Je suis née aujourd’hui J’ai l’âge de la lumière J’ai l’âge de la lumière Qui descend sur le fleuve J’ai l’âge de la lumière Qui descend sur le fleuve Qui descend vers la mer Qui descend vers la mer Qui remonte à tes pieds
ISBN 978-2-84562-244-9
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P a o l a P i g a n i
Paola
Pigani Indovina
€ poésie
Paola
Pigani Indovina suivi de
Ailleurs naĂŽt si vite
poĂŠsie
Indovina
L’âge de la lumière
Je suis née aujourd’hui J’ai l’âge de la lumière
J’ai l’âge de la lumière Qui descend sur le fleuve
J’ai l’âge de la lumière Qui descend sur le fleuve
Qui descend vers la mer Qui descend vers la mer
Qui remonte à tes pieds
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J’embrasse un fleuve
J’embrasse un fleuve où tu n’es pas Ton ombre aimée S’étend sur la ville entière Ton ombre aimée N’approche pas le fleuve J’embrasse un fleuve où tu n’es pas J’avance sans fièvre au bord de l’eau Mais qui passe la main sur nos paupières ? J’embrasse le fleuve J’enlace le jour et Toi Qui m’avez traversée Mais qui nous éloigne de l’eau profonde ? J’embrasse le fleuve Qui court sur l’échine de la ville Je quitte les berges Je suis l’onde des rues Le soleil est sur Grange-Blanche Rouge comme un sens interdit
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Dans la voie du soir Mais qui nous empoigne le cœur ? Quand nous serons de vieux amis Quand les filets de nos voix Ne prendront plus aucun poison Nous marcherons sur l’eau
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Rêver le temps
Un vent d’ailleurs fait de juin Un mensonge Je te parle de ce fou qui a massacré L’horloge astronomique Dans la cathédrale Je te demande Contre qui Contre quoi sa folie Le temps ou Dieu ? Tu ne réponds pas Et cet autre fou Deux coups de couteau Et de l’acide sulfurique Sur la Danaé de Rembrandt Contre qui ? Contre quoi ? Et ces vers de Guillevic Rêver le temps Devenu corps Contre toi
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Regagner ta vie
Tu dois quitter ce jour si clair Oublier l’éternité Qui tremble dans ces bruissements d’arbre Ton sang pagaie dans ton corps d’avant Tu dois dire merci à ceux-là Lever les pièges un à un Dans les bouches des femmes Tu traverses ta rue Tes yeux s’enfoncent là où L’ouvrier turc casse l’asphalte Au marteau-piqueur Tu vois son visage secoué Plus paisible pourtant Qu’un pain sur la table du soir Tu pourrais être un voyageur Aller vers le fleuve
Traverser un pont Quitter ce jour si clair Mais tu dois regagner ta vie Par l’arrière 25
Trouver la serrure rouillée La porte qui a bu tous tes automnes Tu n’aurais qu’un coup d’épaule à donner À l’intérieur il n’y aurait pas de lampe Pas d’éclair dans ta mémoire À peine quelques objets latents Un verre vide et ses traces de lèvres
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L’absence
Aujourd’hui le ciel claque Comme un drap blanc Sur la ville assoupie Je voudrais te lire entre mes lignes Sentir tes silences dans mes poches et ton corps pour écraser ce temps Gonflé d’orgueil Ce temps qui ne passe pas Qui laisse au fond des verres Le sel de nos salives le sel de nos bouches Quand le jour passe de l’une à l’autre Au fond des verres casse ce qui transparaît le cristal de l’absence la soif plus belle que tout
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Eaux troubles
Sur les quais de granit S’éteignent les dernières clameurs de juin La Neva charrie des canettes de bière Des bouteilles de vodka Un homme torse nu pêche ses regrets En eaux troubles La cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé Est tatouée sur la moitié de son corps Les nuits blanches S’impriment sur les visages Les rues bruissent de papier journal Et de rires défaits Aux bras d’hommes gras des femmes interminables Traversent la Nevsky Prospect en robe bleue Leurs grandes enjambées tristes Lèvent tous les voiles de Saint-Pétersbourg La Neva te poursuit
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Ailleurs naĂŽt si vite
Ils sont là
Regards bleus noirs Grands corps ballants Marcheurs à contretemps Dans les vêpres urbaines Ils sont là pour larder le visage de la ville N’ont que leurs ombres à rassembler Fripés d’un soleil inconsolable Nous mendions à les voir Des réponses à nos obscurités
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Ailleurs naît si vite
La main de cette Roumaine Contre la mienne Involontaire Sur la rampe d’appui du métro Nos doigts agrippent l’acier Dans la nuée du soir Sa frayeur quand ils se touchent La malencontre Je lui souris Elle prend cela comme elle peut S’en va Ailleurs naît si vite
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Ils se lèvent en silence
À la bouche du métro Un enfant fait son jardin Dans une boîte en fer blanc Le soleil vacille Il a chaud Il n’est de pluie sur sa peau Que cette bouche qui lèche sa joue La mère saisit ce petit corps où Le rire se gâte Elle le courbe, elle le ploie Lui donne le rebond de son ventre Le wagon s’ouvre Ils se lèvent en silence S’en vont rejoindre le cœur pur de la ville
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Don’t touch me
Femme aux yeux Sans fond
Sur la nuque Un énorme nid De cheveux noirs
Au sommet de son crâne Le nuage clair D’un blond ancien
Sur son t-shirt En lettres bleues Incrustées de paillettes : Don’t touch me
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Rroms en grappe
