Avec la collaboration et le soutien de l’Espace Pandora 8 place de la Paix 69200 Vénissieux
Merci au service communication de la Ville de Dieppe pour sa disponibilité et son aide renouvelée, à Michèle Defait qui a scanné une grande partie des photos.
Cuvilliez (Christian).- À bâtons rompus. Être n’est pas que naître.Genouilleux, Éditions La passe du vent, janvier 2019 248 p., ill., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-332-3
Christian Cuvilliez
À bâtons rompus Être n’est pas que naître
récit autobiographique
Cet ouvrage a été réalisé en collaboration avec ma fille Joëlle Cuvilliez, auteure, à partir de conversations, d’interviews, de bric et de broc, à bâtons rompus.
À bâtons rompus Être n’est pas que naître
1992, Christian Cuvilliez – Š Bertrand Legros
Fécamp Je suis l’enfant de l’évasion. Mon père, André Cuvilliez, avait été mobilisé en 1939 en même temps que son copain Eugène Toulotte. Tous deux étaient dans la cavalerie, leur régiment s’était replié en Bretagne, ils ont été faits prisonniers de guerre et « embarqués » pour aller en Allemagne. Grâce à la complicité d’un cheminot qui avait ouvert les loquets à l’extérieur du wagon, ils ont sauté du train avant d’arriver à Alençon. Ils ont probablement fait la rencontre de résistants qui les ont emmenés dans une ferme où ils ont échangé leurs vêtements militaires contre des vêtements civils et ils sont remontés à pied en se cachant, jusqu’à Fécamp pour mon père et jusqu’à Lille pour Eugène Toulotte. Cet événement marqua le début d’une amitié qui durera toute leur vie. Neuf mois après le retour du père, je naissais, le 25 septembre 1941. J’arrivais après une petite fille, décédée tout bébé. Je suis de ce fait l’aîné de la fratrie : après moi viennent Gisèle, les jumelles AnneMarie et Marie-Josée, Bernadette, Hubert (né deux ans avant ma fille Joëlle) et William (né après mon fils Christophe, neveu plus âgé que son oncle). Peu de temps après son évasion et son retour à Fécamp, mon père a été réquisitionné par l’organisation Todt pour participer comme terrassier à la construction du mur de l’Atlantique. Il exercera de nombreux métiers au cours de sa vie : maître-nageur, cordonnier, réparateur de sièges en rotin – il a même élevé des serins. Quand il allait à la salle d’entraînement de boxe qui se trouvait derrière l’hôtel Miramar, il m’emmenait parfois avec lui en me portant sur ses épaules. –9–
En 44, il a été rappelé pour finir son temps de service à la caserne de Vernon. En 45, il a été libéré. En 46, à l’occasion d’un combat de boxe, lui qui était la foudre des poids coq, il a été terrassé. Le verdict est tombé : poliomyélite déclarée. Il a été envoyé aux urgences à Rouen, on a failli le mettre dans un poumon d’acier, il a risqué la paralysie du corps tout entier et, finalement, grâce à des soins intensifs et aussi parce qu’il avait probablement une résistance particulière, il s’en est tiré avec une paralysie des membres inférieurs. Il avait vingt-sept ans. Le père de mon père, Henri Cuvilliez, était marin-pêcheur – il comptait à son actif quatre cents mois et un jour de navigation sur les terre-neuvas. Il partait neuf mois en mer pendant les saisons de pêche. Quand les bateaux arrivaient du côté de Terre-Neuve, on envoyait les marins deux par deux dans des chaloupes, avec une lanterne à l’avant du bateau et une corne de brume, parce qu’il y avait souvent du brouillard. Parfois, des marins se perdaient, d’autres se noyaient. Ils pêchaient à la ligne et ramenaient leurs prises aux trois-mâts. Le grand-père Henri, qui aimait bien se moquer, nous racontait comment il s’était marié à grand-mère Blanche : « On m’a dit qu’il fallait que j’aille à Saint-Martin-aux-Buneaux parce que maître Bertin avait une douzaine de filles à marier. J’y suis allé, maître Bertin a aligné toutes ses filles et j’ai dit : ‘La plus petite, c’est pour moi’. Grand-mère Blanche, quand elle entendait ça, elle levait les yeux au ciel : « Qué menteux ! Tais-tey… ( Quel menteur ! Taistoi…) ». Dans la tradition familiale, l’aîné des fils portait le prénom du père. Il y avait donc Henri le grand-père, Henri son fils qui lui-même
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avait appelé son premier fils Henri. Grand-père Henri et grandmère Blanche habitaient « le quartier turc » à Fécamp, au bout de la jetée. Quand il n’était pas en mer, il allait sur le rivage ramasser des épaves. Il y avait une espèce d’atavisme qui consistait à ramasser tout ce qui traînait, des déchets utiles. On racontait des histoires de naufrageurs, de gens qui provoquaient parfois des naufrages en allumant des feux au niveau des passes difficiles : les bateaux qui arrivaient, trompés par les feux, coulaient. Ça se serait fait au « Trou au Quien », au Trou au Chien. À mon avis, cela relève des légendes du « Bout menteux ». Par la suite, grand-père Henri et grand-mère Blanche ont habité rue de mer ; leur statut social s’était amélioré. Avec leurs économies, ils ont fini par acheter ce qu’ils appelaient « le Petit Nice », une belle maison avec un beau jardin dans un bel endroit. C’est là qu’ils ont pris leur retraite. Ils ont eu onze enfants dont sept ont vécu : Henri, l’aîné, marin-pêcheur ; Renée, qui a eu une jumelle décédée très jeune ; Gaston, marin-pêcheur – il était sur le bateau qui avait coupé en deux la Ginette Leborgne sur les bancs de Terre-Neuve – ; Roland, marin au commerce ; Adrien, marin, qui avait sauté sur une mine pendant la guerre sur le bateau La Tanche et puis André, mon père. Ma mère, Éliane Charbonnier, après avoir travaillé aux ateliers Couturier, était devenue femme au foyer. Son père, le grand-père Louis, avait fait la der des ders. Il était mutilé de guerre. Il était rouge jusqu’au sang, obstinément hostile à toute politique, aux « salopards » qui avaient envoyé les soldats à la boucherie ; la guerre l’avait rendu malade. Il avait une bosse sur le crâne à cause d’un éclat d’obus. Sa femme, la grand-mère Alice, une très brave femme, avait épousé un jeune homme fringant, sportif, qui faisait du vélo et était fleurettiste – ce qui n’était pas un sport de prolo ! –, elle avait épousé
