendre soin parce qu’elle n’est pas immuable.


L’art du déplacement

genre d’activités, il n’est peut-être pas très bien approprié. Donc il y a un régime d’activités qui a lieu là-bas et un autre là. Et j’aime entretenir ce déplacement. Je trouve qu’il y a un dynamisme, même si je suis souvent très tenté de ne travailler qu’à Saint-Pierre, j’ai plus de plaisir à être à Saint-Pierre que dans les lieux de socialité, mais je crois que je dois maintenir ce déplacement, parce que c’est là-dedans qu’il y a un dynamisme et une vitalité. Et j’ai l’impression que ces deux régimes d’activité sont le grand écart limite que je peux faire. Un peu plus serait dangereux, mais là il y a une tension qui est, pour moi, possible. Il y a une santé ou une vitalité dans l’art du déplacement. J’ai l’impression que cela fait longtemps que je l’entretiens. Ce n’est pas du tout figé, ça demande régulièrement des déménagements, des ajustements. Ce déplacement même est un équilibrage, une recherche d’un mouvement nécessaire en lien avec mes capacités, mais qui sont elles-mêmes changeantes. Sans doute, dans cinq ans, cela sera un peu autrement, j’imagine. P. M. : Ce lieu de Saint-Hugues-de-Chartreuse, où tu joues, semble miraculeux. Il est d’une très grande beauté, ce qui ne veut évidemment pas dire que ce n’est pas très beau aussi à l’autre bout de la planète. La nature est objectivement d’une beauté somptueuse. Et puis cette église de Saint-Hugues, revisitée par Arcabas, apporte vraiment beaucoup à la communauté voisinant ici. Entretiens-tu cette relation de voisinage avec le lieu physique, ou avec les voisins, l’humanité du lieu ?

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Y. B. : Cela ne m’était jamais arrivé de jouer si près de chez moi. Déjà, c’est un peu nouveau d’avoir un sentiment de “chez moi”. C’est seulement depuis que j’habite à Saint-Pierre. C’était très fort pour moi de jouer tout près, d’avoir dans le même public des professionnels, des spectateurs inconnus et des voisins. C’était si agréable, une des représentations les plus joyeuses. J’arrivais pourtant de New

York où, mon équipe attendait ça depuis un an, on avait joué dans un grand théâtre et c’était formidable. Mais je dois dire qu’il y a ici un déplacement qui fait sens pour moi. J’ai l’impression que ce que j’appelle spectacle ne peut pas avoir lieu sans un pacte implicite, une complicité silencieuse. Je considère que j’aime les gens qui viennent me voir. Pourquoi ? Parce qu’il me semble que sans cet amour-là, rien ne peut se passer, ne peut advenir, c’est-à-dire que faire un spectacle c’est faire en sorte qu’il se passe quelque chose. Et lorsqu’il se passe véritablement quelque chose, c’est toujours un peu mystérieux. J’essaie de penser des conditions pour qu’il se passe quelque chose. Notamment, d’organiser des rapports entre l’action, la distance à laquelle elle va être regardée, le contexte où cela va être joué… Ici Saint-Hugues-de-Chartreuse, avec ce cimetière derrière, qui me plaisait particulièrement. J’ai trouvé que c’était une aubaine d’avoir à la fois la démesure de la nature et ce cimetière. J’ai l’impression que, plus que n’importe quel art, l’art vivant est un art de l’éphémère, il fait la fête à l’éphémère. Rien ne va subsister. Et pourtant je crois qu’une des fonctions de l’art c’est de résister à la mort. Mais comme il n’y a pas de support, je pense que c’est un type de résistance très particulier qu’il y a dans le spectacle et qui est lié à la suspension. La nature me donne cette perspective, si je regarde vraiment de loin, j’ai le sentiment très fort que demain tout ne sera que poussière, même les pyramides d’Égypte qui sont peut-être les œuvres qui ont le mieux résisté au temps qui passe. Mais que ce soit finalement sur une cassette audio ou par les pyramides d’Égypte, à une certaine échelle de temps, cela ne fait pas de différence. Alors, quelle perspective a-t-on ? Je crois qu’on a le présent. Le fait d’essayer de valoriser, de donner une qualité particulière au présent. Et je pense que dans la suspension, dans l’amplification de la suspension, de l’instant, ce que je fais d’une manière très concrète avec le trampoline, il y a cette joie-là, mais qui est une joie un peu trouble quand même, c’est-à-dire qui ne nie pas le fait que demain, tout sera poussière.



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Paradise Paradis 2016 (Carton, fragments de tableau)


Le paradis… au milieu de nulle part Conversation avec Chris Kenny

G. M. : En quoi s’agit-il de paysages ? C. K. : C’est un concentré de paysages, et cela correspond tout à fait à l’idée que je m’en fais. Pas plus que je ne fais des cartes, je ne peins de paysages moi-même : je travaille avec les paysages des autres. Cela peut étonner venant d’un artiste, mais en réalité je ne fais que transposer dans mon art ce que nous tous pratiquons au quotidien dans notre vie. G. M. : Tu travailles donc sur du second degré : des paysages déjà existants deviennent ton matériau, et tu construis un paysage de paysages ? C. K. : Je m’appuie sur ceux que l’on appelle familièrement les “peintres du dimanche” : des anonymes qui peignent pour leur plaisir, sans aucune idée de vendre, d’innover ou de faire date. Juste peindre, garder une trace d’un lieu aimé et du bon temps qu’on y a passé. Peindre un paysage, c’est peindre un sentiment intérieur et se donner les moyens de prolonger dans le temps le bonheur qu’on y a connu. J’ai cherché à m’imprégner de cette empathie entre l’homme et le paysage.

Au milieu de nulle part Exposition Chris Kenny Musée Hébert 15 septembre 2016 > 15 mars 2017

G. M. : Comment te procures-tu les œuvres originelles ? C. K. : Généralement sur les marchés aux puces où j’achète les petits tableaux dont personne ne veut. Jamais plus de dix livres sterling ! Pour réaliser Paradise, j’ai bénéficié d’une jolie collection de vues de la Méditerranée accumulées par un couple de collectionneurs marseillais. C’est un cas un peu particulier, car la collecte était déjà faite, et je n’ai eu qu’à sélectionner.

G. M. : Il se prenait pour Renoir ? C. K. : Non, il croyait simplement à ce paysage et à son tableau. Paradise, c’est aussi cela : n’importe quel paysage devient un coin de paradis pour celui qui le peint. Peu importe qu’il s’agisse de bonne ou de mauvaise peinture : il y a toujours un reste d’empathie, un sentiment de bonheur et un petit bout de beauté au moins visée. La beauté est parfois juste suggérée, comme une allusion fugace. Ces paysages sont la trace du désir. G. M. : Comment as-tu procédé pour réaliser les huit lettres de Paradise ? C. K. : J’ai travaillé dans l’ordre et chaque lettre raconte une petite histoire. Le R est mon préféré. Le E final évoque la nuit qui tombe, l’orage qui arrive. Les huit lettres sont, dans leur enchaînement, porteuses d’une chronologie. L’écoulement des heures de la journée trouve un écho dans le mot lui-même. G. M. : Cela ne te gêne pas de découper ces tableaux ? C. K. : Non, il n’y a aucune agression dans mon vandalisme. Jamais je ne découperais une œuvre de vraiment bonne tenue. Je prête une grande attention à ce que je fais. Sur l’ensemble dont je disposais pour Paradise, j’en ai écarté pour des raisons de taille, de support, de résistance, mais aussi quelques-uns qui étaient vraiment moches ou inadaptés, et d’autres que je n’ai pas réussi à affronter… Une fois découpés, je les retouche avec attention : les bords doivent être nets, les découpes propres. Je vise moi aussi la beauté à partir de ces fragments. Je suis à la recherche du mystère et de la poésie, et j’essaye d’apporter par mon travail une sorte de personnalité, d’individualité. C’est un portrait si l’on veut, ce paysage composé a quelque chose d’un portrait, il est porteur d’une personnalité unique. G. M. : Tu cherches à révéler la beauté et le bonheur dont ces paysages composites sont porteurs ? C. K. : Je les fais revenir à la vie et je les rends au sens propre “aimables” : susceptibles d’être aimés, cajolés. Je suis heureux si je les rends dignes de considération.

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Guillaume Monsaingeon : Pour l’exposition du musée Hébert, tu as réalisé plusieurs œuvres, dont Paradise qui s’inscrit dans une série présentée ici pour la première fois au complet. Chris Kenny : Oui, j’ai déjà montré les quatre autres : Eden, Utopia, Arcadia, Elysium. La série est désormais close, j’ai en quelque sorte fait le tour des lieux du bonheur complet dans le monde. À chaque fois, je réalise un mot dont chaque lettre est une petite maison elle-même faite de peintures sur bois découpées et remontées.

G. M. : Tu considères que c’est de la mauvaise peinture ? C. K. : Non, plutôt des tableaux orphelins. À part l’artiste qui les a peints, ils ont ensuite manqué d’amour, et fini aux puces comme dans un mouroir. Je les regarde et les choisis avec affection. Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre, certains sont même vraiment ratés. Mais ils me touchent parce que, même si ce n’est pas de la grande peinture, c’en était pour celui qui les a peints.

Le paradis… au milieu de nulle part : peut-être est-ce à quoi songeait Voltaire en affirmant : “Le paradis terrestre est où je suis.” L’œuvre de Chris Kenny est traversée par les représentations de l’espace, sa fragmentation, le télescopage entre la cimaise ou la page, et l’espace qu’il s’agit de restituer – une ville, un pays, un paysage. Il s’en explique ici à propos de l’exposition “Au milieu de nulle part”.


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Le paradis… au milieu de nulle part

Finn MacCoul and Queen Sirikit Finn MacCoul et la Reine Sirikit 2014 (Fragments de cartes épinglés)


> Découper G. M. : La plupart de ton travail repose sur une découpe préliminaire en petits morceaux. Pourquoi ce procédé ? Derrière le gentil Dr Kenny, y a-t-il un fanatique M. Hyde qui découperait tout ce qu’il trouve sur son passage ? C. K. : Il y a sûrement en moi un “vandale intérieur”, mais ce n’est pas par méchanceté. Clément Greenberg parlait de l’École de Paris comme d’une “cuisine à la française”, et en effet, Bonnard est délicieux comme un plat appétissant. Mais dans le tableau qui mijote, j’aime distiller quelque part une goutte de poison. On dit en anglais “the grit in the oyster” pour désigner la petite impureté qui secrète la perle. Lorsque j’écris le mot “paradise” en découpant des tableaux, je retrouve cette ambiguïté du délice et du poison. G. M. : Tu prends plaisir à distiller cette violence secrète ? C. K. : Oui, mais tout est dans la manière. L’humour est une magnifique façon de dire des choses méchantes, et le collage l’a érigé en tradition : Max Ernst ou les animateurs de Dada sont des artistes assembleurs qui ont beaucoup découpé, ce sont aussi des maîtres critiques à l’humour féroce. Je n’ai rien inventé, l’histoire de l’art regorge d’exemples de beauté fulgurante née d’une expérience de laideur ou de violence : le musée de Grenoble en présente un exemple inouï avec le Bœuf écorché de Soutine. Sans parler du Guernica de Picasso ou des Désastres de la guerre de Goya, horribles et magnifiques. Pas besoin de découper des livres ou des tableaux pour jouer avec la violence…

G. M. : Tu présentes au musée Hébert plusieurs exemplaires de ce que tu nommes des “cartographismes”. Tu insistes sur le fait que les cartes en constituent le départ, pas le point d’arrivée. C. K. : Je ne suis pas du tout cartographe, je ne fabrique pas de cartes. Je suis fasciné par la qualité graphique de certaines d’entre elles – ce qui veut dire au passage que je suis également effondré de voir tant de cartes bas de gamme, absolument horribles. Cela va du quelconque au franchement moche : aucun contraste, pas de valeurs affirmées, personne n’a pris de décision. J’adore l’idée que tel rouge vif, l’épaisseur de ce trait, la typographie du nom propre et la couleur de la mer, tout cela a été choisi, assumé, amélioré et peaufiné. Il y a tant de qualités et tant de choses à découvrir dans la moindre carte géographique, pourvu qu’elle ait été conçue avec une certaine attention. G. M. : Tu travailles donc uniquement avec de “jolies cartes” ? C. K. : Non, avec des cartes qui existent, qui ont une forme de personnalité. Je ne les trouve pas nécessairement belles ni harmonieuses. J’y ai juste décelé tel détail étonnant, telle forme, une valeur de trait, un mot, une couleur. G. M. : Mais le monde n’est pas un bonheur éternel ! On ne vit pas au paradis ! C. K. : On raconte que lorsqu’on objectait à Marcel Duchamp l’argument classique du “tout le monde pourrait faire ça”, il rétorquait : “Oui, mais pourquoi voudraientils le faire ?” Je transpose cela dans mon univers et je me dis “pourquoi dépenser tant d’énergie à répliquer le monde ?”. Cartographes et photographes sont à mes yeux des médiums, ils enjolivent le monde, l’habillent de belles couleurs. Les impressionnistes affirmaient peindre ce qu’ils voyaient en extérieur. En réalité, ils n’arrêtaient pas de retirer des éléments dans ce qu’ils voyaient : les fils du télégraphes, des passants mal positionnés, sans doute des publicités. Ils brodaient plus qu’ils ne décrivaient, renouant avec l’étymologie de “monde” : parure ou toilette qui embellit… Pour en revenir aux cartes, je ne cherche donc pas de “belles cartes”, mais je refuse celles qui sont fades et standardisées. Je veux des formes et des couleurs, des lignes qui sautent et qui dansent. Lorsque je mange un fromage de chèvre, je veux qu’il ait un goût unique et qu’il me raconte une histoire… 93

G. M. : Cela semble un peu désespérant… C. K. : C’est exactement l’inverse ! Nous sommes partout au centre du monde. À nous de jouer, et de faire éclore le paradis là où nous nous trouvons. “Au milieu de nulle part” est un titre fondamentalement optimiste ! L’étranger de passage comme celui qui habite là depuis huit générations sont traités à la même enseigne. Il y a convergence entre les personnes qui vivent dans un paysage et les artistes qui donnent à voir un espace nouveau…

> Cartes

G. M. : En quoi le titre “Au milieu de nulle part” renvoie-t-il à l’idée de paysage ? C. K. : Les astronomes profitent de la nuit pour traquer les étoiles et autres corps célestes. Les artistes ont leurs propres obsessions. Nous sommes perdus dans l’univers, nous nous attachons à du modeste rien du tout, mais nous cherchons à le faire avec panache. Depuis Shanghai ou Valparaiso, peu importe. Nous sommes toujours “au milieu de nulle part”, même dans un paysage familier.


