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Juliet (Charles).- Trouver la source.- Nouvelle édition augmentée.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2000, réédition 2020.160 p., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-358-3.- Gencod : 3019000119305
Charles Juliet Trouver la source Nouvelle ĂŠdition augmentĂŠe
Un mot de l’éditeur
« rien ne s’annonce mon silence est muet mais je demeure en attente prêt à capter ce qui va sourdre » Charles Juliet, À voix basse
Charles Juliet est l’un de nos plus grands écrivains contemporains. Ils sont tellement rares, en effet, les auteurs totalement engagés dans l’aventure, ceux qui marchent dans les pas du silence et qui ont tenu, dès les débuts, à emprunter la voie de l’authenticité. Charles Juliet poursuit une longue quête, dont l’œuvre qu’il nous donne à lire fait partie intégrante, un parcours humain inclassable, unique et extrême en même temps. Tous ses mots sont justes. Tous ses livres, pour la plupart parus aux éditions P.O.L (Paul Otchakovsky-Laurens, disparu en janvier 2018, et dont il fut proche), journaux, récits, nouvelles, poèmes, font mouche à chaque coup pour qui sait se prêter au jeu d’une certaine et « haute » vérité.
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Trouver la source, le livre que nous rééditons aujourd’hui, a été revu et augmenté. Après une première édition, dans les années 1990, à l’enseigne de Paroles d’aube, il avait, une première fois, revu le jour en 2000, un peu après la création des Éditions La passe du vent. C’est, à nos yeux, un ouvrage capital qui comprend différents textes, des études, des fragments, des entretiens et des poèmes. Cet ouvrage, pour nous, n’a pas pris une ride. Il a gardé toute la clarté de ses origines diverses. Il a l’odeur de la nécessité, l’odeur du jour et de la nuit. C’est du bon pain, et peut-être la promesse d’une vie nouvelle, autre. L’ensemble de poèmes, Images d’enfance, repris en fin de volume, a d’abord paru dans S’il fut un premier jour, recueil collectif publié par La passe du vent en septembre 2005. Puis, dans un livre regroupant un choix important de ses poèmes, Moisson, paru aux éditions P.O.L en 2012, Charles Juliet a souhaité, également, en retenir quelques-uns. Charles Juliet nous accompagne depuis 1978, année où je l’ai rencontré et, aussi, de la naissance de notre premier acte poétique d’envergure, à Sylviane Crouzet, Olivier Fischer, Patrick Vighetti et moimême, la revue AUBE Magazine – dont l’existence
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s’est prolongée jusqu’en 1998. Charles Juliet a soutenu toutes nos expériences éditoriales. Et il a été, pareillement, un observateur bienveillant et attentif de notre long parcours artistique et humain. Trouver la source n’était plus disponible depuis deux ou trois ans maintenant. Nous sommes très heureux, et très fiers aussi, de redonner à voir ce livre où nous nous reconnaissons pleinement. Et où vous rencontrerez, sans aucun doute, quelques noms et visages amis dont, parmi ceux que nous admirons par-dessus tout, Albert Camus et Cesare Pavese. En lisant Trouver la source, peut-être aurez-vous la chance, encore, de vous retrouver au fil de ces pages tellement nécessaires au jour blessé d’aujourd’hui.
Thierry Renard, « agitateur poétique » [Vénissieux, le 31 janvier 2020]
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Trouver la source
16 septembre 1989 (note) La vulnérabilité, la souffrance des êtres démunis, jetés dans une situation qui les dépasse, à laquelle ils ne savent faire face. On en est bouleversé. Place Carnot, ce samedi matin, en bas de la rampe qui monte à la gare, se tient un homme habillé d’une gandoura et coiffé d’un turban. Le visage ridé, raviné, sali par une barbe de plusieurs jours, il est là, debout, immobile, très digne, et je peux voir qu’il est d’une grande maigreur. Il ne mendie pas et regarde dans le vide. Il peut avoir une soixantaine d’années. La présence en ce lieu de cet homme ainsi vêtu me paraît insolite et je vais à lui. D’un geste, il m’indique qu’il a faim et je lui glisse un billet dans la main. Puis je lui demande s’il attend quelqu’un. Dans un mauvais français, il m’explique qu’il est venu trouver son fils. Parti travailler en France il y a plusieurs années, celui-ci ne lui a jamais donné signe de vie. Las d’attendre en vain des nouvelles, lui, son père, a voulu savoir ce qu’il était devenu. Un beau jour, il a quitté son village, situé à l’intérieur du Maroc, et il a pris le bateau. Il m’apprend alors cette chose incroyable : il est à la recherche de son fils, mais il n’a aucune adresse, aucune indication d’aucune sorte. Il s’est rendu successivement à Sète, Montpellier, Perpignan, Marseille, Avignon, et maintenant, ayant épuisé son argent, il ne sait plus où aller.
