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Metge (Geneviève).- Retenir ce qui s’effaceGenouilleux, Éditions La passe du vent, 2020.168 p., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-353-8
Geneviève Metge
Retenir ce qui s’efface
Avant-propos de Charles Juliet
Avant-propos Charles Juliet Si un texte répond à une impérieuse nécessité, il est toujours une tentative de faire échec au temps, de lui soustraire ce qu’il ne peut qu’engloutir. Dans les pages qui suivent – parfois de véritables poèmes en prose – Geneviève Metge rassemble ce qu’elle tenait à ne pas perdre. Ce sont des évènements singuliers, des rencontres surprenantes, des ombres et des lumières, de brèves évocations de ses voyages, au Pays Dogon, en Libye, dans le désert du Niger… Ainsi nous donne-t-elle à vivre ce qui l’a marquée et s’est inscrit dans sa mémoire. Raymond Carver – Le Tchékhov américain – se plaisait à citer Ezra Pound qui pensait que « l’exactitude foncière de l’expression est la seule morale de l’écriture ». Je ne sais si Geneviève Metge a médité cette réflexion, mais le fait est qu’elle a su trouver l’exacte justesse qui confère à ces pages un réel attrait et une indéniable autorité. Mais si la rigueur est essentielle, il est bon aussi que des phrases ici et là soient parcourues par le frémissement d’une émotion.
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L’inattendu
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Elle Quatre-vingt-treize ans, un sourire de jeune fille, des yeux pétillants. Je la regarde. Brisée une première fois d’avoir été abandonnée par son mari, brisée une deuxième fois par la mort d’un fils, il lui a fallu rester vivante. Ses proches l’ont soutenue mais sans cesse le passé se rappelait à elle. Je la regarde. Son visage est lumineux. Je pense aux épreuves qu’elle a traversées alors qu’elle me dit : J’ai aimé ma vie.
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L’opéra Il a atteint l’âge de la retraite. Il a cédé son exploitation au dernier cultivateur du pays. Un à un, il a vu les paysans abandonner leurs terres. Toute sa vie, il a trimé dur. Chaque jour levé à l’aube, il était dans les champs jusqu’à la nuit. Aujourd’hui il n’a plus qu’un seul désir, mener une vie tranquille. Prendre son temps, lire le journal, échanger trois mots avec ceux qu’il croise, entretenir son jardin, s’asseoir au soleil, regarder la lumière décroître dans le soir… Le premier hiver, un cousin les invite, sa femme et lui en Avignon. C’est un passionné d’opéra, il a retenu des places pour « Così fan tutte » de Mozart. Eux ne connaissent ni l’opéra ni même le nom de Mozart. Il n’ose pas refuser, sa femme se réjouit, elle a vu quelques opérettes à la télévision et ce genre de spectacle l’enchante. Le hall du théâtre bruit comme une ruche. Leurs billets à la main, ils gravissent les escaliers, mal à l’aise.
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Il est engoncé dans son costume noir trop étroit, sa cravate lui serre le cou, il a chaud. Sa femme se tient raide à ses côtés, agrippée à sa manche. Une sonnerie invite les spectateurs à rejoindre leurs places. Deuxième balcon, première rangée. Le théâtre est noir de monde. Lui, habitué aux grands espaces, tassé sur son siège, respire mal. Après les violons, les violoncelles, les instruments à vent sur lesquels il ne sait pas mettre un nom, apparaît le chef d’orchestre qui salue, se retourne, lève sa baguette... L’ouverture est gaie, entraînante, il se demande tout de même quelle sera la durée du spectacle, il n’a pas osé poser la question à son cousin. Ensuite, il perd la notion du temps, est projeté dans un monde inconnu. Il se penche, s’accoude sur le rebord du balcon, son visage entre les mains, submergé par les voix puissantes et douces, singulièrement prenantes. Elles le remuent, le bouleversent, l’émeuvent aux larmes. Jamais il n’a éprouvé une pareille émotion... Il ne connaît pas un mot d’italien, comprend à peine les péripéties de l’histoire mais qu’importe... Ce qui le fait frémir, ce qui le fait vibrer, ce qui l’emplit d’une telle
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jubilation, ce sont les voix. Elles l’entraînent, elles le transportent, le rendent étranger à lui-même... À la fin, lorsque les applaudissements le tirent de sa stupeur, il a du mal à reprendre pied. Sa femme s’est ennuyée, elle a trouvé le temps long, lui s’imagine déjà à la même place, écoutant avec ravissement le prochain opéra.