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un Louis d’or, mais la guerre avait transformé l’or en plomb : son Louis avait accumulé les rancœurs, il ne parlait plus. Il s’habillait toujours avec le même pantalon de velours et ne voulait rien faire dans sa maison alors qu’il était maçon parce qu’il ne voulait pas travailler pour le propriétaire. Mon grand-père Louis et ma grandmère Alice ont eu trois enfants : Lucienne, Éliane (ma mère) et Raymond. Lucienne a eu dix-sept enfants dont quatorze ont vécu. La municipalité avait mis à la disposition de la famille une maison en haut de la rue du Sépulcre, au bout du bout ; dans la cour, il y avait des lapins, des poules, des déjections partout. Ils étaient épouvantablement pauvres. Le mari de Lucienne, Auguste, était forgeron, il était fort comme un Turc et quasiment mutique, plus bourru encore que le grand-père Louis. On ne connaissait pas le son de sa voix. Quand il avait terminé le boulot, il s’asseyait au bout de la table et il restait comme ça, sans rien dire, mais les enfants avaient un grand esprit de famille et de solidarité ; tous ont appris un métier, même Claude, qui était handicapé, est devenu typographe imprimeur. Grand-mère Alice était pour eux une mère de substitution. Son vrai prénom, c’était Augustine, mais elle refusait qu’on l’appelle comme ça. C’était une fille Viévard, du Bec-de-Mortagne, du plateau de la Roussie. Elle aussi avait vécu la misère noire dans sa jeunesse, ses parents étaient ouvriers agricoles comme au XIXe siècle, ils vivaient dans une « longère » au sol en terre battue. Mes premiers souvenirs sont liés à la guerre. Juste en face de chez nous, dans la cour d’une saurisserie, il y avait un abri, une ancienne cave aménagée, un vrai trou à rats, humide, et à chaque alerte, il fallait courir s’y réfugier. C’étaient des moments crispants. Nous y sommes restés une fois toute la nuit, nous avions froid, il régnait
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une atmosphère de panique, nous étions très serrés et il n’y avait pas de lumière. Nous sommes allés nous réfugier chez des parents de grand-mère Alice au Bec-de-Mortagne parce qu’il y avait des alertes à répétition sur le port de Fécamp mais nous n’y sommes pas restés longtemps : les familles ne s’entendaient pas. Quand les soldats de la Wehrmacht passaient dans la rue, je les suivais en les imitant et en chantant : « Heil-i Heil-o, salauds ! » au grand dam de tous ceux qui se trouvaient là et qui me ramenaient chez moi dare-dare, par le fond de la culotte. Mon père, ma mère et la sœur de mon père, la tante Renée, s’étaient mis ensemble pour occuper une petite maison au 39, rue Herbeuse. C’est la maison de ma toute première enfance. La tante Renée avait deux enfants, Claudine et Michel. Elle était veuve. Elle était enceinte de Michel quand son mari, marin lui aussi, était parti à la guerre ; Michel, alias Dudu, n’a jamais connu son père, mort en Allemagne. J’étais pratiquement tous les jours avec mon cousin Dudu, un des piliers de l’équipe qui sévissait dans le quartier du port. La tante Renée avait obtenu un emploi d’aide maternelle à l’école du 14-Juillet, qui s’est ensuite appelée Madame-René-Coty. J’y ai connu quelques épisodes marquants. Le premier jour de mon entrée à la maternelle, grand-mère Blanche m’avait mis une robe. J’avais les cheveux longs et bouclés et la maîtresse m’avait mis avec les filles. Le soir en rentrant, j’ai pris les ciseaux et j’ai coupé toutes mes boucles. C’est à l’école du 14-Juillet que je me suis ouvert le front en faisant la course – j’ai été emmené à l’hôpital pour être recousu. Je faisais partie des enfants actifs, ou super-actifs, ou hyper-actifs, un de ceux, en tout cas, qui attiraient l’attention. Cela m’a valu de jouer dans un sketch à la fête de la fin d’année le rôle – comme par hasard – d’un petit ramoneur : j’étais tout en noir, avec un gros panier, et je devais chanter : « Saute en l’air, le petit marmot ! ».
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De ma toute petite enfance, j’ai aussi gardé la mémoire des anguilles que le grand-père Henri allait pêcher « au carré », dans l’avant-port, où la pêche était fructueuse : elles avaient là tout ce qu’il fallait pour manger ! Les anguilles sont des animaux coriaces, elles frétillent, elles bougent, elles font des bonds. Le grand-père le savait : il les mettait dans l’évier, mais elles sautaient par-dessus bord et pour les attraper, c’était un vrai cirque ! Au fur et à mesure qu’on leur mettait la main dessus, on leur arrachait la peau, mais elles étaient toujours vivantes, elles s’échappaient, sans tête, sans peau… C’était une scène d’apocalypse sur le carrelage de la cuisine ensanglantée. Je me souviens aussi que ma mère faisait sa lessive le lundi – un jour où il fallait filer droit – et le samedi, le jour de la semaine où on se lavait à tour de rôle dans un grand baquet. Mieux valait se dépêcher pour y entrer : le premier lavé avait droit à de l’eau propre… Je suis entré directement en huitième à l’école Jules-Ferry : on m’avait fait sauter la première classe, correspondant au cours préparatoire. Nous étions une bande de galopins du quartier et nous allions à l’école en galoches à semelles de bois, souvent fabriquées à la maison, qu’on faisait volontairement claquer sur les pavés et dans les salles de classe. Tous les matins, nous faisions un crochet par la boutique qui se trouvait en face de l’entrée de l’école et qui s’appelait Au bon caramel. Pendant que « Ti-Oui l’Anglais » – on l’appelait comme ça parce qu’il bégayait et qu’on ne comprenait pas bien ce qu’il disait – négociait un achat limité de bonbons avec ses sous, nous autres, derrière, nous faisions nos provisions sans limite. Quand elle nous voyait arriver, la « mère caramel » s’affolait toujours… À côté de la maison se trouvait une ruelle qu’on appelait l’antre de l’enfer. J’avais une trottinette qui faisait un raffut du diable sur les pavés et chaque fois que je passais à proximité, les gens
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qui s’y trouvaient râlaient. Un jour, au moment où j’arrivais triomphalement à l’entrée de l’antre, je me suis ramassé un seau d’eau… Il y avait aussi, à côté de chez nous, la maison d’une femme qui s’appelait Antoinette. Je ne me souviens pas pourquoi, mais j’avais une dent contre elle et dès que j’en avais l’opportunité, je me faufilais dans son couloir où je pissais, vite fait, bien fait. Un jour, elle s’est planquée et quand je suis arrivé, elle a jailli comme une furie, elle m’a attrapé par les cheveux, elle est sortie dans la rue en hurlant et en me frappant. La grand-mère Alice arrivait à ce moment-là pour faire le ménage et donner un coup de main à ma mère. Quand elle a vu la femme qui me tarabustait, elle a aussitôt pris ma défense. À partir de ce moment-là, la porte a toujours été close chez Antoinette. Et les familles ne se sont plus parlé. Dans une autre famille voisine, le père était alcoolique et violent. Sa femme m’invitait de temps en temps à entrer chez elle dans la journée, mais quand le père arrivait, elle me disait : « Sauve-toi ! ». Un jour, elle m’a ordonné : « Silence ! Mets-toi sous la table », et j’ai entendu l’homme qui lui tapait dessus et qui criait. À un moment donné, hop ! j’ai cavalé et je me suis sauvé. Dans le parc de la Bénédictine, il y avait un kiosque où les gamins pouvaient jouer. C’est là, à l’âge de cinq ans, que j’ai fumé mes premières cigarettes. On les achetait à l’unité, on les « carottait » ou on les fabriquait avec des feuilles qu’on cueillait ou avec des lianes dégueulasses comme tout qui piquaient la langue. On les partageait à quatre ou cinq. C’est aussi dans la menuiserie en face du parc de la Bénédictine qu’on allait voler des calots de bois qu’on apportait à la maison ; nous avions un poêle qui servait de chauffage et de cuisinière. Ce n’était pas une activité de délinquants, c’était une activité ordinaire pratiquée par une bande de gamins du quartier,