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Je me demandais avec inquiétude comment j’allais pouvoir lui venir en aide, lorsque je me suis souvenu qu’à la gare, un centre d’accueil pouvait s’occuper des personnes comme lui. Nous nous sommes présentés à ce centre. Nous avons trouvé là une femme fort aimable, habituée à résoudre ce genre de problèmes, et qui m’a aussitôt affirmé qu’elle ferait le nécessaire. Rassuré, je dis au revoir à cet homme, lui serre la main, et lorsque je me retourne, je suis littéralement happé par une jeune femme qui me supplie de l’aider à prendre son train. Elle est dans un grand état d’affolement, et je ne peux moins faire que de l’accompagner. Elle se rend à Montluçon où elle doit assister à un mariage. Je l’invite à se placer derrière des voyageurs qui font la queue devant le guichet, lui montre l’appareil où elle devra composter son billet, et je vais m’enquérir des horaires à un bureau de renseignements. Après un moment, elle me rejoint, et je remarque qu’elle n’a plus sa valise, qu’elle l’a laissée Dieu sait où. En cette heure de grosse affluence, elle pourrait très vite disparaître, et je presse cette jeune femme d’aller au plus vite la récupérer, de ne plus la lâcher, puis de faire à nouveau la queue. Quand je lui apprends que son train partira à 15h40, soit cinq heures plus tard, elle est encore plus affolée, et me demande de rester avec elle, de lui tenir compagnie. J’ai eu toutes les peines du monde à la quitter. À l’évidence, elle n’avait pas l’esprit dérangé et je ne suis pas parvenu à savoir si l’état d’affolement dans lequel
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elle se trouvait provenait de ce qu’elle n’avait jamais pris le train seule, de ce qu’elle était illettrée – d’où une compréhensible et insurmontable angoisse à l’idée de ne pouvoir lire sur l’écran les indications concernant les trains en partance, les numéros des quais – ou tout simplement, de ce qu’elle craignait d’arriver trop tard pour assister à ce mariage auquel elle se rendait. Certes, on peut voir des êtres aux prises avec des situations autrement plus difficiles que celle-ci, mais il n’empêche. Cet homme et cette femme m’ont bouleversé, m’ont remis en contact avec le tragique de notre condition.
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Le besoin d’écrire Questions de Françoise Ascal
Ce désir d’écrire, quand s’est-il manifesté pour la première fois ? Lorsque je me trouvais dans cette école militaire où je suis resté de douze à vingt ans, ce désir me travaillait déjà. Je me rappelle que le premier texte qui s’est imposé à moi, je l’ai écrit un samedi après-midi, pendant un cours d’instruction militaire. Je m’ennuyais férocement, et là, j’ai couché sur le papier des mots, des phrases qui m’étaient dictés par la voix intérieure. J’ai oublié ce que disait ce texte. Mais je revois encore cette feuille, la qualité du papier, les lettres à l’encre noire, l’allure qu’avait cette page, laquelle se présentait, je crois, comme une tentative de réflexion sur la vie. Quel âge aviez-vous ? Peut-être dix-sept ans. Et j’étais très heureux d’avoir produit ce petit texte. Je l’ai montré à mon voisin, mais lui qui était étranger à ce qui venait de se passer, n’en a fait bien sûr aucun cas. Je me souviens de la joie que j’avais eue à écrire un texte en dehors de toute obligation extérieure. À cette époque, étiez-vous déjà intéressé par la littérature ? Lisiez-vous le poètes ?
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Oui et non. Cette passion pour les lettres m’est venue, je crois, au cours de la classe de troisième année durant laquelle mon professeur de français a su éveiller en moi un intérêt pour la littérature et la réflexion. Au début de mes études, j’étais bon en mathématiques, et nul en français. Je venais d’un milieu paysan où n’existaient ni livres ni journaux, et où on ne parlait pas. Je n’avais donc ni vocabulaire ni orthographe. Et puis progressivement j’ai démarré. Je me souviens avoir écrit en première une dissertation de deux cahiers sur Victor Hugo, et d’avoir eu 18 à un devoir sur Chateaubriand. J’étais malgré tout ignorant de la littérature en général. N’ayant pas de livres, je lisais et relisais mes manuels scolaires. j’avais fini par connaître des textes presque par cœur. Il m’a fallu attendre d’avoir une vingtaine d’années pour m’ouvrir un peu au monde. Avant, mon univers était des plus étriqués : village-caserne, caserne-village... Aucune ouverture sur l’extérieur. Donc, que pouvais-je savoir de la littérature ? Progressivement, je me suis mis à lire. D’abord un peu Gide. Puis Camus, qui a beaucoup compté pour moi. Après, je me suis laissé entraîner par mes avidités. L’écriture a-t-elle accompagné ces premières lectures ? Je ressentais ce besoin d’écrire, mais je n’osais pas me l’avouer. je savais que j’étais un enfant de troupe, et que ma vie durant, je serais un militaire. Il était donc inconcevable que je songe à écrire. Je sentais grandir cette passion, mais je l’étouffais tant que je pouvais. C’était quelque chose qui n’avait pas lieu d’être. Après, je suis entré à l’École de santé militaire, j’étais donc étudiant
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en médecine, et là, j’ai vécu trois années extrêmement difficiles. Parce qu’au lieu d’étudier, je ne faisais que lire. Des livres d’ailleurs médiocres, car je n’avais personne pour me guider. C’est à cette époque que j’ai commencé à balbutier quelques poèmes. Mais j’avais conscience qu’ils ne valaient rien et j’en souffrais. Mais ils étaient nés d’un besoin ? Oui. D’un besoin impérieux. Que je ne pouvais plus réprimer. Un jour, j’ai décidé d’abandonner mes études de médecine, et de faire en sorte de pouvoir quitter l’armée. C’était là une décision insensée. Je n’avais rien écrit, j’ignorais tout de l’écriture, je n’avais aucune culture et je n’ai pris l’avis de personne. Alors je me suis retrouvé chez moi. Et pendant quelque quinze ans, j’ai travaillé sans rien montrer à qui que ce fût. Pour vous, quelle fonction remplissait l’écriture ? Bien plus tard, quand j’ai pu comprendre ce qui s’était passé, j’ai découvert que l’écriture, pour moi, était subordonnée à un besoin de clarification, de mise en ordre, ainsi qu’à un ardent désir de connaissance. J’étais conscient que je n’avais pas de fondation et que je me trouvais en plein chaos. Alors est apparue la nécessité de lutter contre ma confusion. Et ces notes ont fini par constituer mon Journal, se sont écrites sans que je m’en aperçoive. Je n’ai jamais décidé de tenir un Journal. D’ailleurs, je n’avais même pas de cahier. J’écrivais sur des carnets, des feuilles volantes, au dos d’enveloppes qui traînaient dans mes poches. J’estimais que ce n’était pas encore le vrai travail.
