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Collection « Pépites »
Ce monologue a été créé dans le cadre du « Magnifique Printemps », en mars 2020, au Théâtre de l’Uchronie.
Joly Giacometti (Gaëlle).- Du cœur battant.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2020.52 p., 12,5 x 21 cm.- isbn 978-2-84562-352-1.- issn 2275-8593
Gaëlle Joly Giacometti
DU CŒUR BATTANT
Elle voudrait vivre, exister a sa juste mesure, ne pas rendre page blanche. Mais l’ornière est profonde, le canapé abyssal. Abasourdie, inerte, elle cherche l’issue de secours. Son corps vibre de ce tiraillement insurmontable, par soubresauts, de l’exaltation à la panique. S’invitent progressivement dans cet intérieur froid et solitaire, les livres rencontrés au hasard, l’écriture intime, la lutte en soi et avec l’autre. La voilà l’issue de secours, l’issue de secours à l’insu du compte à rebours… Annie Puget
DU CÅ’UR BATTANT
Que tu es drôle, Bernard, avec ta peur de la mort ! N’éprouves-tu jamais, comme moi, le sentiment profond de ton inutilité ? Non ? Ne penses-tu pas que la vie des gens de notre espèce ressemble déjà terriblement à la mort ? François Mauriac, Thérèse Desqueyroux
On peut avoir vécu sans avoir existé : sans avoir commencé d’exister ou si peu ... François Jullien, Vivre en existant
Revenir vers l’écriture comme on revient vers l’être cher, et maintenant tout est dit. Revenir vers soi, calmement. Revenir à la lumière sans faire de scandale. Thierry Renard, La nuit est injuste
Du cœur battant
J’ai pris du retard Je suis en retard je ne comprends pas les autres ont dû se lever plus tôt les autres ont dû se coucher plus tard Je suis en retard ils vont rendre la copie, ils diront, voilà, c’est ma vie Je rendrai page blanche J’ai gribouillé quelques mots écris, réécris puis rayé je suis en retard Je cours en rond repars reviens à la même impasse Il m’a pris de court ce temps qui passe J’ai perdu mon temps ou le temps m’a semé je ne sais pas
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Sommée de travailler pour vivre, sommée de suivre le rythme Je suis assommée Je suis née j’avais cent ans J’ai perdu mon temps à me reprocher de perdre du temps Je dois me lever dès maintenant, c’est urgent Convocation au sommet ! Réorganisation de la vie à mon service Les objectifs du projet, du projet de vie :
Devenir une
non, cette femme ! La femme !
Un : ambitieuse !
Deux : mariée !
Trois : avec enfants !
Quatre : un, puis deux
Cinq : engagée !
Six : belle !
Organisée ! Talentueuse ! Généreuse !
Du cœur battant
Célibataire !
Sans enfants !
Libre ! Mais je ne suis que Je suis l’autre l’autre langue celle qui baragouine tous les langages J’agite les bras les baigneurs rient, ils ne se soucient pas ils rient comme s’il avaient du temps ils baignent dans leur jus je me noie Je n’y arriverai pas je n’ai pas le temps c’est trop tard Ce qui a poussé flétri déjà et j’attends tout, tous les possibles L’attente m’achève à coup d’heures sonnées dans les tympans
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S’entendre dire je n’y arriverai pas c’est trop tard Je ne sais pas si je mourrais Je ne sais pas si je mourrais prend un S au conditionnel mourrai avec ou sans S ? au futur « mourrai » sans S ou l’inverse même ça je ne sais pas Je ne sais pas Je crève de sécheresse, de soif affalée sur mon canapé sonnée par le labeur quotidien chaque matin chaque matin à prendre ou à laisser
Du cœur battant
Je ne sais pas si je mourrais prends un S au conditionnel mourrai avec ou sans S ? au futur mourrai sans S ou l’inverse même ça je ne sais pas Je ne sais pas si je respire encore jusqu’à Si je respire encore chaque matin Vivre la mort avant qu’elle ne soit déclarée Ne pas exister à sa juste mesure Renoncer Vivre sans y croire vraiment
/ date de naissance développement plus ou moins long date de mort /
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De passage dans ce monde Simple passager Passager d’une vie limitée à son décompte Passager d’un bolide sans commande d’un bateau sur lequel on tangue Impuissante sous la tempête désœuvrée sous le soleil repu Vivre la mort avant qu’elle ne soit déclarée Ne pas exister à sa juste mesure Renoncer Vivre sans y croire vraiment S’entendre dire, à quoi bon à quoi bon contenir l’eau du ruisseau
décrire le sentiment
écrire entre les mots
décrire le moment
le mal, le pire, le beau
à quoi bon comme un soulagement Sur cette roche lissée par des siècles d’eau salée remontée par les vents indécis
Du cœur battant
je suis allongée à la merci de ce qui viendra ou pas À quoi bon comme un soulagement Je pensais glisser dans la glaise, j’ai été Sauvée par le regard d’un inconnu Sauvée par le filet de lumière entre les persiennes Sauvée par l’irruption de la vie autour de moi Sauvée par
un ami
un amour
un absent