Le paradis… au milieu de nulle part G. M. : C’est une question d’individualité ? C. K. : Je déteste les magasins de fourniture pour dessin. Pour trente euros, on en sort avec un matériel standardisé : toujours les mêmes pinceaux, le même papier, les mêmes couleurs industrielles d’un bout à l’autre de la planète. J’aime le matériau humble et pas cher, qui varie selon l’occasion. C’est peut-être aussi pour cela que je découpe : partir de rien pour faire du beau, quel défi ! Transmuter les cendres en or… Tout le monde doit se laver les dents le matin, la vie quotidienne est pleine d’humilité : c’est là qu’il y a du matériau pour le beau. Les primitifs siennois partaient dans les collines chercher la terre, ils broyaient la roche pour en faire du pigment “terre de Sienne”. Jamais deux fois la même valeur, toujours un zeste de surprise. Je ne cherche pas des belles cartes, je veux des cartes qui me prennent par surprise. G. M. : Tu accumules donc une quantité invraisemblable de fragments cartographiques. Que se passe-t-il lorsqu’une de ces tesselles transite depuis sa boîte jusqu’à ta table de travail ? C. K. : Mon studio a l’air très désordonné, plein de boîtes et de livres en attente de je ne sais quoi. En réalité, ils n’attendent pas du tout, et ce qui passe pour un grand bazar est plutôt bien classé. Peu à peu, au gré des lectures et des découpages, les boîtes se remplissent : celle des grands cercles et celle des petits triangles, celle des roses et celle des verts clairs. Et puis il y a les nombres, les points, les altitudes, les bleus de la mer et ainsi de suite. Lorsque je prélève un fragment dans une boîte, je lui propose une sorte de mariage avec des voisins. Je ne sais pas si ça prendra, s’ils s’entendront bien, s’ils trouveront un mode de vie commun. Je construis en combinant, en assemblant. Les couleurs ou les formes fonctionnent un peu comme les mots assemblés en phrases ou les phrases en textes.

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G. M. : Te rappelles-tu leur provenance ? C. K. : À peu près, oui. Pour les cartes, je me rappelle généralement la carte dont il s’agissait, et le lieu qu’elle représentait. Ça m’arrive d’oublier, mais de toutes les façons leur provenance n’a guère d’importance. G. M. : Ça te convient si l’on parle à ton sujet d’une “cartographie sans géographie” ? C. K. : Oui : je ne cherche jamais à montrer un pays ou une zone particulière – un monde “réel”. Je ne cherche pas non plus à figurer un espace imaginaire dont l’auteur aurait déjà dressé des cartes, qu’il s’agisse de L’Île au trésor ou du Seigneur des Anneaux. Ce qui m’intéresse, c’est l’espace que je fais naître, et qui ne représente pas un monde antérieur préexistant. C’est en cela que la

cartographie est un point de départ et pas d’arrivée. Je fais naître du lieu, je présente le monde plus que je ne le représente. Je ne tiens aucun discours sur le monde, ni pour le dénoncer ni pour le magnifier. Je fabrique un bout de monde qui frémit, libéré du ou des autres mondes. G. M. : On pourrait trouver des exceptions dans ton travail. Par exemple, tu as réalisé un London Fetish Map et un Paris Fetish Map présenté à Grenoble. C. K. : C’est vrai, mais les Fetish Maps renvoient à une autre logique : je n’ai pas cherché à reconstituer une carte de Paris, j’ai travaillé sur une carte fin xixe, qui n’était d’ailleurs pas extraordinaire. Je ne l’ai en quelque sorte pas touchée… G. M. : Tu l’as quand même sauvagement agressée avec des centaines de petites épingles, comme une poupée fétiche transpercée pour attirer ou conjurer le mauvais sort ! C. K. : Pas du tout ! Je l’ai juste piquée, sans rien d’agressif de ma part : aucune vengeance à l’égard de Londres ou de Paris. Pour moi, chaque trou d’épingle correspond à un fragment de vie. Pas vraiment l’habituel “Vous êtes ici”, plutôt un “Ici, quelque chose s’est passé”. Une vie s’est écoulée au quotidien, sans que personne le sache, pas même moi. Mais il est certain qu–” à cet endroit précis, dans tel arrondissement, tel immeuble, une vie intime s’est déroulée, plusieurs, même. Le monde est empli de vies personnelles. Londres ou Paris ne m’intéressaient pas pour ce qu’ils sont, mais en tant que cadre de vies anonymes que je cherchais à ramener à la vie. On est donc bien loin d’un intérêt pour la représentation d’un espace géographique existant. Il s’agit plutôt d’une cartographie sensible qui joue avec les affects : souvenirs, vécus, peurs, angoisses… > Textes G. M. : Tu as parlé de la découpe des photos et des cartes. Qu’en est-il des textes ? Plus largement, quelle est la place de la littérature dans ton travail ? Tu cites souvent, et des auteurs très variés : tu as l’air d’être un lecteur glouton, curieux de tout, avide de découvrir. C. K. : J’ai longuement hésité entre les lettres et l’histoire de l’art avant d’opter pour cette dernière. Mais je lis beaucoup, un peu de tout : romans, poésie, essais, biographies, entretiens… Il m’arrive rarement de lire sans découper en même temps. Cela suppose de ma part une sorte de dédoublement entre consommateur et producteur. Je fais un lien direct entre lire et écrire. G. M. : Que découpes-tu dans les livres ? C. K. : Tout, ou à peu près. Des phrases entières, mais aussi des mots, des


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The gods wiggle waggle but the sky stands still Les dieux gigotent, mais le ciel reste immobile 2014 (Papiers imprimĂŠs, ĂŠpingles)


Le paradis… au milieu de nulle part superlatifs, des fautes d’orthographe ou encore le point final de chaque livre que je lis. J’ai là sur l’étagère les quatre forts volumes de la Recherche du temps perdu : je les ai lus, mais je les ai aussi “traités”. Outre des phrases et des mots, je récupère aussi des échantillons de papiers pour leur couleur et leur texture, et puis après encore des fragments de couverture. J’aime bien l’idée des pionniers américains qui tuaient des bisons pour en prélever la viande, puis ils prenaient la peau, enfin ils prélevaient la corne et les os, et ainsi de suite. Rien ne se perdait, ils utilisaient tout : je pratique un peu de la sorte. G. M. : Découper, c’est isoler mais c’est aussi classer. C. K. : C’est un ensemble d’opérations qui me permettent de mieux observer le monde et de l’exprimer dans une petite histoire. Je collecte ces fragments et les amasse dans un ordre qui m’appartient afin de mieux les considérer : une boîte pour les faits et les données, une autre remplie de jugements, une autre encore pour les instructions ou toute sorte d’impératifs, et enfin une, ma préférée peutêtre, qui rassemble des questions. J’ai réalisé une œuvre uniquement à partir de questions. “Does the darkness make you long for love ?” est un assemblage de questions montées sur épingles à différentes hauteurs. Cela crée une sorte de forêt, ou plutôt de nuage, une ellipse flottante d’interrogation et d’enquête.

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G. M. : Tu construis des textes avec les phrases que tu as glanées. C. K. : Je découpe sans fin des phrases qui me touchent et je les assemble pour raconter une histoire. Cela prend beaucoup de temps : j’essaye, ça ne marche pas, je modifie, et tout à coup, ça y est, ça prend, ma petite histoire a pris. Plus que la découpe, c’est le montage et l’écriture de textes qui sont, parmi toutes mes pratiques de découpage et collage, de loin la plus dévoreuse de temps. C’est une forme d’écriture si l’on considère que raconter une histoire avec des bribes empruntées à d’autres c’est encore écrire. On peut même aller plus loin, et considérer, sur les traces de la “mort de l’auteur” chère à Roland Barthes, qu’une telle écriture-collage est le modèle même de toute écriture : “Le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture…” Qu’est-ce qui nous appartient lorsqu’on écrit ? Les mots nous traversent, les idées sont, comme on dit, “de libre parcours”.

G. M. : Ces phrases ne viennent pas de toi, mais le texte est le tien. Est-il signé Chris Kenny ? En es-tu l’auteur ? Dirais-tu que tu pratiques une forme d’écriture ? C. K. : Je travaille à partir du chaos et je cherche à en sortir. Comment produire de l’ordre avec des éléments aussi désarticulés, improbables ? C’est pour moi la grande question, quels que soient les moyens utilisés. Si l’ensemble reste chaotique, alors j’ai manqué mon affaire. J’aime que le visiteur ressente un grand calme devant mes tableaux. G. M. : Il t’arrive aussi d’inverser le processus et de partir d’un texte. C. K. : Oui, je l’ai fait en particulier avec le récit de la création du jardin d’Éden dans la Genèse (The Planting of Eden, Quand l’Éden fut semé). Là, c’était le contraire : je savais où j’allais, et il me fallait récupérer toutes les pièces manquantes du puzzle c’est-à-dire les mille quatre cent quarante lettres nécessaires à ce texte magnifique. J’ai supprimé la ponctuation, à l’exception du point final, et chaque lettre est découpée dans des cartes géographiques. Mille quatre cent quarante fragments d’espaces différents ! On retrouve encore l’idée de paradis et de paysage absolu : ce récit du jardin primordial est aussi celui de tous les jardins, qu’ils soient modestes ou grandioses. Tout jardin garde une parcelle d’Éden en lui, comme tout paysage peint est un fragment de paradis, au moins de quête du paradis. > Signifier G. M. : Tu affirmes parfois que tes œuvres n’ont ni message ni explication, et tu n’aimes pas qu’on te demande de les expliquer. Peux-tu quand même préciser ce que tu entends par “leur donner du sens” ? C. K. : Une couleur isolée n’a pas de sens. Elle est orpheline, elle a perdu le nord. Ce petit rectangle beige est beige précisément parce qu’il appartient à un jeu complet de couleurs. Si je le retire et le repose dans sa boîte, il devient orphelin. Il change de couleur, se met à tirer au vert et perd ses résonances orange, roses ou rouges. Mon travail s’appuie sur cette richesse d’échos et d’harmoniques entre les éléments. Je ne prétends pas contrôler, plutôt instaurer une harmonie – c’est aussi ce qu’on appelle beauté. Pour autant, je ne prétends pas décréter ni affirmer.


G. M. : Parce que chaque visiteur peut développer son regard ? C. K. : Oui, de la même façon que chaque lecteur réinvente son livre à lui. Et, bien sûr, chaque promeneur se déplace dans un paysage qui lui est propre : le paysage de l’agriculteur n’est pas celui du marcheur, du propriétaire foncier ou du touriste de passage. G. M. : Autrement dit, une œuvre n’a pas plus de signification unique qu’un paysage ? C. K. : Pas plus, pas moins, quand bien même il y aurait un créateur à l’œuvre en coulisse. J’espère bien sûr que mon travail pourra évoquer, toucher, émouvoir. C’est une œuvre, et je tente toujours d’y mettre une touche de poésie et de mystère. Mais je ne prétends pas en contrôler ni le sens ni les effets. J’aime beaucoup la petite phrase corrosive de Paul Valéry : “Dieu a fait tout de rien. Mais le rien perce.” Cela peut sembler prétentieux, mais je considère mon travail comme l’une des voies empruntées par ce “rien” pour percer.

Wilderness Étendue sauvage 2013 (Papiers récupérés, épingles)

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G. M. : “Rien” et “nulle part” semblent des termes auxquels tu tiens… C. K. : Ils jouent un rôle essentiel. On cite souvent la boutade de John Cage : “I have nothing to say/ and I am saying it”, mais on oublie la suite : “and that is poetry/ as I need it.” (“Je n’ai rien à dire / et je le dis / et c’est la poésie qu’il me faut.”) C’est bien plus qu’une boutade : une conscience de la mort aux aguets, de notre finitude. Personne n’est innocent, nous allons tous mourir, mais l’art est là qui nous sauve. Donner à voir la beauté du monde n’a rien de futile.


le paysage au bloc près Hélène Piguet* sensibilisation du grand public à l’intérêt des données topographiques mais aussi aux paysages sublimes du pays. En France, Rennes Métropole met de son côté en place RennesCraft, dispositif de médiation autour de son plan local d’urbanisme.

Les champs d’expérimentations favorisés par les jeux dits sérieux ouvrent de nouvelles perspectives pour les collectivités dont certaines ont été promptes à saisir les potentiels. Ainsi, dès 2014, on voit le Danemark créer un modèle virtuel de ses 43 000 km2 dans Minecraft® en convertissant ses cartes dans un but de

Mais créer l’avatar virtuel d’un département et de ses paysages emblématiques ne va pas sans générer débats de fonds et problématiques loufoques, et pose âprement la question de l’appropriation d’un territoire et de l’institutionnalisation d’un jeu originellement indépendant. La réflexion reste grande ouverte.

Hélène Piguet est chef de projet au Département de l’Isère, direction de la culture et du patrimoine.

* avec la complicité de Jérémy Chauvet et Marie-Pierre Mirabé

Dans leur sillage, le projet IsèreCraft, développé à l’automne 2016 par le Département de l’Isère en partenariat avec la Maison de l’architecture et la Maison de l’Image se donne pour ambition, à la fois de faire partager la richesse des patrimoines naturel et culturel d’un territoire à une communauté de public difficile à capter en dehors des circuits scolaires, les 8-14 ans, et d’offrir un terrain de jeu à grande échelle non seulement à ces jeunes joueurs mais aussi aux communautés professionnelles que les nouvelles formes de médiation autour des paysages et de l’espace public intéressent grandement, architectes, urbanistes, aménageurs, géographes, enseignants…

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IsèreCraft Un jeu virtuel interactif en partenariat avec la Maison de l’architecture de l’Isère et la Maison de l’image accessible en ligne > www.paysage-paysages.fr/ iserecraft

S’intéresser aujourd’hui aux paysages et à leurs représentations impose de questionner aussi les nouveaux imaginaires générés par les mondes virtuels, particulièrement ceux qui semblent séduire massivement les jeunes générations dont le regard et la perception de l’environnement sont en pleine construction. Nourris d’univers comme celui du jeu en ligne Minecraft®, où les lois de la gravité s’exercent avec subtilité, où le cube est l’unité de mesure mais où la carte est au cœur du dispositif, quels regards vont-ils porter IRL (In real life = dans la vraie vie !) sur les paysages et les mondes dont ils héritent ? Leurs pratiques ludiques vont-elles démultiplier les possibles et repousser les frontières de l’imagination ou au contraire produire des biais d’approche hasardeux ? Les relations interpersonnelles seront-elles réduites au choix entre le mode survie et le mode collaboratif ? Quel avenir pour notre instinctif sens de l’orientation et notre subjectif sens esthétique ?


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Vues de paysages IsèreCraft Jérémy Chauvet Maison de l’architecture de l’Isère


le paysage au bloc près

Panorama en 10 mots (hors paysage !) d’un projet encore “sur le métier”.

MINECRAFT® Créé en 2011 par un développeur suédois indépendant, ce jeu collaboratif en ligne de type “bac à sable”, sorte de Lego virtuel au graphisme déroutant, connait un succès planétaire. Il consiste à composer des univers en trois dimensions grâce à des cubes de matériaux divers dans un environnement généré aléatoirement (dans une limite évaluée à 3,6 milliards de km2 !). Le jeu intègre un système d’artisanat basé sur l’exploitation des ressources naturelles. Il invite naturellement à construire, déconstruire, reconstruire… avec pour seules limites celles de l’imagination.

