Le poids de la neige quand elle tombe

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Collection « Pépites »

Collongues (Anne).- Le poids de la neige quand elle tombe.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2018 64 p., 12,5 x 21 cm.- isbn 978-2-84562-330-9.- issn 2275-8593


Anne Collongues Le poids de la neige quand elle tombe



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Présentation de la résidence d’écriture, « Déplacement », d’Anne Collongues Ce roman a été imaginé au cours de la deuxième résidence d’écriture « Déplacement » qui s’est déroulée à la Maison forte de Hautetour à Saint-Gervais, au cours de l’année 2018. Venue en février, avril et juin, à Saint-Gervais, Anne Collongues a parcouru ce territoire, rencontré ses habitants, découvert les paysages de montagne au fil des saisons pour écrire ce texte de fiction. Ce projet a bénéficié du soutien de la commune de Saint-Gervais et du Conseil Savoie Mont-Blanc.


Le poids de la neige quand elle tombe


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Voilà trois jours que je fouille, nettoie, range, trie toutes ces choses restées des années ensevelies, trois jours que je suis devenue une sorte d’archéologue et qu’au milieu du garage j’exhume des vestiges de vieux cartons de supermarché. Il me faut parfois un certain temps pour identifier tel objet bizarre, associer un bout de plastique à son usage ou un bibelot que je ne reconnais pas à une époque. C’est un vrai travail de fourmi dont j’aurais dû m’occuper plus tôt, je le sais. Combien de fois ces dernières semaines me suis-je levée en me disant, aujourd’hui je m’y mets, je vide le garage, pour finalement me défiler, découragée par l’ampleur de la tâche ? Chaque fois j’ai trouvé un prétexte pour remettre cette corvée à plus tard mais je n’étais pas dupe, je savais bien qu’arriverait le moment où je n’aurais plus le choix et qu’au fond je l’attendais sans me l’avouer. Il a fini par arriver. La date du déménagement approche, c’est samedi que le camion vient. La totalité de la maison a été mise en boîte, les meubles que j’emporte vidés, les autres vendus ou donnés, le vieux piano placé en dépôt chez un antiquaire. J’ai tout emballé sauf le nécessaire (une paire de couverts, un verre, une assiette, une tasse, une casserole) pour vivre ici ou plutôt camper. Je dors depuis une semaine sur le canapé du salon, au milieu de tours de cartons qui créent un paysage étrange, entre ruine et construction.


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Tout est prêt à partir hormis le contenu du garage. Tu te souviens quand j’y rangeais encore la Peugeot ? C’était il y a longtemps. Avant qu’il ne se transforme en entrepôt pour mes trouvailles de vide-grenier, avant que je ne l’utilise en débarras pour les objets qu’on n’utilisait pas au quotidien – gaufrier, ventilateurs ou valise à la fermeture éclair coincée –, que j’ai fini par oublier. Peu à peu, le garage est devenu une sorte de cave et la voiture s’est mise à passer les hivers dehors. Nous aussi nous avons fini par ne plus y entrer : on ne faisait qu’entrebâiller la porte de la cuisine pour saisir le balai ou la serpillière posée contre le mur, extraire une bouteille du pack d’eau stocké à l’entrée. De temps en temps, j’allais y déposer un nouvel objet devenu inutile ou encombrant, mais c’était rapide et sans un regard. J’étais soudain comme une enfant qu’on envoie chercher quelque chose au sous-sol, effrayée par les formes et l’obscurité, par les souris que je m’imaginais avoir envahi l’endroit. J’ai tenté de ne pas y penser quand il y a trois jours j’ai introduit la clé dans la serrure, me décidant enfin à affronter le contenu du garage. Le loquet a résisté avant de finalement céder. C’était un peu rouillé mais j’ai réussi à replier les battants de bois de la grande porte et la lumière du jour s’est engouffrée dans l’espace ouvert, me dévoilant d’un coup l’ampleur du bazar. C’était monstrueux et effrayant, mais d’une autre manière qu’avant. Ce n’était plus ce trou noir d’ombres et de présences fantômes, seulement la réalité écrasante d’une vie d’objets accumulés.