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toujours à chercher ce qu’ils pouvaient rapporter à la maison. Nous n’étions pas concurrents, nous faisions ça ensemble. Nous recevions des coups de botte, mais il n’y avait pas de plaintes. Nous étions plus ou moins poussés par nos familles à rabioter sur tout ce que nous pouvions rabioter. Pour le charbon, nous nous mettions près des poids à bascule et nous remplissions des sacs, mais quand ce n’était pas suffisant ou que ça n’allait pas assez vite, nous allions directement taper dans les tas sur les quais. Nous bénéficions de complicités bienveillantes : les cadres, les contremaîtres, les employés qui nous voyaient fermaient les yeux et ne disaient rien. Nous étions de véritables poisons pour ceux qui étaient chargés de la surveillance des trafics portuaires. Quand il y avait des cacahuètes, nous piquions des sacs dont nous n’avions pas besoin, évidemment, simplement parce que c’était un truc à faire. Un jour, j’avais trois ou quatre ans, Dudu m’a joué un sale tour. Il y avait une pompe à essence rue d’Étretat, près de chez nous, avec deux grands blocs de verre en haut d’une colonne, un bras articulé pour faire monter l’essence dans l’un des tubes : quand elle arrivait en haut, tout le contenu des cinq litres allait dans le tuyau pour alimenter l’automobile. Dudu, qui avait certainement fait l’expérience à ses frais auparavant, me dit : « Je vais te montrer quelque chose. Mets-toi là, au pied de la pompe, tu regardes bien en haut, tu vas voir, ça va faire drôle ». Il pompe, il pompe et les cinq litres me sont tombés sur la tête. Je suis rentré en criant à la maison et je n’ai pas été consolé, mais engueulé… et nettoyé. On m’avait mis chez les louveteaux pour me discipliner. C’est là que j’ai fait mes premières expériences de camping sauvage, nous n’allions pas loin, mais on nous faisait porter la tente. Nous avions des activités de plein air plutôt sympas ; c’est dans le cadre de
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ces activités que nous sommes un jour tombés sur une bande de « barbeaux » qui nous ont attaqués mais qui se sont très vite mis à crier : « Pas lui, pas lui ! » en me désignant. Ils me connaissaient ; c’étaient des gars du port. Tout ça n’empêchait pas d’aller à l’église, le dimanche. Mes parents étaient catholiques pratiquants et j’ai fait ma première communion et ma confirmation. J’ai été enfant de chœur et j’ai même été suspendu dans la crèche vivante à Noël, on m’avait mis une grande aube et des ailes dans le dos et on m’avait juché sur un escabeau. Pour faire l’ange… J’allais à l’école de natation où grand-père Henri était devenu canotier et surveillant de bassin après guerre. Un autre Henri Cuvilliez, un gars de la Marine qui était son cousin, dirigeait cette école dans laquelle Marguerite, sa femme, faisait office de maîtrenageuse. On apprenait à nager en faisant d’abord les gestes debout, puis sur des tabourets d’apprentissage avec un plan creux pour accueillir l’abdomen. Ensuite, on barbotait au bord de l’eau en reproduisant les gestes qu’on nous avait enseignés et quand on savait barboter, on avait le droit d’aller un peu plus loin. J’ai cru que je nageais bien, je me suis très vite jeté dans les eaux du bassin. On se lançait des paris stupides : « Chiche que tu le fais ! Chiche que tu le fais pas ! Tu sauteras… Tu sauteras pas… ». J’ai dit : « Vous me prenez pour qui ? ». Et j’ai sauté du haut de la deuxième plateforme. Mais je n’ai pas réussi à remonter : j’avais perdu la recette des mouvements. Le grand-père Henri est arrivé avec sa gaffe au bout de laquelle il y avait un crochet, je l’ai attrapée, il m’a sorti de l’eau, il m’a remonté dans le canot et j’ai été puni. Dans la série « Chiche que tu le fais ! Chiche que tu le fais pas ! », toujours avec mon cousin Dudu, je me suis retrouvé sur une barque à godiller et pendant que
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le propriétaire du bateau, prévenu, arrivait à toutes jambes en criant, je me dépêchais d’aller de l’autre côté du bassin pour me sauver et ne pas lui tomber dans les pattes. Nous allions souvent nous baigner quand il faisait beau, nous n’avions pas de maillot, nous allions à l’eau avec nos slips qui n’avaient pas le temps de sécher quand nous rentrions à la maison. Nos parents, d’un seul coup d’œil sur nos fonds de pantalon mouillés, savaient ce que nous avions fait de notre après-midi. Mais il n’y avait pas que moi qui étais imprudent. Mon père, avant de perdre l’usage de ses jambes, avait été un sportif accompli. Il nageait à la force des bras. J’étais mort de trouille qu’il lui arrive un accident. Il répliquait : « Non, non, non… Ça ira, ça ira ». Pour se déplacer, il avait une voiturette avec une chaîne à vélo au niveau des bras, une roue à l’avant et deux à l’arrière. Il en fallait, des bras, pour tirer ce truc-là ! C’était vraiment lourd. Une fois, avec Dudu, nous avons pris la « trois roues » du père et nous avons descendu la rue Herbeuse, un devant à la manœuvre et un derrière sur le porte-bagage. Mais pour remonter la côte, nous n’y sommes pas arrivés, même en poussant à deux. Nous avons été obligés d’aller chercher le concours des adultes. Et nous nous sommes ramassé une rouste. Le quartier était un formidable terrain de jeu pour qui avait un peu d’imagination. Nous en avions à revendre. Rue Herbeuse, il y avait deux « boucanes », des entrepôts où l’on fumait le poisson. Quand c’était la campagne des harengs, tout ce qui n’était pas destiné au fumage coulait dans le caniveau ; je faisais des concours de bateaux en papier ou en bois d’allumettes avec Dudu dans l’eau sanguinolente.
