Ces silences qui ont plombé nos vies

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Avec la collaboration et le soutien de l’Espace Pandora 8 place de la Paix F – 69200 Vénissieux

L’auteure de cet ouvrage a bénéficié d’une bourse d’écriture de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes

Ferrari (Muriel).- Ces silences qui ont plombé nos vies.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2019.128 p., ill., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-347-7


Muriel Ferrari

Ces silences qui ont plombé nos vies Conversation imaginaire avec Charlotte Abonnen, ma grand-mère

Préface d’Antoine Grande Postface de Jean-Olivier Viout


Préface Savoir et faire mémoire Je me rappelle très précisément cette soirée chez Muriel, dans son restaurant, où nous discutions de la prison de Montluc, de l’enfermement, mais aussi de la guerre, des persécutions antisémites et de la répression des résistants. Muriel avançait alors dans son premier livre, celui de sa vie, et pensait, peut-être, clore un besoin, celui de dire et de comprendre son propre parcours. Les trajectoires de vie sont des vaisseaux de mémoire puissants. C’est alors qu’elle me parla de sa grand-mère maternelle, Charlotte Abonnen, que son père disait mythomane et alcoolique, quand elle évoquait sa déportation et défendait le général de Gaulle, elle qui ne résistait pas à l’appel de la bouteille, des tripots et de leurs pièges. Nous terminions alors une exposition sur le retour en France des déportés et la découverte des camps. Je lui proposai donc de rechercher la trace de sa grand-mère, et nous l’avons immédiatement trouvée sur le Livre mémorial de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, librement consultable en ligne.

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Il s’agissait là d’un acte simple que Muriel aurait pu effectuer elle-même en quelques minutes de recherches ; mais encore aurait-il fallu que la mémoire douloureuse de sa grand-mère ne soit pas emprisonnée sous des masses de non-dits, de violences verbales et physiques, et sous une vie contrainte par l’image de soi et des siens. Il fallait que Charlotte retrouve aux yeux de Muriel sa légitimité de grand-mère. Désormais, cette information lui permettait de lire, dire et comprendre différemment, autrement, une part importante de son existence, de ses origines, de son enfance. La mémoire historique est une discipline complexe à définir, établir ou expliquer. Empruntant à bien des sciences humaines, ce secteur qui est sujet à de nombreuses controverses selon qu’il est collectif ou individuel, étatique ou privé, agit parfois comme un baume, un miroir ou une injonction préventive. Il arrive cependant que l’acte de mémoire trouve sa place dans un besoin de savoir, comme une pièce de mécanique bien ouvragée trouve la sienne dans une machinerie complexe qui souffrirait d’un défaut de fonctionnement minime ou structurel. Une question demeurait, celle des raisons de sa déportation. Déjà, il n’y avait plus de mensonge, elle avait été internée à Ravensbrück ; mais y avait-elle été déportée parce qu’elle était résistante ou pour

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des motifs de droit commun ? Cette seconde option n’aurait rien enlevé à l’injustice, l’horreur ou l’épreuve subie, mais aurait privé Muriel d’une grand-mère héroïque, résistante et ancrant une partie de ses origines dans un récit collectif positif. Cette découverte a donc déclenché un besoin de mieux savoir, que Muriel a assouvi, accompagnée par Mireille Debard et aidée par les équipes du Mémorial de Montluc. Au terme de longs mois, elle possédait l’ensemble des documents : sa grand-mère avait été une véritable résistante qui, à Paris, avait permis à de jeunes hommes d’échapper au STO. Deux prisons sont des lieux essentiels de ce récit. Montluc et Fresnes. À la prison de Montluc, Muriel n’y était pas retournée pour parler de sa grand-mère, mais pour y retrouver les cellules où elle avait été elle-même emprisonnée, des années après la guerre, pour des motifs relevant du droit commun. Il aura fallu ce carambolage pour lui permettre de retrouver Charlotte et provoquer ce deuxième livre, autobiographique, biographique et historique. Assurément, ce texte relève de tout cela, et sûrement même de plus. Jamais Muriel ne cède à la tentation de parler au nom de Charlotte, ce qui lui permet d’écrire sa recherche de petite-fille, son besoin de comprendre, mais aussi celui de régler certains comptes, sans méchanceté mais pour que cela soit dit. C’est aussi parce qu’elle sait tenir son rôle dans ce récit que celui-ci est

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éclairant sur la Déportation, mais aussi sur sa propre enfance. C’est parce qu’elle mêle, sans les superposer ni les fondre, leurs deux parcours que ce livre dit aussi les rues de Paris des années 1940 aux années 1970. La seconde prison est celle de Fresnes. Toutes deux y ont été emprisonnées. Là encore, le piège de l’écriture aurait pu être de fondre les deux expériences de l’enfermement, et là encore, l’écriture vive, rythmée et directe de Muriel évite cet écueil. Pourtant, c’est un second carambolage de l’histoire, compris a posteriori, qui est ici réglé. Jamais Charlotte n’est venue voir sa petite-fille en détention, là même où elle aussi avait été enfermée… si les mots montrent bien la souffrance alors ressentie et la rancune désormais exprimée, ils disent autre chose, de beaucoup plus important et fondamental, quelque chose qu’il nous faut avoir toujours à l’esprit : l’héroïsme n’est pas une valeur morale permanente, mais l’expression courageuse d’un choix pour les bonnes raisons, à un moment précis de l’histoire. Charlotte a assurément été une héroïne, extraordinairement courageuse et ayant survécu à l’enfer, durablement marquée par la torture et le camp, et Muriel est une petite-fille marquée, blessée, par l’absence de celle qui aurait pu être son horizon d’évasion sociale et familiale.

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Ce texte permet donc à chacun de nous de s’échapper d’une troisième prison qui nous menace tous, celle de la simplification. En rappelant la complexité de deux existences croisées, de deux personnalités fortes et marquées, entières et nécessairement imparfaites, Muriel Ferrari nous dit, avec toute sa force et sa chair, que la vie est un combat du quotidien qu’il faut relever sans être piégé par notre désir de simplification, en conservant la tête haute.