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Icare La cabine du téléphérique s’élève au-dessus du vide, tout en bas la plaine de Chamonix apparaît très étroite au pied de ces montagnes si hautes, si impressionnantes que je me sens écrasée. Des parapentes traversent le ciel. Je pense à Icare, à son désir fou de se détacher de la terre, de voler, de planer au-dessus de contrées inconnues… Lorsque j’étais enfant, le Minotaure, tapi dans l’ombre du labyrinthe, la Méduse à la chevelure faite de vipères, m’épouvantaient. En revanche, le rêve d’Icare me transportait. J’arrive sur la plate-forme, c’est l’émerveillement. Les pics enneigés de l’Aiguille du Midi, les courbes du Mont Blanc se découpent sur le bleu vif du ciel. Je distingue au loin des cordées rouges, des skieurs solitaires, à peine visibles sur l’immensité blanche. Devant moi, sur une étroite avancée de la paroi rocheuse, un homme se tient debout, attaché à un filin. Est-il chargé de réparer la machinerie du téléphérique ? Soudain il se détache et saute dans le vide. De larges ailes rouges se déploient. Icare plane, s’éloigne lentement au-dessus de la plaine.
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Les oiseaux Elle vit seule dans une grande maison à la campagne. Pris par leurs occupations, ses enfants viennent rarement lui rendre visite. Elle ne s’ennuie pas, mais elle manque de compagnie. Dès la fin de l’hiver, elle se promène, passe de longs moments dans son jardin. Elle ne veut pas rater les signes annonciateurs du printemps. Les bourgeons sur la branche du cerisier, les premiers crocus, les senteurs de la terre… La métamorphose s’accélère. Les fleurs sur le cerisier, les tendres feuilles vert acide du tilleul. Dans le jardin, les oiseaux sont à la fête. Un nid se construit sous l’auvent. Bientôt elle aperçoit les petits becs ouverts en quête de nourriture et les va-et-vient des parents depuis les champs jusqu’au nid. Puis il y a cette nuit de grand vent, de bourrasques et de pluie. Les fleurs du cerisier jonchent le sol, les tulipes sont à terre, le nid sous l’auvent est détruit. Sur la platebande qui borde la maison, elle découvre trois oisillons couverts d’un duvet. Elle se penche, les prend dans sa main, les sent palpiter. Revenue dans la cuisine, elle
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les dépose dans une boîte garnie de coton. Revigorés par la chaleur, les oisillons ouvrent le bec. Elle leur tend de la mie de pain, trempée dans du lait qu’ils engloutissent avec voracité. Le matin, elle entend de faibles piaillements, deux des oisillons tendent vers elle leur bec, le troisième, les pattes raides, est inerte. Elle le saisit entre ses doigts, s’approche de la poubelle. Soudain mue par un souvenir, venu de l’enfance, elle se rend au jardin, creuse un trou où elle enfouit l’oiseau. Elle est bien décidée à sauver les deux autres. Elle achète des graines, les nourrit, leur parle. « Bonjour, comment ça va, comment ça va aujourd’hui ? » Peu à peu, leurs plumes apparaissent, les oisillons s’ébrouent dans la boîte, piaillent dès qu’elle s’approche. Ils s’accrochent à ses doigts, cherchent à voler. Maintenant, ils volètent dans la cuisine, se posent sur ses épaules. Dans leurs petits cris, elle croit reconnaître les mots qu’elle utilise quand elle leur parle. Elle pense s’être trompée, des oiseaux parleurs, ce n’est pas possible… Cependant, elle se prend au jeu, détache chaque mot de la phrase, prononce chaque syllabe, les leur répète.
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Peu à peu, à sa grande surprise, ses petits compagnons de solitude l’accueillent le matin en piaillant « bonjour, bonjour, comment ça va, ça va bien ? » Venu apporter une lettre, le facteur a frappé, il a poussé la porte de la cuisine. Il n’en croit pas ses oreilles, la salle est vide, et pourtant, à ne pas s’y tromper, il est accueilli par des bonjours, des ça va dont il cherche la provenance.
