L'emporte-voix

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L’Emporte-voix


Écrire

Lire

deux solitudes deux silences Mais voici qu’une voix murmure à mon oreille voici qu’un sens un rythme une parole vive font ce que fait la mer au fond d’un coquillage Mots dits Mots lus nous ne sommes plus seuls Un fil d’or relie nos vies comme les étoiles d’une constellation

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Diptyque du bonheur


1. Elle a dit Qui es-tu quand tu écris ? Il a regardé la fillette de dix ans et il a répondu Avant d’écrire je suis le volcan un bateau qui remonte le fleuve lorsque j’écris et puis le vent La nuit suivante la fillette a senti le volcan gronder en elle Elle a suivi en rêve la remontée du fleuve vers l’impossible source Elle a frôlé le pollen du vent Le vent qui souffle où il veut le vent léger et libre le vent que rien n’arrête

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Poèmes du jaguar


1 Autrefois j’avais un jaguar dans le ventre un de ces fauves qui mugit quand il dort et porte sur son pelage le clair-obscur de son âme Un jour mon jaguar s’est aventuré jusqu’aux limites du rêve qui l’avait enfanté

Il a pris la forme de la pirogue pour s’extraire de mon corps

les couleurs du toucan pour se mêler à ma voix

le sourire d’une petite fille pour être en avance sur la vie

Depuis mon jaguar rêve dans une langue que personne jamais personne n’a parlée Et porte en lui tous les poèmes que ses bonds de félin dévoraient d’un seul regard à la surface de la terre

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2 Une jeune fille montée sur le dos d’un jaguar souriait de fierté en s’éloignant du village Au retour elle se trouvait dans le ventre de la bête et son sourire sur la face du jaguar La légende ne dit pas ce que représentent la jeune fille et le jaguar Les uns pensent que les idéaux que l’on porte en soi finissent toujours par être dévoyés ou trahis D’autres accusent la révolution le diable ou le volcan Mais lorsqu’Elle monta sur scène tout s’éclaira d’un coup On vit sa silhouette on entendit sa voix Et bientôt le sourire de son poème apparut sur le visage de ceux qui buvaient ses paroles

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Dans la fourrure bleue de la nuit G


Géographie du silence Une île puis une autre île

très éloignée de la première

Entre elles l’absence sculpte la mer Des nuages

Un bateau quelquefois des oiseaux et puis c’est tout

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sous un même ciel


Sur les sentiers créoles de l’endormi

À Annie & Gilles

1. La chouette du rivage s’engage sur un chemin de lave Elle cajole les enfants de la forêt serpente dans la mémoire couve son ombre au front de l’aube Point noir Point blanc dans le sillage des grands témoins

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2. La chouette des visages ne souffre aucun retard Elle vole en caravelle sur les eaux du silence griffe les vitres de l’air s’empare des paupières pour y coudre son rêve d’un monde à l’abordage

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Constellations

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Les Gémeaux Ils ont grandi dans un même ventre un même œuf un même mystère de lumière et de sang L’un domptait les chevaux blancs L’autre maîtrisait l’art de la lutte Ils possédaient des pouvoirs étranges un langage connu d’eux seuls un sixième sens Ensemble ils étaient plus forts que n’importe qui Vulnérables si on les séparait Quand la mort est venue les disjoindre – parce que la mort vient disjoindre – le fils de la parole demanda à retrouver son frère dans les étoiles Depuis ils dansent dans le ciel sans jamais se désunir Les soirs de juin quand le vent souffle dans les arbres il arrive que l’on entende le poème qu’un des jumeaux murmure à l’autre pour le consoler d’être trop tôt parti

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Trois fragments de poème pour une énigme

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1. Toute lecture à haute voix suppose la présence d’un homme invisible Un homme qui est comme la nuit qui entoure la lampe peinte sur le tableau à suivre…

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Un moment privilĂŠgiĂŠ

Conversation avec Bruno Doucey Propos recueillis par Thierry Renard Saint-Julien-Molin-Molette, le dimanche 26 novembre 2017