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Dans la rue au-dessus, trois banneaux servaient à transporter des tonneaux. Dudu et moi avions remarqué qu’on pouvait les utiliser pour faire de la balançoire… jusqu’à ce qu’un jour, un brancard casse. Ça a tourné au vinaigre. Les charretiers n’étaient pas des rigolos. Ils nous ont accusés et nous avons nié farouchement. L’instinct de famille a repris ses droits, le père et la mère défendaient leurs petits quand on les accusait pour une raison dont on ne savait pas s’ils étaient vraiment coupables. Dudu et moi, nous avons aussi fabriqué un « quatéroue », une planche sur quatre roulements à billes. Un jour, nous avons décidé de dévaler la rue d’Étretat. Au début, tout allait bien, mais nous avons pris de la vitesse, nous nous dirigions droit sur le bassin à toute allure et c’était impossible de freiner ; nous nous sommes éjectés à temps et le « quatéroue » a fini dans le port. Je me souviens aussi avoir participé à un radio-crochet organisé sur un podium place de l’Hôtel-de-Ville. J’ai gagné le concours en chantant La Fille du geôlier. L’organisateur m’a dit en lorgnant sur mon cou et mes mains : « Tiens, voilà cinq francs, tu pourras t’acheter du savon avec ! ». La Fille du geôlier est une chanson avec beaucoup de couplets et quand je suis arrivé à la maison, fier comme Artaban avec mes sous, j’étais très en retard. Malgré mon prix, j’ai pris une volée. À côté de la porte, il y avait un martinet suspendu à un clou. J’ai bien réussi à plusieurs reprises d’en couper les lanières de cuir, mais j’ai été corrigé avec le manche en bois. C’était vraiment l’époque « des quatre cents coups ». J’ai fait partie du club des « risque-tout » dont la mission était de trouver le trésor de l’abbaye, ce qui m’a valu de monter jusqu’au clocher, de faire le tour de la corniche, d’aller dans l’horloge, de descendre à la corde
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lisse dans les caves, de fureter dans les souterrains d’où avaient été extraites les roches pour bâtir l’église. Nous n’avons rien trouvé ! Au 14-Juillet, dans les fêtes populaires, je participais à tous les jeux, la course en sac, les concours de chants – je chantais des chansons de Brassens comme Je vous salue Marie qui faisait pleurer certaines familles – et je gagnais à chaque fois. Un jour, à un concours de questions-réponses quitte ou double, on m’a demandé en quelle année l’Etna avait recouvert Naples. J’ai protesté : « Mais ce n’est pas l’Etna ! C’est le Vésuve ! ». C’était la bonne réponse. Il y avait aussi le mât de cocagne, un poteau d’une dizaine de mètres enduit de savon noir en haut duquel se trouvait un cerceau et sur le cerceau, des lots, comme des jambons ; au-dessus flottait le drapeau tricolore. J’y montais jusqu’en haut en serrant les cuisses, une fois même, j’ai triomphalement attrapé le drapeau et raflé au passage un saucisson. Au carnaval, je me déguisais en marin-pirate – bandeau sur l’œil, pantalon rouge, galoches – et je défilais sur un bateau flanqué du drapeau noir à tête de mort. Au-dessus du bassin Bérigny, place de la Mâture, se trouvait une structure de trente mètres de haut en oblique avec, au sommet, une espèce de balcon. Elle permettait d’intervenir sur les voiliers pour les nettoyer ou les réparer. Deux colonnes portaient l’ouvrage avec une échelle à l’intérieur et il y avait une porte en bas pour y accéder. Un jour, j’ai trouvé la porte déverrouillée et j’ai grimpé. J’avais un peu la trouille parce que l’ouvrage était incliné et qu’en haut, ce n’était plus la terre qu’on voyait, mais le bassin. Les gens en bas criaient : « Redescends, redescends ! » Je n’ai pas été accueilli en héros quand je suis redescendu. Avec un gars de Ganzeville, un gars de la campagne débrouillard, j’allais pêcher des écrevisses. On allumait un feu, on les mettait
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dans une gamelle rouillée et on les mangeait sur place. On allait voler des poires à peine mûres dans les jardins au-dessus de l’ancien hôtel Miramar. Il avait été bombardé mais ses sous-sols étaient restés intacts, c’est là qu’on allait faire des pique-niques après nos razzias dans les jardins. Avec le même copain de Ganzeville, nous jouions dans les ruines de l’immeuble de la Radio-Normandie, sur les hauteurs, quand d’un seul coup, il est passé à travers le plancher et il est tombé sur le dos à l’étage en-dessous, sur un tas de gravats. Il s’est relevé. Il m’a dit : « J’ai rien ». Il n’avait rien. Ce camarade était vraiment un coureur de bois, il savait que dans celui de Toussaint, il y avait des munitions qui avaient été abandonnées pendant la guerre. Nous y avons effectivement trouvé des bandes de mitrailleuses. Nous avons fait un grand tas avec des fagots, nous avons disposé les bandes de mitrailleuses sur le tas, nous nous sommes installés derrière une souche à une vingtaine de mètres, nous avions tracé un cordon avec des épines de pins, nous y avons mis le feu, ça a enflammé le fagot et ça s’est mis à tirer dans tous les sens ! On n’en menait pas large. La guerre a longtemps laissé des traces, il fallait être prudent. Nous sommes allés une fois de Fécamp à Grainval, la valleuse à côté, où il y avait une guinguette avec des escarpolettes pour les enfants et où l’on pouvait boire un verre de cidre et manger des vignots. Pour s’y rendre, il fallait slalomer sur le chemin qui passait en haut de la falaise parce qu’il y avait encore des mines. Le père était devant avec sa voiture à trois roues et de temps en temps, il disait : « Halte ! Halte ! » parce qu’il avait repéré des mines. Il a fallu faire des détours à quatre ou cinq reprises. En 1947, la famille a déménagé route de Valmont avec une charrette à bras dans une petite maison, propriété de la Ville, à côté de la – 21 –