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Des vies singulières
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Rostov/Don Je m’attarde avec elle au café, maintenant désert. Elle peut parler en toute liberté. Je l’écoute, captivée par sa voix et l’histoire de sa famille. – Ma mère était russe, elle est morte cet hiver. Je ne cesse de penser à elle, je voudrais écrire ce que fut sa vie. Elle a passé son enfance à Rostov/Don, cette région où Tchekhov avait acquis une maison, il y a fait de nombreux séjours durant ses dernières années. Ma mère gardait une infinie nostalgie de son pays perdu. La blessure ne s’est jamais refermée. Elle répétait avec ferveur « mon père était un cosaque du Don ». Ses mots font surgir devant mes yeux les images, vues sans doute au cinéma, de cavaliers rudes et sauvages, galopant sabre au clair à travers d’immenses plaines. Elle poursuit. – Au début de la dernière guerre, les cosaques du Don ont été mobilisés sur le front russe. Ma mère a été
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raflée par les Allemands pour le travail obligatoire. À la fin des hostilités son père l’a désespérément cherchée de camp en camp. En Pologne, en Allemagne, mais ce qu’il ne pouvait pas savoir, elle s’était enfuie et réfugiée en France avec son compagnon. Par la suite, il aurait été trop dangereux pour elle de rendre visite à sa famille qui n’avait pas la possibilité de franchir le rideau de fer. Elle ne les a jamais revus. Malgré mon désir d’en apprendre davantage, je me tais et le silence s’installe entre nous. Une année a passé puis elle me refait signe. Bien que bousculée, j’accepte de prendre un café avec elle. C’est une journée de vent, la terrasse de la cafétéria est inhospitalière, nous devons nous réfugier à l’intérieur. Tout d’abord nous tâtonnons, cherchons les mots qui nous permettront de nous rejoindre. Comment vont les enfants, où pars-tu en vacances ? Le festival d’Avignon, le théâtre et moi la campagne, le calme, la famille… Et je pose la question qui me brûle les lèvres. – Où en es-tu de ton projet d’écriture à propos de ta mère ?
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– Ma mère, ma mère… Son père combattait dans l’armée rouge, les Allemands embarquaient les jeunes de Rostov pour travailler dans leurs usines. Ma mère a tenté de leur échapper mais elle a été arrêtée, bouclée dans un train. Un voyage interminable à travers une Europe à feu et à sang. Au camp, des conditions de vie inimaginables, les brutalités, la faim, le désespoir d’avoir été arrachée aux siens. À l’usine, les journées exténuantes à souder des pièces d’acier. Elle m’a raconté que le soir en rentrant du travail, avec ses camarades, elles chantaient pour se donner du courage. De vieilles chansons russes. À pleine voix. À l’usine, elle a rencontré un émigré italien. Ils se sont aimés. Ma grande sœur est née au camp, cinq jours avant la victoire : le 3 mai 1945.
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M.D Je vivais seule avec ma mère. Quand elle avait une visite, elle m’envoyait jouer en bas de l’immeuble. Je n’avais pas le droit de remonter tant qu’elle n’était pas venue me chercher. Au printemps ou en été, je descendais avec un ballon ou une corde à sauter. Je jouais et le temps ne me paraissait pas trop long. Dès la venue de l’automne, avec le froid, le brouillard et la nuit qui survenait de bonne heure, ces moments dans la rue me semblaient de plus en plus insupportables. J’imaginais le refuge de ma chambre et j’aurais voulu remonter. Mais ma mère était inflexible, je ne devais pas rencontrer les inconnus qui lui rendaient visite. Un jour, j’ai imaginé un plan. J’allais me rendre chez ma tante. Certes elle habitait une petite ville proche, mais il suffisait que je dérobe un billet dans le tiroir du secrétaire afin de prendre le car, elle m’accueillerait. Mais dans le tiroir, il n’y avait que de gros billets. Peu importe, j’inventerais une histoire pour le chauffeur : ma mère n’avait pas de monnaie, elle m’avait confié cet argent pour que je le remette à ma tante. J’ai couru
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jusqu’à la gare routière, le trajet m’était familier. Aujourd’hui je me demande ce qui me serait arrivé si je m’étais égarée. J’étais une enfant totalement ignorante, je voulais fuir ma mère et la maison où je n’avais pas ma place… Curieusement, le chauffeur ne m’a posé aucune question, je me suis blottie sur un siège, tout contre une vitre pour surveiller les arrêts. J’avais froid, j’étais désemparée. Je ne savais comment réagirait ma tante. Allait-elle me sermonner et dès demain me renvoyer chez ma mère ? Quand je suis descendue du car, il faisait nuit mais j’ai trouvé la rue et l’immeuble sans difficultés. En montant les deux étages, mon cœur cognait dans ma poitrine. J’ai sonné à la porte, une fois, deux fois. J’avais tout imaginé sauf qu’elle ne serait pas là. J’ai pleuré jusqu’à épuisement. Quand elle est rentrée tard de sa réunion, ma tante m’a trouvée endormie devant sa porte. Bouleversée, elle a pris soin de moi. À partir de ce jour, je passais la semaine en internat et le week-end elle m’accueillait chez elle. Je ne savais pas qui était mon père. Elle m’a appris que cet ami de la famille qui venait nous voir assez
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souvent, qui nous rendait de menus services, c’était lui. Mais ma mère pour je ne sais quelle raison, avait refusé de l’épouser. Elle lève les yeux et ajoute : je n’ai jamais cessé de voir mon père. Pourtant ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il m’a reconnue.