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Vous pensiez que c’était un préalable à des entreprises plus ambitieuses ? J’avais dans l’idée d’écrire des romans et des pièces de théâtre. En réalité, j’ai écrit deux pièces et un roman. Dans celui-ci j’ai tenté de relater ce qu’avait été ma vie dans cette école militaire. Il aurait d’ailleurs dû paraître, car un éditeur l’avait accepté. Mais on m’avait demandé d’en retirer la fin, exigence qui était d’ailleurs parfaitement fondée. Mais j’ai refusé, et le livre n’est pas paru. Longtemps après, j’ai compris que les circonstances m’avaient servi. Parce que si ce roman avait été publié, il est vraisemblable que j’aurais été enclin à poursuivre dans cette voie, alors qu’elle n’était pas la mienne. Écrire des romans ne m’intéresse pas. Je sens que mon travail est avant tout un travail de réflexion et d’interrogation. Cest notes que vous griffonniez sur des bouts de papier, est-ce que vous les travailliez ? Oui. Uniquement par besoin de rigueur et de précision. Cette confusion dont vous souffriez, était-elle due à un excès d’émotions ? En partie, sans doute. Cette surabondance d’émotions m’a longtemps rendu l’écriture impossible. Certaines notes de mon Journal, j’ai dû attendre plus de vingt ans pour pouvoir les écrire. À cause de l’intensité de ce que vous éprouviez ?
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Vous étiez comme pris à la gorge, rendu mutique par une sorte de suffocation ? Oui, suffocation est le mot qui convient. L’écriture était donc la recherche d’une maîtrise ? Peut-être pas d’une maîtrise, mais d’une clarté intérieure. On ne pense jamais aussi bien qu’avec une plume à la main. Ce que j’avais en tête, je le couchais sur le papier pour le préciser, le déployer, le comprendre. Et aussi, pour en garder la trace. Écrire est fondamentalement une lutte contre le temps et la mort. C’était une façon d’élucider qui vous étiez, de découvrir et cerner votre identité ? Depuis l’adolescence, j’ai ce besoin de connaissance. Connaître cet individu que je suis, et à travers lui, l’être humain en général. Mais ce besoin se double d’un autre besoin : celui d’intervenir sur moi-même pour m’affranchir de certaines entraves, certains empêchements, afin de devenir plus clair, plus vaste, plus riche d’amour et de compassion. Comme vous le savez, un tel travail doit se poursuivre tout au long d’une vie. Il ne peut connaître ni limites ni fin. Ce que j’écrivais m’était dicté. Parfois, j’étais réveillé en pleine nuit par des mots que j’entendais comme s’ils avaient été proférés à haute voix. À cette époque, la fiction me paraissait être un mensonge, et jamais je n’aurais pu tolérer de lâcher la bride à mon imagination.
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Et aujourd’hui ? Je vois les choses différemment. Ce travail de mise en ordre et de clarification étant pour l’essentiel accompli, la fiction n’est plus pour moi mensonge ni trahison. Je sais maintenant que mon imagination ne mettra au jour rien d’autre que ce qui gît en moi. Tout ne peut venir que de cet unique foyer. Vous vous êtes engagé totalement dans cette aventure. Est-ce qu’à certains moments cela vous a paru périlleux ? Couriez-vous un risque ? On est totalement seul. Il n’y a plus de repères, de références... On avance dans l’inconnu, et on ne sait pas si on va se perdre, ou si on va trouver un peu de terre ferme où pouvoir reprendre pied. Vivre cette aventure, c’est connaître pendant des années une profonde détresse. Pourquoi donc ? Je n’avais aucune activité professionnelle, et je puis dire que je suis resté quinze ans face à moi-même, à réfléchir, à m’explorer, à tenter de pénétrer ces énigmes auxquelles nous sommes affrontés. Je ne produisais rien, je ne gagnais pas d’argent, donc tout se passait comme si je n’existais pas. À plusieurs reprises, j’ai failli sombrer. Mais ma femme était là, qui croyait en mon aventure alors même que je n’y croyais plus. Je luis dois beaucoup et plus encore. Pourquoi pensiez-vous que vous alliez sombrer ?