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MAP (ou CARTE) Les cartes générées dans Minecraft® constituent le support principal à la créativité du joueur. Deux cartes reproduisant les 7 431 km2 du département ont été réalisées dans le cadre d’IsereCraft et invitent à interagir avec les paysages à coups de pioche ou de pisé virtuels, à redessiner son quartier, à découvrir et partager autrement la richesse du patrimoine local. La map réaliste permet des modes de déplacements, des points de vue et des parcours atypiques. La map fantasy nous rapproche d’une Isère romancée, vision légendaire et fantasmée du territoire. CUBE (OU BLOC) Le bloc (1 m3) est l’unité de construction. Les paysages sont composés de blocs, le joueur creuse à travers des blocs, construit avec des blocs, les personnages sont composés de blocs.

ÉCHELLE L’une des difficultés à laquelle IsèreCraft s’est confronté, est la limite de hauteur imposée par le jeu à 256 blocs (soit 256 mètres à l’échelle 1:1) alors que le plus haut sommet en Isère est le Pic Lory culminant à 4 088 mètres ! GRAVITÉ La gravité est spéciale dans Minecraft® et constitue en soi un premier acte de négociation entre le jeu et le paysage. Le joueur peut mettre le monde à l’envers, mais gare aux chutes d’eaux et de sable ! PARTIE En début de partie, le joueur se retrouve en pleine nature sans aucune instruction ni scénario prédéterminé. Montagnes, arbres et champs s’étendent à perte de vue. On peut alors décider de se la couler douce sur la prairie qui coiffe le Mont Aiguille, de partir au combat dans les grottes de Sassenage, de passer son temps libre à cultiver des céréales dans la vallée du Grésivaudan ou à reconstruire le théâtre antique de Vienne. Il existe en réalité trois principales façons de jouer : les plus aventureux préfèrent le mode survie, où les ressources sont rares et les ennemis nombreux, certains sont accros au mode multijoueur avec quelques amis ou de nombreux inconnus, d’autres enfin s’adonnent à de la construction pure et simple, sans ennemis ni limites de ressources, dont les résultats sont partagés sur les plateformes communautaires via des captures d’écran.


JEU APPLIQUÉ Véritable outil de médiation, Minecraft® est aujourd’hui aussi bien utilisé pour enseigner l’histoire et la géographie dans les salles de classe que pour aménager des bidonvilles (programme d’urbanisme de l’ONU) ou des parcs nationaux (Australie). Le monde de l’art et de la culture n’est pas en reste, la communauté internationale des joueurs a déjà répondu aux sollicitations de la Tate Gallery (création de mondes inspirés d’œuvres d’art) et du British Museum (reconstruction du musée). 101

HÉRITAGE CULTUREL Les cartes d’IsereCraft ont pour vocation de représenter les grandes données topographiques et l’emprise des activités humaines sur le paysage (agriculture, forêts, bâti…). Outre cette réalité physique, elles se nourrissent aussi des légendes iséroises pour proposer des quêtes et des aventures aux joueurs, montrant ainsi l’importance du patrimoine immatériel dans l’approche des paysages. Le Carcari, la fée Mélusine, des loups-garous parcourent la carte, libre au joueur de découvrir leur secret, ou de se concentrer sur une vision plus physique du territoire.

IRL (In Real Life) L’expérience le confirme, c’est là que se passent les choses les plus intéressantes ! Lors des trois jours de clôture de PAYSAGE>PAYSAGES organisés place Saint-André à Grenoble, lieu emblématique du patrimoine isérois, les nombreux joueurs qui avaient fait le déplacement ont pu expérimenter d’être simultanément dans la réalité et dans le virtuel dans le même lieu. Les audaces d’aménagement et de parcours dont ils ont fait preuve dans le jeu ont repoussé toutes les lois physiques. On les a vus sauter de toits en toits, creuser sous les pavés de la place, escalader la collégiale Saint-André.

Vues de paysages IsèreCraft, Jérémy Chauvet, Maison de l’architecture de l’Isère

VERTIGE C’est la sensation ressentie par un grand nombre de joueurs débutants qui découvrent Minecraft®. Ce jeu dispose de ses propres règles et de ses propres univers. Que se passe-t-il lorsqu’on le transpose dans un paysage connu ? Quel rapport peut-on entreprendre entre un paysage “importé” et les usages particuliers autorisés par les règles du jeu ? Tout est transformable, parcourable, inflammable, destructible, constructible, mais par où commencer ? Le joueur se retrouve paralysé de dépaysement dans un paysage connu. Il lui faut alors chercher ses marques, de nouveaux repères. IsèreCraft trouve ici son but, celui d’ouvrir des points de vue atypiques sur le paysage et d’amener le joueur à le mettre en question. À coup d’essais/erreurs, il fait émerger une nouvelle vision du territoire, la sienne.


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Guo Xi Début de printemps Rouleau vertical, daté 1072 Encre et couleurs légères sur soie Musée national du palais, Taipei


MONTAGNE(S)-EAU(X) François Jullien (entretien avec Daniel Bougnoux) Daniel Bougnoux : En Occident, le paysage commence “en mineur”, donc “en minable”. Le paysage, c’est ce qui se situe derrière l’action principale. C’est le fond derrière la figure, le décor derrière les personnages et les grandes actions historiques. Ce paysage-décor est un subalterne inaperçu, accessoire. L’intéressant dans l’histoire du paysage en Europe, c’est que ce fond va monter dans le plan de composition. Il a une énergie qui s’anime tellement qu’il va progressivement devenir l’acteur principal du tableau, ou dans certains films le personnage central. Il est assez émouvant d’assister à cette promotion d’un fond dont tu nous dis qu’il est non seulement vivant, mais qu’il est aussi une ressource de “vivre”. Il se passe là quelque chose d’important vis-à-vis d’un objet qui n’est pas un objet parce que le paysage c’est un milieu, une ambiance, un tissu de relations dont nous sommes parties prenantes et parties prises. Comme tu le dis dans ton livre, il y a là des connivences qui dépassent ou qui précèdent toute connaissance. Je rappelle ici quelques-uns de tes mots-clés pour situer le paysage à l’intersection de concepts importants qui déportent notre pensée, qui nous décramponnent de la culture égocentrée, ethnocentrée qui est la nôtre. Ce qui m’a importé dans ton livre, c’est que ce “déport” touche à l’essentiel du geste philosophique que tu proposes. Pour apprécier un paysage, il faut nous déprendre des questions de sujet, d’objet, de cadre… Est-ce que tu pourrais repréciser cela, parce qu’il faut repasser sur chacun de ces mots, insister, pour que ce fond qu’est le paysage remonte à notre plan de conscience, lui-même étant comme tu le dis très bien un impensé de la raison, voire de la philosophie. F. J. : Il y a d’abord une chose à souligner, c’est que la notion de paysage est une “affaire” européenne. Le mot est né simultanément dans les différentes langues européennes et selon le même principe : par composition. Plus tôt au Nord et en Italie, mais toujours de la même façon : on a tiré du mot “pays” le terme de “paysage”. L’intérêt d’en passer par la Chine, c’est que l’on sort de cette langue. Il existe deux façons de dire paysage en chinois, la plus ancienne étant “Montagne(s) eau(x)”. J’introduis ici un pluriel qui n’existe pas en chinois, c’est pourquoi je le mets entre parenthèses, parce que la langue chinoise ne marque pas le pluriel. Ici, je ne peux même pas dire que “Montagne(s) eau(x)” est au singulier ou au pluriel. Notre langue est une langue qui choisit parce qu’elle a une grammaire, le chinois n’a

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François Jullien : Je ne suis pas un spécialiste du paysage et si je me suis intéressé à cette question, c’est parce qu’elle me renvoie aux concepts que j’aime travailler, à savoir les concepts “d’entre”, d’évasif, d’inassignable, de spirituel… À ces justifications, j’en rajoute une qui est centrale. Je pense “entre” l’Europe et la Chine et il y a justement deux grandes cultures du paysage dans le monde. Non pas trois. Seulement deux. L’européenne qui s’est développée à partir de la Renaissance et qui vient de la peinture ; la chinoise qui, elle, a vu le jour mille ans plus tôt et qui a également pris naissance dans la peinture. Je tiens dès à présent à le souligner, mon intention n’est pas comparatiste. Je ne compare pas, je mets en vis-à-vis la pensée du paysage en Europe et en Chine. J’essaie de faire en sorte que l’une se réfléchisse dans l’autre et explore dans l’autre ses propres a priori. De façon à faire quoi ? Eh bien à dégager un concept de paysage qui, dérangeant notre propre intelligence du paysage, puisse donner lieu à une appréhension nouvelle puisant à ces deux sources. Il faut rappeler que les cultures européenne et chinoise se sont développées indépendamment l’une de l’autre, sans se connaître. C’est ça qui m’intéresse dans l’ailleurs chinois : que ce ne soit pas un ailleurs dont on pourrait soupçonner des influences ou des contaminations historiques. La culture du paysage commence en Chine vers le IVe, Ve siècle, dans sa propre logique. Et l’on voit parallèlement en Europe, mille ans plus tard, une autre culture du paysage se déployer. Ces deux cultures s’ignorent et c’est à nous, aujourd’hui, de les mettre en regard pour repenser à nouveaux frais la question du paysage, c’est-à-dire remettre en chantier cette pensée en la sortant de notre propre histoire et en essayant de la réfléchir à travers cet écart entre la culture européenne et la culture chinoise, l’enjeu étant de s’appuyer sur l’une et l’autre pour produire du commun.

François Jullien est philosophe, auteur notamment de Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison, (Gallimard, 2014).


MONTAGNE(S)-EAU(X)

pas ça, il ne choisit pas. Lorsque le Chinois dit “Montagne(s) eau(x)” il pose une corrélation. C’est le haut (la montagne) et le bas (l’eau), ce qui a une forme (la montagne) et ce qui n’en a pas (l’eau), c’est ce qui est immobile (la montagne) et ce qui s’écoule (l’eau), c’est ce qui se voit (la montagne) et ce qui s’entend (l’eau). Qu’est-ce que cette langue nous dit si bien ici ? Quel est son geste pour nous parler du réel ? Ce que le chinois nous dit, c’est qu’il n’y a pas de “substance” à l’endroit du paysage, mais une pluralité de corrélations. Mettons à présent en vis-à-vis cette appréhension du paysage avec celle qui infuse dans les différentes langues européennes et qui rapproche le paysage de la notion de pays. On retrouve ce rapprochement dans la définition donnée par le dictionnaire (en l’occurrence Le Petit Robert). “Paysage : partie de pays que la nature présente à un observateur.” Définition absurde si l’on y pense, la nature vous offrirait, à vous observateur, une partie de pays ? Heureusement, la littérature et la peinture ont fait autre chose que ce que circonscrit abusivement cette définition ! […] La tension, l’écart entre jardin et paysage est intéressant à ruminer. Le jardin est clos. Le paysage, lui, non seulement n’est pas clos mais n’est pas “clôturable”. Un paysage est toujours en expansion. Si l’on revient à ce rapport pays-paysage que nous évoquions tout à l’heure, le pays peut lui aussi être clos. Il se délimite, notamment par ses frontières, alors que le paysage, lui, n’a pas de frontière. Il est un lointain. Il s’ouvre toujours sur du plus loin, du là-bas et c’est pour cette raison qu’il peut inscrire de l’infini dans ce fini qui constitue la physicalité des éléments qui le composent, les rochers, les arbres, etc.

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Quant au jardin, il se possède. Un paysage non, parce qu’il est expansif. Il y a toujours chez lui ce que j’appelle un essor que j’oppose à l’étale. L’essor échappe à l’étale en ce qu’il est inappropriable, il est une ouverture sur l’infini. De là, on pourrait dit que le paysage, c’est du pays en essor. Ce qui produit cet essor, c’est la capacité d’un paysage à mettre en tension des éléments. […] Un paysage ne se joue pas entre du visible et de l’invisible, il se joue plutôt dans un essor qui ne tarit pas.

Entretien réalisé le 21 octobre 2015 au musée de Grenoble à l’invitation du séminaire Enquêtes de paysages organisé par LABORATOIRE (Coordination scientifique : Chloé Vidal, retranscription : Cécile Léonardi)

[…] Quelque chose d’essentiel a lieu en effet entre l’intime et le paysage. Ce qui les rapproche, c’est la notion que j’évoquais tout à l’heure, l’“entre”. L’intime dérange notre pensée du sujet. Le paysage aussi. Dans l’amour, il y a des sujets. La langue, en tout cas, le dit. “Je t’aime” est à entendre comme le rapport qu’un sujet désigne vis-à-vis d’un autre sujet. Si je dis “je t’aime”, tu peux ne pas m’aimer. Il y a une dissymétrie possible. L’intime dissout cette dissymétrie. “Nous sommes intimes” veut dire que l’intimité est tout autant attribuable à toi qu’à moi. La question ne se pose plus. L’amour est bavard, il multiplie les déclarations amoureuses, l’intime non. Ceux qui sont intimes n’ont pas besoin de le dire. Ils laissent passer, et cette notion est pour moi aussi centrale dans l’intime que dans le paysage. C’est une chose qu’on a du mal à penser en Europe, parce que notre pensée est dominée par le verbe “être”, par l’ontologie et l’assignation. Assigner, c’est donner un lieu à une chose, et lui donner une propriété. Notre pensée est assignante. Ce qui m’intéresse dans la langue et la pensée chinoise, c’est qu’elles n’utilisent pas le verbe “être”, mais seulement la prédication. La langue chinoise peut dire “je suis fatigué” ou “je suis à Grenoble”. Mais elle ne sait pas dire : “je suis”. Elle dit : “il y a moi” ou “j’existe”. Elle ne manipule pas le sens absolu du verbe “être”. En bref, c’est une pensée qui n’assigne pas et qui nous aide à penser ce “laissez-passer”. Tout ce que je dis dans une relation intime avec quelqu’un n’énonce rien, mais laisse passer l’intime, ce qui passe et qui se passe entre nous. De même, le paysage est entre les éléments qu’il met en tension, entre moi et le monde, entre le perceptif et l’affectif. Nous avons une difficulté en Europe à penser cet “entre”, parce qu’il est sans “en soi”. Il n’est ni l’un ni l’autre.


Tombée dans le paysage Mengpei Liu Mengpei Liu semble aspirée par le paysage, qu’elle n’aborde pas de l’extérieur mais comme plongée en apnée dans la texture même de ce qui compose le monde. Sa peinture est un précipité, au sens des chimistes où une phase se disperse en agrégat hétérogène dans une autre. Et le vocabulaire des chimistes semble spécialement inventé pour la décrire : elle sature, cristallise, solidifie, dégouline, germe, sédimente, vide, dissout, concentre, provoque, libère l’énergie de son pinceau. Et cette peinture travaille le paysage, l’aborde frontalement. Née en Chine dans une province, le Anhui, où les paysages de montagne des monts Dabie et des monts Huang ont été une source d’inspiration ancienne pour les poètes du paysage, elle est devenue étudiante à l’école d’art de Grenoble où, dit-elle, elle est (re)tombée dans le paysage.