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Les disparus
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Laurence « Tu es venue ». Elle ouvre un instant les yeux pour les fermer aussitôt. Elle m’abandonne sa main puis le sommeil la reprend. Un furtif sourire éclaire son visage. Avec la morphine, elle ne souffre plus. Elle est rentrée de Bretagne, épuisée par le long voyage en ambulance. Ses derniers jours de liberté. Alors qu’elle n’a pas encore quarante ans, le temps lui est compté. Le mélanome va avoir raison de ses dernières forces. Ses deux frères, ses cousines, son ami se relaient autour d’elle, suspendus à son souffle qui s’interrompt, repart, emplit le silence. Seules de notre génération, nous sommes venues ma sœur et moi, pour tenter de combler un tant soit peu le vide laissé par ses parents trop tôt disparus. Quel âge avait-elle lorsque l’irréparable s’est produit ? Douze ans, ses frères à peine davantage. Il leur a fallu quitter l’Afrique, leur maison, rejoindre la France. Au Sénégal, c’était chaque jour la lumière. En Bretagne, elle avait trouvé l’hiver et sa grisaille. Séparée de ses frères, elle est devenue l’aînée de la famille qui l’a
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recueillie. Pour ses parents, elle était la petite dernière, celle qui retenait toute leur attention. Comme elle attirait celle des Noirs, intrigués par cette enfant aux cheveux blonds, aux yeux si bleus. Ils lui demandaient parfois un cheveu, un seul en guise de talisman. Plus tard, renvoyée de maison en maison, passant d’une rencontre éphémère à l’autre, elle était de plus en plus désemparée. Elle tombait, se relevait, forte du seul désir de vivre qui n’a cessé de la porter. L’Afrique de son enfance lui manquait cruellement. Les odeurs de la terre. Les fortes odeurs de sueur, de viandes, de poissons et d’épices. Les couleurs éclatantes des boubous, des turbans, les rires faciles, les palabres interminables, le battement des percussions. Quand une occasion s’est présentée, elle est partie non pas à Dakar mais au Burkina Faso où une rencontre lui a été fatale : un danseur noir, son compagnon de quelques jours, est mort peu après du sida. La chaleur lourde et moite de ces premiers jours d’août, le ciel voilé. Le matin, lorsque je pénètre dans l’enceinte de l’hôpital, le temps se mue en une douloureuse attente. Parce que son cœur bat, parce qu’elle respire, je veux croire à une rémission.
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À sa cousine en larmes qui se penche sur elle, elle murmure : « ça va aller ». À l’hôpital, chacun d’entre nous oublie sa propre vie, le monde et son agitation. Silencieux, nous errons de sa chambre à la salle d’accueil des visiteurs… Ce qui nous lie est au-delà des mots. Le dernier soir, près d’elle la chaleur est étouffante. L’obscurité a atteint les murs qui semblent imprégnés de notre angoisse. Les plus jeunes ont quitté l’hôpital, ma sœur et moi nous attardons un peu, incapables de la laisser. Mais il est interdit de passer la nuit dans le service. Ma sœur parlemente, elle obtient de l’infirmière la promesse de nous avertir si survenait l’irrémédiable. Le lendemain matin. En entrant dans sa chambre, celle-ci n’est plus sombre et oppressante. Par la fenêtre ouverte, un air frais l’a envahie. C’est fini. Son visage est éclairé de lumière.