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— Cher Bruno, nous nous croisions, depuis plusieurs années maintenant, à l’occasion de manifestations autour de la littérature et de la poésie notamment (festival de SaintMartin-d’hères, Étonnants voyageurs de Saint-Malo, Marché de la poésie de Paris). Nous échangions, heureusement, quelquefois. Mais nous ne nous étions jamais réellement approchés de très près. Et puis c’est notre ami commun, Yvon Le Men, qui a décidé de nous réunir (d’ailleurs, il t’offre ici un fort joli poème). Yvon est un magicien, et pas seulement dans les mots. Il aime que les gens qu’il aime s’aiment… Et voilà ! 2017 marque l’année de notre vraie rencontre — physique, temporelle. Tout s’est très vite enchaîné : l’idée que je t’accompagne dans la confection de la future anthologie de tes éditions pour le Printemps des Poètes 2018, autour du thème de l’Ardeur ; la publication, aussi, de ton premier recueil à notre enseigne, L’Emporte-voix. Tout ceci se confond et devient très cohérent pour moi. Bruno, peux-tu en quelques lignes résumer ce qui depuis toujours t’anime, et nous dire, encore, quelle est ta définition (vitale, je crois) de la poésie ? — La poésie a sauvé ma vie d’un probable naufrage lorsque j’avais dix ans. S’est alors inscrit dans mon existence d’enfant — sans même que j’en aie conscience — un rapport décisif, essentiel, vital à l’écriture poétique. Pour répondre à ta question, Thierry, je pourrais résumer, en quelques formules simples ce qui m’a été donné d’approcher à cette époque de ma vie : La poésie puise sa force de la fragilité qui la fait naître. Elle nous permet de devenir celui ou celle que nous ne sommes pas encore, nous faisant entendre ce que les mots ne disent pas, donnant à voir ce que nous ne voyons pas. Mieux, elle est un espace libéré des contraintes de l’espace et du temps, où l’impossible devient possible, la forme privée d’une utopie qui prend sens dans le regard d’autrui. Car le poème est un énoncé inachevé qui ouvre et offre un espace de liberté à celui ou celle qui le reçoit. 59


— Ce moment si particulier de ton enfance, quel était-il ? — C’était l’expérience répétée du deuil et de la perte, la hantise de la séparation, un chagrin qui te dévaste, des cauchemars récurrents (j’ai raconté l’un d’eux dans Le carnet retrouvé de monsieur Max), des questions sur le sens de la vie bien plus grandes que soi. Bref : le ciel bleu de l’enfance soudain obscurci, jusqu’à peser comme un couvercle. — C’est à ce moment-là que tu découvres la poésie ? — À ce moment-là, je me noie. Parents et médecins peinent à me ramener sur la terre ferme... Une psychologue — je ne la remercierai jamais assez — me dit : « Toi, tu es un p’tit gars qui doit toujours avoir un carnet dans sa poche. » Et ce carnet acheté, ce carnet longtemps resté dans ma poche, sans usage prescrit, sans finalité immédiate, est devenu le lieu d’une seconde naissance. Je pourrais dire les choses autrement : un mince filet de lumière est venu traverser les nuages noirs de mes dix ans. Je l’ai saisi comme on saisit un fil pour entrer dans le labyrinthe. Me suis fortifié à son contact. Mieux, je me suis juché sur ce fil. En équilibriste. En funambule. Pour passer au-dessus du vide, surmonter mes peurs, atteindre une autre rive. Depuis, je ne suis jamais redescendu du fil. — Cela nous amène aux figures d’enfants qu’évoque L’Emporte-voix, le livre que nous publions aujourd’hui, dans notre nouvelle collection de poésie. Peux-tu nous en dire davantage sur cet ouvrage où se mêlent un certain lyrisme et la réalité la plus nue ? Dans ce que tu écris, ce qui me frappe le plus souvent, c’est ce mélange, intime, du lyrisme « à la française » (Pierre Seghers, Jean Rousselot…), engagé, profond, et ce rapport direct au réel (Yannis Ritsos) composé de petites agitations ordinaires et de générosité innocente. Bruno, dis-moi, dis-nous, d’où vient L’Emporte-voix ? 60


L’auteur

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Notes de l’auteur Certains poèmes de L’Emporte-voix ont fait l’objet d’une publication antérieure : « La géométrie de Donald » est paru dans l’anthologie 101 poèmes et quelques contre le racisme, Éditions Le Temps des Cerises, 2017. Les poèmes « Diptyque du bonheur », « Géographie du silence », « Géographie de la parole » et « Géographie de la tendresse » sont parus dans la revue Arpa, « Des lyrismes », n° 120-121, 2017. Le haïku sur lequel s’achève le poème intitulé « Trump Power » est du poète japonais Issa Kobayashi (1763-1828).