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Tombée dans le paysage Exposition de Mengpei Liu Galerie Xavier-Jouvin, de l’École supérieure d’art et de design, Grenoble / Valence 10 novembre 2016 > 3 décembre 2016

Mengpei Liu Vercors huile sur toile, 2016


Danser entre ciel et terre François Veyrunes Convoquer le corps dans le paysage est extrêmement vivifiant. C’est passer de l’ordre de la sensation, de l’intuition à quelque chose de plus. Le paysage, c’est un peu cela, c’est être traversé. Ainsi le site de la Bastille, où nous avons dansé, offre une ouverture si vaste sur la vallée qu’il permet de repousser l’horizon. Celui-ci est souvent bloqué ici parce qu’il y a les montagnes mais, a contrario, on est appelé ou happé par le vide vers une forme d’abîme, de vertige potentiel qui joue le même rôle que l’horizon, c’est-à-dire qui nous confronte à quelque chose de plus grand que nous. À la Bastille, ce qui m’a importé, c’est qu’il n’y avait pas de parapet en pierre derrière les danseurs. Le spectateur était face à un point de fuite, face à l’abîme. Mais il était aussi face à une possibilité d’envol, puisque pour l’être humain s’envoler nécessite de prendre appui sur la terre. Il se trouvait sur une plateforme d’envol. L’élément scénographique ajouté était très simple : c’était un tapis miroir qui inverse la situation. Le ciel est en bas et la terre est là-haut. Ainsi, les racines du ciel, la source du ciel, viennent de la terre… Et le ciel est changeant, les nuages et la lumière bougent en permanence, cheminent comme une dramaturgie intrinsèque dans le vécu de ce moment particulier. Le ciel est là, et nous dépasse, mais il participe pleinement de notre vie. J’ai choisi attentivement l’heure de la représentation par rapport à une certaine orientation du soleil. Je voulais que le soleil soit le plus latéral possible, sans qu’il soit occulté par la Bastille et nous plonge dans l’ombre. Il fallait une diagonale avec la lumière. J’ai spéculé sur l’heure, 15 h 30, milieu d’après-midi, voulant éviter un soleil écrasant et trouver un équilibre en diagonale, car la lumière donne plus de volume quand elle arrive à l’arrière des danseurs.

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L’écriture que je façonne ainsi avec les danseurs a à voir avec la metanoïa, c’est-àdire que l’on peut voir les choses dans un sens, mais aussi en sens inversé. Le ciel, la terre se réinterpellent, se réinterrogent. Cela s’inscrit dans ce qui me fait lever le matin, c’est-à-dire l’être en tant que sujet, debout, entre ciel et terre, là on y est.

François Veyrunes est chorégraphe de la compagnie 47/49.


Entrer en résonance Youtci Erdos Danser dehors, face au paysage, modifie la résonance de ce qu’on y fait. Cela introduit un troisième personnage qui est le paysage, qui donne un écho à l’action menée…, et qui raconte une tout autre histoire. Cela met en lumière l’insignifiance de l’être humain, parce que les paysages dépassent l’individu et dépassent toute œuvre humaine, mais à la fois les paysages amplifient cette œuvre, offrent une résonance à cette parole si petite, et cette résonance la rend plus forte qu’elle-même. Par exemple, un solo qui se fait dans un champ, avec un arbre dressé au milieu : la danseuse sous l’arbre ne va pas du tout produire chez le spectateur ce que cette même danseuse en solo produirait dans un théâtre. Ce solo, dans un champ avec un arbre au centre, va nous parler de la solitude individuelle. Mais aussi nous relier à l’universalité des choses. Car pour moi, le paysage parle beaucoup de cycles, le cycle des saisons, le cycle de la vie. Un paysage naturel m’évoque essentiellement cela. Le paysage qui n’est pas naturel (parce qu’il existe des usines, des villes, un paysage construit par l’homme) nous confronte à ce que l’homme a bâti au fil des siècles et met en tension le spectacle avec ce qu’est devenue cette activité humaine.

Ainsi, à Rioupéroux, qui est un endroit extrêmement sombre, avec très peu de luminosité naturelle, il existe des bâtiments incroyables. C’est un endroit si sombre et si puissant... Il y a de vieilles usines qui fonctionnent toujours, et qui sont au premier abord assez inquiétantes. Elles fument, produisent des odeurs et des borborygmes. Pour autant, c’est cette industrie qui a donné à manger et fait vivre ce village. Il est habité et continue à l’être parce que cette industrie est là. On a travaillé dans une salle des fêtes où on a proposé une installation et une performance. Cette salle des fêtes des années cinquante est absolument charmante, on a l’impression d’être dans une ancienne salle de bal, et c’est très contradictoire justement avec l’usine qui est derrière, qui fait ces bruits étranges, qui est presque un monstre en soi, qui a presque une vie. Cela a produit un impact sur notre création. Cette petite tension que ça amène joue un rôle dans la partie créative. De cette inquiétude émerge quelque chose de beau, une esthétique qui n’est évidemment pas celle d’un “beau” paysage. C’est une esthétique plus rude, mais peut-être plus humaine, car j’arrive très difficilement à séparer le paysage des gens qui y habitent.

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Un paysage n’est pas composé seulement de la terre, et du ciel ou de la montagne. C’est aussi les gens qu’on y rencontre, c’est l’atmosphère qui s’en dégage.

Youtsi Erdos est chorégraphe de la compagnie Scalène.


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Jean-Marc Rochette Les crêtes (2010) Huile sur toile Collection musée Géo-Charles


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L’ÉTRANGE IDÉE DU BEAU

Michel Frère Montecatini (1993) Huile sur toile Courtesy Alber-Baronian, Bruxelles

métamorphosent comme pour mieux l’affirmer. Chaque œuvre témoigne de l’exercice obstiné, intense, d’un métier. Ces deux artistes restituent une double articulation de Pays/Paysage, l’esprit qui souffle et inspire les sites (éprouvés par l’émotion) comme les Alpes, l’Ardèche pour Jean-Marc Rochette ou l’Italie pour Michel Frère. C’est un calendrier des saisons qui ouvre sur une liturgie profane. Le paysage n’est ni avant ni après, il est là, d’une seule masse, inébranlable, tout entier présent. L’air, la terre, l’eau et le feu rassemblés en une seule vision pour un instant unique, une contemplation active. Rochette/Frère, voix a cappella, complicité secrète, connivence, pas exempte d’attaches avec la tradition de la peinture, celle qui ne se renie pas. Dans un lyrisme effréné, emportées par une manière sauvage, les œuvres expriment l’essence heureuse de la vie où se conjuguent le sujet et l’objet, la riche substance du monde. Elles instaurent un dialogue avec l’universel, mais disent aussi quelque chose du local, du particulier. Elles donnent naissance à une immatérielle liberté, une sorte d’apnée dans un grand tout, habitée d’une tension, un risque absolu qui pourrait bien être une idée du beau. C’est un engagement particulier dans cette question dite de l’art. Une mémoire se dit… une jouissance se célèbre. Frère et Rochette le proclament comme une vérité. Dans cette peinture monumentale, on est frappé par cette mystérieuse étrangeté, par l’âpreté et la rudesse. Ils partagent, au-delà de la référence, ce rapport de la peinture à elle-même, pour ce qu’elle est. Ces œuvres qu’on pourrait croire abstraites révèlent au contraire l’attention des artistes à la terre, au pays. Ces auteurs nous permettent d’entrer physiquement dans le tableau, décrivent la fougue, l’emportement, l’exaltation comme si le peintre avait toujours besoin de riposter devant cette beauté première du chaos de la matière. L’origine devient tourbillon. Le spectateur peut être commotionné de ce surgissement frontal hargneux et féroce. Frère et Rochette ont en commun d’enfouir le secret éternel de la peinture, sans oublier ce cheminement inquiet, intériorisé de la lumière, toujours en chasse de la force structurante de la touche. Elle est dense et physique. Elle force l’admiration. C’est brûlant et griffé, opaque à la surface. Engloutie par des magmas et des laves chauffant dans des marmites ou des auges, la peinture de Michel Frère, funèbre et furieuse, hypnotise. Le bouleversant pouvoir de la couleur chez Jean-Marc Rochette taraude inlassablement le sujet, en quête d’une nature primaire et primitive. Il la retient, très près, sans retour ni retouche, là aussi c’est pétri et cela répudie l’ennui. Ce que la peinture disloque reste pourtant intact. La force de Rochette et Frère réside dans cette énergie qui ne laisse ni figurer ni défigurer la forme, même si l’espace est à cran. L’espace pictural résonne de cette exaltation qui met le feu au tableau. Aux confins du paysage et de la peinture, tâchons d’être à la bonne place pour les voir, les approcher, car quelque chose se donne dans le désir d’être devant, le nez dessus.

Élisabeth Chambon est conservateur en chef du patrimoine du musée Géo-Charles

Paysage, ou l’étrange idée du beau Musée Géo-Charles, Échirolles 15 septembre 2016 > 23 octobre 2016

Nos paysages nous sont devenus si familiers et si naturels que nous avons coutume de croire que leur beauté va de soi. C’est aux artistes de nous rappeler cette vérité première. Tout paysage est un produit de l’art, d’une “artialisation” comme le soulignait Montaigne. Il réveille notre sentiment d’exister. Il est l’expression d’une idée esthétique ou symbolique, une histoire de rencontres avec l’intime. Il n’existe pas de lieu qu’un homme ne puisse faire sien. Un lieu de l’abri et du retrait. Pour le peintre, il s’agit de trouver ce lieu sur lequel se tenir. Parler de la peinture impose toujours de ne pas avoir de grille de lecture trop normative. Ce qui importe, c’est l’approche, le cheminement, travailler avec elle, d’après elle, auprès d’elle. Farouche, elle met à distance, ce qui oblige sans cesse à tenir l’équilibre sur un fil. Elle est exigeante et nous fait renoncer à nos goûts, prisonniers que nous sommes parfois d’une manière de voir. Elle nous met seuls face au vivant, au troublant, et par là elle dérange nos conceptions du temps et de l’espace. Se frayer une voie nouvelle dans l’étoffe de son langage demande de l’obstination, de la résistance. L’aimer sans crainte, chercher à l’extirper de ses entrailles et se faire épingler par elle. L’exposition “Paysage ou l’Étrange idée du beau” se propose de confronter deux peintres contemporains, Jean-Marc Rochette et Michel Frère, avec des artistes de l’histoire de l’art du paysage en France, parmi lesquels Achard, Chotin, Corot, Courbet, Harpignies, Hébert, Ravier. Ne cherchez pas de lutte âpre avec ces aînés. L’accrochage, notamment les rapprochements et les écarts, démontre que ça circule entre eux avec les mêmes états de clarté. Un monde croise l’autre pour se conjuguer en un rapport inépuisable de réciprocités entre autrefois et maintenant. Des œuvres que le temps n’affadit pas, au cœur des choses élémentaires, obscures, comme ce qui lie le paysan à ses outils, à sa vigne. “Pour peindre un pays, il faut le connaître… Allez-y voir et vous verrez mon tableau” disait Courbet. Ces peintres sont reliés par un même limon fusionnel. Ils ne cherchent pas des points de rupture, mais une continuité avec l’histoire de la peinture dans un grand souci de facture, de matière crémeuse, liquide ou sèche. Chaque peinture est un passage à l’acte. Elle donne à voir la preuve sans cesse renouvelée d’une symbolique commune, ce que les peintres lettrés de la Chine ancienne appelaient “l’art sans art”. Un art auquel seul atteint le peintre affranchi de toute intention, et qui, se situant au-delà des conventions, s’exprime en toute liberté. Une façon d’affirmer que la peinture est toujours extrêmement vivante, elle ne cesse de nous hanter, de nous sidérer. L’histoire de l’art est toujours à recommencer. Quel merveilleux appui pour continuer le chemin ! La peinture suggère toujours une ardente générosité. En cela, Jean-Marc Rochette et Michel Frère puisent aux mêmes intuitions. Ils n’ont pas peur de remonter à la source. Cette tradition, ils la

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Élisabeth Chambon



© BenBert

© Gérard Michel


© Gérard Michel

© Lapin


AUTEURS DE VUES Conversation avec Lapin et Emdé

G. G. : Être Urban Sketcher, cela change quoi dans votre quotidien, dans la perception des paysages qui vous entourent ? Emdé : Je ne sais pas si dessiner son propre environnement transforme le regard, mais en tout cas ça le renforce, surtout pour les lieux qui sont familiers, qu’on a l’impression de connaître. Regarder un endroit avec les yeux du dessinateur, c’est le redécouvrir. On devient touriste dans des lieux qu’on côtoie tous les jours. La curiosité constitue la grande force de la démarche. L. : Ça crée surtout un réseau de dessinateurs fantastique ! Quand je vais dessiner à Hong-Kong, je retrouve un tas de gens que j’ai déjà rencontrés. On finit par tous se connaître. Chaque dessinateur devient pour la communauté un guide hors pair dans les environnements qu’il saisit et sur lesquels il porte un regard aiguisé. G. G. : Carnettiste ou Urban Sketcher, quelle est la différence ? E. : Notre grande différence avec les carnettistes, c’est notre tempérament jusqu’au-boutiste. L’engagement dans ce mouvement dépasse la passion. Il faut être carrément barjot pour dessiner jusqu’à point d’heure la nuit, dehors et dans le froid ! Les carnettistes ne vont généralement pas jusque-là. Par ailleurs, pour les sketchers, la première règle est de dessiner in situ. Je connais beaucoup de gens qui dessinent dans des carnets, mais seulement d’après photos, ou qui ne dessinent que lorsqu’ils voyagent. L. : Il faut aussi rappeler que le “carnet de voyage” est presque une exception culturelle française. Un grand nombre de publications existent. On peut même dire qu’il y a une petite prétention nationale à revendiquer l’invention du “carnet de voyage”. Cet historique ne nous a pas facilité la tâche pour implanter les USk en France. La dénomination anglophone un peu “barbare” du mouvement non plus ! Mais surtout, nous revendiquons une vision vraiment différente. Nous tenons à aller au-delà de la carte postale, de ce que l’on connaît déjà. Quand je vois par exemple des carnettistes de talent nous ramener du bout du monde des portraits d’enfants très exotiques, je ressens immédiatement un manque : qu’ont-ils voulu nous dire, que racontent ces dessins, ces enfants, quels sont leurs paysages quotidiens, quelle était la vie du carnettiste là-bas et au-delà, les circonstances de la rencontre ? Pour nous, l’enjeu est d’arriver à transcrire une vision globale, un ressenti, une émotion. Le crayon doit être porteur d’une espèce d’intégrité qui doit se retrouver dans les dessins achevés.

