NOUS TRANSPORTÉS

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Avec la collaboration et le soutien de l’Espace Pandora 8 place de la Paix F - 69200 Vénissieux

Lucatelli (Giuseppe) Pappal (Horace).- Nous, transportés.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2020.88 p., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-350-7


Giuseppe Lucatelli Horace Pappal Nous, transportĂŠs RĂŠcits

Textes de Giuseppe Lucatelli Photographies de Horace Pappal


Témois méssagers Préface et entretiens par Sylviane Crouzet

Curieux carnet de voyage que nous propose Giuseppe Lucatelli et Horace Pappal. Bien loin des contrées exotiques, c’est dans de très banals et quotidiens déplacements en transports en commun qu’ils nous emmènent en nous offrant la place la plus plaisante, celle du lecteur. Corps, paroles et soupirs, pensées cachées, architecture et mouvement, reflets et férocité de la lumière, tramway et train de banlieue, nous voici dotés des pouvoirs des anges du film de Wim Wenders « Les ailes du désir ». Nous entendons tout, nous voyons tout, même les secrets les plus intimes. Quelque chose se passe pour le lecteur-promeneurrêveur solitaire parmi ses semblables. Quelque chose se passe dans les redondances ou les écarts entre la photographie et le texte qui n’est assurément pas de l’ordre de l’ornement. Mais quoi ? Pour en savoir un peu plus, interrogeons ce déclencheur d’histoires et cet embrayeur de récit. Sylviane Crouzet

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Sylviane Crouzet – Pourquoi les transports en commun intéressent-ils l’auteur ou le photographe que vous êtes ? Giuseppe Lucatelli – Depuis trente ans, le transport en commun est mon principal moyen de locomotion, initialement liés à des circonstances économiques et puis au fil du temps c’est devenu une commodité. Se laisser transporter implique d’avoir du temps à soi, pour rêver, porter le regard sur ce qui vous entoure. Le temps est comme anesthésié, rien ne bouge et tout bouge en même temps. J’écris souvent dans ces moments-là, un œil sur mon carnet de notes et l’autre sur ce que je vois. Comme un prédateur j’attends. J’attends quelque chose, quelqu’un qui puisse attirer mon attention et faire littérature. Tous les textes sont situés à Lyon, avec des gens que j’ai côtoyé, il y a donc un véritable amour, si l’on peut parler d’amour entre un homme et une ville. Horace Pappal – Les transports en commun sont lieux de vie, de passage et d’attente et permettent ainsi de saisir des émotions tout autant que des scènes insolites. Sylviane Crouzet – La photographie propose une image définie, suggère un début d'histoire que l'imagination termine. Inversement le texte donne un récit qui fera naître des images. Alors qu'est-ce que la photo et la littérature ont en commun ?

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Giuseppe Lucatelli – Le Rêve. On peut toujours rêver sur une simple image, un tableau. Vous êtes ailleurs en lisant ou en contemplant. On ne rêve pas sur un film, il me semble. Horace Pappal – L’imagination du public qui est sollicitée. Sylviane Crouzet – Qu’est-ce qui est digne d’être raconté ou photographié ? Giuseppe Lucatelli – L’ordinaire avec le petit détail en plus. Pas la violence. Horace Pappal – La banalité d’une scène comme la singularité d’une autre. Sylviane Crouzet – À quelle distance, vous tenez-vous de vos sujets ? Giuseppe Lucatelli – Je me sens proche, dans tous les sens du terme, et éloigné toute à la fois. Horace Pappal – « Si ta photographie n’est pas bonne, c’est que tu n’étais pas assez près ». Robert Capa. J’essaye donc de me tenir à «bonne» distance. Sylviane Crouzet – Quiconque a fait l’expérience des transports en commun aux heures d’affluence sait qu’elle