Antoine Grande, chef du département de la mémoire et des hauts lieux de la mémoire nationale à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre

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Ces silences qui ont plombé nos vies Conversation imaginaire avec Charlotte Abonnen, ma grand-mère

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Tes médailles, tes pieds gelés, on n’y croyait pas. Mon père disait que tu étais une menteuse. Tu carburais au Ricard… Et puis, longtemps après, j’ai retrouvé ton numéro de matricule au camp de Ravensbrück, ton dossier racontant ton arrestation, les tortures, la déportation, le retour difficile. Alors, j’écris pour réparer les silences qui ont plombé nos vies. Tu reposes depuis trente ans au cimetière de Hyères. Au moment où je termine cette conversation imaginaire, une inconnue vient de m’envoyer la photo de ta tombe adossée à la colline, abandonnée. Qu’as-tu fait pour mériter la croix de guerre, la médaille militaire, le titre de chevalier de la Légion d’honneur, inscrits sur une plaque de marbre, et la palme des combattants ? Quel prix de la douleur ? De notre première rencontre, je n’ai aucun souvenir. Je suppose qu’à ma naissance, tu étais là. Moment joyeux, je pense. Tu devais être là aussi le jour où, autour d’une table, il fallait décider de mon devenir. Cruel dilemme ! Ma mère, ta fille, vingt-deux ans, la plus jolie, venait de mourir, étranglée par son jeune amant dans une chambre d’hôtel à Toulon. Qu’allait-on faire de moi ? J’avais deux ans… Déjà, là, j’étais l’empêcheuse de tourner en rond, le grain de

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sable dans vos vies. Un grand moment sans doute. Vous aviez dû faire une trêve dans la guerre familiale, le temps de la discussion. Côté paternel, ma grand-mère venue d’Italie, pauvre, pour travailler dans les champs de fleurs. Et toi, du côté maternel, une ancienne famille de notables enracinée à Hyères depuis plusieurs siècles, des paysans, propriétaires de terres cultivées. Pas simple de trouver un arrangement. Il a été finalement décidé que je vivrais à Hyères chez ma grand-mère paternelle et que je passerais les vacances à Paris avec toi. En repensant maintenant à cette décision, je me demande si ce choix était bien judicieux. Si j’étais restée avec toi, peut-être que mon existence aurait été autre ? Mais on ne va pas refaire l’histoire. Le premier souvenir que j’ai de toi, c’est sur le quai de la gare de Toulon. Je devais avoir trois ou quatre ans. Mon père m’a dit que tu étais ma Mamie et que j’allais prendre le train avec toi. C’était comme ça. Pas de torrent de larmes en quittant mon père. J’étais tellement transbahutée de droite et de gauche les week-ends quand mon père, jeune veuf, allait jouer aux boules et qu’il me laissait à la garde de la femme de l’un de ses potes. Donc, je n’ai pas le souvenir que la séparation m’ait trop pesé. Et toi, dans l’animation et les bruits ordinaires d’un quai de gare, tu pensais peut-être encore aux wagons

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à bestiaux stationnés en gare de Pantin un jour d’avril 1944, tu étais là, parmi les détenues, bousculées, entassées par centaines à destination de nulle part… Pour moi, c’est la fête. Je suis heureuse. Je vais me promener avec cette dame et ce monsieur, ton second mari. Vous êtes gentils avec moi, vous m’avez demandé de vous appeler Mamie et Papy. Mon père a l’air de bien vous connaître, bien que vous ne vous parliez pas trop, mais vous êtes gentils. J’ai le souvenir du train de l’époque, « le Mistral » des années 1950. Le TGV n’existait pas. Le wagon-lit ressemble à une chambre. J’ai un lit pour moi toute seule. Ce n’est pas comme chez l’autre grand-mère, où je dors avec elle. Par la fenêtre, je fais un dernier au revoir à mon père et le train démarre. Il m’a recommandé d’être sage et gentille avec vous et de me tenir bien. J’essaie de respecter mes engagements. Un peu plus tard, un monsieur à casquette passe avec une clochette et annonce que le restaurant est ouvert. Je crois que c’est la première fois que je mange au restaurant. Je ne vous connais pas trop, alors je me tiens à carreau, du moins j’essaie. Tu es toute belle avec plein de bagues et de colliers, et tu me fais asseoir à côté de toi. Sur la table, il y a une nappe blanche et des serviettes en tissu, et tu m’expliques comment

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me tenir. C’est ma première leçon de bienséance. Le reste de la nuit, je dormirai dans mon lit-couchette. Ça bouge un peu, mais tout se passe bien jusqu’à l’arrivée à Paris au petit matin. Un taxi en gare de Lyon nous emmène à République, les grands boulevards jusqu’à Bonne-Nouvelle. Vous habitiez 53 rue de l’Échiquier, une rue bordée de boutiques de fourreurs. Six étages sans ascenseur, un appartement sous les toits, comme beaucoup à l’époque, avec les toilettes dans l’escalier, communes à deux étages. Deux pièces, une cuisine ensoleillée avec des fleurs à la fenêtre sur cour, en face une autre fenêtre fleurie, celle de la voisine avec qui tu bavardais. La chambre est un peu sombre, mansardée, avec une fenêtre sans horizon. Je me souviens des deux petites tables de chevet en miroir de chaque côté du lit. Le fauteuil convertible près de la fenêtre est déplié pour moi. Le soir, je m’endormais enveloppée dans une couverture verte. Chaque semaine, tu installais la douche pour la grande toilette hebdomadaire. Voilà mon univers pendant les vacances. Ton mari lisait les livres des Presses de la Cité, achetés dans un grand magasin place de la République. Et toi, tu lisais Modes de Paris, que je feuilletais parfois. Je ne sais pas encore que c’est un rituel qui se reproduira pendant quelques années entre mes trois et huit ans. En fin de compte, quand j’y repense, je n’ai pas de mauvais souvenirs de chez toi. Déjà à cette