Compagnie industrielle des engrais normands, la CIDEN, une usine de traitement des déchets de poissons qui diffusait dans tout le quartier un parfum singulier. On entrait de plain-pied dans une cuisine derrière laquelle se trouvait une arrière-cuisine puis une courette avec « les tinettes » et l’atelier de mon père. À l’étage, mes parents occupaient la chambre la plus grande et moi la toute petite. Au-dessus, les filles se partageaient le grenier. La salle de bain n’a vu le jour qu’à la fin des années 70… L’emménagement route de Valmont s’accompagne de ma sortie de chez les louveteaux et de mon passage chez les scouts. Des prises de foulard, j’en ai remporté, plus par la ruse que par la force. J’ai passé une nuit entière dans la forêt de Brotonne avec une boussole et une carte d’état-major pour un « wood-craft » avec des gars qui faisaient du bruit exprès pour me flanquer la trouille et des sangliers qui étaient supposés jaillir des fourrés… Tout ça pour gagner un badge. Mon père avait toujours l’espoir de retrouver l’usage de ses jambes et il économisait pour se rendre à Lourdes : il mettait ses sous dans une boîte sur laquelle figurait une image de Bernadette Soubirou. Un jour, pris d’une inspiration démoniaque, j’ai pris l’argent et j’ai acheté une cartouche de cigarettes que j’ai distribuées à mes copains. Je n’ai gardé qu’un paquet pour moi. C’était un acte gratuit que je ne pouvais nier avoir commis. Mon père a voulu récupérer l’argent, il s’en est pris au marchand de tabac : « On ne vend pas du tabac comme ça à des gosses ! » et il a engagé toute une négociation pour que le buraliste le rembourse. Celui-ci a répliqué : « Je rembourserai d’autant mieux qu’on me rapportera ma marchandise… ». À l’école, tous ceux qui avaient reçu des cigarettes étaient considérés comme complices. Ça a été un scandale parmi les scandales, une sale histoire ! Tout le monde a été mis dans la cour de récréation, il s’agissait de savoir qui était le coupable.
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Je ne pouvais absolument pas expliquer mon geste. Ce fut une période où l’on s’est beaucoup occupé de moi. Le « père » Guérin, le directeur de l’école Jean-Macé, m’a fait une leçon de morale pendant une demi-heure. La grand-mère Alice est venue me prendre dans ses bras. J’ai été convoqué chez les scouts. J’avais « fait ma promesse » et reçu l’adoubement. Le conseil de discipline s’est réuni et le verdict est tombé : « Tu as trahi ta promesse, on va te retirer tes insignes. Tu vas devoir refaire tes preuves, recommencer tout le parcours pour regagner la confiance ». On m’a retiré les insignes et j’ai dit : « Maintenant, j’irai faire mes preuves ailleurs ». Je ne me sentais pas coupable malgré la gravité de l’acte, le caractère d’impiété et de malhonnêteté manifestes. Très sincèrement, dans cette histoire de destitution, je m’estimais plus victime que coupable. J’ai donc abandonné le scoutisme et je suis devenu un peu orphelin. Je me suis mis à tourner en rond. Je dois à ce directeur d’école, Roger Guérin, de m’avoir remis dans le circuit. Il a convaincu mes parents réticents de m’inscrire au concours d’entrée en sixième. Il leur a dit : « Je m’occupe de tout, des papiers, des dossiers pour la bourse. Vous avez un enfant turbulent, mais il est doué ». Des deux années où j’ai été dans la classe à deux divisions placées sous son autorité, je n’ai eu sur mon carnet de notes très performant dans toutes les matières que des zéros de conduite. Quand je finissais un exercice, je suivais attentivement ce qui se passait avec les aînés, c’est comme ça que j’ai suivi le programme du certificat d’études en même temps que mon cours élémentaire. Mais quand il y avait des courses à faire, c’est toujours moi qu’on envoyait, pour avoir quelques moments de tranquillité. L’école organisait des collectes de lots au moment de Noël, je faisais la tournée des commerçants. Je reconduisais chez lui l’aveugle qui donnait des cours de chant. L’instituteur Carré, lui, méritait bien son nom – j’ai gardé le souvenir d’une fessée publique et retentissante qu’il m’a – 23 –
administrée parce que ça m’a longtemps cuit les fesses ; il en avait marre de mon agitation et que je fasse rigoler la classe. Je ne m’en suis pas plaint auprès de mes parents, j’étais sûr, si je le faisais, qu’ils me donneraient la rincette. À la saison du hareng, quand les chalutiers de haute mer et les canots rentraient au port avec des cargaisons énormes qui emplissaient les cales et encombraient les ponts, il y avait de l’embauche pour les dockers poissonniers. De grandes tables étaient dressées sur le quai, de chaque côté desquelles une demi-douzaine de carabots triaient les grutées de poissons et les plaçaient vite fait bien fait dans des futailles d’au moins cent litres. Mon père m’emmenait sur le portebagage du tricycle jusqu’au théâtre des opérations. Rapidement, un des chefs de table venait à nous. « Donne-moi ton sac » – un même grand sac en moleskine que celui que nous avions pour le charbon. D’une pelletée, il le remplissait et nous rentrions avec le butin. Une bonne partie constituait notre plat quotidien pour quinze jours, trois semaines, voire plus. Le reste, j’allais le vendre au porte à porte, chez les habitants du quartier, rue des Fourneaux, cité Castors, dix centimes pièce. À la saison des mûres, nous grimpions au-dessus du four à chaux et dans les friches du plateau, remplissions des brocs (et nos estomacs) de ces fruits sauvages et sucrés. Et là encore, partie de la récolte à la maison pour les confitures. L’autre partie vendue dans le quartier. À la saison des pommes de terre et des betteraves, avec toute une cohorte de traîne-savates, nous nous mettions à disposition de la ferme des Plantis pour le ramassage. Les reins brisés, la paye à la journée. Au moment de l’Avent – avant Noël –, je devenais pourvoyeur de sapins – à la demande – et à la merci des gardes-forestiers. Finalement jamais pris.