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Se remettre fondamentalement en cause vous conduit à de profonds labours. En votre sol, et votre sous-sol, tout est mis sens dessus dessous. Il n’est plus rien d’intact. Alors comment ne pas vaciller ? Par chance, j’ai toujours eu une robuste santé, tant physique que mentale. Curieusement, au cours de ces années, je ne me suis jamais égaré, je n’ai jamais cherché un quelconque refuge. Tant d’êtres se fourvoient, s’accrochent à n’importe quelle planche de salut... Ils n’ont plus la force d’endurer la peur et l’angoisse. J’ai toujours eu une espèce de bon sens, et aussi une ténacité toute paysanne. Pourtant, j’étais parfois à ce point défait qu’il aurait suffi d’une simple chiquenaude pour que je m’écroule. Mais tout cela est loin. Maintenant, il est certain que j’ai des fondations. Où que je sois, quoi que je fasse, je ne perds jamais le cap, je suis toujours orienté... L’écriture vous a-t-elle aidé au long de ces années de tâtonnement ? Oui, beaucoup. Le plus souvent, nous sommes d’une part fragmentés, et d’autre part coupés de notre être intérieur. L’écriture me servait à me rejoindre – au double sens du mot – à m’unifier, à renouer le contact avec l’être du dedans, elle m’aidait à m’élucider, et aussi, à mieux me ressentir. Y a-t-il eu des moments décisifs au cours de cette quête ? Évidemment. Les citer exigerait plus de temps. Un jour important fut celui où j’ai découvert que l’aventure
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que je vivais, d’autres l’avaient vécue. Ce jour-là, tout s’est mis en place. Je n’étais plus seul. Je n’avais plus peur. Je ne redoutais plus de sombrer. Vous avez lu les œuvres de certains mystiques ? Oui. Mais au début, sans rien comprendre à ce que je lisais. Mais vous sentiez intuitivement qu’il y avait là pour vous une nourriture ? Sans doute. Mais j’étais immergé. Rien n’avait de nom, tout était indicible. De sorte que je n’étais pas à même de relier ce que je lisais à ce que je vivais. Et encore maintenant, ce que je vis, éprouve, ressens, j’ai la sensation que cela se déroule à grande distance de tout pouvoir d’expression. Écrire, c’est-à-dire faire se rejoindre mon vécu et les mots qui vont le prendre en charge, est pour moi un travail coûteux. Je dois toutefois reconnaître que maintenant, après trente ans de travail, tout se passe beaucoup mieux que par le passé. Néanmoins cette distance persiste, et la vaincre vous demande un gros effort ? Oui. Parce que mon mode d’être naturel est le silence. En fait, je n’aime pas parler, et je pourrais presque soutenir que d’une certaine manière, je n’aime pas écrire. Extraire avec des mots ce qui repose en mon tréfonds, est vécu comme un arrachement. Hier soir, j’ai dîné avec quelques amis, et nous avons passé cinq
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heures autour d’une table. Je n’ai pas prononcé un seul mot de la soirée. Je m’étais muré en moi-même. J’étais simplement occupé à écouter. Souvent, je préfère rester dans la passivité de l’écoute ou de la contemplation. Quand on vous lit, on peut voir que vous portez une grande attention à la forme ? Oui. La recherche d’une beauté intérieure, si elle s’exprime, doit induire une forme qui soit à son image. Dans mon cas, l’écriture est soumise à une certaine exigence. Ainsi, lorsque j’écris, je veille à constituer tout un réseau de correspondances où mots, images, métaphores, sonorités, se font écho. De la sorte, je renforce ce qui rend nécessaire chacun de ces éléments. Vous employez différentes formes d’écriture ? Oui. Poème, nouvelle, étude, pièce de théâtre, note de journal... Mais tout procède d’un même centre, d’un même besoin, d’une même exigence. Écrire, c’est essentiellement se mettre à l’écoute de la voix. Et cela implique silence et solitude. N’y a-t-il pas parfois conflit, chez vous, entre l’homme intérieur et l’autre ? Oui. Longtemps en moi l’écrivain a étouffé l’homme. Lorsqu’un jour, par hasard, en feuilletant un livre dans une librairie, je suis tombé sur cette réflexion de Cocteau : « J’ai trop voulu être, et j’ai oublié de vivre », j’ai eu le sentiment qu’elle rendait compte de quinze ans de
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ma vie. Maintenant, il n’en va plus ainsi. Je ne vis plus sous cet œil policier qui était toujours à me surveiller, à ricaner, me châtier... Que signifie ce titre que vous avez donné à l’un de vos recueils de poèmes L’œil se scrute ? L’œil doit retourner son regard sur lui-même pour s’affranchir de ce qui conditionne sa vision. Car ce regard est proie des conditionnements qu’il lui faut dissoudre. De sorte que ce qu’il voit ou perçoit, se trouve faussé, dénaturé. Voilà pourquoi tant d’années sont nécessaires pour parvenir à une vision claire, à un regard qui ne déforme plus ce qu’il appréhende. Je pense soudain à cette invective que Lin-Tsi – un des grands maîtres du zen, à la parole cinglante – lançait à de jeunes moines qui piétinaient à l’entrée de la voie : « Espèce de gnomes tondus qui n’avez pas la vue juste ». Moi, il m’a fallu quelque vingt ans pour clarifier mon œil.