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Le plus simple aurait été de tout emmener à la déchetterie. J’aurais emprunté une camionnette et en quelques allers-retours ça aurait été réglé, mais j’étais incapable de tout jeter sans un regard. Alors je m’y suis attaquée. J’ai défini trois périmètres. D’un côté ce que je garde, de l’autre ce que je bazarde, au milieu les objets pour lesquels je n’arrive pas à me décider comme ce morceau de plastique qui a fait ressurgir ta bouille d’enfant quand je l’ai retrouvé hier. Aussitôt je t’ai revu poursuivant ce ballon à rayures que le vent sur la plage déportait et avec lequel pendant tout un été tu as voulu dormir — tu t’en souviens ? Cela m’a rendu rêveuse. Et nostalgique. Que devais-je en faire ? Je sais qu’il est inutile de le garder puisqu’il ne servira plus mais j’ai la sensation qu’en le jetant c’est le souvenir que je vais mettre à la poubelle. Si tu avais été là, tu m’aurais sûrement dit, jette-le maman, tu es ridicule de t’attendrir sur un vieux ballon crevé. Peut-être aurais-tu ajouté que tu ne te rappelais pas ces vacances, que les souvenirs sont pour les vieux,


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comme les chiens, avec ce ton catégorique que tu prends pour exprimer tes opinions qui sont toutes des certitudes, cette insolence propre à ton âge ; moi aussi j’étais comme ça à vingt ans. Mais tu n’es pas là. À croire que perdre cette maison ne te fait ni chaud ni froid. Pourtant c’est là où tu as grandi, dix-sept ans ce n’est pas rien ; je ne te comprends pas. Tu aurais pu venir, ne serait-ce que pour m’aider, t’occuper au moins de tes affaires, mais non, je n’ai aucune nouvelle de toi. C’était il y a deux mois la dernière fois que l’on s’est parlé. Je t’ai encore laissé un message cette semaine, le cœur serré de tomber à nouveau sur ton répondeur. Pourtant j’ai pris un ton détaché, dissimulant mon inquiétude, pour te demander ce que je devais faire de ton ancien scooter, te dire que le déménagement approchait, que cela me ferait plaisir de te voir, alors que je n’avais qu’une seule envie : te supplier de simplement me donner un signe de vie. L’appartement où je vais n’est pas grand et la cave non plus. Ce n’est pas facile de décider seule du sort de nos affaires mais je dois avouer que je prends un plaisir que je n’avais pas anticipé à replonger dans les souvenirs. J’ai tout étalé autour de moi. Les années sont mélangées, la chronologie éclatée. À chaque carton c’est la surprise. Les souvenirs débarquent à l’improviste et le passé éclate


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comme une bulle de savon quand on la touche du doigt. M’est revenu subitement ce week-end en Vendée en retrouvant ce matin un vase poussiéreux. Soudain je nous ai revus dans cette maison prêtée par je ne sais plus qui, toi qui marchais depuis quelques semaines, ton père te tenant devant le feu de cheminée que tu regardais fasciné, tandis qu’agenouillée en vieux jogging dans le garage, à des centaines de kilomètres de là et à des années de distance, je tenais entre mes mains le vase ébréché redevenu rouge après le coup d’éponge qui ne lui a pas rendu le charme que je lui avais trouvé à la brocante ce jour-là, seulement l’éclat triste des choses oubliées. Ainsi depuis trois jours, je fais des voyages dans le temps. Des voyages intérieurs. Transportée trois, douze ou quarante ans en arrière, au hasard de la pioche. Certains objets ont été empaquetés avec tant de soin qu’on dirait des reliques précieuses prêtes à être expédiées à l’autre bout du monde. Je les soupèse sans réussir à deviner ce qui se cache à l’intérieur et les déballe comme on ouvre des cadeaux : j’essaye d’abord de faire ça proprement avant de finalement tout arracher — l’adhésif, le papier bulle, le rembourrage en journal — ou de les éventrer aux ciseaux. Ceux-là sont les plus vieux. Ceux que j’ai récupérés à la mort de papa quand les tantes ont vidé l’appartement. Heureusement qu’elles s’en sont occupées car je n’avais


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ni le temps ni le cœur à ça, tu avais six ans et je venais juste d’être embauchée au journal : je ne pouvais pas me permettre de déjà demander un congé. Alors je les ai laissées s’en charger, elles ont pris ce qu’elles voulaient et le reste a atterri ici. Certaines choses ne me rappellent absolument rien, j’ai l’impression de ne les avoir jamais vues avant, d’autres en revanche font émerger toutes sortes de souvenirs, plus ou moins agréables, plus ou moins anciens ; c’est étonnant. Il a suffi que je sorte d’un carton la petite pendule en cuivre qui trônait sur le buffet du salon chez mes parents pour que ressurgisse tout l’appartement d’Amiens, des fauteuils au papier peint. Les objets plus récents, les miens, les nôtres, gisent en vrac dans des caisses ou des sacs, mais ils ont le même pouvoir vertigineux. Comme ce cendrier bleu volé il y a plus de vingt ans dans un bistrot. Je me rappelle notre course folle, la joie de ce petit larcin et la tête de ton père surpris par mon effronterie. Car c’est moi qui avais subtilisé les cendriers des tables, les avais fourrés dans mon sac avant de brandir le dernier du lot au nez du serveur en lui lançant, ça vous apprendra à être con et puis de partir en courant. Je me souviens aussi de la veste que je portais ce jour-là, une veste trop grande, fleurie, achetée presque rien sur un déballage de marché, que j’ai portée inlassablement sur un jean usé pendant des mois, même en hiver, par dessus des pulls à cols roulés.