Sauvée par la beauté de ceux qui se passent de moi, de ce qui se passe devant de moi l’oiseau le chat la foule Un voyage à la mer Sauvée par un livre, tomber dessus
par hasard
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par curiosité
par chance
Comme on tombe amoureux Et je suis tombée de haut ! Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée Je veux tout de la vie, être une femme et aussi un homme, avoir beaucoup d’amis, et aussi la solitude, travailler énormément, écrire de bons livres, et aussi voyager, m’amuser, être égoïste et aussi généreuse… Vous voyez, ce n’est pas facile d’avoir tout ce que je veux. Or quand je n’y parviens pas, ça me rend folle de colère. Je n’avais pas tout et encore moins J’ai bien cru mourir mourir de ne pas exister Du cœur battant à bride abattue J’ai bien cru mourir de ne pas exister
Du cœur battant
Ça commence par un emballement On sent dans les veines que le temps est compté Que même si rien ne reste, ce qu’on peut laisser est crucial ÇA circule dans les veines ÇA ramasse les muscles ÇA contracte le cœur ÇA imbibe les pensées, elles deviennent confuses, toutes consacrées à cette urgence Alors on compte les semaines à la peine
les semaines de congés payés
les heures sup’
les heures de récup’
le temps consacré aux autres
le temps pour soi On devient l’exécrable comptable de sa vie
On voudrait raccourcir les nuits Accélérer le temps des contraintes Abolir l’inutile On voudrait avoir du temps devant soi, des décennies, sans vieillir d’une nuit
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On éprouve l’épuisement de cette course, si faible On voudrait être sage, calme, serein
on s’y exerce
on ferme les yeux
on médite
on inspire
on expire
On va voir des docteurs du temps qui passe Ou est l’issue de secours ? Ou est l’issue de secours à l’insu du compte à rebours ? Il faut sortir de l’ornière Cette fois là sera la dernière à l’instant, l’instant n’est plus le même empli de l’avant l’ensuite s’agrandit à l’instant à vie Chaque corps est un plumeau de cils avec la force d’un tronc il parcourt la ville traverse les ponts
Du cœur battant
D’un côté à l’autre de ce pont s’éveille chaque matin chaque matin à prendre à prendre à bras le corps à vibrer de chaque corde à mon arc de part et d’autre de ce corps sensible En vertige de ce qui se vit maintenant, ces vers s’agitent à temps Embrasser
des brassées de feuilles d’arbres
jaunes arrangées sur le sol orangées Caresser carrément câline des peaux molles des peaux tendues des peaux d’hommes peaux d’inconnus des paumes de mains
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Choper la lumière mâtinée patinée grêlée effilée en toile d’araignée Égoutter
le ciel à la passoire
essorer avaler la pluie à pleine mâchoire Enjamber l’horizon ne plus attendre tes bras en inventer d’autres à entrevoir entrouverts ne plus craindre le désespoir Manger à pleine dents manger du regard suspendu aux lèvres d’un amant
Du cœur battant
Mâcher les mots ingurgiter le jus la giclée giflée ciblée de sons de songes perdus Baiser à blanc à bloc la simplissime scissure le sublime abîme Je veux tout de la vie
C’est aussi prendre le
risque de tout perdre
Déjà battue à coup de battons sur la nuque à trop vouloir Humiliée Savoir que vouloir absolument c’est déjà perdre la partie Épuisée
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Je sais que j’en demande trop Je suis prête à vivre l’alternance des jours et des nuits, adopter l’ennui comme animal de compagnie, Je suis prête à vivre l’alternance des jours et des nuits, adopter l’ennui comme animal de compagnie, Je suis prête à vivre l’alternance des jours et des nuits, adopter l’ennui comme animal de compagnie Et bien voilà, je m’ennuie, je le fais, je m’ennuie, ce n’est pas si compliqué, voilà voilà Mais comme un enfant qui retient sa respiration, je lâche à bout de souffle Je vais chercher l’éclat je vais contourner l’ombre l’éclat des réverbères en reflet sur les fleuves de la ville le rayonnement d’un regard brun, bleu, vert le vert jaunie d’une prairie le bleu d’un sapin dans la nuit l’élan de l’océan l’hiver de la mer hors saison
DU CÅ’UR BATTANT Quelques photographies
© Théâtre de l’Uchronie
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Présentation du Théâtre Organique Le Théâtre Organique (TO) est une compagnie dont le travail vise à replacer du vivant au cœur de sa pratique. Pour cela, il mène des recherches sur le corps, le travail neuronal et les émotions, grâce aux dernières études menées en neurosciences et psychomotricité. Emmanuelle Mehring qui mène ce travail spécifique, engage sa pratique dans différents domaines artistiques telles le théâtre militant, le théâtre féministe, le théâtre contemporain ou encore la comédie musicale. Afin d’ancrer plus profondément encore son engagement auprès de la pensée et de la parole des femmes, la compagnie s’est associée à Gaëlle Joly-Giacometti autrice villeurbannaise (69). Contacts : Théâtre organique / 06 08 95 83 76 http://theatreorganique@gmail.com