Automne 1986
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De la difficulté au plaisir d’écrire Questions de Paul Gravillon Votre œuvre, commencée il y a une trentaine d’années, symbolise, aux yeux de vos premiers lecteurs, le rude combat qu’implique toute création authentique. Vous-même, vous avez été attiré très souvent par les artistes – peintres ou écrivains – qui incarnaient ce combat. Longtemps, vous avez douté de la possibilité même d’une création, tant vous étiez dominé par l’angoisse qu’entretenait en vous l’exigence d’une telle entreprise. Aujourd’hui, après avoir été capable d’écrire ce récit de votre adolescence si longtemps bloqué en vous, L’Année de l’éveil, avez-vous une relation plus heureuse avec la création ? Est-ce que le mutisme qui vous fascinait chez un peintre comme Bram Van Velde – cette infinie gestation qui confinait au désespoir – a gardé pour vous la même réalité ? Est-ce encore à vos yeux la condition fondamentale de toute création, comme vous le pensiez alors, ou n’est-ce plus que le souvenir d’une genèse aujourd’hui dépassée ? Oui, mon rapport à l’écriture a beaucoup évolué. Avant, mon trop grand souci du bien écrire, la trop haute idée que j’avais de l’art, le tumulte qu’entretenait en moi l’émotion d’où naîtrait l’écriture, la peur de me livrer, la crainte d’ennuyer mon éventuel lecteur, faisaient que j’abordais la page blanche dans un état de
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tension et de trouble qui me paralysait. De surcroît, je n’ignorais pas qu’il existait de grands écrivains. Lorsque je mesurais leur importance, comment n’aurais-je pas été pris de doute quant à la prétention que j’avais de tenter moi aussi d’édifier une œuvre ? Pour toutes ces raisons, l’écriture était un combat dont je ne saurais vous donner une idée. Maintenant, il en va différemment. Je suis parvenu à surmonter ce sentiment d’à-quoi-bon qui me saisissait dès que je prenais la plume. Par ailleurs, à l’instar d’un artisan qui a trente ans de pratique derrière lui, je sais mieux voir, et par là-même, mieux résoudre les difficultés que je rencontre. Quand le doute s’empare à nouveau de moi, je me dis que j’ai déjà été capable de produire quelques centaines de pages, et ainsi, je réussis à le repousser. Il y a deux ou trois ans, j’ai découvert le plaisir d’écrire, et cela est d’importance. En résumé, je peux donc reconnaître que je me sens à tous points de vue mieux armé pour affronter l’écriture et les problèmes qu’elle me pose. Vous me parlez de Bram Van Velde. Je songe aussi à Beckett. Je ne crois plus comme par le passé que l’artiste doive se tenir à l’écart, se confiner dans la solitude, s’absorber dans l’élaboration de son œuvre. L’admiration que je portais (et continue de porter) à ces deux grands créateurs m’avait persuadé qu’un artiste ne pouvait vivre autrement qu’ils ne vivaient. Ce que je pensais sur ce point était erroné, et je déplore d’avoir été si long à m’en apercevoir.
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Il semble que vous ayez longtemps vécu ces deux termes – silence et parole – comme opposés : vous aviez le sentiment d’être saisi dans une sorte de gel et d’impuissance avant de réaliser que l’écriture était précisément la floraison de cette parole née du silence. Comment s’est accompli ce passage ? Comment avezvous fait cette expérience du poème qui réconciliait enfin les deux ? J’ai vécu en collectivité et porté un uniforme militaire pendant onze ans. Un jour, j’ai décidé d’abandonner mes études de médecine et de quitter l’armée. Cette rupture dans mon existence, ma pensée, mes projets d’avenir, m’a jeté en plein chaos, et il m’a fallu des années pour émerger de cette confusion, comprendre les choses les plus simples, élucider ce qui se passait en moi. Dans ce contexte, il était inévitable que je tâtonne, m’égare, ne sache pas percevoir certaines évidences. Ainsi n’ai-je pas saisi au début que cette parole murmurée par la voix intérieure ne peut sourdre que du silence. C’est chemin faisant, en rédigeant des notes, en composant des ébauches de poèmes, que j’ai pu introduire un peu de lumière dans ma nuit. Mais un long temps a été nécessaire pour que l’écriture rejoigne sa source, naisse de mon propre fonds. Je ne peux donc prétendre que j’ai fait « l’expérience du poète qui réconciliait » silence et parole. Des textes brefs s’écrivaient, et ce n’est que bien après que j’apprenais d’eux qu’ils m’avaient permis de franchir certaines étapes.