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À la maison, il y eut aussi une parenthèse excitante. L’entreprise Cabioche de Rouen avait engagé des travaux sur une des écluses du port. Mon père s’était intéressé aux spectaculaires plongées du scaphandrier Raymond Vannier et lui avait proposé de prendre pension chez nous. Nous ne nous lassions pas de l’entendre nous raconter ses exploits, ses frayeurs. Grâce à lui, je suis allé passer quelques jours à Rouen à son domicile, 6, rue de la Pie – dans la maison de Corneille ! Et sur le siège arrière de sa moto Terrot, Raymond a emmené mon père à Lille, chez les Toulotte… Je suis entré au collège Guy-de-Maupassant. À peine introduit dans la classe de sixième, je suis terrassé par une appendicite-péritonite aiguë. Trois mois de sursis en hôpital avec délicates cicatrisations au nitrate d’argent. Parmi mes copains, il y avait Pierre Couturier – ses parents étaient communistes à Goderville, les miens catholiques à Fécamp. Il était premier partout, sauf en sport. Je n’ai jamais pu faire mieux que d’être derrière lui. En classe de quatrième, Pierre Couturier est arrivé premier du canton au certificat d’études, j’étais deuxième, mais j’ai quand même eu un vélo, offert par mes parents. Et quel vélo ! Double plateau 50/40, cinq vitesses derrière de 22 à 14, un super Cazenave. Ça a été un moment fort dans ma vie. Jusqu’à ce moment-là, j’utilisais celui de ma mère, il n’avait qu’un pignon d’un côté, pas de moyen de rétropédaler. Il y avait trois pentes pour se rendre au lycée Guy-de-Maupassant, dont une à 15 %. C’est comme ça que j’ai appris à monter les côtes sans mettre pied à terre, sans cale-pied, avec le vélo que j’avais baptisé Titine, mon cartable sur le porte-bagage. Mon horizon s’est élargi. J’allais cueillir le « manger aux lapins » loin dans la campagne, quelquefois en faisant des razzias dans les champs de trèfle. Je participais à des courses ouvertes aux non-licenciés. J’en ai gagné plusieurs. Une de mes meilleures performances fut lors
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d’un Fécamp-Rouen-Fécamp une poursuite derrière une moto entre Allouville et Yvetot à plus de soixante kilomètres à l’heure (dixit le motard). Au retour d’une randonnée en Basse-Normandie, au bas de la côte de Toussaint, deux gendarmes étaient en faction. Il faisait déjà nuit. Ils me font signe d’arrêter. Je freine et d’un coup de rein, je me relance. Je n’avais rien à me reprocher. Mais c’était l’instinct du gibier. L’un d’eux m’a poursuivi à mobylette. Il ne m’a pas rattrapé. En classe de troisième, en grec, nous n’étions que tous les deux, Couturier et moi. Je n’étais pas flamboyant dans cette matière, ni en latin d’ailleurs. J’avais trouvé la formule : « Je suis le deuxième et l’autre, il est avant-dernier ! ». Nous faisions des randonnées à vélo, des parties d’échecs, des combats de boxe, des siestes interdites le midi dans les salles de classe vides. On m’avait demandé de préparer le concours de l’École normale pour devenir instituteur, j’ai passé les épreuves mais je n’ai pas été reçu. J’avais toujours des problèmes de discipline – une heure de colle par-ci, une heure de colle par-là. Nous étions demi-pensionnaires et il y avait de grandes « plages » entre le moment où l’on mangeait et le moment où l’on reprenait les cours. J’avais repéré une porte qui donnait dans les jardins derrière la maison de grand-père Henri et de grand-mère Blanche : j’organisais des sorties clandestines par cette porte dérobée pour aller gambader un peu partout, cueillir des fraises, sortir de l’emprise de l’institution. Évidemment, je me suis fait attraper. L’année de mes quatorze ans, j’ai rendu visite à Eugène Toulotte, le copain d’évasion de mon père. J’ai fait le trajet Fécamp-Lille en stop. C’était au moment de Noël, ça ne marchait pas très bien, je suis tombé en rade à Neufchâtel et je me suis réfugié dans un garage vide. À minuit, une voiture m’est littéralement passée dessus : c’était le propriétaire qui rentrait chez lui avec sa famille. Il a eu très peur, mais il m’a tout de même laissé dormir dans son garage...
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À Lille, Eugène et sa famille étaient logés à la caserne des pompiers. Ils me firent une place dans la chambre de veille, celle où Eugène prenait son repos, tout équipé, prêt à descendre au mât qui émergeait au pied du lit. J’allais aussi chez les Wimez ; la sœur d’Eugène, institutrice, s’étonnait et s’inquiétait de me voir me comporter comme un vagabond. Elle me prodiguait des conseils de sagesse en me donnant les « Une semaine avec », ouvrage d’apprentissage de la lecture et des grands auteurs. J’ai remis le déplacement en stop, deux ans plus tard, pour rejoindre mon père à Lourdes. Il n’y avait pas assez d’argent pour acheter deux billets de train, alors j’ai levé le pouce pour faire Fécamp-Lourdes et j’ai fait le voyage en une journée, dont trois cents kilomètres dans une benne à charbon. Quand je suis arrivé, je me suis rendu dans un asile qui accueillait les voyageurs impécunieux. De là, je suis allé voir les malades hospitalisés, parmi lesquels se trouvait mon père. Il y avait eu un décès parmi les pèlerins et mon père a demandé si je pouvais occuper le lit laissé vacant. Le directeur a dit : « D’accord, mais j’y mets une condition, c’est qu’il participe à tous les boulots des cadets normands et des bénévoles qui s’occupent des malades ». J’ai donc poussé les fauteuils des malades, je les portais quand c’était possible. J’ai fait tout le pèlerinage. J’ai même été trempé dans la piscine en même temps que mon père, un choc qui n’était pas salutaire mais qui pouvait expliquer certains miracles. Deux hommes « baraqués » plongeaient les malades dans une eau glacée, les faisaient ressortir presque aussitôt et les frottaient ensuite avec des éponges. C’était forcément la source de certaines guérisons ! J’avais un autre copain qui s’appelait Philippe Lemaire, son père était marchand de jouets en haut de la rue Jacques-Huet. C’était la période où le sport ne nous intéressait plus, les autres jouaient au