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peut conduire à une certaine misanthropie. Comment y avez-vous échappé ? Giuseppe Lucatelli – J’ai reçu une éducation qui fait qu’il m’est impossible d’être incorrect, mais il m’arrive d’en avoir marre, et même parfois de m’énerver. En trente ans de transport en commun, il m’est arrivé de perdre les pédales plus d’une fois. Je ne suis pas fier de ça. Je ne voudrais pas donner des leçons de civisme, mais en ce qui me concerne, ayant un permis de conduire, il m’arrive de rester des longs moments en arrêt à un feu rouge ou dans un bouchon et de me faire klaxonner, me faire insulter… Je ne crois pas que les utilisateurs des transports en commun soient pires que les autres. Horace Pappal – L’objectif est en quelque sorte mon bouclier et me permet de me détacher de cette frénésie qui caractérise les transports en commun plusieurs heures durant. Sylviane Crouzet – Êtes-vous tentés de vous mettre à la place de vos sujets pour arriver à mieux vous connaître vous-même ? Giuseppe Lucatelli – Oui, bien sûr. Pour écrire je procède toujours de la même manière. Puisque c’est dur de dresser un autoportrait, je rassemble des bouts de vie, je leur accorde une grande importance, je leur octroie beaucoup de place dans les pages, je mélange et j’obtiens une multi-biograhie de personnes et des lieux, où je suis aussi.

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Horace Pappal – Pas du tout, je préfère rester observateur et croqueur d’instants. Sylviane Crouzet – Qu’appréciez-vous l’un de l’autre ? Giuseppe Lucatelli – Notre première rencontre s’est passée autour d’un livre des photos. Des images venues d’ailleurs qui racontaient le vélo comme moyen de transport en Afrique subsaharienne. Ces images ne parlaient pas seulement de bicyclettes mais aussi d’hommes et femmes. Pour moi qui ne connais ces pays que par la télé, j’ai vu autres choses : cela exprimait et éclairait toute la complexité de la sensibilité qui anime Horace, et la force irrésistiblement poignante de son regard sur le monde. Depuis, il a accompagné quelques-uns de mes articles pour la revue Rumeurs. Horace Pappal – Sa spontanéité, son naturel et son sens de l’humour, entre autres. Tous ces traits, et bien d’autres se retrouvent dans les récits de Giuseppe qui sont un hymne au voyage, même si la destination est juste en bas de chez nous. Sylviane Crouzet – La capacité d’attention dont vous faites preuve va de pair avec une capacité d’étonnement, voire d’émerveillement, non ? Giuseppe Lucatelli – Il est possible.

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Horace Pappal – Effectivement il ne peut en être autrement. Sylviane Crouzet – Qu’il soit seul, en groupe, simple silhouette, ordinaire, exubérant, l’être humain vous inspire. D’où vous vient cette empathie ? Giuseppe Lucatelli – Sans doute, tout cela est fortement lié à mon enfance. L’être humain est mon point de repère. Il me fascine. Le genre humain peut être violent, chahuteur, capricieux, vaniteux et ignorant, parfois raffiné. Dans un autobus, vous pouvez entendre des plaisanteries et des raisonnements grossiers qui, cependant, peuvent être spirituels. Horace Pappal – Je ne qualifierais pas cette inspiration d’empathie mais plutôt d’une sensibilité accrue aux situations qui se présentent. Sylviane Crouzet – En révélant ceux devenus invisibles à notre regard par la gomme de la répétition, en leur donnant de la tragédie, voulez-vous contraindre les lecteurs à accepter l’altérité, à ajuster leur regard ? Giuseppe Lucatelli – Dans le sens communément admis, oui. C’est-à-dire, je voudrais révéler au lecteur, et dans un certain sens plus à moi-même, que l’on possède tous une capacité à s’étonner.

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M


M B Gare d’Oullins

7h00

Visages Au petit matin, six heures trente, sept heures. Nous sommes cent, deux cents, cinq cents personnes ou peut-être mille, à attendre la rame du métro. Encore engoncés de sommeil, semaine après semaines et mois après mois, nous sommes là, caoutchoutés, à piétiner le sol gris des couloirs. Chaque soir nous remettons ça. Nous sommes le plus souvent debout, cachés dans nos vêtements, dans le reflux de nos odeurs corporels et de nos parfums bon marché, dans un débordement d’habitants de banlieue. Si on nous regarde de plus près, nous ne sommes pas une foule anonyme, nous sommes beaux, laids, élégants, négligés, attrayants, clinquants, effacés, éteints, étudiants, employés, ouvriers, bourgeois, clochards, mères de famille, créatures ou tops modèles. Nous sommes la terre entière dans ce métro. Tout le monde se côtoie, se bouscule, dans une sorte de fraternité entre noirs, blancs, maghrébins, asiatiques, roms… Des gens partout, dans une rumeur feutrée de foule étouffée, certains plantés dans l’allée, d’autres assis. Chacun est occupé à prendre vite sa place, sortir