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C’est par le Journal que vous avez émergé à l’écriture. C’est lui qui, pendant plusieurs années, est resté votre moyen d’expression privilégié. N’était-ce qu’un expédient, un simple carnet de route pour vous accompagner tout au long de votre cheminement dans les ténèbres en attendant d’être capable d’une œuvre plus détachée, plus accomplie ? Ou bien cette forme est-elle, selon vous, un genre littéraire au même titre que le roman, le poème ou le théâtre ? En d’autres termes, y avez-vous encore recours et allez-vous publier un quatrième tome après votre dernier récit, ou bien vous voici embarqué définitivement vers le roman ? Je n’ai jamais pris la décision de tenir un Journal. Si je me suis mis à griffonner des notes, c’était faute de pouvoir écrire autre chose. J’avais ce besoin de me connaître, m’explorer, me clarifier, m’unifier. Après avoir amassé un certain nombre de notes, il m’est apparu un jour que j’écrivais un Journal. Durant toutes ces années, je l’ai considéré uniquement comme un moyen de recherche et d’apprentissage, non comme une œuvre possible. Mais depuis que je l’ai publié, les lettres de lecteurs que j’ai reçues m’ont fait changer d’avis. Ils me disent en effet que ces ouvrages sont pour eux une nourriture. Que certaines notes leur ont révélé ce qu’ils étaient. Qu’elles les aident à s’exprimer. Qu’elles ont mis fin à leur solitude en leur apprenant que leurs interrogations, leurs tourments, leur souffrance, un être en qui ils se reconnaissent les avait vécues (au début, quand je recevais ces messages, j’étais incrédule. J’avais du mal à admettre que des notes où
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s’exprimait bien souvent ma difficulté à vivre, pussent être utiles à autrui, et parfois, lui venir en aide). Ce sont donc ces lettres qui m’ont conduit à penser qu’un Journal n’avait pas à être considéré comme une œuvre de second rang. D’ailleurs, qu’importe qu’un livre appartienne à tel ou tel genre littéraire. Ce qui compte, c’est qu’il dise le vrai, nous fasse découvrir un inconnu, émette des vibrations qui émeuvent nos profondeurs. Oui, je continue à tenir ce Journal. Mais très irrégulièrement. J’entends ne jamais me forcer et je n’écris que lorsque le besoin m’y pousse. Les quelques expériences de théâtre que vous avez tentées encore récemment n’ont pas été, semble-t-il, très heureuses. Est-ce que c’est une forme d’expression qui répond cependant à certaines de vos aspirations profondes – comme le besoin d’une scène intérieure où pourrait mieux se déployer votre débat intime ? Ou bien est-ce seulement la tentative d’une rencontre plus concrète avec vos lecteurs ? Le soliloque qui se poursuit en nous est quasi incessant. Mais ce soliloque devient parfois dialogue, voire échange à plusieurs voix. Écrire une pièce, c’est en effet incarner en des personnages le débat intérieur, les conflits et contradictions qui nous habitent. On rend ainsi visible et audible ce qui se déroule dans la nuit et le silence de l’être. Quant au besoin d’une « rencontre plus concrète » avec mes lecteurs, non, je ne pense pas l’éprouver.
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Comment vivez-vous cette nouvelle dimension de votre travail d’écrivain resté si longtemps secret, reclus, et parfois honteux ? Est-ce, pour vous, le simple épanouissement d’une œuvre qui arrive à sa maturité ? Ou au contraire, une aventure difficile à vivre, qui entrerait en contradiction avec les conditions qu’exige votre création ? Vous avez toujours eu des relations privilégiées avec tel ou tel de vos lecteurs, tel ou tel des artistes et des écrivains que vous aimez : est-ce que le fait d’être aujourd’hui « médiatisé » a simplement multiplié, ou, au contraire, cassé un tel dialogue ? Ce qui est advenu au cours de ces derniers mois, je pense l’avoir vécu dans une grande simplicité intérieure, mais en ayant un vif sentiment d’incrédulité. Je dois même confesser avoir noté avec plaisir que j’ai toujours bien réagi – du moins m’a-t-il semblé – face à ces événements qui sont de nature à faire s’embraser l’ego. La preuve m’était ainsi donnée que le travail accompli sur moi-même durant toutes ces années m’avait conduit à un détachement et une lucidité qui n’avaient rien à craindre de l’épreuve des faits. Par un reste de timidité, par le fait que je ne m’étais jamais trouvé en pareille situation, je n’ai pas toujours été très à l’aise face aux micros et caméras. Pour autant, ces émissions et entretiens ne m’ont pas paru « une aventure difficile à vivre ». Ils ne sauraient non plus être « en contradiction avec les conditions qu’exige la création ». Celle-ci se situe en un lieu de grande solitude, où rien de tout cela ne peut faire intrusion. En écho à mon récit, j’ai
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reçu de nombreuses lettres, et aussi des revues, des livres, des manuscrits. J’ai été submergé. Je crains en effet de ne plus pouvoir poursuivre le dialogue que j’entretenais avec tel ou tel. Après ces mois durant lesquels je n’ai rien écrit, il est urgent que je me rassemble et me concentre sur mon travail. Cette année aura été pour vous celle d’une consécration, et en tout cas, d’une accession au grand public : est-ce que cela change quelque chose à votre vie ? Est-ce que cela paralyse ou, au contraire, stimule votre travail ? Que préparez-vous en ce moment et quels sont vos projets ? Non, non, rien n’est changé. Cette « consécration » devrait m’être bénéfique. Je sens qu’elle va m’aider à vaincre certaines inhibitions, à prendre confiance en moi. Mais une crainte est apparue. Celle de décevoir ceux qui désormais attendent mon prochain livre. Mes projets ? Il est fortement question de porter mon récit à l’écran. Il est donc probable qu’en collaboration avec un professionnel du cinéma, je travaille à la préparation du scénario. Parallèlement, je voudrais écrire des nouvelles et des notes de Journal. Après quoi je reprendrai et achèverai un court récit. Depuis votre Journal en ses débuts, qui vient d’être réédité, jusqu’à ce récit, L’Année de l’éveil, qui vient de vous faire connaître du grand public (après une si longue gestation et pourtant écrit au présent), toute
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une trajectoire a été parcourue : êtes-vous en mesure de voir où vous en êtes et où vous allez désormais ? C’est maintenant que j’accède à la pleine maturité. Je vais continuer de creuser. Écrire les livres que j’ai en tête. J’ai de plus en plus plaisir à travailler. Cela me paraît être un bon signe. Été 1989
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Échanges
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Que savez-vous ? Longtemps l’horizon est resté bouché. Les échecs succédaient aux échecs. La tension dans laquelle je vivais me privait de souplesse, de mobilité. Aussi, les mots dont j’avais besoin, quel mal j’avais à les atteindre ! Ils étaient lourds, si peu malléables, si profondément enfouis dans le sang, dans la nuit du sang. Il m’a fallu creuser, creuser, encore creuser. Et là où mes mains œuvraient, un peu de lumière a fini par apparaître. De sorte que par rapport à ces années passées, je peux dire que maintenant : – Je sais mieux m’attendre – Je sais mieux ne rien vouloir – Je sais mieux contenir mes doutes – Je sais mieux avancer dans la nuit – Je sais mieux patienter quand la lumière se retire – Je sais mieux être actif au sein de ma pasivité – Je sais mieux trier mes mots – Je sais mieux me mettre à l’écoute – Je sais mieux recevoir les mots qui me viennent du murmure – Je sais mieux m’abandonner à ce qui me pousse là où je ne pouvais aller – Je sais mieux voir – Je sais mieux vivre – Peut-être sais-je mieux aimer
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Mais que cette brève litanie ne donne pas à penser que je verse dans l’euphorie. Rien ne serait plus faux. Car tout demeure aussi difficile. Simplement, je me sens mieux armé. Je dispose de plus d’énergie.