Rroms en grappe Hommes femmes enfants Deux fillettes sautent à cloche-pied Sur des taches de soleil Enjambent des ruisseaux frappent la terre qui n’est pas silence leurs regards croisent le mien un homme fait tournoyer son bébé dans les mêmes taches de soleil À leur tour les gamines emportent le petit le posent au mitan de leur jeu où charité n’est pas de mise
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Entre mes mains
Serrés dans un fou rire Ils sont deux Aux dernières loges du bus Je ne dirai rien de leurs visages Rien de leurs vêtements Tout pourrait tomber à l’instant de leur rire Sur le plancher du bus Leurs peaux leurs cheveux Ne resterait que le geste du garçon Une plume d’oiseau entre les doigts Et ces mots vers moi Vous la voulez ? Tenir jusqu’au terminus La flamme de ces deux-là Entre mes mains
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Déjà vaincue
Elle s’est endormie sur la banquette du métro Les jambes pliées ses pieds posés en face Elle a enlevé ses chaussures Je vois ses pieds minuscules Dans des chaussettes d’homme Je vois ses paupières baissées Ses mains jointes Ses ongles recouverts d’un vernis nacré ses doigts noirs Je devine son souffle paisible Et toute l’étendue du jour Déjà vaincue
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Un moment privilégié
Conversation avec Paola Pigani Propos recueillis par Thierry Renard Vénissieux, le 22 décembre 2013 Lyon, le 6 janvier 2014
Ma chère Paola, il y a de très nombreuses femmes qui déjà figurent dans le catalogue des éditions La passe du vent mais, concernant cette nouvelle collection de poésie, rares sont les voix féminines qui ont pu s’y faire entendre ou reconnaître. Tu es la troisième, seulement, après Fabienne Swiatly et Maya Ombasic. D’autres viendront, c’est certain, je pense particulièrement à Samira Negrouche ou à Marie Huot. D’autres viendront… Mais pourquoi cette absence ? Je ne me l’explique pas forcément. Penses-tu que les femmes se tournent plus volontiers vers la prose, le récit, la narration ? Pourtant, il y a ces voix que l’on aime et qui manquent à l’appel – Valérie Rouzeau, Albane Gellé, notamment. Éclaire-moi si tu peux. D’autres viendront car les femmes poètes existent, même si elles mettent plus de temps à se définir comme telles. Longue vie à La passe du vent qui les accueille, merci ! Certaines anthologies ou des blogs sont dédiés à la poésie des femmes. Je ne suis pas certaine qu’elles gagnent ainsi une plus grande visibilité. À mon sens, cette catégorisation n’est pas souhaitable.
Pour poursuivre cet échange, je voudrais aborder la différence que tu fais, si tu en fais une, dans ton travail d’écriture… entre la confection d’une nouvelle ou d’un roman, et celle d’un recueil de poèmes ? Que t’apporte l’expression poétique ? Est-elle pour toi vitale ? C’est une question que, pour ma part, je me pose chaque jour et à chaque heure du jour. Tu sais, je ne pourrais pas vivre sans le poème. Alors, pour faire court, es-tu d’abord, et avant tout, une poète ? La poésie est mon premier mode de captage, elle précède l’écriture : des images, des polaroïds qui peuvent donner des germes de récit. J’ai besoin depuis toujours de cette écriture non narrative, fragmentée, qui constitue une matière première. Ensuite, a lieu un travail de traitement des eaux usées (vers la phrase, la fiction, le personnage). J’ai mis longtemps à naître et sans doute la poésie m’a-t-elle permis d’exister, de nager dans une langue de sons et de racines très bigarrés entre le frioulan, l’italien, le français de Belgique et le patois de Charente où j’ai baigné durant mon enfance. La perception d’un chaos de la parole qui créait à la fois un besoin 73
Paola Pigani Issue d’une famille d’immigrés italiens, Paola Pigani vit à Lyon. Romancière, auteure de poésie et de nouvelles, elle explore depuis de nombreuses années le monde de l’enfance, celui pour lequel elle travaille en tant qu’éducatrice et celui de l’écriture qui lui a donné le vain amour des mots, levain dont on fait le pain de chaque jour.
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Bibliographie Lauréate du prix Prométhée de la nouvelle en 2006 pour son recueil Concertina, elle a publié différents textes en revue et en ouvrages collectifs. Boursière de l’Arald en 2011 et du CNL en 2014. Venus d’ailleurs, éditions Liana Levi, 2015. N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, éditions Liana Levi, 2013
Blog La renouée aux oiseaux : http://paolapigani.hautetfort.com/
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Coordination : Thierry Renard Relecture : Thierry Renard et Michel Kneubühler Maquette, couverture et mise en page – Myriam Chkoundali
d’après une création originale de Beau fixe – Manufacture d’images avec la collaboration et le soutien de l’Espace Pandora 7 place de la Paix
69200 Vénissieux © Éditions La passe du vent, édition revue et modifiée, 2017 La Callonne, 01090 Genouilleux http://www.lapasseduvent.com isbn 978-2-84562-244-9 14 x 22 cm – 84 pages
Achevé d’imprimer
par Pulsio.net – UE Octobre 2017
Je suis née aujourd’hui J’ai l’âge de la lumière J’ai l’âge de la lumière Qui descend sur le fleuve J’ai l’âge de la lumière Qui descend sur le fleuve Qui descend vers la mer Qui descend vers la mer Qui remonte à tes pieds
ISBN 978-2-84562-244-9
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P a o l a P i g a n i
Paola
Pigani Indovina
€ poésie