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époque, je devais avoir cette facilité d’adaptation que je garderais toute ma vie. C’était un peu le cirque, des disputes, des situations un peu bizarres, mais pas pires qu’à Hyères et je ne me sentais pas concernée par les histoires de grands et d’alcool. L’ivresse a toujours été omniprésente autour de moi. Pour moi, c’était normal, tous les grands picolaient et je me disais que ça irait mieux lorsqu’ils auraient dessaoulé. C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais bu de ma vie. Soixante ans après, je garde toujours le souvenir de ton voisin de palier, un vieil homme juif, monsieur Michel. Il avait un appartement encore plus petit que le tien. C’était sombre et pauvre. Il avait un drôle d’accent d’Europe de l’Est et vivait seul. J’adorais sa compagnie. Je pense qu’il travaillait l’or, car il m’avait fait une bague avec une perle. Quelquefois, je partageais son repas et, avec du recul, je me dis que peut-être il avait perdu sa famille et que mon histoire nous rapprochait. Il est possible aussi qu’il m’emmenait chez lui lorsqu’il y avait de l’eau dans le gaz entre toi et ton mari pour m’éviter une dispute pénible ? Ton mari que je considérais comme mon grand-père s’appelait René Ferec, un homme élégant qui travaillait dans un bureau, peut-être un ancien des Forces françaises de l’intérieur ? Il lisait beaucoup. Il y avait plein de livres chez vous. De là me vient sans doute

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ma passion pour les livres et pour la lecture. Il me parlait, s’intéressait à moi. Dès que j’ai su écrire, il me demandait de résumer mes journées. Il était avec moi plus attentif, plus affectueux que toi, peu causeuse, encore habitée par des visions de cauchemar. Nous circulions en taxi, j’avais le mal des transports et vomissais souvent. Les vacances se présentaient toujours pareil : visite du Musée Grévin parce que c’était à côté de chez vous. Le défilé du 14-Juillet, j’y avais droit toutes les années. Les Invalides, c’était toutes les semaines. Napoléon m’était familier comme un grand-père. Dans mon esprit d’enfant, il devait faire partie de la famille. À Hyères, j’allais faire le tour du cimetière avec ma grand-mère paternelle toutes les semaines pour voir la tombe de ma mère et, à Paris, c’était Napoléon. Maintenant que je connais ton histoire, je comprends mieux cette attirance pour les commémorations, les héros et les défilés militaires. Je me dis que, si tu avais été vivante le 27 mai 2015, tu aurais certainement suivi l’entrée au Panthéon de deux anciennes de Ravensbrück : Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion. Comme je te connais, j’aurais été de corvée les étés suivants pour la visite au Panthéon. Tu cuisinais très bien, les pommes de terre à l’ail, le gâteau de riz et autres gourmandises. Nous allions au marché rue du Faubourg-Saint-Denis, près de la

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maison. Sur cette courte distance, il y avait quelques cafés comme autant de pièges à éviter. Si quelqu’un au comptoir te branchait sur de Gaulle, tu démarrais au quart de tour pour défendre le général. Certains s’amusaient à te mettre en colère. Dans le climat de la guerre d’Algérie, il y avait de quoi s’engueuler entre pour ou contre de Gaulle. Après la tournée des bars, ce n’était pas la traversée de Paris, mais la traversée du quartier dont je garde en mémoire quelques scènes cultes comme la remontée des six étages. Je te revois agrippée à la rampe, trébucher et tant bien que mal tu arrivais à grimper. Tu allais te coucher et il fallait attendre pour le repas. Et c’était de nouveau la bagarre avec ton mari lorsqu’il rentrait et te trouvait dans cet état. Ça faisait partie de mon quotidien. Ça ne changeait pas de Hyères, où j’assistais aux mêmes scènes. Pour être tranquille, j’allais voir mon copain juif. Comme vous ne payiez pas le train, on allait quelquefois se promener le week-end à Versailles, Rouen, Saint-Malo. J’ai visité le paquebot France, les falaises du Tréport. Ton mari breton aimait respirer l’air marin. Donc, tu m’as gardée pendant les vacances et brusquement, vers ma dixième année, ça s’est arrêté. Pourquoi ? Je l’ignore. Je suppose que ce voyage dans

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le Midi pour venir me chercher devenait peut-être trop contraignant pour toi. Peut-être que vos relations avec mon père se sont encore dégradées et qu’il a décidé que je ne monterais plus te voir ? Voilà l’image que j’ai gardée de toi, qu’on m’a aussi donnée de toi, une originale qui s’invente une vie, raconte qu’elle a été en camp de concentration et en est revenue avec les pieds gelés. Une menteuse. Bien plus tard, j’avais soixante-deux ans, lorsque l’historien Antoine Grande, alors en fonction au Mémorial de Montluc, m’a apporté la preuve que tu avais été déportée au camp de Ravensbrück sous le matricule 35163. J’ai été une petite fille montrée du doigt. Lorsque je passais dans les rues de Hyères, je percevais les murmures : « Tu sais, c’est la petite de…, tu sais, celle qui s’est fait étrangler… Mais oui, tu sais bien… ». Héroïne involontaire d’un fait divers. Vous ne m’avez jamais parlé de ma mère. Mais je pense n’avoir jamais rien ignoré de cette histoire. Lorsque j’ai su lire, j’ai ouvert les journaux conservés dans l’armoire de mon père : « À Toulon, un jeune plombier originaire de Hyères étrangle sa maîtresse et se constitue prisonnier… ». À la mort de ma mère, vous avez tous merdé. Au début, j’ai vécu avec ma grand-mère paternelle chez sa sœur et son fils dans une villa sur les hauteurs