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ses affaires dans un bruissement de veste. Une véritable crécelle d’insectes, des gratuits que l’on ouvre en grand, des cliquetis de téléphone portable, des attachés cases qui s’ouvrent, des fermoirs en plastique rabattus au dos des sièges. Cent, mille passagers qui ont les mêmes gestes saccadés. Un rituel muet refait chaque matin, une préparation pour la journée, pour ce qui nous attend au bout du trajet. Nous en savons long les uns sur les autres. Alors nous tâchons de nous éviter. Nous ne disons rien, nous ne parlons pas, mais chacun sait ou imagine qui est l’autre, ce qu’il fait. Nous avons tous l’air calme et endormi, mais nous ne dormons pas, nous ne dormons jamais dans le métro ni le matin ni le soir. Pendant le trajet, nous avons tout le loisir de nous observer, nous examiner. Les visages sont pleins de richesses. Ils nous racontent des histoires. C’est comme assister à une pièce de théâtre. Le métro présente un large panel d’individus, on trouve de tout, pour de vrai, pêle-mêle. Des poupées Barbie vintage et de nouveaux modèles qui viennent juste de sortir et d’être exposés. Des blondes, des rousses, des platines, des coupes incongrues, expérimentales comme dans les défilés de mode. Le cheveu des femmes est natté, crêpé, entortillé de rubans, piqueté de barrettes, emberlificoté d’élastiques, plaqué sous un bandeau, assommé sous un turban, hérissé en papillotes, recouvert ou voilés. Selon la mode du moment, les couleurs peuvent être violentes pour les plus jeunes : crêtes rouges ou


vertes, dreadlocks avec des tatouages et d’autres signes de marginalité. Le métro c’est la vie, sa couleur est violente et sarcastique. Les femmes donnent le ton, les hommes suivent : il y a Ken, Big Jim, Superman, Ali Baba, Ben Laden, le mollah Omar, Jackie Chan, Brad Pitt, Bruce Willis, Winnie l’ourson, Dark Vador, les Transformers, l’incroyable Hulk, les Tortues Ninja, les Power Rangers, Ils sont tous là. Stade de Gerland, Debourg, Place Jean Jaurès, Jean Macé, Saxe-Gambetta, des personnes descendent de la rame d’autres montent. Chassé-croisé. Le wagon se remplit de nouvelles odeurs. Toutes sortes d’odeurs. Les parfums des gens de Vénissieux et de la Guillottière se mêlent à ceux des gens de la banlieue sud Givors/ Saint-Étienne. Quelques jeunes, désinvoltes comme le Chat botté, troquent le look joggings/baskets/ casquettes pour un style plus décontracté. Le train bouge et recommence à rouler doucement. Des nouvelles têtes. Pas mal de jolies filles, toutes trop bien habillées, pantalons moulants, boucles d’oreilles dorées, perchées sur des talons hauts. Belles filles sur lesquelles on se retourne dans la rue, dont on envie la dégaine impeccable, belles filles de la ville. Quelques mecs sont en costard bleu avec cravate rangée dans la poche ou en pull ras du cou et bonnet péruvien. Été comme hiver c’est un véritable défilé de mode. On peut voir toutes les nouvelles tendances de la saison, jupes courtes, minishorts, manteaux à fourrure, blousons.

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Gare Part-Dieu Vivier Merle

7h20

Place Charles Bérodier. Un endroit louche, comme dans toutes les gares des grandes villes du monde. Tout ce que Lyon compte de charognards se retrouve ici. Selon les actualités, les associations comme Greenpeace ou Handicap International s’y donnent rendez-vous pour expliquer, à nous les passants, l’état de notre planète et le sens de la vie, évoquant tantôt une morale humaniste, tantôt des théories sur la détresse actuelle, dans laquelle elles se drapent sans états d’âme, tantôt la dérive des continents tantôt les bouleversements climatiques. Quelques gosses chahutent, parlent à tort et à travers de leurs multiples expériences et jouissent du plaisir de dire des méchancetés. Ce qui se donne ici est une variante hard de la comédie humaine ou même une pièce de théâtre de Beckett. Rien à voir avec les pièces de boulevard bien léchées et bien pensantes. Ce sont des jeunes gens trop grossiers pour changer un monde qu’ils considèrent très injuste mais confortable. Parce qu’ils sont impuissants devant ce monde qui les a exclus au profit d’une réalité crasse