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Résister aujourd’hui La revue L’Acte a mené une enquête pour son n° 2 sur le thème de « Résister aujourd’hui ». Elle avait pour but de savoir pourquoi et comment des artistes, des politiques résistent selon leur choix personnel dans leur travail de création ou bien dans leur domaine de prédilection. Charles Juliet y a répondu :
Ici, la corruption quasi généralisée, le bluff, les injustices, le chômage, la misère, la détresse matérielle et morale (drogue, sida). Ailleurs, des guerres. Avec leur cortège de viols, de destructions, de tortures, de massacres. Ailleurs encore, des génocides. Je m’indigne en silence. Ou je suis accablé. Ai honte d’appartenir à cette espèce en laquelle se rencontrent tant d’êtres capables des choses les plus abominables. Mais que faire ? Comment intervenir au niveau des causes ? Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ont une telle ampleur que face à eux, on ne peut que se sentir impuissant. Impossible de faire évoluer la société tant que ceux qui la constituent ne changeront pas, ne travailleront pas à s’affranchir de leur égocentrisme, de leur besoin de dominer et de posséder toujours plus. On conçoit donc que ce mieux qu’on voudrait voir survenir n’est assurément pas pour demain. Ainsi ne pas se figurer qu’on peut beaucoup. Savoir que la pierre qu’on va apporter ne réussira, dans la
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meilleure des hypothèses, qu’à boucher un petit trou dans le mur qui s’écroule. Résister aujourd’hui, pour moi, c’est résister aux multiples appels, séductions, pressions, nuisances d’une société désorientée et malade. Donc, en premier lieu, veiller à ne pas me laisser atteindre par ce qui pourrait me contaminer et me tirer hors de mon sillon. En second lieu, vivre et écrire en fonction d’une nécessaire exigence morale. Une exigence qui impose d’être vrai, probe, de se soucier d’autrui, de respecter des valeurs essentielles – la voix de cette sagesse inscrite en chacun et que nous ne savons plus écouter.
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J’aime lire... J’aime lire. J’aime passionnément la lecture. Et bien évidemment, j’aime aussi les livres. Non tous les livres. Seulement ceux qui agrandissent la vie, poussent à creuser davantage, aident à respirer à pleins poumons. Aimant lire, il va de soi que j’ai passé de longs moments dans les librairies, ces lieux où je pénètre en état d’avidité, sachant que je vais trouver là par centaines ces objets de papier et de mots qui tiennent une telle place dans mon existence. Sans les livres et la lecture, ma vie aurait été désertique. Grâce à eux, ma terre a été richement fertilisée par les eaux d’une source qui n’a jamais tari. D’où d’inoubliables heures de découvertes, d’errances, de trouble, de doutes, de remises en cause, parfois d’effondrement, ou à l’inverse, d’allégresse, de plénitude, d’élévation. Heures où la vie me déchire et me comble, me flagelle de ses rafales, me jette en un éclair du profond de la douleur d’être au plus effervescent de l’exultation. J’éprouve un bonheur toujours neuf à me rendre dans une librairie, à fureter, à happer quelques lignes d’un roman, survoler la page d’un essai, savourer un poème... Tant de rencontres se proposent, tant de voyages seraient possibles... Après que j’ai acquis l’ouvrage sur lequel s’était porté mon choix, l’autre bon moment est celui où je rentre chez moi, serrant dans ma main la précieuse substance verbale qui va me dilater, me pousser hors du temps, faire haleter dans mes veines une vie plus ardente.