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Ghyslaine Girard3 : D’où vient ce mouvement des Urban Sketchers ? Lapin : il y a une dizaine d’années, Gabriel Campanario, Espagnol passionné de dessin vivant aux États-Unis, repère un phénomène émergent qu’il nomme “Urban Sketchers” : des artistes amateurs et professionnels “croquent” leur environnement et partagent ensuite leurs dessins sur Internet. Sentant le potentiel de la démarche, il invite une trentaine d’illustrateurs et dessinateurs aux profils assez variés, répartis sur les cinq continents, à participer à un blog collectif. À partir de 2008, il impose une périodicité et une véritable ligne éditoriale. Journaliste au Seattle Time, Campanario a le désir que chacun des participants soit un correspondant au sens journalistique du terme et raconte une histoire avec ses dessins. Ainsi, dès novembre 2008, je publie ma première image sur ce blog : la Casa Batllo, une maison Art nouveau de Barcelone – et pose les jalons de ce qui allait ensuite constituer ma participation. Ce mouvement libre et démocratique a dès lors pris l’ampleur internationale que nous lui connaissons aujourd’hui avec des milliers d’Urban Sketchers autoproclamés. Tout le monde peut devenir USk. La seule obligation ? Respecter le manifeste, notamment la première règle : dessiner in situ, être fidèle à l’observation et raconter une histoire. La dimension narrative est primordiale, la qualité du dessin presque secondaire. Récemment, j’ai ainsi choisi

de dessiner les changements qui ont lieu à Poblenou, ancien quartier industriel de Barcelone dans lequel j’habite et qui subit des transformations radicales. Des blocs entiers de maisons sont rasés pour construire de nouveaux logements. J’essaie de représenter cette transition, mais il faut aller vite, ne pas traîner.

L’exposition “Pic & bulle. La montagne dans la BD” présentée au musée de l’Ancien Évêché à Grenoble, tout comme les cartes dessinées par Ingrid Saumur, sont l’occasion de nous interroger sur la place qu’occupe aujourd’hui le “dessin d’après nature” cher aux artistes du XIXe siècle. Tombé en désuétude, il réapparaît aussi en force à travers la démarche des urban sketchers (dessinateurs urbains) qui réinventent le genre en adaptant le “carnet de voyage” aux nouveaux usages de partage et de communication. Armés de leurs carnets, leurs crayons et leurs palettes, ils croquent leur environnement (paysages urbains, mais pas seulement) avec frénésie et produisent dans leur sillage un réel engouement : tôt un samedi matin de décembre, une cinquantaine de dessinateurs amateurs ont été invité à embarquer dans un bus, avec six dessinateurs professionnels1 issus du courant des urban sketchers, pour un “sketch tour” sur les routes départementales, croquant de villes en villages des scènes de marchés ou de rue. Puis un “sketchcrawl” (marathon de dessins) a été organisé à Grenoble, autour du musée de l’Ancien Évêché. Plus de deux cents dessinateurs débutants ou aguerris emmitouflés jusqu’au cou ont produit dans la journée plusieurs centaines de croquis partagés largement sur les réseaux sociaux2. Autant de dessinateurs, autant de points de vue. Conversation avec deux d’entre eux, Lapin (Français, installé à Barcelone) et Emdé (Grenoblois) invités dans le cadre du week-end Paysages croqués.


AUTEURS DE VUES

G. G. : Les sketchers échangent une pratique artistique traditionnelle sur les réseaux sociaux, ce qui transforme une passion solitaire en action collective. Vous organisez aussi des marathons de dessins, les “sketchcrawls”, qui rassemblent autant des professionnels que des amateurs. Pouvez-vous nous parler de cette mise en commun ? L. : On trouve chez les USk des profils et des âges très différents. Graphistes, architectes, illustrateurs croisent médecins, professeurs, écoliers ou retraités. Le choix de diffuser nos dessins quasi exclusivement sur Internet peut surprendre, mais la révolution des réseaux sociaux touche tout le monde. Alors pourquoi ne pas contribuer en proposant des contenus riches “faits main” ? J’aime ce paradoxe, celui de diffuser à l’heure de l’information instantanée quelque chose qui nécessite un temps important de réalisation. On peut produire un dessin en cinq minutes bien sûr, mais on dessine en moyenne d’une demi-heure à deux heures. C’est un processus long. Entre la classique photo de petit-déjeuner partagée sur Instagram et nos dessins, il y a tout un monde ! Nous revendiquons le besoin de temps pour vraiment saisir les choses, et c’est plutôt positif de constater que de plus en plus de gens choisissent de prendre ce temps-là chez eux ou pour nous rejoindre dans nos événements-marathons.

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G. G. : En partageant votre production sur la toile, les frontières semblent disparaître. On passe de l’hyperlocal au monde entier. N’est-ce pas étrange que l’interprétation personnelle de votre coin de rue et de vos horizons quotidiens puisse toucher tant de gens ? E. : Au-delà de la diversité des lieux représentés, c’est la pratique du dessin qui relie les USk entre eux. On est curieux de la façon dont l’autre représente ce qu’il voit, dont il compose sa page, dessine tel endroit. Cette curiosité est à l’origine du succès du mouvement. L. : Plus on connaît de dessinateurs, plus on a envie de suivre leur pratique quotidienne. Grâce aux outils numériques, on a la sensation d’être un peu audessus de leur épaule. Sur Instagram, c’est un régal de “feuilleter” au jour le jour le carnet de certains sketchers, même si je ne peux pas tous les suivre car cela demande beaucoup de temps. L’interactivité d’Internet permet de commenter une publication, de dialoguer autour d’un dessin parce qu’il raconte un endroit que l’on connaît ou parce qu’il fait écho à des dessins déjà réalisés... Notre regard s’aiguise avec le temps et on apprend à voir différemment. Si j’ai toujours autant envie de

dessiner le quartier où je vis à Barcelone, ce n’est pas seulement parce que je veux garder trace des zones qui sont amenées à changer, mais surtout parce que j’ai envie de frotter ma technique, qui évolue de dessin en dessin, aux lieux que je connais par cœur. C’est la force de cette pratique : je sais que je pourrai dessiner toute ma vie et que j’irai sans cesse en progressant. Aujourd’hui, par exemple, je suis de plus en plus intéressé par le travail de la lumière alors qu’il y a encore deux ans, mon travail se définissait d’abord par la ligne. Je n’étais pas vraiment aquarelliste ni coloriste. La confrontation à d’autres USk plus préoccupés par la lumière m’a incité à essayer. Cet échange et cet enrichissement mutuels font partie des fondements du mouvement. Enfin, ce qui me stimule le plus, ce n’est pas tant la maîtrise technique que le regard que je peux porter. J’ai par exemple parfois un côté un peu cynique et je m’autorise à reporter sur mes dessins les commentaires des gens. Cette ironie est devenue partie intégrante de mon travail. À chacun de trouver sa façon de s’exprimer ! E. : Un peu comme Lapin, ce qui m’intéresse au départ c’est la ligne, plus que les couleurs, mais j’aime bien changer d’outils. J’ai travaillé à la plume, maintenant je dessine au crayon. C’est une manière de tenter autre chose. L. : Au XIXe siècle, les journaux étaient illustrés, c’était une évidence. L’avènement de la photo a un peu mis de côté le dessin, mais on y revient plus que jamais. J’ai plaisir à voir des dessinateurs occuper à nouveau des colonnes dans la presse. Le dessin crée un lien particulier avec l’autre : ce matin encore, je faisais le portrait d’un grand-père de mon quartier, c’est fabuleux tout ce qu’on apprend d’une telle expérience ! Il y a aussi une espèce de défi à croquer ce qu’on n’a jamais dessiné, à se laisser surprendre par les sujets. E. : On est dessinateurs avant d’être voyageurs. On peut faire le tour du monde, certes, mais ce qui nous motive, c’est de dessiner, et ce besoin peut être assouvi en bas de chez nous. Le plaisir vient avec la pratique. Les premières fois que je suis sorti dessiner dans mon village, je me demandais ce que j’allais rapporter et, à la fin, j’avais envie de sortir tous les jours. C’est une manière incroyable de redécouvrir son environnement et c’est facile, car c’est en bas de chez soi ! L. : Je confirme… pas besoin d’aller bien loin ! Dessiner mon paysage quotidien a probablement plus de valeur à mes yeux que les horizons lointains. J’aime représenter ce que je finirais par ne plus voir par habitude et constater, au fil des carnets, les lentes métamorphoses.

1 - Ben Bert, Emdé, Lapin, Maja, Gérard Michel et Tazab 2 - #paysagepaysages | france.urbansketchers.org/ | les-calepins-de-lapin.blogspot.com | voyagitudes.over-blog.com 3 - Ghyslaine Girard, Département de l’Isère, direction de la culture et du patrimoine


© Maja




AUX FRONTIÈRES DU PAYSAGE Anne-Laure Amilhat Szary et Sarah Mekdjian Le paysage renvoie au panorama, au tout-voir d’en haut, et/ou de loin. Tout fonctionne comme si le paysage était un objet extérieur à l’observateur et toujours situé face à lui, montagne ou monument, photo ou tableau. Pourtant l’observateur. ice, dans son époque, constitue le paysage au même titre que ce qu’il pense mettre à distance par son regard. “Voir avec” le paysage, c’est assumer que plus d’un sens est mobilisé dans cette relation. Nous souhaitons ici montrer comment on peut aller au-delà de l’observation objective d’une réalité extérieure en faisant bouger les frontières implicites des paysages. Cela n’enlève rien aux qualités premières d’un paysage, à l’émotion qu’il suscite, accessible à tous et facile à partager, au fait qu’il n’appartienne à personne. Ce que notre position sous-tend cependant c’est qu’il n’est pas besoin – ou plus de la même manière, de passeurs de paysages. Longtemps nous avons consommé des représentations de paysages, du tableau à la carte postale, en passant par ces clichés de vacances qui devaient être vides de touristes, aujourd’hui nous faisons paysage. Le selfie nous dit quelque chose de cette co-institution du sujet observateur et du paysage, mais ce n’est qu’un premier indice. L’image produite par le drone en est un autre. Elle est dotée de tous les moyens techniques de la ressemblance. Mais désormais la vue en surplomb est déshumanisée : l’image est vue par la machine qui constitue quelque chose comme paysage scanné. Elle peut être belle mais on ne sait plus qui regarde... L’apport technologique prend le paradigme scopique à rebours : le regard du haut n’est plus ni un paysage ni une photo, mais une image recalculée destinée à lancer l’alerte. Au-delà de la toute-puissance de l’illusion référentielle de la modernité et de l’esthétisation qui l’a accompagnée, comment se réapproprier le regard ? Peut-on faire du paysage un lieu d’émancipation ?

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Le sensible et le mobile séminaire de recherche LE MAGASIN 2 décembre 2016

> Dépasser les paysages vus d’en haut, ne pas céder à la folie des grandeurs Suffirait-il de poser un cadre dans un point de vue remarquable pour donner accès au paysage ? Certains supports, en forme de rectangles évidés à la manière d’un châssis de tableau, posés au détour d’un virage ou dans un site remarquable, le donnent à penser. Que se joue-t-il dans un tel dispositif ? Le passant est invité à regarder autrement ce qui l’entoure en partageant un environnement exceptionnel au prisme d’un cadre. Ce raccourci de ce qui l’entoure lui en facilite l’accès, tout en semblant respecter le libre arbitre du passant : “voici la belle photo à prendre”, semble-lui souffler le liseré de métal inséré-là, mais aussi “c’est toi qui décides du moment idoine” : le lieu est prescrit, le temps ne l’est pas. Chaque promeneur est

susceptible de rentrer avec un souvenir modulé du lieu, en fonction des lumières, odeurs, souffles de vent qui l’auront accompagné devant ce cadre. Ce qui se joue-là n’est pourtant pas aussi émancipant que le passant n’est invité à le penser : la distance qui caractérise le “régime scopique” classique est respectée. La façon de voir des modernes qui, depuis l’invention de la perspective se mettent au centre d’un dispositif qui met l’infini à leur portée, se perpétue. L’éloignement permet l’appréciation esthétique mais tait les processus sociaux qui façonnent le territoire. Les mains des générations de paysans qui ont tissé la mosaïque des champs, les bras des maçons qui ont posé les pierres, moellons et pans de béton urbains, sont effacés : personne ne songe à se demander si quelqu’un est l’auteur d’un paysage. Le premier effort de déconstruction des études paysagères a donc constitué en une plongée dans leurs conditions sociales de production, montrant comment la peinture anglaise des XVIIe - XVIIIe siècles accompagnait, en la justifiant, la structuration de la grande propriété terrienne et l’exploitation foncière sur laquelle elle repose, comment les paysages enchanteurs californiens gommaient les travailleurs migrants illégaux qui, jour après jour, des vergers aux jardins, les entretenaient1. Sans oublier que la carte est aussi un paysage dans lequel on peut se perdre par le regard, par ce sentiment jouissif de survol. Regarder une carte donne des ailes... et l’illusion du pouvoir qu’accompagne cette vue. Surplomb et distance mettent l’observateur dans une position qui le conforte dans son objectivité potentielle… Et gomment les jeux de pouvoir sur lesquels la constitution de toute carte repose, liés aux choix, aux hiérarchies pensées par le concepteur de cette représentation qui, on ne le répétera jamais, n’est pas le territoire, mais bel et bien une opération de saisie / mise à disposition d’une interprétation d’un lieu ou d’une portion de lieu qui, gomme la représentation traditionnelle de paysage, en gomme les rapports de force. Le géographe D. Mitchell embrayait son étude sur la Californie en affirmant qu’“il n’existe rien de tel que la culture” 2. Une telle posture conclurait-elle, de la même façon, qu’il n’existe rien de tel que le paysage ? > Se situer dans le paysage, crever la toile En 1965, l’artiste Orlan se présentait nue dans un cadre sculpté et orné à la feuille d’or, dans une œuvre intitulée “Tentative de sortir du cadre”. Au cours de cette performance, elle mettait à l’épreuve, de multiples manières, le régime scopique traditionnel, restaurant la primauté du corps charnel au cœur d’un dispositif

Anne-Laure Amilhat Szary et Sarah Mekdjian sont enseignantes-chercheuses en géographie, Université Grenoble Alpes / PACTE-UMR 5194.


À la suite de ces pionniers, il n’est plus possible aujourd’hui de faire comme si on pouvait continuer à regarder de loin, et d’en haut. Il faut faire avec le paysage, sans maîtriser ce que l’on joue dans cette rencontre. Les chercheurs et chercheuses qui ont poursuivi les recherches dans ce champ parlent d’approches “non représentationnelles”, insistant sur le fait que “cela impose au chercheur en sciences sociales de reconnaître le paysage matériel comme un agent”. Derrière cette posture savante, ce qui se joue est bien l’ouverture d’un possible dans la relation au (x) paysage (s), celle de se laisser porter par eux. Pour ce faire, la mise en mouvement semble nécessaire. Cette dynamique semble aléatoire a priori, qu’on la nomme flânerie à la Walter Benjamin ou dérive à la Guy Debord. En garder la trace impose de concevoir de nouvelles formes, comme celles que propose l’artiste arpenteur Mathias Poisson qui élabore des cartes dessinées, sensibles, opérateurs de partage de ses expériences de paysage. Le spectateur-créateur est désormais au sol.