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avec comme seules perspectives d’avenir le chômage de masse, la cité et la pauvreté. Pour survivre, ils sont obligés de s’affirmer constamment. – Je te jure, la tête de ma mère ! – Nique ta mère. – Je m’en bas les couilles. – Vas te faire enculer pélot !

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M A

Bellecour

10h00, direction sud

Freaks : Frieda Elle est montée à une de ces deux stations : Bellecour ou Cordeliers. « Siousplait » Toutes les têtes se tournent et sourient à la femme tzigane qui demande l’aumône. Elle avance d’un pas décidé dans l’allée centrale du wagon implorant chacun d’entre nous de lui donner une petite pièce. Elle lève pitoyablement la tête en direction de chaque voyageur, se masse d’une main son ventre, pendant que de l’autre, elle esquisse le geste de porter de la nourriture à sa bouche, puis lève un gobelet en plastique. Certains donnent des pièces jaunes, d’autres ne donnent rien. Tous les passagers la regardent attentivement. Elle a quelque chose d’un invertébré. Comme les habitants des grands fonds marins, ses yeux sont froids comme ceux des poissons. Son bras tendu arrive à peine au niveau du bassin des passagers. On dirait une naine, mais ce n’est pas le cas. Elle marche sur ses genoux, plus exactement elle glisse, se trainant sur une paire de savates, avec les tibias tournés vers l’avant en L, comme une poupée disloquée à laquelle on aurait retourné les pieds ou scié les genoux.

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T 4

Professeur Beauvisage CISL

11h00

Jeudi, jour de marché sur le boulevard des États-Unis – 8e arr. Le tram T4 en direction de l’hôpital de Vénissieux est bondé. On croise des gens descendus en pantoufles avec leur cabas, et d’autres, au contraire, coquettement apprêtés. Quelques personnes sont assises, le sac posé sur les genoux, comme chez le médecin, sauf qu’ici on peut aussi regarder les télés et pas seulement des magazines. Les voyageurs sentent la cuisine, une forte odeur d’épices et d’oignons frits. Des jolies filles, brunes un peu crâneuses, aux regards virevoltants. Quelques ados qui écoutent la musique, se mettent à tambouriner sur les sièges avec l’expression d’un idiot en train de se masturber. Un homme monte, s’assoit et pousse un hurlement d’indien à la surprise de tous les voyageurs, puis se mouche le nez bruyamment dans son tee-shirt. Le tram poursuit sa route. Aux fenêtres, des fragments de la ville passent lentement. Une vision surprenante des maisons et des H.L.M.

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T 4

États-Unis Viviani

11h05

Freacks. Monsieur muscle

Le décrire n’est pas facile. On ne le voit qu’en mouvement, des fortes épaules un peu voûtées, des bras longs et tortueux, une tête ronde de boxeur dont les portraits de Peter Bruegel donneraient une idée assez précise, mais il faudrait les reproduire ici. Comme une bête primitive, brutale et belle à la fois. Un visage enflé, sa bouche édentée lui donne un air un peu stupide, des yeux bleus enfoncés profonds dans les orbites, le nez désaxé, la bouche étroite et serrée, dont les commissures marquent une sorte de fureur qui dément ce que le regard peut avoir d’amical, voir d’enfantin. On le croise une fois, deux fois, dix fois. On note son passage, il s’est déjà inscrit dans la mémoire sensible des trajets, il faut dire que c’est une figure qui ne s’oublie pas.