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de Hyères. Mon père venait manger à midi et payait une pension. Le dimanche, il jouait aux boules. C’était toujours la même chose, il venait me chercher et me confiait à la femme de l’un de ses co-équipiers. Un jour, il s’est disputé avec ma tante et a décidé de nous ramener dans sa maison. Il embarque mon lit dans sa voiture et nous voilà installés, mon père, ma grand-mère et moi, dans la maison vétuste acquise par mon arrière-grandmère paternelle venue d’Italie. Une ruelle abritée du soleil, un décor de Zola, une vie de patachon. C’était la cour des miracles. Les générations précédentes dormaient l’été à la belle étoile, dans la rue ou sur un muret. Notre maison était minuscule. Il y avait une cuisine, une chambre et, dessous, un cagibi meublé d’un lit. Je dormais avec ma grand-mère dans la chambre et mon père dormait en bas. Mais, quand elle avait bu, elle descendait dans le cagibi et mon père venait dormir avec moi. Il n’a jamais eu de gestes déplacés et, à l’époque, ça ne posait pas de problèmes. Et parfois, lorsque j’en avais envie, c’était moi qui descendais dans le cagibi. Ma grand-mère venue d’Italie travaillait chez les paysans aux temps des vendanges, des pêches ou des choux-fleurs. Elle s’occupait de moi tant bien que mal. Je mangeais à ma faim, j’ai poussé comme du chiendent. J’ai commencé à partir en vrille petit à petit et je pense que vous ne vous en êtes même pas aperçus. Et là, bizarrement, il n’y a pas eu de rencontre

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autour d’une table pour discuter de mon avenir. Tu as, vous avez laissé faire et vous avez dû penser que mon père n’avait qu’à se démerder. C’est ce qu’il a fait tant bien que mal mais, petit à petit, ça s’est dégradé de plus en plus. J’ai commencé à traîner à Val-des-Rougières, la ZUP de Hyères. J’avais des potes. J’aimais bien. À douze ans, je ne sais pas pourquoi, j’ai piqué un flingue qui traînait chez mon père et j’ai fugué pendant une semaine. Quand mon père m’a retrouvée, il m’a ramenée à la maison. Je n’ai jamais revu le flingue. Je travaillais bien au collège. Un jour, les profs ont convoqué mon père et lui ont conseillé de me placer en internat. Ils avaient dû s’apercevoir que je commençais à tourner mal. Me voilà partie chez les bonnes sœurs à Toulon. Je devais avoir onze ans et demi. C’est là-bas que j’ai passé mon certificat d’études. C’est aussi là-bas que j’ai rencontré des gens que je retrouverais après, des filles qui ont presque toutes mal tourné et les potes de la Loubière, un quartier de Toulon où l’on allait le jeudi : Jean-Louis Fargette, qui deviendra plus tard le parrain du Var, ses frères et d’autres. L’été 1969, je me suis fait la malle. Je n’allais plus en vacances chez toi visiter le tombeau de Napoléon. J’avais trouvé une seconde famille au Val-des-Rougières.

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Ils étaient six enfants. Je me sentais bien et personne ne me posait de questions. Ce qui devait arriver arriva, mon père est venu me chercher et j’ai repris l’école. Une voisine de mon père s’est aperçue de quelque chose, elle lui a conseillé de m’amener chez le médecin. J’étais enceinte de six mois. J’avais quatorze ans et demi lorsque j’ai eu mon fils. Le jour de l’accouchement, grand moment, bon moment pour une gamine. Lorsque j’ai eu les douleurs, mon père ne s’est pas démonté, il m’a dit que je n’avais qu’à crever. Je suis partie toute seule à la clinique tout près de la maison. J’ai toujours été seule pour recevoir les prix de fin d’année. J’étais seule pour accoucher. Où étiez-vous, tous, à ce moment là ? Où étais-tu ? Vous regardiez le navire couler ? En tout cas, vous n’avez rien fait. Je ne pense pas que tu aurais souhaité ça pour moi. Comment une gamine arrive à dominer, à tenir tête à tout le monde ? Je pense que vous avez tous failli en abandonnant mon père à cette situation. C’est vrai que mon père ne m’a pas accompagnée, mais lorsqu’au bout d’une semaine, je suis revenue à la maison, il s‘est pris d’amour pour mon fils et l’a élevé parce qu’il a vu qu’à mon âge, j’étais incapable de le faire. Après une connerie de plus, il a décidé un beau jour de me placer au Bon-Pasteur, une maison

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de correction. Je n’y suis pas restée longtemps. Le jour de mon arrivée, une bonne sœur venait de mourir. Je l’ai veillée pendant une journée. Il y avait des travaux dans le jardin et un échafaudage. Le lendemain, j’ai grimpé sur l’échafaudage en menaçant de me suicider si je n’allais pas voir mon fils. Ils ont fait venir l’assistante sociale, l’éducatrice, ils ont parlementé et ont finalement été d’accord pour que j’aille à Hyères voir mon fils. J’ai promis que je reviendrais à la maison de correction et que tout rentrerait dans l’ordre. En arrivant chez mon père, les éducatrices m’ont demandé d’attendre dans la voiture pendant qu’elles allaient expliquer à mon père ce qui se passait. Je ne les ai pas attendues. Je me suis sauvée. Donc, les voilà en galère et en avant les conneries jusqu’à ce qu’ils me retrouvent et que je fugue à nouveau. Mon père, ne sachant plus que faire, m’a emmenée un jour chez les gendarmes et leur a demandé de me ramasser chaque fois qu’ils me trouveraient en errance. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai dormi au poste. C’était devenu tellement normal que je n’ai plus jamais eu peur des gendarmes. Une fois, mon père a dépassé les limites, il m’a emmenée dormir au poste avec une copine. Le père de la copine n’a pas apprécié et ils ne sont plus jamais parlé. Et toi ? Et vous ? Vous étiez spectateurs. Vous me laissiez sombrer.