> Conclusions S’aventurer aux frontières du paysage n’est pas “simplement” une invitation à sortir du cadre, mais une proposition, celle de se repositionner sur un front pionnier des pratiques et de la recherche en sciences sociales qui reconsidère la place des sujets, des corps, des relations sensibles et travaille les interconnexions comme les rapports de force. C’est reconnaître la texture des paysages, les nœuds, ceux de la toile sur laquelle les tableaux sont peints comme ceux des réseaux qui font les lieux. C’est s’engager dans une mise en mouvement de nos positions, et en accepter le risque. Dépasser le regard, embrasser tout le corps dans nos approches des lieux est aussi un appel à s’aventurer, sans carte, ni boussole, vers des terrains “sensibles”, autrement dit des espaces ruraux et urbains, qui mettent nos sens en éveil, qui nous inquiètent et qui relancent nos désirs politiques de vivre-ensemble.

1 - Voir D. Mitchell, Le mensonge de la terre / The Lie of the Land: Migrant Workers and the California Landscape, 1996, Minneapolis, University of Minnesota Press, et aussi D. Cosgrove, La formation sociale et le paysage symbolique / Social formation and symbolic landscape, 1998, Madison, University of Wisconsin 2 - “There is no such thing as culture”, D. Mitchell, Transactions of the Institute of British Geographers, 1995, 20 (1), p. 102–116 3 - “When I look, I see with landscape”, J.W. Wylie, Landscape, 2007, New York / London, Routledge 4 - L. Irigaray, LSpeculum. De l’autre femme, 1974, Paris, Éditions de Minuit. 5 - C. Nash, “Reclaiming Vision: looking at landscape and the body”, dans Gender, Place and Culture - A Journal of Feminist Geography, 1996, p. 149-170

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> Faire avec les paysages sensibles, partitions d’un paysage en mouvement

On passerait du paysage au “choré-age”, la créativité du mouvement induisant une dynamique esthétique, une forme de “choré-poiesis” que les danseurs explorent depuis longtemps, dans leur façon à eux de pratiquer l’espace et de l’habiter par leur dessin du geste. Tous danseurs désormais ? Pas forcément, pas tout de suite, car au-delà de l’éphémère de la performance se pose la question de la trace, du partage de la relation au lieu, initiée par sa mise en mouvement. Mais une invitation, oui, celle d’abandonner un temps nos cartes et nos repères géographiques et esthétiques, celle de rompre avec nos codes paysagers pour découvrir comment nous pouvons être sensible à l’espace, à de nouveaux espaces, dans leur instabilité.

de mise à distance, questionnant la place de l’observateur proclamé voyeur, et faisant bien sûr voler en éclat les limites posées par la structure de bois pour contenir, en son sein, l’Œuvre. Ce qu’elle provoquait ainsi allait finalement être mis en mot quelques années plus tard, notamment par le géographe J. Wylie qui rebouclait théoriquement le propos en proclamant : “Quand je regarde, je vois avec le paysage.”3 L’observateur ne peut plus se réfugier dans la distance frontale que la représentation traditionnelle instaure, il est désormais partie prenante de ce qui se joue dans l’acte paysager. Cette irruption dans le paysage a d’abord été le fruit d’un renversement issu du travail des théoriciennes féministes qui se sont attachées à montrer comment la neutralité prétendue du regard paysager était en fait l’expression d’une domination masculine implicite 4). En anglais, on distingue alors “look” et “gaze”, regard et quelque chose de difficile à traduire, qui inclut le geste de l’œil et la modalité sociale de l’observation. À travers la photographie intitulée “Abroad”, de Diane Bayliss, cliché d’un homme nu, allongé, au repos, que l’on confond au premier abord avec un paysage de collines, C. Nash 5) posait cette revendication essentielle : le regardant fait l’image autant que ce qui la compose dans son extériorité apparente. Le paysage est relation tout autant qu’exploitation. Il se travaille au sol, dans la matérialité du quotidien.



FABULATIONS CARTOGRAPHIQUES Gilles A. Tiberghien J’ai toujours associé les paysages aux voyages et les voyages aux récits : ceux que je pouvais lire ou entendre comme ceux qu’il m’arrivait de faire. Le voyage correspond à une mobilité mentale, à une envie de repousser les limites du monde et de nous-même, pour voir autre chose, plus loin et autrement. Ce qui m’intéresse alors dans le paysage, ce n’est pas son évidente ou discrète beauté, la façon dont il peut brutalement ou insidieusement s’imposer à nous : c’est au contraire son évanescence, son caractère difficilement saisissable, mieux, sa disparition continuée. Je ne fais pas allusion au fait que les paysages que nous connaissons ou que nous avons connus sont aujourd’hui menacés, mais à la réalité problématique de ce que l’on appelle paysage et que l’on peine à saisir malgré les définitions convaincantes qu’en ont donné bien des esprits subtils.

Opérations cartographiques séminaire de recherche LE MAGASIN Responsable scientifique : Jean-Marc Besse 1er décembre 2016

Bien que limités dans l’espace, les paysages se modifient sans cesse, ils racontent cette modification que nos efforts pour les transformer ne font que souligner. Tenter d’intégrer le paysage dans une syntaxe personnelle nous donne l’illusion d’en contrôler si peu que ce soit la réalité alors que, telle une épopée sans fin, il excède toute description, toute Géographie et toute Histoire. Car le paysage est le récit par excellence dont nous ne pouvons qu’enregistrer la trame complexe. C’est sans doute quelque chose qui m’a séduit dans le paysage : cette obligation de le raconter par tous les moyens sans qu’aucun ne convienne vraiment. Cette obligation, non de résultats, mais d’intrigues, et cette assignation au voyage qu’il nous impose. Ce peut être un très petit voyage, un tour, un pas de côté, une dérobade. C’est toujours un déplacement qui nous permet de rendre visible quelque chose du monde que nous n’avions pas encore su voir. C’est en nous rendant cela sensible qu’un paysagiste, un écrivain, un artiste peut nous toucher, mais aussi quiconque sait voir autrement, comme le pionnier de l’aviation, Santos-Dumont, possédé par le désir de voler et qui, à chaque instant de sa vie, avait pris l’habitude de regarder la terre du ciel, faisant de l’altitude une condition, une éthique et une esthétique de vie.

sur le monde, mais, de l’autre, elles mobilisent les pouvoirs de notre imagination sans laquelle elles resteraient muettes. Les codes conventionnels qui les caractérisent, les courbes de niveau, les couleurs, les hachures, les pictogrammes requièrent un nécessaire déchiffrement par l’intelligence, mais ces contours, ces formes dessinées et colorées sur lesquels des mots sont inscrits mobilisent notre imaginaire et nous troublent. Ce trouble permet d’inventer, de mettre en mouvement, d’animer, ou, si on peut dire, de territorialiser. Qui a consulté des atlas, enfant, le sait très bien. Paradoxalement, la carte nous entraîne au-delà de la carte, et en même temps nous y reconduit. Elle nous permet de mieux voir, mais “en carte”. On a commencé par imaginer le monde avant de le voir, avant de le connaître. Les cartes des temps anciens produisaient un imaginaire stable, même si à travers ces représentations générales du monde pointait quelque chose comme une inquiétude dont témoignaient des inscriptions du genre : hic sunt leones1. En entrant sur le territoire des lions ou sur celui des dragons, on était désormais exposé à l’inconnu et au danger. En même temps, ces limites, au-delà desquelles nul ne s’était aventuré, étaient un stimulant puissant pour l’imagination. Les cartes aujourd’hui, les plans de villes, présentent encore parfois, sans qu’il soit besoin de les chercher au bout du monde, des “taches blanches”, des zones indécidables, comme l’a bien montré Philippe Vasset dans Un livre blanc2. Nous ne saurons pas à quoi elles correspondent tant que nous n’aurons pas été y voir et que nous n’aurons pas arpenté ces nouveaux terrains d’exploration, si réduits soient-ils. Dans ce monde de plus en plus peuplé, de plus en plus encombré, l’aventure, en effet, commence en descendant dans les échelles de la carte où plus rien n’est susceptible de nous arrêter.

Gilles A.Tieberghien est philosophe, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon‑Sorbonne et à l’école du Paysage de Versailles. Il codirige avec Jean-Marc Besse Les Carnets du paysage.

1 - Latin : littéralement, “Ici sont des dragons” pour désigner des territoires dangereux ou encore inconnus 2 - Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007

Relevé cartographique côtier d’après les explorations et tracés de J. H. Hoffet (1935) Fonds cartographique de l’Institut de géographie alpine

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On pense alors souvent aux cartes comme à l’équivalent de ces vues d’en haut dont Google Maps nous offrirait l’accès le plus facile. Mais les cartes c’est autre chose : ce que l’on y voit demande toujours à être interprété pour être compris. Les cartes construisent un discours d’un certain genre. Elles ont une sorte de double destination. D’un côté, elles sont censées nous renseigner sur les choses,


L es paysages sensibles, des boussoles pour exister ensemble ? Alain Faure

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Dans le processus actuel d’urbanisation et de mondialisation des espaces, comment penser le rôle dynamique de la culture ? On sait combien les plaidoyers de résistance et de rupture font florès, qui dénoncent les “métropoles dangereuses”, déplorent les périphéries “en souffrance” et soutiennent systématiquement le rural “contre l’urbain”. C’est dans ce contexte anxiogène et grincheux que la petite équipe de Laboratoire s’est manifestée en expliquant que les artistes avaient un rôle à jouer pour recoller les morceaux et raconter les promesses culturelles des grandes régions urbaines hybrides (mi-villes mi-campagne). L’idée de départ est simple : mobiliser des acteurs culturels d’horizons divers en portant plus d’attention aux mille et une facettes imbriquées qui font l’imaginaire territorial des Grenoblois et des Isérois et en s’intéressant à leurs plis les plus émotifs et les plus quotidiens (physiques, virtuels, oniriques, numériques…). Les initiateurs de PAYSAGE>PAYSAGES ont fait le pari que cette entrée sensible, introspective et intimiste, pouvait paradoxalement servir de levier pour voir ensemble plus clair, plus grand et plus loin, pour cristalliser les énergies sur des valeurs et des envies partagées à une large échelle territoriale. Et il me semble qu’ils ont vu juste ! Dès son lancement, le projet a reçu un écho enthousiaste dans les milieux culturels et éducatifs comme dans ceux de la médiation sociale, de l’urbanisme ou du tourisme. En quelques mois seulement, des idées artistiques étonnamment variées ont vu le jour et l’agenda de la Saison 1 s’est coloré d’une quantité d’évènements entremêlant l’esthétique, l’éthique, le bucolique, le ludique, le cartographique… L’équipe de la direction Culture et Patrimoine du conseil départemental de l’Isère a joué ici un rôle déterminant en adhérant sans réserve à la dynamique sur la conviction que PAYSAGE>PAYSAGES nous entraînait à “brouiller les cartes et sortir des traces”. Quels enseignements peut-on tirer de ces expérimentations en chaussant les lunettes du politiste ? Dans quelle mesure font-elles bouger les lignes sur les façons locales de programmer des politiques culturelles ? Même si le recul manque un peu, on peut pointer comme résultat le plus visible une belle dynamique d’ouverture et de décloisonnement sur les mille et une représentations des paysages. Des passerelles inédites jalonnent l’expérience, que ce soit entre les créateurs, entre les communes ou entre les institutions culturelles. On constate aussi que les paysages touchent et impliquent des publics particulièrement multiformes. L’effervescence d’initiatives et de perceptions confirme en quelque sorte deux intuitions qui ont été, dès le début, pressenties

par Maryvonne Arnaud et Philippe Mouillon : d’un côté les paysages provoquent des émotions individuelles intenses, de l’autre ils participent à la construction d’une représentation partagée du monde. En concentrant le travail artistique sur les perceptions intimes du paysage, une évidence saute à la fois aux yeux et au cœur de tous les participants : les paysages sont de puissants émetteurs d’émotions. C’est la première surprise. Au sens propre comme au sens figuré, ils affectent le regard, atteignent tous les sens et ne laissent jamais indifférents. Ils imprègnent les individus depuis leur plus tendre enfance et les tiennent en éveil jusqu’à la mort. Ils jouent sur tous les tableaux, touchent sur le plan individuel et orientent sans cesse les comportements, les élans, les passions. Ils dérangent ou rassurent. Ils colorent la densité des lieux que nous habitons et que nous traversons. Bref, ils orientent nos perceptions du bien-être, physiquement comme virtuellement, et construisent notre appréhension sensible de l’existence. La médiation artistique met à vif les empreintes émotionnelles. Seconde surprise : dans le bilan sur les trois mois de rencontres de PaysagePaysages, l’intensité émotionnelle envahit certes chaque spectateur sur un plan intime, mais elle raconte aussi en permanence l’appartenance à des territoires et à des communautés. Dans toutes leurs créations, les artistes mettent en scène, en images et en mouvement des paysages qui sont partagés, qui relèvent du bien commun, qui se nourrissent de complicités esthétiques et de liens mémoriels. Les émotions du paysage cristallisent des repères et des empreintes sur nos façons de vivre ensemble, connectant l’urbanité et la nature, des trajectoires et des ambiances, des sensations et des rituels… À cet égard, les paysages sont politiques sans que l’on n’y prenne garde : ils nous rassemblent dans une forme souterraine de citoyenneté sensible. Cette dernière piste, l’émergence d’une démocratie sensible, permet d’opérer un retour sur les énigmes de prospective métropolitaine évoquées dans l’introduction. L’urbanisation des modes de vie et la mondialisation des échanges placent les individus dans une position inconfortable et incertaine en termes d’identité, de sécurité, d’emploi, d’éducation, de culture et même de citoyenneté. Aussi, à l’heure où la préservation de la planète semble menacée, où les mobilités transforment l’économie et où le progrès ne fait plus office d’horizon et d’idéal, les paysages révèlent peut-être, avec la médiation des artistes, une qualité inestimable : ils nous aident à penser plus large et plus collectif. Des boussoles pour continuer à exister ensemble ?

Alain Faure est directeur de recherche CNRS à Pacte - Institut d’études politiques - Université Grenoble Alpes (et accessoirement parapentiste sous la Dent de Crolles...).


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Tracé par Jeremy Wood d’un vol libre effectué durant la Coupe Icare,


La culture fait le mur Magnifique terrain de jeu pour développer une approche large de la culture dans une logique de développement territorial, PAYSAGE>PAYSAGES n’est pas seulement un projet artistique : c’est surtout une rare occasion de remises en question permanentes, de croisements et de rencontres.

du patrimoine naturel, des transports, du sport, du tourisme, du développement durable ou de l’agriculture. À leur côté, le monde des arts et des idées doit entrer en piste pour inviter au décentrement, à la prise de distance, à la génération des possibles, à la poésie de l’utopie ou au choc de la dystopie.