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ballon et nous, nous échangions des livres, nous étions dans notre période de poésie, d’introduction à la littérature et à la spéculation littéraire. Au lieu d’aller dans la cour de récréation se geler les panards ou participer à des jeux qui nous semblaient débiles, nous allions philosopher dans les salles de classe. Nous nous allongions chacun sur un banc et puis nous discutions, nous réinventions le monde. Nous avons plus d’une fois été repérés, punis et interdits de recommencer. J’avais des problèmes d’adolescent. Je m’interrogeais. Qu’est-ce qu’on m’apprend ? À quoi ça sert ? Je remettais tout en cause. C’était ma période « existentialiste », je lisais Sartre, Malraux, Camus, les grand auteurs contemporains plus quelques autres et je pensais que la vie est une connerie, une absurdité, mais qu’il fallait bien l’assumer. On sait qu’on est né pour mourir, mais entre deux, il faut faire quelque chose qui serve à quelque chose, voilà quelle était la philosophie de Philippe Lemaire et de Christian Cuvilliez quand ils se baladaient, parfois jusqu’à dix heures du soir, dans les rues de la ville. Mais nous faisions aussi de sacrées blagues. Lors des foiresexpositions sur la place de l’Hôtel-de-Ville, nous allions dans les stands pour essayer de récupérer des échantillons et faire des gags téléphoniques. Nous demandions aux vendeurs si nous pouvions appeler quelqu’un pour une commission urgente, nous racontions n’importe quoi à des inconnus jusqu’à ce qu’ils se mettent à râler au bout du fil ; alors, on leur disait : « Ne quittez pas ! » et on passait le téléphone aux vendeurs qui se faisaient engueuler. Ma mère me disait : « Tu as le diable dans le corps, gibier de potence ! » Un jour, lors d’une de mes déambulations méditatives, je suis passé derrière l’atelier de la Bénédictine où cinq ou six jeunes charriaient
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des briques. L’un d’entre eux m’a interpelé et m’a dit : « On construit une auberge de jeunesse. Tu veux nous donner un coup de main ? ». J’ai dit : « Je ne suis pas équipé pour ça ». Il m’a répondu : « Tu n’as pas besoin de t’équiper, tu fais la chaîne et tu passes les briques ». J’ai dit : « Si vous voulez ». C’est comme ça que j’ai connu Georges, le frère de Marie-Claude. J’ai répondu à l’invitation. J’ai pris la pioche et la pelle, je n’étais ni maçon, ni électricien, mais terrassier comme l’avait été mon père. La vie du groupe s’organisait aussi autour de séquences hebdomadaires, en fin de semaine parce que tous travaillaient : nous écoutions des disques, nous mangions des gâteaux dans un petit local, à la mairie. J’avais dix-sept ans. Mes premières indisciplines sanctionnées n’avaient pas tiré à conséquence. Elles ont commencé à devenir sérieuses quand je me suis mis à fréquenter les auberges de jeunesse. Un jour, un guitariste, Lucien, est arrivé, il exerçait sur nous une grande influence avec sa guitare et le romantisme des chansons de Brassens, Brel, Montand. Il chantait bien, mais il crevait la dalle. Je lui ai dit : « Je vais faire quelque chose pour toi ». C’était aux environs de Pâques. J’ai arrêté mes études pendant une semaine et je suis allé bosser sur le port, je me suis fait embaucher à la foire aux hommes comme docker avec Roland Duparc, mon « âme damnée ». À l’âge de six ans, nous avions fugué tous les deux un soir pour aller voir au cinéma Rex le film Caroline chérie avec Martine Carol, en trompant la vigilance du portier. Repérés et attrapés à la sortie, nous avons été remis à nos parents affolés qui nous cherchaient depuis un bon bout de temps. Les représailles ont été à la hauteur de la peur qu’ils avaient eue… Ensemble, nous avons aussi fait une escapade en stop à Plande-Cuques, près de Marseille, avec escale à l’auberge de jeunesse de Paris et trafic de pastis frelaté à l’alcool à 90° par le cheminot qui nous avait offert l’hospitalité.
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Il y avait aussi eu un raid-éclair à Limoges. Un jour, comme une envie de pisser, Duparc me dit : « Viens, on fiche le camp… ». Je le préviens que je suis de noces le dimanche. Il me dit : « Ça nous laisse quarante-huit heures… ». Nous avons fait du stop et nous sommes tombés sur un voyageur qui venait de Belgique et allait en Espagne. Il nous a embarqués. Arrivés dans la région de Limoges, je dis : « Si on continue comme ça, je ne serai jamais à temps au mariage ». Illico, nous avons fait demi-tour et nous sommes rentrés en stop par le même chemin. Un aller-retour comme ça, sans projet, juste pour dire qu’on l’avait fait. Je suis arrivé à temps pour le mariage… Avec Roland, nous ne mourions pas de faim. Plus d’une fois, des poules élevées en plein champ ont manqué à l’appel du soir dans des fermes. Le renard était passé… Pour aider le guitariste, j’ai donc été carabot – docker poissonnier – toujours avec Duparc. Dans la cale des bateaux, les morues salées étaient empilées. Il fallait les dépiler, les mettre par poignées sur des palettes sous la conduite d’un contremaître. Elles étaient tirées par des grues et emmenées dans les ateliers où elles étaient traitées. Le travail était salissant ; la saumure, ça pue et ça pique. J’étais repéré, tout le monde connaissait ma famille. À midi, une partie des hommes, bourrés comme des coings, ne fichait plus rien. Il fallait tenir la cadence pour compenser. Alors, de temps en temps, nous prenions une morue et nous en fichions un grand coup dans la goule des gars avachis. J’ai eu un conflit avec l’employeur à la fin de cette marée-là, pour cause d’abattement d’âge sur ma fiche de paye alors que je travaillais deux fois plus que ceux qui étaient tétanisés par l’alcool. La vengeance est un plat qui se mange froid… Pour nous récompenser de notre zèle et de notre rendement, les gens qui s’occupaient de la distribution du travail nous ont proposé, à Roland, moi et quelques autres, de nous occuper des cales frigorifiques. Nous avions les mains gercées, il fallait descendre à la corde lisse dans la