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Cimetière de campagne Ils sont là sur la colline, dans le petit cimetière de campagne qui domine la rivière et la vallée du Guiers. Mon frère, sa femme, sa fille. Sur la dalle de pierre, sont inscrits leurs noms, leurs prénoms, les dates de leur naissance et de leur mort. Lorsque je lis ces inscriptions, le chagrin et le sentiment d’injustice m’étreignent. Ils sont morts si jeunes. À peine ont-ils goûté à la douceur des jours, à peine ont-ils vu grandir leurs enfants. Et déjà leur fille les a rejoints. Leurs deux fils ont poursuivi seuls leurs chemins. Eux trois, enfouis dans la terre, leur caveau au bout d’une rangée de tombes, avec les mêmes mémentos et les mêmes croix dressées vers le ciel. Pour leur père, pour leur mère, pour leur sœur, les deux garçons n’en ont pas voulu, ils ont planté un pin nain qui peu à peu a recouvert la pierre. Les oiseaux se nichent dans ses branches. Dérangés par qui approche, ils s’envolent dans un bruissement d’ailes et de pépiements effrayés.
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Ils rompent le silence et le temps immobile. Après notre départ, ils reviendront dans l’arbre. Pour nous, quitter le cimetière ne sera plus les abandonner tous trois à leur solitude.
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Ailleurs
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Naples L’arrivée à Naples. Des nuages bas et menaçants assombrissent la région. De l’aéroport au centre de la ville, le taxi traverse des zones d’immeubles délabrés. Du linge pend aux fenêtres, des commerces miséreux bordent les rues comme à l’entrée de certaines villes africaines. Le chauffeur s’arrête dans le quartier historique, à l’entrée d’une ruelle étroite. Une grille noire ferme la cour de l’immeuble où se trouve l’appartement que nous avons loué pour la semaine. L’entrée, le coin repas sont dans une pénombre profonde qu’une rare lumière venue du plafond ne parvient pas à dissiper. Seules la chambre et la mezzanine sont éclairées par une fenêtre donnant sur la rue. Les rosiers, les géraniums d’un fleuriste mettent une note de gaieté sur le trottoir d’en face mais tout à côté, les poubelles débordantes n’ont pas été vidées. La ville est sale, sombre, peu accueillante. Notre premier repas, pris à l’étage d’un restaurant où nous a reléguées le patron, confirme cette première impression. Le
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soir dans mon lit, je ne peux trouver le sommeil. Le bruit incessant des voitures, des klaxons, des sirènes d’ambulances accroît ma déception. Au matin, la pénombre de « notre grotte » nous pousse à sortir. Sous un pâle soleil, les rues sont plus avenantes. Première halte au cloître de Santa Chiara. La légèreté de l’air, les rosiers d’un rose délicat en bordure de l’herbe verte et drue, la lumière sur les piliers et les murets recouverts de majoliques bleues et jaunes, nous retiennent à l’intérieur. Nous nous attardons devant la représentation de scènes champêtres et mythologiques. L’après-midi, après une longue attente, nous accédons à la chapelle de Sansevero. La sculpture du Christ descendu de la croix est d’autant plus un choc qu’un voile de marbre blanc d’une extrême finesse recouvre son corps et son visage. Habituellement, je suis peu sensible au marbre, à sa matière froide et lisse, mais à Sansevero, l’artiste a réussi à introduire dans son œuvre une telle force d’émotion qu’il m’est venu le désir de soulever ce voile pour mieux discerner les traits figés, les articulations des pieds et des mains, le corps abandonné.
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Niger, Mali, pays d’Ogon
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Le Ténéré Le jour se lève à peine. Dans le petit matin, les touaregs s’agenouillent, visages contre le sable, pour saluer leur dieu. Une courbe de lumière apparaît au loin, devient un demi-cercle puis une boule de feu qui monte à l’horizon. Lorsqu’ils ont terminé la prière, ils partent à la recherche des chameaux qui, pendant la nuit, se sont égaillés autour du campement. Ils arriment solidement sacs, tentes, couvertures sur leurs dos. La caravane est prête à s’ébranler… Les pieds foulent le sable, la chaleur pèse déjà sur les épaules, traverse le tissu léger du chèche. Devant nous, l’immensité, le rayonnement de la lumière sur l’ocre des sables, sur les blocs noirs du grès. On marche au pas régulier des chameaux. À la halte, l’ombre de l’acacia ne protège pas du soleil, la chaleur est torride. Bues à l’outre, quelques gorgées d’eau tiède au goût de lait de chèvre. Quelle que soit l’eau, elle est une bénédiction pour la langue et la gorge desséchée.