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C 2

Rillieux Les Alagniers

18h00

Propos ordinaires Il se passe tant de choses dans les transports en commun. Des choses qu’on ne peut pas prendre en photo, surprenantes, inimaginables. Un véritable bricà-brac. Enfants braillards dans les poussettes, les mères des cités chargées de courses, jeunes adolescents qui sortent du lycée. Cris, rires, quelques petites bagarres… À cette heure du soir, dans le fond du bus, à droite, il y a souvent une bande de jeunes voyous qui traînent, passent la moitié du temps à se chamailler et l’autre à guetter le mauvais coup. Ce soir ils sont bien là, ils nous regardent de côté, si bien que nous nous sommes précipités à côté du chauffeur, notre seul refuge. Les passagers font ce qu’ils peuvent avec leur façon d’être. Ils écoutent la musique, envoient ou lisent des messages avec leurs téléphones, discutent essentiellement de choses pratiques… Comment changer de voiture ? Quelle cylindrée ? Quelle couleur ? Combien de portes ? Mais les discussions les plus animées concernent les enfants. Parfois, il arrive aussi qu’une conversation particulière retienne l’attention de tous. Et là, d’un coup, c’est le silence. Ce soir justement c’est le cas, le

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bus est silencieux. Quelqu’un raconte une histoire. Nous, les curieux, tentons de la deviner et surtout de la magnifier. Parfois c’est l’ennui qui se profile à l’horizon des mots, à cause d’une faute narrative, alors tout s’arrête et la cacophonie reprend. Pour l’instant, personne n’a envie que ça se termine. C’est du plaisir pur avant le bordel sanglant qui s’annonce. Deux hommes. Un jeune et un vieux. Ils discutent. L’un, cheveux gris bouclés, moustaches grises. L’autre cheveux bruns, pas de moustache. Le second explique comment il se soigne du diabète : – Je bois du lait de chèvre. – Quoi ? répond l’autre. J’peux pas boire un truc pareil. – Ce quand je vais au bled. – Ah, je comprends. Ici on ne boit pas d’ça. – Tu comprends, chez nous on fait des choses avec les chèvres. – … – On ne garde pas le bouc avec les chèvres. On les sépare. Si tu laisses le bouc ça les excite et ça gâche le lait.

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– Ah ! Le jeune ne peut plus contenir sa stupeur. – Tu sais pourquoi tu peux pas coucher avec ta femme pendant quarante jours après qu’elle ait accouchée ? Non. Je vais te dire… Elle aussi ça l’excite et ça gâche le lait du petit. Tu comprends ? – Ouais. Tous nous étions là, sous le charme, épatés par un tel exposé qui trouble et force tout de même le scepticisme. Assis, en face, un homme les écoute. Il a enlevé les oreillettes de son walkman, il est tendu vers eux. Les raisonneurs ne le voient pas. Ils ne voient pas non plus, nous autres passagers captivés par la conversation avec et tout au fond de nous-même l’envie de rire. À l’extérieur, rumeur des grands ensembles, klaxons, insultes, cris, la banlieue.

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C 2

Companet

17h30

Drague Une femme toute en vert s’approche et demande à un homme s’il verrait un inconvénient à ce qu’elle s’assoie à côté de lui. Elle a des traits marqués par la fatigue, la mine défaite. L’homme lève la tête et la voit. Elle se tient devant lui, un gratuit à la main, le regarde et attend une réponse. – Oui. Bien sûr. L’homme pousse ses affaires sur un un côté du siège. – Merci. Il y a pas beaucoup de places. Elle s’assoit et lui sourit. L’homme est trop bien habillé pour être un clochard, mais il n’est pas non plus un de ces agents immobiliers avec cravates brillantes, grosses chaussures à bout carré, boutons de manchettes et montres d’une livre. Il ressemble plutôt un ouvrier qui vient de perdre son travail à la suite d’une imprévisible récession. Un quinquagénaire égaré au mélange de politesse et d’agressivité.

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– Je peux vous poser une question ? – Euh, oui. – Vous travaillez dans le coin ? – Oui. Pas loin. – Vous travaillez dans un bureau… c’est ça ? La femme fait signe que oui. – Voilà, je cherche un emploi… vous n’auriez pas une petite place pour moi ? Elle fait non de la tête. Puis brusquement il se tourne et profère des menaces aux trois jeunes qui ricanent derrière. – Je suis pas fou. Je suis parano dans ma tête !... Je sais que vous êtes en train de parler de moi ? Je comprends tout ce que vous dites… » Il reprend avec la femme. – J’ai grandi à Rillieux mais je suis connu à Lyon. Tout le monde me connait. » Il fait un geste avec la main en la fixant. La femme est bien embêtée. Elle se dit : « Je suis en train de vivre un véritable cauchemar. C’est un fou !