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Quand je me suis assise tout à l’heure, j’ai aussitôt su que c’est à toi que je voulais écrire, mais sans savoir quoi exactement. Et moi qui d’habitude remplis si facilement des pages au point de devoir toujours réduire et couper pour que mes articles tiennent dans les colonnes du journal, voilà que je tâtonne, zigzague, cherche mes mots et réalise qu’il est moins facile de parler de soi que de raconter un fait divers. Il fait encore jour malgré l’heure tardive. J’ai mis la table de la cuisine devant la fenêtre pour être face au jardin où la lumière danse entre les feuilles qu’une légère brise agite. Après tout ce temps, j’avais presque oublié que nous étions locataires, qu’un jour on pourrait nous demander de nous en aller. La réception du préavis m’a fait un choc et puis je me suis faite à l’idée. Je sais qu’avec les meubles, les tapis et les objets, je reconstituerai dans le nouvel appartement l’atmosphère de la maison. On peut toujours emporter son « intérieur » et partout le recomposer comme un décor de théâtre, mais pas le dehors. La vue va rester là et les odeurs aussi ; le jardin va me manquer. Je ne sais pas ce que les acheteurs feront du potager, je préfère ne pas savoir. Quand je serai partie, je n’y penserai plus : je ne pense jamais au passé. C’est peut-être pour ça que j’ai tant différé le moment de me confronter aux cartons du garage et que la trouvaille de tout à l’heure a été si brutale.


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Biographie – Bibliographie Anne Collongues est née en 1985 et a grandi en banlieue parisienne, entre terrains vagues et paysages impressionnistes. Après ses études aux Beaux-Arts de Paris, elle a habité trois ans en Israël. Écrivaine et photographe, elle a publié son premier roman en 2016. Elle habite aujourd’hui à Paris.

Fiction Nous nous sommes rencontrés, fiction, avec des dessins de Sylvie Sauvageon, Éditions Nuit Myrtide, 2018. Le Gant, nouvelle, avec des encres de Patrick Devreux, Esperluète, 2018. Ce qui nous sépare, roman, Actes Sud, 2016 (prix du Salon du premier roman de Draveil) ; Babel n° 1564. La Scène d’un récit, l’incendie, nouvelle, Les éditions derrière la salle de bains, 2014.

Photographie L’Heure blanche, texte d’Olivier Rolin, Le Bec en l’air, 2017.

Participation à des ouvrages collectifs Zones blanches – Récits d’exploration, Le Bec en l’air, 2018. Le Livre des places, Inculte, 2018. Récits des paysages, Éditions Nuit Myrtide, 2014.


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Remerciements Ce texte a été imaginé et écrit à Saint-Gervais-les-Bains où j’ai eu la chance d’être en résidence. Les images qui figurent dans le livre proviennent des archives de la Maison forte de Hautetour ; ce sont elles qui ont inspiré cette fiction. J’aimerais remercier Emma Legrand, directrice de la culture et du patrimoine, ainsi qu’Olivia Carret, médiatrice culturelle, pour leur chaleureux accueil et leur grande disponibilité. Merci également à Véronique Charlet, professeur de français, et à ses élèves de la classe de BTS du lycée Mont-Blanc René-Dayve qui ont écrit la quatrième de couverture et à qui je dédie ce livre.


Dans la même collection Éric Pessan, Sang des glaciers, 2016 Yvon Le Men, Tirer la langue, 2016 Serge Pey, Table des négociations. Poème-slogan pour une artiste-guerrière ilnu de mashteuiatsh, 2015 Jean Jaurès, Si la tempête éclatait... Discours, 2014 Jacques Jouet, Portugais-Français, Português-Francês, édition bilingue, traduction de Nuno Júdice, 2013 Lionel Bourg, À hauteur d’homme. Rousseau et l’écriture de soi, 2012 Lionel Bourg, L’Irréductible. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), 2011


Éditions La passe du vent http://www.lapasseduvent.com Dessin de couverture La table © Sylvie Sauvageon Photographies intérieures © Fonds Jean-Paul Gay, Maison forte de Hautetour, Saint-Gervais Mont-Blanc. Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler

Ouvrage composé avec la police Goudy Old Style, corps 10, sur papier Bouffant, Ivoire, 80 g, couverture Couché moderne 1/2 mat, Blanc, 300 g.

Achevé d’imprimer par Présence Graphique – 37260 Monts Dépôt légal novembre 2018



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