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Biographie Pour Bruno Doucey, né en 1961 dans le Jura, la poésie est un art de l’hospitalité, « un voyage par lequel nous métissons nos héritages culturels et humains pour bâtir un nouvel art de vivre ensemble », une résistance qui conduit à la lumière. Après avoir dirigé les Éditions Seghers, il a fondé en 2010, avec la romancière Murielle Szac, une maison d’édition vouée à la défense des poésies du monde et aux valeurs militantes qui les animent. Ses deux précédents recueils, S’il existe un pays (2013) et Ceux qui se taisent (2016), sont d’ailleurs parus aux Éditions Bruno Doucey. Mais il est aussi romancier, s’attachant le plus souvent à faire revivre de grandes figures de poètes assassinés comme Max Jacob (Le carnet retrouvé de monsieur Max, Éditions Bruno Doucey, 2015), Marianne Cohn (Si tu parles Marianne, Éditions Elytis, 2014), Victor Jara (Victor Jara, non à la dictature, Actes Sud Junior, 2008) Federico Garcia Lorca (Federico Garcia Lorca, non au franquisme, Actes Sud Junior, 2010) et, plus récemment, le chanteur kabyle Lounès Matoub (Lounès Matoub, Non aux fous de Dieu, Actes Sud Junior, 2018). Maître d’œuvre du Livre des déserts (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2005) et auteur de L’Aventurier du désert (Elytis, 2010), il est, selon René Depestre, préfacier de ses Poèmes au secret (Le Nouvel Athanor, 2007), « un arpenteur des solaires équipées du sable et du vent ».

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Bibliographie

POÉSIE

Ceux qui se taisent, Éditions Bruno Doucey, coll. « Soleil noir », 2016. S’il existe un pays, Éditions Bruno Doucey, coll. « Soleil noir », 2013. La Neuvaine d’amour, Écrits des Forges (Québec) / L’Amandier, 2010. Poèmes au secret, Le Nouvel Athanor, Paris, 2006. Réédition augmentée en 2008, préface de René Depestre.

Livres d’artistes

En ton sommeil l’avenir, livre conçu et calligraphié par Patrick Cutté, l’Atelier de l’Entredeux, 2016. L’attrape-rêves, avec des œuvres de Robert Lobet, Éditions de la Margeride, 2013. La Neuvaine d’amour, avec des œuvres de Nathalie Fréour, Éditions Opéra, 2011. Oratorio pour Federico Garcia Lorca, avec des œuvres de Robert Lobet, Éditions de la Margeride, 2011. Les Volcans de mon île, avec des gravures d’Ester, 2011. Sur un chemin kanak, avec des œuvres de Robert Lobet, Éditions de la Margeride, 2010.

Discographie

Oratorio pour Federico Garcia Lorca et autres poèmes, lecture Bruno Doucey, guitare Pedro Soler, Sous la lime, Paris, 2011. Embrasures, lecture Céline Liger, Claude Aufaure et Bruno Doucey, guitare Jean-Marie Frédéric, préface de Jean-Marie Berthier, Sous la lime, Paris, 2008.

RÉCITS & ROMANS

Lounès Matoub, non aux fous de Dieu (roman), Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2018. Le carnet retrouvé de monsieur Max (roman), Éditions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2015. Si tu parles Marianne (roman), Elytis, 2014.

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Aimé Césaire, un volcan nommé poésie (biographie), illustrations de Christian Épanya, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2014. Théodore Monod, un savant sous les étoiles, illustrations de Zaü, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2010. L’Aventurier du désert, photographies de Jules Jacques, illustrations de Jean-Michel Charpentier, Elytis, 2010. Federico Garcia Lorca, non au franquisme (roman), Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2010. Réédition 2014. Victor Jara, non à la dictature (roman), Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2008. Réédition 2015. La Cité de sable (nouvelles), Rhubarbe, 2007. Moïse, Retz, 2001.

ESSAIS

Pierre Seghers, Poésie la vie entière : résister, éditer, écrire, Éditions Musée du Montparnasse / IMEC, 2011. Agadez (avec des photographies d’Edmond Bernus), Transbordeurs, coll. « Cités », 2007. Le Prof et le poète – à l’école de la poésie, Entrelacs, collection « Connivences », 2007. Le Livre des déserts, itinéraires scientifiques, littéraires et spirituels (direction d’ouvrage), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006.

À consulter :

Dossier Bruno Doucey, revue Phœnix,n° 19, automne 2015. Bruno Doucey – Raconter, c’est résister, revue Incognita, n° 3, 2008.

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