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Il ne faut pas le contrarier. » Alors, elle écoute bien gentiment, hoche la tête de temps en temps. Pour le moment elle se sent en sécurité, il y a du monde dans le bus et l’homme n’osera pas l’agresser. Il ne faut pas qu’elle descende tout de suite au milieu de nulle part, il pourrait la suivre. L’homme remarque que la femme est mal à l’aise et change de tactique. Il se fait sympa. – Ça vous plait le coin ? La femme lui répond par un sourire. Le corps de la femme est agréable à regarder, compact et bien proportionné. Elle a des très longues jambes et la poitrine généreuse. C’est une très jolie femme. L’homme la reluque en permanence. – Vous auriez pas un stylo ? La femme fouille dans son sac et lui en tend un. – Je prends votre adresse et je vous envoie mon CV. – Et pourquoi faire ? Je suis une simple secrétaire. – Vous pouvez le montrer à votre patron. – Je ne connais pas mon patron. Je travaille juste dans un bureau.

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T 1

Liberté

10h00

Les abonnés du soleil Sur le cours de Liberté, une brocante improvisée, la biffe de base, beaucoup de vielles fringues entassées par terre, quelques objets disparates et abimés, des vendeurs et des acheteurs tout aussi dépareillés, tournant autour du dérisoire magot. Dans la rue agitée, des petites têtes blondes, des petites têtes crépues, des hommes en terrasse l’air goguenard. Le tram tourne. La petite tzigane matinale fait un bras d’honneur au tram. Elle défend son territoire.

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T 4

Marcel Houël Hôtel de Ville

17h00 vers Lyon Part-Dieu

Quand la banlieue descend sur la ville Une dizaine de contrôleurs plus cinq six policiers s’occupent d’une vingtaine de voyageurs sans titre de transport. Ce sont des pauvres gens. C’est le début du mois. C’est l’été. C’est les vacances scolaires. Ils vont à Lyon pour changer d’air. Les agents ne crient pas, les voyageurs non plus. Tout se passe pour le mieux. Les mamans avec les poussettes obtempèrent et paient sans faire d’histoire. Le budget va en prendre un coup, mais c’est le jeu. Les gitans ne savent plus où ils habitent. – Vous avez vos papiers ? – Nada. – Adresse

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– J’habite pas ici. Je suis venu voir des amis. – D’accord, monsieur. Mais vous habitez où ? – J’ai pas d’adresse. – Vous n’avez pas d’adresse ? – C’est ça. Sans domicile. – Pas d’adresse, pas des papiers, on vous amène au poste. D’autres également ne savent plus où ils habitent. – Jeune homme vous avez quel âge ? – Seize ans. – Et vous ne savez pas où sont vos parents. – Si, je sais… Ils sont au travail. – Vous pouvez les contacter ? – Pas de téléphone. – Bon, pas d’adresse, pas d’argent, pas des papiers, pas de téléphone… Tu me prends pour une burne ? Au poste. Ça t’apprendra à faire le malin !

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Tram suivant. Les agents procèdent au contrôle. La scène se répète. Autant de voyageurs se retrouve sur le quai pour les vérifications. Le tram redémarre. Les contrôlés avec leur reçu – désormais en règle – prennent les places de ceux qui viennent de descendre dans l’indifférence feinte des autres voyageurs.

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T 4

Marcel Houël Hôtel de Ville

16h00

Différents Sur le trottoir, des jeunes, bouches ouvertes, maigres comme des planches ou enrobés comme des loukoums testent leur vaillance en mimant des combats. Les trams chargés comme des boîtes de sardines se suivent sans qu’ils n’osent y monter. Le plus fort d’entre eux assure la protection du groupe. Il n’y a pas de violence entre eux, juste de la camaraderie. Ils ne regardent pas les filles, trop inaccessibles pour leur pauvres corps meurtris. On voit bien qu’à l’école, les éducateurs leur ont appris à rester soudés en toute circonstance. Quoi qu’il arrive. Alors ils répètent leurs jeux. Ils essayent de devenir grands.