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Distribution « Du cœur battant » Cie Théâtre Organique Emmanuelle Mehring / Jeu & mise en scène Emmanuelle Mehring est metteure en scène, interprète et pédagogue. Elle est titulaire d’une Licence de lettres modernes, d’un master en études théâtrales ainsi que d’un B.E.C. obtenu en 2015. Depuis 2017, elle est co-thérapeute en psychodrame auprès de l’hôpital Saint-Jean de Dieu à Lyon. Elle travaille également avec les compagnies Traversant 3, Tenfor et la Cie du Quart de seconde et a fondé le Théâtre Organique. Avec cette dernière compagnie, elle a créé le blog « J’ai été ma propre route » qui vise à lutter contre l’invisibilité des autrices, et y a associé une lecture d’œuvres féministes. Gaëlle Joly-Giacometti / Texte & mise en scène Gaëlle Joly Giacometti intervient depuis plus de quinze ans auprès de professionnels et de particuliers dans l’accompagnement à l’écriture de projets citoyens, artistiques et pédagogiques. Elle écrit des textes poétiques, chansons, nouvelles et brèves publiés dans des revues (RumeurS, Utopia, 21 minutes, etc) et blogs de poésie. Elle anime des ateliers d’écritures et participe à des lectures. Elle est lauréate du concours Quelles nouvelles ? 2016, organisé par l’Espace Pandora. Site internet : www.lepenserledirelecrire.com
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Équipe artistique Annie Puget / Conseil artistique Annie Puget est psychologue spécialisée dans les approches psycho-corporelles. Pendant près de vingt ans elle travaillé sa voix, chanté et joué avec le Roy Hart Théâtre, une compagnie théâtrale basée sur l’exploration et le développement de toutes les potentialités de la voix humaine et leur utilisation dans la création. Fondatrice de l’association HARALIA, elle anime des stages et ateliers sur le thème « Corps et Voix ». Elle intervient dans la formation des enseignants, des personnels soignants, des travailleurs sociaux, des comédiens et chanteurs, et propose des activités d’accompagnement en direction des personnes en recherche ou en difficultés. Jules Jobard / Conseil artistique Jules Jobard intègre le DEUST-théâtre à Besançon en 2004 (en partenariat avec le CDN de FrancheComté), il collabore alors avec de nombreux professionnels avec des textes du répertoire classique et contemporain. Dès 2007 il suit les formations FRACO (Lyon) réservées à l’acteur comique et au clown qui lui permet de découvrir la Méthode Jacques Lecocq. En 2010 il intègre la Cie la Grand’Distrib dans la cadre d’un projet « Culture à l’Hôpital ». Dans le même temps, il met en scène et joue dans la Cie Mr Cheval et Associés. Depuis 2014 il réalise avec la Cie du Quart de Seconde des créations plus personnelles comme « Est-ce que Bernard Arnault va bien ? ».
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Jacques Joly & Crystal Dinosaurs / Création bande son Jacques Joly est compositeur, musicien professionnel et enseignant (titulaire d’un DE musiques actuelles) dans des écoles de musique de la région lyonnaise. Riche d’un parcours musical diversifié il a formé avec la musicienne Léa Fernandez un groupe atypique (duo bassebatterie) mettant en valeur l’éclectisme des deux musiciens, l’envie de s’affranchir des contraintes stylistiques et de mettre l’accent sur l’expressivité de la musique. RG/Création vidéo Depuis plus de quinze ans RG crée et accompagne des projets vidéos en tant que monteur, réalisateur, cadreur. Par ailleurs il est musicien, compositeur, peintre, et sculpteur. Julien Ronger / Photos Maria Berlioz / Linogravure
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Dans la même collection
Lionel Bourg, Tombeau de Joseph-Ferdinand Cheval, facteur à Hauterives, suivi de Joseph-Ferdinand Cheval, Lettre à André Lacroix (1897), 2019 Lionel Bourg, Prière d’insérer, suivi de Cote d’alerte, 2019 Anne Collongues, Le poids de la neige quand elle tombe, 2018 Philippe Dujardin, Du passé comment faisons-nous table mise ?, 2017 Éric Pessan, Sang des glaciers, 2016 Yvon Le Men, Tirer la langue, 2016 Serge Pey, Table des négociations. Poème-slogan pour une artiste-guerrière ilnu de mashteuiatsh, 2015 Jean Jaurès, Si la tempête éclatait... Discours, 2014 Jacques Jouet, Portugais-Français, Português-Francês, édition bilingue, traduction de Nuno Júdice, 2013 Lionel Bourg, À hauteur d’homme. Rousseau et l’écriture de soi, 2012 Lionel Bourg, L’Irréductible. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), 2011
Éditions La passe du vent http://www.lapasseduvent.com Illustration de couverture © Linogravure de Maria Berlioz Photographies intérieures © Julien Ronger Illustration page 47 © RG Maquette et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler
Achevé d’imprimer par Smilkov Print Ltd — Bulgarie Dépôt légal — 2020