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choses n’allèrent pas plus loin ». Elle raconte aussi cette histoire incroyable, presque un roman. Max Hessler a dix-huit ans, il est SS et surveille l’atelier de réparation de machines à coudre. Et voilà qu’il s’éprend d’une jeune Tchèque. Son amour est si ardent qu’il finit par s’éprendre de toutes les détenues venant de Bohême et bientôt de tout le peuple tchèque. Saisi par une audace folle, il va voir ses supérieurs pour expliquer qu’il a besoin pour l’atelier de pièces de rechange qu’on ne trouve qu’à Prague. Ça marche. Il obtient un ordre de mission et le voilà parti pour Prague, emportant dans ses bagages les lettres des prisonnières destinées à leur famille. Il fait le voyage de retour chargé d’une énorme valise remplie de messages, de nourriture, de cadeaux, confiés par les familles. Mais l’affaire est connue : le pauvre petit SS amoureux du pays de Bohême est emprisonné et expédié au front. Il termine la guerre prisonnier en France. En 1945, deux anciennes détenues tchèques vont en France, passent au peigne fin tous les camps de prisonniers, trouvent enfin le vaillant garçon et obtiennent bientôt sa libération. Mais, dans ce monde d’horreur, le romantisme est exceptionnel. Et je suppose que tu n’aurais pas eu d’histoires comme celle-ci à raconter. Tu as été déportée à cause de ta résistance toute simple, à la portée de ton emploi. Comme tant d’autres anonymes, celles qui n’ont pas écrit ou laissé de traces. Tu déclares

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sobrement : « J’ai été déportée sur Ravensbrück le 14 avril suivant. Là, je fus immatriculée sous le n° 35163 et fus affectée aux blocks 15 et 27 ». Rien sur le froid, la faim, la peur, le manque de tout, la lutte de chaque jour contre la déchéance pour rester humaine. Les plus anciennes ont dû t’avertir qu’il fallait être vigilante, dormir avec tes chaussures sous la tête pour être sûre de les retrouver au matin. Tu dois garder contre toi un petit sac de toile, genre aumônière, contenant tes trésors, un peigne, un morceau de savon, une brosse à dents achetée au marché noir, le quignon de pain économisé sur le repas d’hier. La pluie chaude, le chant des oiseaux dans les roseaux, tu as peut-être perçu que le printemps était là le 17 mai 1944, jour de la mort de Milena au Revier. Elle avait quarante-huit ans. Pendant des années, elle avait été infirmière dans ces lieux, tentant de sauver, de soigner, avant de mourir d’épuisement. Milena Jesenska était une belle et célèbre journaliste tchèque, une femme libre, militante au Parti communiste, amie et traductrice de Franz Kafka. Dans l’horreur de Ravensbrück, elle a vécu, pendant près de quatre ans, une bouleversante histoire d’amitié avec Margarete Buber-Neumann qui a accompagné Milena jusqu’à la fin : « Lorsque la ‘colonne des morts’ chargea le cercueil de Milena sur la voiture, je demandai qu’on me laisse l’accompagner. C’était une journée de printemps, une pluie chaude tombait goutte à goutte, le garde, à la porte

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du camp, pouvait croire que c’était la pluie qui ruisselait sur mes joues. On entendait le chant triste d’un oiseau aquatique dans les roseaux, au bord du Fürstenberger See. Nous déchargeâmes les caisses contenant les mortes et les portâmes au crématoire. Deux hommes, des ‘droit commun’ avec des têtes d’aides-bourreaux, relevèrent les couvercles ; lorsque nous soulevâmes la dépouille de Milena, les forces me manquèrent, et l’un d’eux dit d’un ton railleur : ‘Tu peux l’empoigner franchement, de toute façon elle ne sent plus rien !’. Comme l’avait prescrit le Dr Treite, le corps de Milena fut exposé dans l’entrée du crématoire. Il avait envoyé un télégramme au Pr Jesensky pour lui annoncer la mort de sa fille, lui indiquant qu’il pouvait faire transporter son corps à Prague ». Pendant ses études de médecine, le docteur Treite assista à Prague aux cours du professeur Jan Jesensky, père de Milena. Treite transféra donc sur la fille la considération qu’il avait pour le père. Humain, ce docteur Treite ? Il a fait passer à la chambre à gaz des tuberculeuses, des folles, des incurables (condamné à mort au premier procès de Hambourg en février 1947, il se suicide avant d’être exécuté). Quatre heures du matin, l’hiver est de retour, dans le froid, la neige, l’appel. La dysenterie qui vous tord les entrailles, la fièvre, défaillantes de froid, les dents serrées. Ne rien montrer de ses maux et de ses faiblesses. Rester droites quoi qu’il arrive. L’odeur des cadavres brûlés, les tas de cendres, une horde de

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femmes déguenillées, squelettiques. Debout quoi qu’il arrive. Le « Boucher » arrivait dégoulinant de gras, repu de nourriture et de trop bâfrer. Il est là, il a la pêche : « Toi, toi et toi… ». Tu voyais tes collègues sortir du rang, tu étais rassurée : « Ouf, il ne m’a pas vue encore, un jour de gagné ». Je t’ai cherchée sur ces photos de femmes exténuées, en vêtement rayé. Condamnées au travail obligatoire douze heures sans interruption, avec pause à mitemps pour un bol de soupe, tantôt le jour, tantôt la nuit. As-tu fait savoir que tu étais infirmière pour aller travailler au Revier ? Mais j’imagine que les places étaient rares. As-tu travaillé à l’usine Siemens d’appareillage électrique construite à côté du camp pour bénéficier d’une main-d’œuvre sans frais ? Dans ce cas, tu aurais pu être un peu mieux nourrie pour garder ta force de production. Je t’imagine aussi dans la colonne de ces femmes vouées à l’assèchement des marais, marchant au pas, pelle sur l’épaule, harcelées par les gardes et les chiens. Tu connaissais ce chant : « Les sentinelles font leur ronde / Personne, personne ne peut passer / La fuite nous coûterait la vie / Le bourg est entouré d’un quadruple fil / Nous marchons la bêche sur l’épaule… ». Il y avait la peur d’être attachée à l’énorme rouleau de pierre pour aplanir les rues du camp. La ruse lorsque débarquaient les « marchands de vaches » pour choisir