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M B Gare d’Oullins 18h00

Retour Impressionnant de voir tout ce monde rentrer chez soi tous en même temps, s’introduire dans les cours, sous les porches, par les escaliers et dans les entrées d’immeubles comme les fourmis sous des monticules de terre. Nous marchons, ou plutôt nous filons à grands pas, inclinés en avant, éreintés par le travail, chargés des courses quelques fois. Nos vêtements et nos chaussures rapportent notre journée à la maison et parlent à notre place. Sur la tête, nous avons une capuche d’un sweatshirt ou un chapeau, des lunettes posées dessus. Parfois sur le nez. Nous parlons rapidement comme Donald, on fait même coin-coin. Nous sortons de la gare d’Oullins, en plein trafic, les jambes lourdes après tant d’heures passées assis. La tête aussi. On pose son sac par terre et on allume une cigarette. La nicotine détend enfin. Tous les propos entendus pendant des heures nous paraissent déjà irréels. Comme si nous les avions rêvés. Ils se dérobent

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sous l’effet de la réalité. De la véritable réalité. L’agitation, les gaz d’échappement, le bruit. Le fond de l’air est frais. On tire encore quelques bouffées. Quelques instants plus tard, devant une station d’autobus, nous voilà en conversation avec quelqu’un, à la parole ferme. Nous laissons filtrer nos préoccupations. Cette personne de nos connaissances énumère des actualités, des numéros de téléphone, des recommandations. Les mots pleuvent : maison, enfant, mère, père, boulot, soutien scolaire, activités sportives, week-end. Nous acquiesçons, remercions, mais nous sommes au-delà de cet échange ordinaire, nous sommes déjà chez nous, à la maison.

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Les auteurs

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Horace Pappal Je suis habitué aux objectifs depuis ma plus tendre enfance, ma mère n’ayant cesse de photographier ses enfants sous tous les angles, je décide de passer de l’autre côté du boîtier dès le lycée. Après quelques années où cette passion est reléguée au second plan, je reviens à mes premières amours en 2012 lors d’un voyage de plusieurs mois en Australie. Depuis, et après une formation photographique itinérante en Afrique de l’ouest, j’ai la chance de vivre de ma passion. Après quelques années de pratique avec du matériel numérique, j’ai décidé de revenir à l’essence même de la photographie en pratiquant cet art avec des outils du siècle dernier, communément appelés argentiques.

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Giuseppe Lucatelli Je suis à proprement parler un immigré, enfin presque. Je suis né en Italie en 1968, j’ai vécu en Italie jusqu’à l’âge de vingt ans. Aujourd’hui, je vis et j’habite en France. Ouvrier, occupé à travailler pour gagner ma vie, j’écris depuis toujours pour transformer la réalité qui m’entoure et la rendre un tantinet plus acceptable. Je vis, avec ma femme, entouré de livres, de chats, de poules et de fleurs. Esprits bienveillants qui m’empêchent de sombrer dans le chaos. Si je travaille souvent seul, j’aime à travailler avec d’autres ; artistes, bibliothécaires, chroniqueurs, lecteurs, écrivains, poètes, photographes.

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Remerciements

L’écriture de Nous, transportés s’étend sur plusieurs années et a été le fruit de rencontres fortuites avec des personnes croisées au hasard de déplacements quotidiens en transports en commun. Chacune de ces rencontres est une histoire, un moment de vie intercepté par l’œil de l’écrivain et celui du photographe. Que tous ces voyageurs anonymes narrés et photographiés, qui sont le poumon de cette grande ville qu’est Lyon, soient ici remerciés. Nous voudrions également saluer pour leur exigence bienveillante, ceux qui ont bien voulu nous lire et nous apporter des conseils : Marie-Claire Fernandez pour son sens de l’hospitalité et son accueil chaleureux, André Morat, Myriam Chkoundali, Émilie Morat pour son soutien sans faille, Thierry Renard, Tom pour ses conseils avisés sur le choix des pellicules, Adrien Morat et Sylviane Crouzet à qui, en outre, nous devons le titre.

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Éditions La passe du vent http://www.lapasseduvent.com Photographies © Horace Pappal Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler

Achevé d’imprimer par Smilkov Print Ltd — BULGARIE Dépôt légal – 2020



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