Les équipes des collectivités qui mettent en œuvre les politiques culturelles se frottent au quotidien à l’urgente nécessité d’interroger et de faire évoluer la relation des acteurs culturels avec les publics à l’échelle d’un territoire. Vigies bienveillantes des initiatives naissantes ou confirmées, elles travaillent à l’émergence de nouvelles formes et modalités d’action, convaincues que la culture est un pilier du vivre et du faire ensemble. Au croisement de tous les champs disciplinaires de la culture, elles ont connaissance des problématiques multiples éprouvées sur le terrain et sont de plus confrontées aux enjeux connexes que sont l’aménagement du territoire, l’éducation, les mobilités, le tourisme ou l’innovation sociale.

> Nouveau format/réseaux “historiques”

> Dedans/dehors : sortir de l’entre-soi culturel et rencontrer les publics La forte singularité de PAYSAGE>PAYSAGES réside dans la proposition d’expérimenter de nouvelles formes de rencontre avec les artistes, les acteurs et les publics. Car il faut surprendre, occuper l’espace commun, dans les campagnes comme en ville, imaginer des propositions qui infusent dans l’espace et le temps, que tout un chacun – au-delà de l’habituel public urbain fort consommateur de culture – peut rencontrer sans avoir une démarche spécifique à enclencher. L’ambition est élevée, sa mise en œuvre a pu être seulement esquissée dans le cadre de la Saison 1 ; elle devra être largement développée dans les prochaines éditions. > Politiques publiques plurielles/créations singulières

Montée dans un délai record, la première édition de PAYSAGE>PAYSAGES a recueilli un véritable succès : 135 000 personnes ont assisté à 160 manifestations proposées sur tout le territoire. Cette grande fête culturelle n’avait en Isère jamais rien eu d’égal dans sa durée et son originalité : spectacles, expositions, gastronomie, conférences, jeux, balades… tous les domaines d’expression ont été concernés. Rien de tout cela n’aurait pu exister sans l’implication et l’énergie produite par la fédération des acteurs culturels, la créativité et l’ingénierie culturelle du collectif artistique Laboratoire et de l’équipe pluridisciplinaire départementale. Au centre, la conviction que fabriquer PAYSAGE>PAYSAGES, c’est brouiller les cartes et sortir des traces, faire le mur des institutions et inventer des formes nouvelles, croiser les politiques et les publics. Tout un programme pour un véritable hors-piste culturel !

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Une ambition culturelle a de grandes chances d’embarquer un territoire si elle réussit à fédérer autour d’elle d’autres politiques publiques. À ce titre, la question du paysage, signifiante de l’histoire et des enjeux du territoire (on en hérite, on le perçoit, on le traverse, on l’aménage, on le représente, on ne le voit parfois plus !) est suffisamment ouverte et impliquante pour ceux qui se préoccupent collectivement ou localement de développement culturel, mais aussi de la gestion

PAYSAGE>PAYSAGES est une “saisonnale”, soit un rendez-vous public annuel, le temps d’une saison calendaire, l’automne pour la Saison 1, l’hiver pour la Saison 2, etc. Proposé par le Département, ce format (qui ne nie pas surfer sur le succès populaire des séries TV !) n’a rien d’anodin. Il affirme à la fois la volonté de décliner la réflexion paysagère au fil des saisons, mais aussi de valoriser à tour de rôle les lieux, projets ou grands rendez-vous, reflétant ainsi la vitalité du monde culturel et patrimonial local. Le Département joue alors pleinement son rôle de catalyseur et d’animateur historique de réseaux (institutions et associations culturelles, mais également collèges, transports, équipements sportifs et touristiques, espaces naturels sensibles, etc.). Sans compter qu’il peut aussi s’appuyer sur ses propres ressources (4 500 agents et plus de 300 bâtiments, soit autant de relais et d’ambassadeurs d’un tel projet !). Au-delà, l’intersaison n’est pas négligée, elle permet de déployer des dispositifs qui sont à l’étroit dans le temps événementiel (projets pédagogiques, restaurations patrimoniales, résidences artistiques…).

L’équipe projet PAYSAGE>PAYSAGES de la Direction de la culture et du patrimoine


Paysage > paysages, l’intégrale des collaborations Ligne éditoriale > Laboratoire > Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Alain Faure, Guillaume Monsaingeon, Philippe Mouillon, Bernard Pouyet, Henry Torgue > Coordination générale et programmation départementale > Direction de la culture et du patrimoine du Département > Hélène Piguet, Béatrice Ailloud, Ghyslaine Girard, Marie-Pierre Mirabé, sous la direction de Aymeric Perroy et Odile Petermann, avec la complicité de Jean Guibal > Soutien logistique > L’ensemble des services de la direction de la culture et du patrimoine (musées, lecture publique, patrimoine et développement culturels, ressources) > Les directions territoriales du Département > les directions des relations extérieures > de l’aménagement > du développement > de l’éducation jeunesse et sport > des mobilités > des ressources humaines > Isère tourisme > AIDA > Conseil scientifique associé > Bibliothèques de Grenoble (Annie Brigant, Béatrice Guiffault, Carine d’Inca, Christine Biron) > CAUE de l’Isère (Serge Gros, Isabelle Steinmetz, Julie Alvarez, Rachel Anthoine) > Centre de culture scientifique technique et industrielle de Grenoble (Laurent Chicoineau) > Centre du graphisme – Échirolles (Isabelle Monier) > CNAC – Le Magasin (Anne Langlais) > DAAC académie de Grenoble (Isabelle Nicoladze, Ève Feugier) > Domaine de Vizille (Anne Buffet) > École supérieure d’art et de design Grenoble-Valence (Jacques Norigeon, Inge Linder-Gaillard, Catherine Tauveron) > École nationale supérieure d’architecture de Grenoble (Marie Wozniak, Milena Stefanova, Philippe Marin) > Espace Vallès-Saint-Martin-d’Hères (Frédéric Guinot, Bertrand Bruatto) > laboratoire CRESSON (Rainer Kazig) > laboratoire PACTE (Anne-Laure Amilhat Szary, Alain Faure) > Maison de l’architecture de Grenoble (Mireille Sicard) > Maison de l’Image (Céline Bresson, Marianna Martino) > Maison du patrimoine de Villard-de-Lans > cinéma Le Méliès (Bruno Thivillier) > MC2 (Jean-Paul Angot, Martine Maurice) > Médiathèque Paul-Éluard – Fontaine (Élise Turon) > Musée Dauphinois (Jean Guibal) > Musée Géo-Charles – Échirolles (Élisabeth Chambon) > Musée de Grenoble (Guy Tosatto, Sophie Bernard, Marianne Taillibert) > Musée de l’Ancien Evêché (Isabelle Lazier, Cécile Sapin) > Musée Hébert (Laurence Huault-Nesme, Catherine Sirel) > Musée Mainssieux – Voiron (Laurence Dalmasso) > Musée Matheysin – La Mure > Musées de Vienne > Office du tourisme de Grenoble (Hélène Dubuisson-Duru > Parc naturel régional de Chartreuse (Emmanuelle Vin, Armelle de l’Éprevier) > Université Grenoble Alpes (Marie-Christine Bordeaux, Jennifer Buyck, Charles Ambrosino, Luc Gwiazdzinski, Yves Citton) > Communauté Université Grenoble Alpes (Bertrand Vignon) > Le Vog – Centre d’art contemporain de Fontaine (Marielle Bouchard) > Artistes et lieux associés > Portrait large, paysages sensibles du Pays voironnais, Thierry Bazin, La Grange Dîmière, Le Pin et musée Dauphinois, Grenoble > Dans le bleu du Vénéon, musée Mémoires d’Alpinismes, Saint-Christophe-en-Oisans > Paysages-in-situ, Laboratoire, musée Matheysin, La Mure > Paysages-in-situ, Laboratoire, musée Mainssieux, Voiron > Ausencias/Absences. L’Argentine et le Brésil sous les dictatures, Gustavo Germano, musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, Grenoble > Paysage ou l’étrange idée du beau, Jean-Marc Rochette et Michel Frère, musée Géo-Charles, Échirolles > Regards sur le Rhône, Espace d’expositions Claudel-Stendhal, Brangues > Gourmandises !, Le Grand Séchoir, Vinay > Impressions de vallée, collectif L’ARTelier, musée de l’Ancien Evêché, Grenoble > Paesaggio, la construction du regard, Gabriele Basilico, ancien musée de peinture, Grenoble > Paysages et détours, ancien musée de peinture, Grenoble > Patrimoine paysager et biodiversité, Denis Palanque, Département de l’Isère - Maison du territoire du Haut-Rhône dauphinois, Crémieu > Le Paysage : mots pour mots, Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Christian Garcin, François Jullien, Jacques Lacarrière, Marie-Hélène Lafon, Céline Minard, Alain Roger, musée de Grenoble > Paysages habités, Mathieu Pernot, hall de la MC2, Grenoble > L’Isère à la limite, Yann de Fareins, Jardins du musée de l’Ancien Évêché, Grenoble > Au milieu de nulle part, Chris Kenny, musée Hébert, La Tronche > Paysages-in-situ, Laboratoire, parc du Domaine de Vizille > La machine à contes, musée Dauphinois, Grenoble > Les épis Girardon, Marc Desgrandchamps et Eva Nielsen, Moly-Sabata, Sablons > Itinéraires montagne, Agne et Marc Ducourtil, Fontaine en montagne, hall de l’Hôtel de Ville, Fontaine > Circonférences sensibles, collectif d’artistes, La Plateforme, ancien musée de peinture, Grenoble > MixCity, Giovanni Hänninen, La Plateforme, ancien musée de peinture, Grenoble > Paysages urbains, artothèque de Grenoble, bibliothèque du centre-ville, Grenoble > Contre-courant/marcher, révéler, écrire, Maryvonne Arnaud et Antoine Choplin, treille du musée Stendhal, Grenoble > In perceptivo, Philippe Calandre, Espace Vallès, Saint-Martin-d’Hères > Dorures éphémères, Christophe Stagnetto, Département de l’Isère - Maison du territoire de la Matheysine, La Mure > Poétique d’une estive, Alexis Berar et Tomas Bozzato, musée de la Grande Chartreuse, La Correrie – Saint-Pierre-de-Chartreuse > Hardcore Vercors, Octave Rimbert-Rivière, La Halle, Pont-en-Royans > Paysages, paysage, Collectif, galerie Place à l’art, Voiron > True places, Jeremy Wood, Le Vog, Fontaine > Courbures du Drac et de l’Isère, Ingrid Saumur, Maison de l’architecture de l’Isère, Grenoble > GPS drawing, Jeremy Wood, Maison du patrimoine, Villard-de-Lans > Faire des tas, Fabrice Croux, Le CAB – Centre d’art Bastille, Grenoble > Inventaire et gestion des écarts, Virginie Piotrowski, galerie Xavier-Jouvin de l’ESAD, Grenoble > Tectonique des mutations, Lionel Sabatté, ESAD, galerie de l’École supérieure d’art et design, Grenoble > Les éléphants se cachent pour mourir, Maxime Lamarche, La Halle des bouchers, Vienne > El Origen del Mundo, Damien Deroubaix, bibliothèque Kateb-Yacine > Origine, Monique Deyres, musée Hébert, La Tronche > Paysages-in-situ, l’exposition à ciel ouvert disséminée dans les arrêts de bus, au fil des routes de l’Isère > Le Trièves, tournant de siècle, Emmanuel Breteau, Département de l’Isère - Maison de territoire du Trièves, Mens > Le grand ensemble, Mathieu Pernot, Maison de l’architecture de l’Isère, Grenoble > Exposition du travail des ateliers pédagogiques de Jeremy Wood, Le Vog, Fontaine > Tombée dans le paysage, Mengpei Liu, ESAD, galerie Xavier-Jouvin, Grenoble > Pics et bulles, la montagne dans la BD, musée de l’Ancien Évêché, Grenoble > Life, Kazumasa Nagai, musée Dauphinois, Grenoble > Piloter une aquarelle, Xavier Chevalier, Espace Vallès, Saint-Martin-d’Hères > Palestine, terre de randonnée, Les sentiers d’Abraham, Autrans/L’Escandille > Glaciers, Jacques Pugin, Autrans/L’Escandille > Light painting, la lumière en mouvement, Jadikan, Maison Bergès, musée de la Houille blanche, Villard-Bonnot > Confidences de clochers, Cie La Fabrique des petites utopies, musée du Tisserand à La Bâtie-Montgascon, office de tourisme des Abrets, mairie de Faverges-de-la-Tour > Les roches en couleurs (acte 1) – Collectif ASSPUR, ancienne galerie commerciale des “roches”, place Nelson-Mandela, Villefontaine > Concert de paysages, Henry Torgue, théâtre antique, Vienne > Concert de paysages, Henry Torgue, MC2, Grenoble > Inspiration paysagère, Cie Épissures/Pascale Reynaud et Alain Girod, La Grange dîmière, Le Pin > Jusque dans nos sourires, Cie Sylvie Guillermin, bâtiment de captage des eaux, Monestier-de-Clermont > La fontaine de l’agneau mystique, Pierre Buffa, musée de Saint-Antoine-l’Abbaye > Graffer le ciel, Jeremy Wood, Coupe Icare, Lumbin, Saint-Hilaire-du-Touvet > Paroles, paroles, paysages sonores d’Alexandrie, Ici-Même [Gr.], Maison de l’Architecture, Maison de l’International, Cinémathèque Grenoble > En bord de route, Culture ailleurs, Le Prunier sauvage, Grenoble et rue Marceau-Leyssieux, Saint-Martin-d’Hères > Variations autour de Chair Antigone et de Au plus près du monde, Cie 47.49, La Bastille, gare haute du téléphérique, Grenoble > Walking with satellites, Jeremy Wood, Université Grenoble Alpes, campus de Saint-Martin-d’Hères/Gières > À main levée, Pauline de Chalendar, EXPERIMENTA, atelier Arts-Sciences, Maison Minatec, Grenoble > Cavale, Compagnie Yoann Bourgeois, musée d’Art sacré contemporain, Saint-Hugues-de-Chartreuse > Tout le monde danse, Compagnie Scalène, salle des fêtes, Riouperoux > Il se passe quelque chose, Joséphine Kaeppelin et Daria Lippi, CNAC – Le Magasin, Grenoble > Le Sel de la terre, Wim Wenders, cinéma de plein air, parc du Domaine de Vizille > Un jour sur terre, Alastair Fothergill, Mark Linfield, cinéma de plein air, site archéologique de Larina, Hières-sur-Amby > La princesse de Montpensier, Bertrand Tavernier, cinéma de plein air, terrasse du château de Virieu, Virieu-sur-Bourbre > L’arbre, Julie Bertuccelli, cinéma de plein air, noyeraie du Grand Séchoir, Vinay > Des hommes et des dieux, Xavier Beauvois, cinéma de plein air, jardin du temple protestant, Mens > The tree of life, Terrence Malik, cinéma de plein air, esplanade de la Caserne de Bonne, Grenoble > Lecture des paysages qui ont inspiré le peintre Arcabas, musée d’Art sacré contemporain, Saint-Hugues-de-Chartreuse > Balade atelier dans le cadre de l’exposition Paysages-in-situ, musée Mainssieux, Voiron > Station de relevage du Rhône, visite guidée de l’ouvrage construit pour protéger la plaine des crues, par G. Mergoud, Brangues > Balade croquis & poésie, dans le cadre de l’exposition Paysages-in-situ, musée Matheysin, La Mure > Circuit Jongkind, À la découverte des sites peints par l’artiste hollandais, départ de la gare de Châbons > Un jour, une rando, édition 2016, Maison de la pierre et du ciment, Montalieu-Vercieu > Via Rhôna/Digue entre le pont de Groslée et le pont d’Évieu, lectures, atelier land art et contes, espace Claudel-Stendhal, Brangues > Le vignoble Vitis Vienna en petit train, office de tourisme de Vienne et du pays viennois, Vienne > Week-end randonnée Sur les pas des Huguenots, Mens, > Les bruits de la nature, balade au crépuscule à l’écoute des ambiances sonores, Espace naturel sensible départemental (ENS) – Étang de Lemps, Optevoz > Regards sensibles – Observer espaces, espèces et paysages, ENS - Marais de Bourg-d’Oisans > Le paysage du marais en évolution, biodiversité et contemplation des paysages du marais, ENS – Marais de Montfort > Décrypter la tourbière, Enquête historique et paysagère, ENS – Tourbière du Peuil, Claix > Paysans, paysages au hameau du Rivet, Lecture de paysages sur la vallée de l’Isère au belvédère du Rivet, ENS – Les Écouges, Rencurel > La migration des oiseaux par monts et par vaux, Ligue de protection des oiseaux, col du Fau entre Monestier-de-Clermont et Saint-Michel-les-Portes > Lecture de paysage, approche écologique et émotionnelle de l’étang et des sous-bois, ENS – Étang de Lemps, Optevoz > Balade “micro-paysages”, À la découverte des micro-paysages, ENS – Tourbières de l’Herretang, Saint-Laurent-du-Pont > Festival Le Millésime/3e randonnée gourmande à la Bastille, site de la Bastille, Grenoble > À la chasse aux échos, en compagnie de Marie Chéné, monastère de la Grande Chartreuse, Saint-Pierre-de-Chartreuse > Rando contée à deux voix dans les Vouillants, lecture géologique et scientifique du paysage par J.-C. Huet, et lecture fantastique du paysage par E. Calandry, médiathèque Paul-Éluard, Fontaine > Initiation à la course d’orientation et lecture de carte, Saint-Marcellin, Prapoutel, Les Adrets, Mens, Virieu > Les saveurs du paysage, dégustation de produits locaux accompagnée d’une lecture des paysages, CAUE 38, Institut de géographie alpine, Chambre d’agriculture de l’Isère, Saint-Marcellin > La “K” de Quirieu, 2e édition, Quirieu, Bouvesse-Quirieu > Alix a Vienna, Vienne > Mettons l’Isère dans nos assiettes, émission d’Erika Vachon, France Bleu Isère, marché de Corps > Rencontre avec le photographe Emmanuel Breteau, atelier Gilioli, Saint-Martin-de-la-Cluze et médiathèque du Percy > Échange avec les artistes du collectif L’ARTelier, musée de l’Ancien Evêché, Grenoble > Pour saluer le Rhône, conférence de J.-P. Bravard, salle des fêtes, place Paul-Claudel, Brangues > Atelier “Journal créatif”, autour de Chris Kenny, musée Hébert, La Tronche > Paysage et patrimoine, Les rendez-vous du patrimoine, salle des fêtes, Livet-et-Gavet > Paysage, mots pour mots : visite de l’exposition en compagnie de Daniel Bougnoux, musée de Grenoble > L’atelier-cuisine de Lili, Le Grand Séchoir, Vinay > Atelier d’écriture avec Kheira autour de l’exposition d’Emmanuel Breteau, médiathèque du Percy et atelier Gilioli, Saint-Martin-dela-Cluze > Poétique du banc, Mickaël Jacob, CAUE de l’Isère, Grenoble > Réflexions partagées autour de Mix City, La Plateforme, Ancien musée de peinture, Grenoble > La photographie de paysage à l’ère numérique, par Étienne Hatt, proposé par l’artothèque de Grenoble, bibliothèque du centre-ville, Grenoble > Paysage, mots pour mots, rencontre littéraire avec Christian Garcin, bibliothèque du centre-ville, Grenoble > Paysages-in-situ : visites de sites, Sassenage et Saint-Égrève > Je t’écris depuis mon paysage, Écrire et décrire le paysage à plusieurs mains, ENS – col du Coq, Saint-Pierre-de-Chartreuse > Lâcher de photographes, ENS – Tourbières de l’Herretang, Saint-Laurent-du-Pont > Atelier Open Lab avec Jeremy Wood, CCSTI – La Casemate > Le Rhône, inondation mythe ou réalité, conférence de G.Mergoud, salle des fêtes, Brangues > Sous sarments ! Un parcours gustatif et liquoreux autour d’Hector Berlioz, musée Hector-Berlioz, La Côte-Saint-André > L’évolution du paysage, rencontre avec Maxime Lamarche et Marc Bembekoff, La Halle des bouchers, Vienne > Rocaille style : flânerie dans un paysage artificiel, visite de l’exposition d’Octave Rimbert-Rivière, La Halle – Centre d’art, Pont-en-Royans > Orages musicaux, atelier d’écoute, musée Hector-Berlioz, La Côte-Saint-André > Autour d’IsèreCraft, sensibilisation critique aux jeux vidéo et aux images autour de Minecraft® par F. Thomas (enseignants, bibliothécaires…), Maison de l’Image, Grenoble > Séminaire “Opérations cartographiques”, Le MAGASIN, Grenoble > Séminaire “Le sensible et le mobile”, Le MAGASIN, Grenoble > Restitution des ateliers Paysage>Paysages des étudiants du DPEA – Design et innovation pour l’architecture, Ateliers Prise de hauteur (avec Stéphanie Langard, Le Sappey-en-Chartreuse) et Les échos (avec Marie Chéné, barrage du Monteynard-Avignonet), ENSAG-École nationale supérieure d’architecture de Grenoble > Isère food festival, 1re édition, Marché d’intérêt national (MIN), Grenoble > Patate day, ferme Gabert, Clelles > Fête de la pomme au Bouchage, Le Bouchage, 60 route des Corbassières > Pics de folie, Festival international du film de montagne d’Autrans, Autrans > Sketchtour, La Tour-du-Pin et L’Isle-d’Abeau > Sketchcrawl, musée de l’Ancien Évêché, place Notre-Dame et rue Très-Cloîtres à Grenoble > Les oiseaux d’Icare, Coupe Icare, Saint-Hilaire-du-Touvet > Samedi paupiette, La Halle des bouchers, Vienne > Décrypter le paysage, musée Mainssieux, Voiron > Restitutions d’ateliers de création cinéma-musique-paysage – Festival Le Jour le plus court, médiathèque de Voiron.