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leur main-d’œuvre gratuite. Comment éviter de partir dans une usine de munitions ? On n’allait quand même pas fabriquer des obus pour tuer les nôtres, soldats ou familles ! Peut-être que l’atelier de réparation de vêtements pouvait être une bonne affectation ? Ça consistait à raccommoder les uniformes ramassés en loques sur les champs de bataille. Le moindre bouton était bon pour la récup. Des montagnes d’habits, de sous-vêtements, de chaussures de femmes gazées dans les camps de l’Est étaient traités. On découpait une croix dans le dos des vestes et un tissu de couleur différente était cousu par-dessous. Ces croix étaient destinées à éviter les évasions. À la fin, ça devenait trop long, trop compliqué, une croix peinte faisait l’affaire. Mais il y avait d’autres débouchés. Je sais par mon expérience de la prison que l’enfermement décuple l’imagination. Ça ne m’a pas étonnée d’apprendre que quelques-unes avaient mis au point un atelier clandestin de moufles pour réchauffer les mains des copines. D’autres brodaient les numéros de matricule sur des bouts d’étoffe, confectionnaient de petits cœurs à offrir aux anniversaires avec quelques fleurs cueillies en cachette aux abords du camp. Un bout de camisole deviendra mouchoir ou serviette de toilette. Au risque de sa vie. Le 10 juin 1944, vous apprenez que le débarquement a eu lieu en Normandie. As-tu été préservée des épidémies de typhus et de dysenteries ramenées par les

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eaux stagnantes de l’été ? Les kapos ne savent plus où mettre les déportées. Le commandant fait dresser une grande tente de l’armée allemande près d’un block. Les femmes sont entassées là, à même le sol, sur un peu de paille. En août 1944, Marie-Claude VaillantCouturier, déportée à Auschwitz, est transférée à Ravensbrück, tatouée au bras du numéro 31685. Elle est résistante communiste, reporter photographe à L’Humanité. Sa connaissance parfaite de la langue allemande sera bien utile au sein du réseau improvisé de résistance et de solidarité dans lequel elle prend place. Je comble nos silences en recherchant celles qui ont écrit, témoigné, respiré en même temps que toi, du printemps 1944 au printemps 1945, l’air de Ravensbrück chargé de cendres. Leurs témoignages répondent en partie aux questions que je ne t’ai pas posées. Peut-être les as-tu rencontrées, peut-être avezvous échangé un sourire, un regard. As-tu remarqué les cheveux bouclés de Marie-José Chombart de Lauwe, jeune résistante arrêtée à dix-neuf ans à peine dans sa Bretagne ? Elle est étudiante en médecine, affectée en sa qualité de fille de pédiatre à la « Kinderzimmer », la chambre des enfants, au block 11. Une petite pièce meublée de quatre châlits, d’une petite table et d’un lavabo, destinée à recevoir les déportées enceintes au moment de l’accouchement et les nouveau-nés : « Nous

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commençons à préparer une tétée : ‘Change seulement les très sales, il n’y a pas assez de couches’, me conseille la Hollandaise. Notre travail est un travail à la chaîne, tant nous devons soigner vite chaque enfant… Je n’ai jamais touché de pareils petits êtres… Ils sont à peine couverts, nous les roulons dans un châle pour les porter aux mères qui frappent à la porte ». La chambre des enfants donnait accès à la « Keller », la cave des morts où étaient entreposées pendant vingt-quatre heures les femmes mortes en couches. L’espérance de vie des nourrissons était de trois mois. Bouleversée par cette vision dantesque qu’elle venait de découvrir, elle a dû abandonner là le corps d’un nouveau-né, parmi ces cadavres éventrés, bouche ouverte. Tu traverses le froid de l’hiver 1944-1945 lorsque le camp de Ravensbrück devient camp d’extermination. La chambre à gaz est construite. As-tu échappé à la corvée de nettoyage du cloaque, les jours d’épidémie de dysenterie ? Étais-tu « Verfügbar », qui veut dire « disponible » en traduction littérale, mais en allemand des camps, cela signifie plutôt « mise à disposition » ? L’expression désigne les internées récalcitrantes qui ont refusé de s’inscrire à un kommando de travail et se trouvent affectées à de multiples travaux, au bon vouloir des gardiens. C’était le job de Germaine Tillion. Peut-être l’as-tu rencontrée lorsqu’elle passait en cachette d’un block à l’autre pour recueillir vos

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témoignages ? Elle avait été classée « NN », c’est-à-dire « Nacht und Nebel ». Nuit et brouillard. Destinée à ne plus revenir, à cause de ses actes de résistance dans le fameux réseau du Musée de l’Homme. Voilà comment Marie-José Chombart de Lauwe, elle aussi classée « NN », parle de leur première rencontre : « Je l’avais aperçue à Fresnes. Lors d’une sortie pour la promenade qui se déroulait dans de petites cours individuelles, j’avais remarqué à distance derrière moi une petite femme vêtue de manière originale. Elle portait une culotte de cheval et un turban, sa tenue d’ethnologue en mission sur le terrain. Je l’appris quand elle arriva à Ravensbrück dans un convoi de NN qui avait suivi le mien. Après la guerre, j’ai partagé les mêmes combats contre le goulag, la torture en Algérie, ayant le privilège de son amitié. Dans le camp, nous avions un point commun, la présence de nos mères. Suzanne la mienne, NN arrêtée dans la même affaire que moi, et Émilie, la maman de Germaine, arrêtée à une autre date, non NN et donc internée dans une autre baraque. Les personnes âgées, même encore valides, étaient en grand danger d’élimination ». Marie-José Chombart de Lauwe et sa mère ont été transférées au camp de Mauthausen. Suzanne, sa mère, échappera aux sélections : « J’ai ainsi gardé ma mère quand Germaine a perdu la sienne ». C’était un mois avant la libération du camp, les informations circulaient. L’armée russe est à vos portes. Tu retrouvais peut-être un peu d’espoir. Cependant,