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cale réfrigérée – il n’y avait pas d’échelle, ni d’escalier – puis décoller les pains de morues congelées et remonter à la corde lisse à la fin de la vacation. Quand nous remontions, nous étions plus gros que lorsque nous étions descendus, nous repartions avec des vareuses et des pantalons de bibendums dégoulinants et des matelas de morue congelée qui fondaient autour de la taille, paiement en nature sur le produit de la pêche. Les autres gars voyaient ou ne voyaient pas, je portais une partie de ma récolte à l’auberge de jeunesse au guitariste qui n’avait rien à manger ; le reste, chez moi. Là, curieusement, je n’étais ni battu ni désavoué, mes parents acceptaient volontiers ce que je rapportais. Le congelé, c’était nouveau, donc c’était meilleur. J’ai fait ça à moitié sur les vacances de Pâques et à moitié sur la scolarité. Au lycée, je n’ai pas eu de retour concernant mon escapade. Je ne sais pas si quelqu’un a dit : « Il est parti travailler pour aider sa famille qui n’a pas beaucoup de sous », mais après huit jours d’absence injustifiée, quand j’ai repris les cours, personne ne m’a rien demandé. Pas de conseil de discipline, pas de punition. Le guitariste est reparti sur la route comme il était venu et, de temps en temps, je suis retourné travailler à la morue pour me faire un peu d’argent. Aux auberges de jeunesse, j’avais trouvé un esprit de libération. Il n’y avait pas de chef, d’encadrement de type militaire, ceux qui la fréquentaient étaient tous plus ou moins anars ; ça me convenait parfaitement. On n’exigeait pas de toi ce que tu n’avais pas envie de faire ; par contre, si tu voulais te rendre utile, tu pouvais participer, tout se faisait de gré à gré, par affinité. Durant toutes les années où j’en ai été membre, j’ai croisé le chemin d’une sacrée bande de copains. Par la suite, Marie-Claude et moi avons retrouvé certains d’entre eux aux Amis de la Nature : Michel Vidonne, qu’on appelait Popeye, et sa femme Nicole ; Jean-Claude Michel et sa femme Josette ; Claude et Denise Chéret, Claude Robert, alias Poulot et – 31 –
sa femme, Marie-Claude ; Bernard et Christiane Dufresne, Hervé Druy et sa femme, Marie-Thérèse, nos témoins de mariage avec qui nous avons partagé des vacances en camping sauvage sur les plages de Basse-Normandie et dans les Pyrénées, Michel Lemarchand, Yamina et André Châtillon, Jacky Sébille, Jacqueline et Guy Malandain, Georges Auvray, René et Annie Toutain, etc., et le plus filou de tous, Roland Duparc qui se mariera avec Monique Duhamel. Les Amis de la Nature, fondés en 1895 à Vienne, proposaient des activités de loisirs et de tourisme proches de la nature et de la protection de l’environnement aux couples mariés et à leurs enfants ainsi qu’aux personnes de plus de vingt-cinq ans. Nous étions dans les prémisses d’un tourisme alternatif et écologique. Les week-ends que nous partagions à la campagne ou en bord de mer dans les vieilles fermes que nous retapions étaient joyeux et conviviaux. Alors que j’étais en classe de première, un jour, au labo qui se trouvait au sous-sol de l’établissement, Debray, le professeur de chimie, nous explique comment on obtient un produit explosif en précisant qu’au moindre choc, le composé qu’il vient de préparer sous nos yeux explose. Coup de téléphone. Il s’excuse : « Messieurs, je reviens dans cinq, dix minutes ». Je dis aux camarades : – Vous voulez qu’on vérifie ce qu’il nous a dit ? Qu’on fasse une expérience ? Toute la classe approuve : – Ouais ! Ouais ! – Attention, hein ! Silence radio ! On ne sait pas jusqu’où ça peut aller, ce truc-là…
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– D’accord ! Ouais… Dans ces coups de temps-là, il y a toujours ceux qui ne disent rien et puis il y a ceux qui gueulent le plus fort : en général, ce sont ceux qui te balancent... Je me glisse sous le bureau du prof, je prends un marteau. Tous les autres sont alignés sous leur banc. Je crie : – On peut y aller ? – Ouais, ouais… Boum ! Explosion ! Elle a été entendue dans tout l’établissement. Quand le prof est entré dans le labo mort d’inquiétude, chacun était assis à sa place comme s’il ne s’était rien passé, moi le premier. Parmi les bons copains, quelqu’un m’a dénoncé. J’ai été convoqué devant le conseil de discipline, j’ai refusé de m’y rendre. À l’unanimité, y compris de la part de ceux qui m’aimaient bien, il a été décidé que c’était une attitude irresponsable. J’ai été viré. Viré, c’est-à-dire libre, mais en même temps, il y avait comme une grosse casserole à tirer derrière soi. La tentative de culpabilisation avait déjà eu lieu sur des opérations antérieures. Là, elle était plus forte encore, on me faisait le reproche d’avoir pris des risques inconsidérés, d’avoir été à deux doigts de provoquer une catastrophe, ce qui était vrai. À l’époque, je m’en fichais littéralement, je n’avais même pas eu la trouille. Mes parents ont été convoqués. J’étais irresponsable, je ne peux pas le nier. Cet épisode tonitruant a signé la fin de ma scolarité au lycée. Nous étions en 1958, j’ai passé le premier bac en septembre, en candidat libre. Je me suis préparé tout seul, mais c’était pénible comme tout, de passer des heures dans un petit coin de la cuisine à remplir mes cahiers de correspondance.
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C’est à cette époque que j’ai dit à ma mère : « Tu ne me frappes plus jamais ! ». Cette année-là, elle a cessé de lever la main sur moi. C’est aussi l’année où De Gaulle a pris le pouvoir. Il y avait des manifs contre le coup d’État de la droite et la mise en place de De Gaulle à la place de René Coty. L’année où j’ai commencé à prendre position pour de bon.
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Table Page
Fécamp
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L’armée, l’ENNA avec deux N
35-47
Mai-68 à Sotteville-lès-Rouen
48-57
Notre arrivée à Neuville-lès-Dieppe
58-61
Le décès de Léon Rogé
62-67
Les élections de 1971
68-71
Les premières mesures
72-75
Les grandes luttes pour l’emploi
76-85
1977,
86-92
Neuville passe à gauche
La fusion Dieppe-Neuville, un acte fondateur Derniers chocs avant la fusion
93-97 98-102
Les années 1980
103-108
Retour sur le décès d’Irénée Bourgois
109-112
La modernisation de l’hôpital
113-117
Cahier des photographies
119-129
Les grandes réalisations dans le domaine culturel
131-137
Page
Quand la culture a besoin d’eau
138-143
Nos liens avec la communauté internationale
144-155
Dieppe sans le transmanche est un Finistère
156-165
La gare maritime et l’aménagement du quai Henri-IV
166-170
Les grands chantiers urbains
171-178
L’annulation de l’élection de 1995
179-186
Le travail à l’Assemblée nationale
187-196
La RN 27
197-200
Rencontre avec Fidel Castro
201-204
Sacré synchrotron !
205-215
Des années noires au fil renoué
216-224
2004, 2009 et 2014, les campagnes des Européennes
225-228
La relève
229-232
ANNEXES
233-243
Annexe I liste alphabétique des
« compagnons de voyage »
Annexe II Bibliographie et sources
234-242 243
Photographie de couverture, Christian Cuvilliez © Bertrand Legros Photos intérieures © Alain Auzou, Paul Bonmartel, Bertrand Legros, Erwan Lesné, Claude Féron Maquettes et mise en pages Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler
Ouvrage composé avec la police AGaramond, corps 11, sur papier Bouffant IVOIRE, 80 grammes ; couverture sur papier Couché moderne 1/2 mat – BLANC, 300 grammes
Achevé d’imprimer par Présence Graphique – 37260 Monts Dépôt légal janvier 2019