local.contemporain édite des outils pédagogiques ou collaboratifs, associant artistes et philosophes, pour aborder le monde contemporain. 12, avenue Jean-Perrot 38100 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net local.contemporain est présidé par Isabelle Nicoladzé local.contemporain est une initiative de LABORATOIRE Laboratoire réalise des installations artistiques dans les villes du monde, de Johannesburg à Rio de Janeiro, Alger, Cologne, Lyon ou Marseille. 12, avenue Jean-Perrot 38100 Grenoble www.lelaboratoire.net LABORATOIRE est présidé par Henry Torgue Conseil éditorial : Maryvonne Arnaud, Daniel Bougnoux, Alain Faure, Guillaume Monsaingeon, Philippe Mouillon, Sophie Mulliez, Bernard Pouyet, Henry Torgue Textes originaux de : Anne-Laure Amilhat Szary, Maryvonne Arnaud, Jean-Pierre Barbier, Daniel Bougnoux, Élisabeth Chambon, Patrick Chamoiseau, Marie Chéné, Alain Chevrier, Antoine Choplin, Alain Faure, Christian Garcin, Serge Gros, Jean Guibal, Michael Jakob, François Jullien, Agnieszka Karolak, Marie-Hélène Lafon, Philippe Marin, Sarah Mekdjian, Céline Minard, Guillaume Monsaingeon, Philippe Mouillon, Hélène Piguet, Alain Roger, Gilles A.Tiberghien, Henry Torgue. © les auteurs Textes littéraires de : Aragon, Balzac, Aimé Césaire, Du Bellay, Jean Giono, Héraclite, Jacques Lacarrière, Mario Rigoni Stern, Stendhal, Oscar Wilde. © les auteurs et leurs ayants droit Images originales de : Maryvonne Arnaud, Benbert, Andréa Bosio, Jérémy Chauvet, Thi Thuy Ngan Dinh, Yann de Fareins, Michel Frère, Françoise Girard, Chris Kenny, Lapin, Vanessa Loumon, Maja, Mengpei Liu, Gérard Michel, Mohamad Tohméh, François Mondot, Douglas Oliveira da Silva, Thomas Pablo Mouillon, Mathieu Pernot, Amélie Pic, Christian Rau, Jean Marc Rochette, Ingrid Saumur, Denis Vinçon, Jeremy Wood. © les auteurs Iconographies : Gustave Doré (1875-1878) Collection musée de Grenoble, Jean Bidauld (1808) Collection musée de Grenoble, Édouard Brun (1901) Collection musée de Grenoble, Ernest Victor Hareux (1892) Collection musée de Grenoble, Laurent Guétal (1889) Collection musée de Grenoble, Ernest Hébert (1883) Collection musée Hébert, Jean Achard (1837) Collection musée de Grenoble, Jean Achard (1844) Collection musée de Grenoble, Guo Xi (1072) musée national du palais, Taipei © les musées Ont aussi contribué à ce numéro : Béatrice Ailloud, Yoann Bourgeois, Youtci Erdos, Ève Feugier, Ghyslaine Girard, Laurence Marie, Marie-Pierre Mirabé, Isabelle Nicoladzé, Mathieu Pernot, Hélène Piguet, Cécile Ramade, François Veyrunes. Retranscription : Sophie Mulliez, Cécile Léonardi Relecture et correction : Carol Duheyon, Manon Valla Mise en page : Pierre Girardier, Philippe Borsoi Imprimerie les Deux-Ponts Édition local.contemporain ISBN 978-2-9516858-1-9 / dépôt légal février 2017 Directeur de publication Philippe Mouillon © LABORATOIRE pour le titre et le concept Ce numéro 09 de local.contemporain est édité avec les soutiens du Département de l’Isère

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de la Région Auvergne-Rhône-Alpes

à l’occasion de la Saison 1 de PAYSAGE>PAYSAGES, une initiative portée par le Département de l’Isère sur une proposition artistique de LABORATOIRE.


Anciens numéros disponibles sur www.local-contemporain.net

LOCAL-CONTEMPORAIN 01 (ÉPUISÉ) Vous êtes ici Textes originaux : Yves Chalas, Patrick Chamoiseau, Geneviève Fioraso, Jean Guibal, Yves Morin, Bénédicte Motte, Pierre Sansot, Mireille Sicard, Nicolas Tixier Images originales : Maryvonne Arnaud, Yann de Fareins, Fabrice Clapiès Composition sonore : Henry Torgue

LOCAL-CONTEMPORAIN 02 (ÉPUISÉ) C’est Dimanche ! Textes originaux : Jean-Yves Boulin, Yves Chalas, Jean-Pierre Chambon, Bénédicte Motte, Bernard Mallet, Ghania Mouffok, Philippe Mouillon, Pierre Sansot, Eugène Savitzkaya, Bernard Stiegler, Nicolas Tixier, Henry Torgue, Ivan Vladislavic Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Roberto Neumiller, Peter Wendling Composition sonore : Xavier Garcia

Comme les traductions des grands textes, sans cesse remises sur le métier, la cartographie est une traduction parmi d’autres, éternellement lacunaire et obsolète. La collection Mappages rassemble des œuvres d’artistes qui voient dans la production de cartes un moyen d’expression plus qu’un outil d’orientation ; une revanche sur la prétention des cartes à l’exactitude. Déjà paru : La carte des échos en Isère de Marie Chéné

LOCAL-CONTEMPORAIN 03 Ville invisible

Walking the campus with satellites de Jeremy Wood

Textes originaux : François Ascher, Suzel Balez, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Chalas, Yves Citton, André Gery, Bernard Mallet, Lionel Manga, Philippe Mouillon, Natacha de Pontcharra, Pierre Sansot, Dominique Schnapper, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska, Jan Smaga

Courbures du Drac et de l’Isère d’Ingrid Saumur

LOCAL-CONTEMPORAIN 04 Le précaire, questions contemporaines Textes originaux : Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Bruno Latour, Bernard Mallet, Lionel Manga Philippe Mouillon, Janek Sowa, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud Composition sonore : Laurent Grappe

LOCAL-CONTEMPORAIN 05 Foules Textes originaux : Daniel Bougnoux, Jean-Pierre Chambon, Luc Gwiazdzinski, Bernard Mallet, Xochipilli, Philippe Mouillon, Henry Torgue Images originales : Maryvonne Arnaud

LOCAL-CONTEMPORAIN 06 (ÉPUISÉ) Points de repère Textes originaux : Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Yves Citton, Olivier Frerot, Jean Guibal, Luc Gwiazdzinski, Aude Merlin, André Micoud, Philippe Mouillon, Thanh Nghiem, Janek Sowa, Bernard Stiegler, Henry Torgue, Chris Younès Images originales : Maryvonne Arnaud, Sylvain Pauchet

LOCAL-CONTEMPORAIN 07 Un monde en soi Textes originaux : Patrick Chamoiseau, Daniel Bougnoux, Yves Citton Images originales : Maryvonne Arnaud

LOCAL-CONTEMPORAIN 08 Une collection de collections Textes originaux : Maryvonne Arnaud, Miguel Aubouy, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Michel Duport, Alain Faure, Antoine de Galbert, Jean Guibal, Patrice Meyer-Bisch, Philippe Mouillon, Henry Torgue, Guy Tosatto Images originales : Maryvonne Arnaud


Mieux percevoir et partager joyeusement le monde auquel nous appartenons. C’est le sens de PAYSAGE>PAYSAGES, un attracteur d’initiatives développé sur les 7 431 km2 du département de l’Isère durant les trois mois d’une saison, ici l’automne 2016, puis amplifié en changeant de saison jusqu’en 2020. Les paysages recombinent le voisinage proche et l’horizon, faisant circuler l’altérité dans le local et l’intimité dans le lointain. Cet infini du paysage est éprouvé ici par des artistes et des bricoleurs astucieux de nouveaux usages dont nous souhaitons explorer et faire émerger les récits originaux. Ces auteurs nous invitent à mettre en commun nos “vivres”, et à aborder le paysage comme une ressource pour apprendre à vivre avec ampleur.

No 9

9782951685819

15 €


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