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La nuit, on dort tête-bêche. Les pieds de l’une touchent la tête de l’autre. Les amies s’efforcent de rester ensemble. Jacqueline d’Alincourt, alias Violaine, retrouvera son amie Geneviève de Gaulle. Pendant quelques mois, elles partageront la même paillasse. Elles ont certainement des affinités que j’imagine, une tradition familiale avec portraits des ancêtres et souvenirs transmis d’une génération à l’autre, une bonne éducation où l’on apprend à supporter les épreuves sans se plaindre. Puis Geneviève de Gaulle sera transférée en octobre 1944 au bunker du camp à l’isolement, sur ordre d’Himmler, maître de la SS, qui projette de l’utiliser comme monnaie d’échange. Tu es seule, tu ne connais personne, mais la promiscuité crée des liens. Tu as peut-être confié tes souvenirs de Hyères, le soleil, la chaleur, les champs de maraîchage de tes parents longés par une rivière, la pêche en bord de mer, et surtout ton inquiétude pour tes quatre filles. Reçois-tu des lettres ? Des colis à partager avec les voisines, s’ils n’ont pas nourri les SS avant vous ? En tout cas, ces relations nouées au camp n’ont pas dû perdurer. Lorsque j’allais à Paris l’été chez toi, je n’ai pas de souvenirs de femmes que tu rencontrais. Peut-être que tu as voulu rompre avec les souvenirs de cette souffrance indicible que vous partagiez toutes, décrite par Margarete Buber-Neumann, écrivaine

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solidarité des autres détenues. Quelques-unes avaient repéré dans le block un appareil photo et une pellicule vierge qui avait échappé à la vigilance des kapos. Pendant qu’une détenue faisait le guet, une autre prenait des photos des femmes mutilées, soucieuses de garder la trace de ces tortures. Puis elles ont tricoté un étui de la taille de la pellicule, muni d’un cordon et ont confié leur trésor à Germaine Tillion qui a gardé pendant six mois cet étrange médaillon caché sous ses vêtements. Ces photos ont servi de preuves des crimes contre l’humanité jugés après la guerre (Gebhardt est condamné à mort lors du procès de Nuremberg en 1947 et exécuté en 1948). Je pense que tu as eu des moments très durs, mais tu as dû connaître des instants de franche rigolade, je n’en doute pas car, lors de mes détentions, c’était comme ça. Des parties de rigolade que je n’ai jamais connues dehors. C’est une sorte de résistance. Peut-être que d’un block à l’autre, lorsque les kapos tournaient le dos, vous fredonniez un air du Verfübgar aux enfers. Tu étais au camp lorsque Germaine Tillion a écrit cette opérette en une dizaine de jours, cachée dans une caisse d’emballage sur du papier volé, avec la complicité d’une femme médecin. Une imitation d’Orphée aux enfers. Mais là, c’est un naturaliste qui découvre un animal inconnu sur la planète, un « Verfügbar », bon à tout faire, mis à disposition, maigre comme un clou

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qui se nourrit d’eau sale. Tout y est, les chœurs des jeunes, les chœurs des vieux, entonnés sur des airs populaires chantés en marchant au pas. Une manière de rire en prenant un peu de distance avec l’horreur. J’ai pensé à toi rue des Saussaies en choisissant ce passage : « Mon papa est venu me chercher / Puis il m’a emmenée rue des Saussaies / Là il m’a trempée dans une baignoire / Pour me faire raconter des histoires / Il m’a dit qu’il m’avait reconnue / J’ai compris que j’étais vendue / J’étais toujours dans la tasse / Côté pile ou côté face / Et mon père m’a quand même reconnue ». Le fascicule, modeste comme un petit carnet qu’on peut glisser dans une poche, a échappé à toutes les fouilles, à l’usure du temps. Protégé par une modeste vitrine, il a été exposé au Musée de l’imprimerie de Lyon dans le cadre de l’exposition L’Odyssée des livres sauvés. D’autres ont écrit, témoigné, pris clandestinement des photos. On ne saura jamais comment tu as vécu, souffert à Ravensbrück. Avais-tu des nouvelles de tes filles ? De mauvaises chaussures, les pieds gelés dans le froid de l’hiver, avec des plaies que tu garderas toute ta vie. Condamnée au silence à ton retour, parce qu’il n’y avait personne pour t’écouter, pour te croire. Tu n’étais pas la seule. Après la libération des camps, on voulait oublier. On renonçait à décrire l’inimaginable. J’ai rencontré au Mémorial de Montluc une dame âgée, ancienne déportée, qui me disait : « On ne parlait

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pas, parce que ce qu’on avait à dire était tellement terrible qu’on pensait qu’on ne serait pas cru… ». Ce sont des années plus tard que les témoins ont raconté pour que les générations suivantes n’oublient pas. Pâques était arrivé le 1er avril 1945. Les rumeurs devenaient persistantes, l’armée russe approche. Quelques jours plus tard, les camions de la Croix-Rouge sont aux portes du camp. Appel. Tu fais partie des cent dix-huit femmes envoyées aux douches. Le frisson en pensant à toutes celles qui ne sont pas revenues. Vous avez abandonné vos robes rayées pour des vêtements neutres sortis des camions. Le 15 avril 1945, le train qui te ramène à Paris ainsi que les cent dix-sept autres rescapées sera accueilli en gare de Lyon par le général de Gaulle. Cent dix-huit femmes qui descendent des wagons, maigres, exténuées. De Gaulle en uniforme. Des témoins ont noté son émotion. Quelques jours plus tard, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Jacqueline d’Alincourt, Marie-José Chombart de Lauwe embarqueront dans d’autres convois de la Croix-Rouge suédoise, emportant avec elle les documents rassemblés en cachette durant leur détention. Germaine Tillion passe les fameuses photos. Cachés dans les jupes de leur mère ou enveloppés comme des paquets, trois bébés franchiront les portes du camp. Une fille et