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Images d’enfance
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à Thierry Renard
1 Le brouillard était dense le silence oppressant Sur le chemin à l’herbe épaisse les vaches avançaient sans bruit Soudain l’homme avait surgi Et l’enfant failli crier Dans le visage sombre sous la casquette brillaient des yeux menaçants L’homme était-il un voleur d’enfant Allait-il faire demi-tour pour se saisir de lui et l’enlever Le sang tapait fort à ses tempes
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2 Bien souvent il s’échappait Après avoir fendu du bois il quittait la cour Et allait traîner dans la rue Il aimait voir passer les gens Parfois il oubliait l’heure du repas et pour le punir on lui faisait croire que sa mère était partie qu’elle ne reviendrait plus Il courait de partout ne la trouvait pas revenait à la cuisine fou d’angoisse Il tirait le rideau de l’alcôve Elle était là qui riait
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3 Chaque soir revenait l’instant fatidique Il traînait prenait le pot traînait encore Puis bandant sa volonté dominant sa peur il se jetait dans la nuit descendait des marches ouvrait à tâtons la porte qui grinçait Il descendait encore La lumière éclairait à peine la cuve et les tonneaux Du robinet ne coulait qu’un mince filet de vin À tout instant pouvait surgir le voleur d’enfant Dans sa main le pot tremblait Plus tard il lui a fallu descendre dans une autre cave Il n’en est remonté qu’après de longues années
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4 Plus âgé que l’enfant le voisin est un garnement qui ne manque jamais de lui lancer des défis de le pousser à faire des bêtises Ainsi marcher jambes nues dans les orties manger une limace chercher des vipères Ce jour-là ils montent dans la grange où les poutres du plancher manquant sont séparées par du vide En riant le voisin passe plusieurs fois de l’une à l’autre L’enfant saute son pied s’enfonce dans le vide Et son visage heurte la poutre Le voisin se sauve Menton en sang dents brisées l’enfant gémit dix mètres plus bas sur un tas de foin
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L’auteur
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Charles Juliet Charles Juliet est né en 1934 à Jujurieux (Ain). À trois mois, il est placé dans une famille de paysans suisses qu’il ne quittera plus. À douze ans, il entre dans une école militaire dont il ressortira à vingt, pour être admis à l’École de santé militaire de Lyon. Trois ans plus tard, il abandonne ses études pour se consacrer à l’écriture. Il vit à Lyon. Il a reçu le Grand Prix des lectrices de Elle pour L’Année de l’éveil en 1989, le Prix Goncourt de la poésie pour Moisson en 2013 et le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre en 2017.
Bibliographie (sélection)
Aux éditions P.O.L – L’Année de l’éveil, récit, 1989 (« Folio », n° 4334, « Folioplus », n° 243) – Affûts, poèmes, 1990 – Dans la lumière des saisons, lettres, 1991 – L’Inattendu, récit, 1992 (« Folio », n° 2638) – Ce pays du silence, poèmes, 1992 – Carnets de Saorge, 1994
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– Lambeaux, récit, 1995 (« Folio », n° 2948, « Folio-plus », n° 48) – Giacometti, réédition, 2019 – À voix basse, poèmes, 1997 – Fouilles, poèmes, 1998 – Rencontres avec Samuel Beckett, réédition, 1999 – Écarte la nuit, théâtre, 1999 – Attente en automne, nouvelles, 1999 (« Folio », n° 3561) – Un lourd destin, théâtre, 2000 – L’Incessant, théâtre, 2002 – Cézanne un grand vivant, 2006 – L’Opulence de la nuit, poèmes, 2006 – Ces mots qui nourrissent et qui apaisent, 2008 – Moisson, 2012 – Rencontres avec Bram van Velde, réédition, 2020 – Ténèbres en terre froide, Journal I, réédition, 2010 – Traversée de nuit, Journal II, réédition, 2013 – Lueur après labour, Journal III, réédition, 2017 – Accueils, Journal IV, réédition, 2011 – L’Autre Faim, Journal V, réédition, 2003 – Lumières d’automne, Journal VI, 2013 – Apaisement, Journal VII, 2013 – Au pays du long nuage blanc, Journal VIII, 2005 (« Folio », n° 4764) – Gratitude, Journal IX, 2017 Aux éditions Gallimard – Pour plus de lumière, anthologie personnelle (19902012), collection Poésie/Gallimard, 2020
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Table Page Un mot de l’éditeur Par Thierry Renard
5-7
Trouver la source
9-71
16 septembre 1989 (note)
11-13
Le besoin d’écrire Questions de Françoise Ascal
15-24
De la difficulté au plaisir d’écrire Questions de Paul Gravillon
25-32
Lectures et rencontre Question de Thierry Renard
33-37
Un même destin
39-41
Lire un bon livre
43-44
Je n’ai jamais lu Rimbaud
45-46
Remparts 47-59 Charles Juliet ou la naissance de l’écriture Par Jean-Yves Debreuille
Échanges
61-71 73-133
Que savez-vous
75-76
Résister aujourd’hui
77-78
J’aime lire
79
Page Prendre la plume Entretien avec Jean Gabriel Cosculluela
81-84
Une œuvre d’homme Entretien avec Thierry Renard
85-92
Mes deux mères Entretien avec Yannick Haenel
93-95
Mêlé à la nuit
97-98
Pourquoi écrire
99-101
Vie de Cesare Pavese
103-121
Une spéléologie poétique Par Chantal Colomb
123-129
Lettre à un nouveau-né
131-133
Images d’enfance
135-148
Deux poèmes
149-151
L’auteur 154 Bibliographie 154-155
Photographies intérieures © Régis Nardoux Illustration de couverture © Myriam Chkoundali Dessin à partir d’une photographie de Carla Viel-Renard Maquette et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler
Achevé d’imprimer en France par Présence Graphique – Monts Dépôt légal 2020