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Soudain, un homme seul venu de nulle part, s’avance vers nous. Il nous salue, adresse quelques mots aux chameliers et s’évanouit dans les dunes…
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Le mariage Ce dernier soir dans le désert de l’Aïr, un vent léger s’est levé. Nous achevons d’installer notre couchage lorsque survient un touareg du campement voisin. Il nous invite à un mariage pour le soir même. En dépit du vent, de la fatigue d’une journée de marche, nous acceptons sur-le-champ. Déjà j’imagine la robe d’apparat, les bijoux, les chants et les danses. Le guide est plus réservé, il dit : « Ce sont des forgerons… ». Marquant par là que les touaregs n’ont pas grande considération pour cette caste. Un grand tapis est déployé sur le sol. Nous nous asseyons en cercle. La nuit est tombée, on ne discerne plus les visages, le thé passe de mains en mains. Nous attendons la suite de la cérémonie. Le vent devient plus violent, il soulève des tourbillons de sable. Je suis transie et désireuse de rentrer. Mais auparavant je veux voir la mariée. Une femme nous conduit jusqu’à une
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tente un peu à l’écart. Au fond de la tente, on devine un corps d’enfant sous une couverture. Le guide prononce ces quelques mots : « elle a peur, elle a honte ».
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L’auteure
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Geneviève Metge Enfant, je vivais à la campagne. Pour échapper à l’ennui des longs dimanches d’hiver, je me réfugiais dans les livres. Des histoires lues au hasard et avec avidité, m’ont révélé des mondes autres que celui que je connaissais. Plus tard elles m’ont entraînée sur les chemins de l’écriture. Celle-ci répondait à mon désir de fixer l’instant, de retenir la vie, de mieux me comprendre. Des mots contre l’oubli, des mots qui relient le passé au présent, des mots qui me nourrissent. J’ai eu aussi le désir de partager mon goût profond pour la littérature. De ce désir est né Paragraphe, une association qui propose des ateliers d’écriture, de lecture à haute voix, des rencontres autour des œuvres d’écrivains à découvrir. Lire, écrire, faire écrire, est pour moi une seule et même expérience.
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Bibliographie Poésie – Passante des deux rives, Pré Carré, 2007 – Ombres, Voix d’Encre 29, 2003 – Le pays du père, Pré de l’âge, 1985 – D’eau et de pierre, Cheyne, 1983 – Terre, la soif, Cheyne, 1981 – Le soleil s’est tu, Pré de l’âge,1981 – Livre d’artiste avec Mijo Abel, 2000
Récits – Un chemin troué, Diabase, 2011 – Trente ans après, La passe du vent, 2006 – Les grandes terres, Parole d’aube, 1998 – La voix douce, Ipomée, 1989
Nouvelles – La fête votive, La passe du vent, 2001
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Table Page
Avant-propos – Charles Juliet
5
L’Inattendu 11-36 Elle 13 L’Opéra 14-16 L’amie 17 Le vieux cousin 18-19 Le petit photographe 20-21 L’inconnue 22 L’Hôtel-Dieu 23 La Rejetée 24 La Rolex 25-26 Le Grande Guerre 27-29 L’énigme 30-32 Icare 33 Les oiseaux 34-36
Page
Des vies singulières 37-73 Rodolphe 39-43 La gare d’Orsay 44-48 Sœur Thérèse 49-51 Michel K. 52-54 Rostov/Don 55-57 Anne 58-60 Mogador 61-64 M.D 65-67 La mariée 68-69 Kisito 70-73 Les disparus 75-96 L’usine de tissage Mon père Ma mère Mon frère
77-80 81-82 83-84 85-87
Page
Laurence 88-90 Cimetière de campagne 91-92 Le convoi du 24 janvier 93-94 César et Adrien 95-96 Ailleurs
97-124
Naples 99-104 Tolède 105-106 Niger, Mali, pays d’Ogon 107-127 Le Ténéré Le Bianou Dans l’AÏR Photo de famille Le mariage Une journée à Bamako Bandiagara
109-110 111-113 114-117 118-119 121 122-123 124-127
Page
Racines Franchi le pont La vieille maison La fin des vacances Tatie Nous avons ouvert la porte Le bar de l’étang Balades du matin Sivergues C’est un pays de vent et de lumière
129-157 131 132-135 136-139 140-143 144-145 146-148 149-151 152-155 156-157
L’auteure – Geneviève Metge Biobibliographie 159-161
Illustration et de couverture © Charlotte Metge Maquette et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et correction Michel Kneubühler
Ouvrage composé avec la police AGaramond, corps 11, sur papier intérieur Offset Maestro Blanc 90 grammes, couverture sur papier Olin Regular Ivoire 300 grammes
Achevé d’imprimer par Dépôt légal 2020