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Postface Un authentique déchirement intérieur Émouvant et pathétique, ce dialogue de Muriel Ferrari avec sa grand-mère maternelle. Elle le qualifie avec raison d’imaginaire, car l’interlocutrice est absente pour répondre, expliquer, tenter de se justifier ou avouer ses défaillances. Muriel Ferrari aurait pu soliloquer à voix haute, dévoiler à son lecteur une méditation intérieure, pousser un cri du cœur unilatéral. Elle a fait le choix de redonner vie à cette insaisissable grand-mère pour l’interpeller sur ce qui apparaît le paradoxe de sa vie : un révoltant désintérêt pour sa petite-fille, dont la jeunesse a été mutilée par l’assassinat de sa mère, contrastant avec un altruisme lumineusement humaniste et patriotique, durant les années de plomb subies par la France sous le joug nazi. Car cette grand-mère, qui a marqué son intérêt pour Muriel jusqu’à l’âge de dix ans, est soudainement devenue muette et absente. Lorsque la gamine, précocement émancipée, a pris la clef des champs, lorsqu’elle est devenue inexorablement un « chien

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perdu sans collier », lorsque qu’à quatorze ans, elle a accouché d’un enfant dans une pathétique solitude, cette grand-mère n’était point là où l’on aurait pu l’attendre. Pourquoi cette absence, pourquoi ce silence ? Savait-elle ? Se refusait-elle à savoir ? Pire, avait-elle fait le choix de se draper dans une égoïste indifférence ? Le propos de Muriel Ferrari pourrait se cantonner dans la légitime indignation qu’elle exprime à travers ce « Tu m’as laissée crever ! ». Mais voilà que se tourne une clef du rébus. Cette grand-mère que l’on traitait de mythomane rongée par l’alcool, lorsqu’il lui arrivait d’évoquer son séjour dans un camp de concentration d’où elle disait être revenue les pieds gelés, ne délirait pas. Cinquante ans plus tard, Muriel Ferrari en découvre l’incontournable réalité en se plongeant dans les archives françaises de la Seconde Guerre mondiale. Et cette découverte s’accompagne d’une sidération émotive : cette grand-mère, entrée en Résistance pour faciliter la soustraction de jeunes compatriotes au STO, a connu la déportation outre-Rhin, dans le sinistre camp de Ravensbrück, et, avant elle, les cellules blafardes de la prison de Fresnes. Prison de Fresnes : espace de rencontre intemporel et inattendu car Muriel a été, elle aussi, l’hôtesse forcée de ce lieu d’enfermement. Plus tard et pour un autre motif. Ce croisement, en cette enceinte carcérale, des

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destins de la grand-mère et de sa petite-fille ne peut qu’être interpellateur. Alors, Muriel la petite délinquante de droit commun – pour atteintes aux biens, jamais aux personnes, précise-t-elle à ses interlocuteurs – se sent emportée par une envie folle de partir à la découverte du parcours de cette admirable résistante dont elle est la descendante. Que faire d’autre, en raison du silence qui lui a été imposé sa vie durant, en la ravalant au rang d’alcoolique délirante, que de reconstituer son arrestation, ses tortures au siège de la Gestapo parisienne, son passage à Fresnes et Romainville, et enfin son séjour à Ravensbrück ? Muriel Ferrari a puisé dans les pièces de son dossier de résistante déportée mais aussi dans les écrits de ses compagnes d’infortune, l’avocate Denise Dufournier, l’écrivaine Margarete Buber-Neumann, l’étudiante Marie-José Chombart de Lauwe, l’ethnologue Germaine Tillion, la militante Geneviève de Gaulle-Anthonioz etc., pour réaliser cette reconstruction de la mémoire. Et elle parvient à donner réalité au destin de cette grandmère, en ce temps où l’homme était devenu un loup pour l’homme. On comprend pourquoi Muriel Ferrari, qui a connu aussi l’enfermement à la prison lyonnaise de Montluc,

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ne peut plus regarder celle-ci comme une banale maison d’arrêt de droit commun, depuis qu’elle a appris qu’en 1943 et 1944, celle-ci a enfermé quelque dix mille résistants, juifs et raflés, victimes eux aussi du fanatisme d’un Führer dément. Oui, les pages écrites par cette petite-fille à sa grandmère émeuvent, car elles révèlent un authentique déchirement intérieur, entremêlant reproches pour l’abandon d’une enfant aux affres de la vie et admiration pour une résistance à l’oppression payée au prix cher. Le tout, dans un décor de murs clos et de barbelés au lendemain fait d’un fantôme aux mains vides, que toutes deux ont connu.

Jean-Olivier Viout, président du Conseil d’orientation du Mémorial national de la prison de Montluc

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Remerciements Je tiens à remercier : Mireille Debard, qui m’a soutenue pendant l’écriture de ce livre, Antoine Grande, qui m’a apporté la preuve que ma grand-mère avait été déportée, l’équipe des animateurs du Mémorial de Montluc, qui a passé du temps, photocopié les documents aux archives historiques de la Défense à Paris, Jean-Olivier Viout, pour son attention à mon histoire, Thierry Renard, Jamel Morghadi, Michel Kneubühler, qui me suivent depuis le début de mes « aventures littéraires », Bernard Bolze, qui m’a ouvert les portes de la prison Montluc… dans le bon sens.

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Table Page Préface d’Antoine Grande Savoir et faire mémoire 5-9 Ces silences qui ont plombé nos vies 11-83 Postface de Jean-Olivier Viout Un authentique déchirement intérieur 85-88 Annexes 89-121 Annexe 1 Sources 91-92 Annexe 2 Les porte-parole de Charlotte Abonnen Annexe 3 Archives « Section Résistance »

93-95

97-121

Remerciements 123


© Éditions La passe du vent http://www.lapasseduvent.com Photographies intérieures © Bernard Bolze Fresnes janvier 2012 Photos CGLPL Illustration de première de couverture © Pixabay (Détail) Illustration de quatrième de couverture et page 10 © Muriel Ferrari Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler Ouvrage composé avec la police Adobe Garamond, corps 11 sur papier Bouffant – Ivoire 80 gr, couverture sur papier Couché Condat Silk/Mat – 300 gr.

Achevé d’imprimer par Smilkov Print Ltd — Bulgarie Dépôt légal – septembre 2019



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