Livre avec larmes et bagages

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ISBN 978-2-84562-313-2 15 €

AVEC LARMES ET BAGAGES

Jean-Charles Lemeunier

Ça pourrait être des variations sur le même thème. L’histoire d’un type largué par sa nana, un type un peu faible. D’où les larmes. Le récit se répète dans plusieurs lieux géographiques, d’où les bagages. Tout cela sur fond de cinéma et de musiques, de romans américains et de jolies filles. Ça pourrait être l’histoire de plusieurs types. Qui pleurent et voyagent tout à la fois.

AVEC LARMES ET BAGAGES Jean-Charles Lemeunier Nouvelles


Avec larmes et bagages Jean-Charles Lemeunier

Nouvelles


Introduction Franchement, j’aurais pas cru ! Pas cru que je doive un jour me casser la tête pour écrire l’introduction de mon premier recueil de nouvelles. Parce que si j’écrivais quelques textes ci et là, je ne pensais pas qu’un jour mon ami Thierry Renard me proposerait de devenir le président du concours « Quelles nouvelles ? » et de, par force ou par amour, publier par la même occasion les miennes propres. Certes, il avait déjà accepté mes histoires sur Pasolini et Breton pour les ouvrages collectifs Un printemps sans vie brûle et J’ai cessé de me désirer ailleurs. Certes, il avait déjà lu mes articles dans La Voix du Lyonnais, L’Humanité Rhône-Alpes et Expressions. Et savait que j’avais co-écrit deux bouquins de journaliste sur Jacques Dutronc et Patrice Leconte. C’est bête d’écrire cela, mais gribouiller du papier a toujours été l’une de mes activités préférées – je parle de celles que la morale ne réprouve pas. Gamin, j’aimais beaucoup les rédactions puis, un peu plus tard, les dissertations, je passais des heures à la bibliothèque municipale de Nîmes à recopier des listes de pharaons, de maréchaux de Napoléon, de conventionnels ou de généraux de la guerre de Sécession. Puis, vers dix ans, gavé de westerns, j’ai écrit ma première histoire sur des cowboys qui se battaient. Ou des Sudistes contre des Nordistes, je ne m’en souviens plus très bien. Elle devait faire à tout casser deux petites pages quadrillées. Un peu plus tard, en terminale, je fis avec ma sœur le pari d’écrire un roman. Je remplis quand même deux pleins cahiers avant d’arrêter, faute de carburant. Plus tard, après la géologie et l’archéologie, le journalisme est venu et je réussis, au bout de quelques années, à gagner ma vie avec. Là, ça y est, je suis prêt à donner mes pages aux Éditions de La passe du vent et à attendre leur verdict. Et si, gênés, ils me rendaient tout ça avec un petit sourire contrit ? Je vous ai dit en préambule que c’était mon premier recueil de nouvelles ? Je rêve, non ? Réveillez-moi ou pincez-moi si jamais j’obtiens le Goncourt… Non, je rigole…

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Les os usĂŠs


Les os usés

« Pourtant, une supposition. Que se passerait-il si toute l’affaire – s’orienter, savoir où l’on se trouve, etc. –, si tout cela n’était qu’une escroquerie ? Que se passerait-il si tout – son chez soi, la famille, la totale, n’était que le plus grand, le plus complet, et le plus ancien lavage de cerveau ? Supposez que ce n’est que lorsque vous osez vous laisser aller que votre vraie vie commence ? Quand vous échappez au navire ravitailleur, quand vous coupez les amarres, quand vous larguez vos chaînes, quand vous disparaissez, quand vous partez sans permission, quand vous vous barrez, ciao, tout ce que vous voulez : supposez que c’est à ce moment-là, et seulement à ce moment-là, que vous êtes vraiment libre d’agir ! […] Supposez que vous deviez connaître le sentiment d’être perdu, dans le chaos et au-delà ; que vous deviez accepter la solitude, la peur bleue d’avoir perdu vos repères, la terreur vertigineuse de l’horizon qui tourbillonne comme la tranche d’une pièce de monnaie jetée en l’air » Salman Rushdie, La Terre sous ses pieds (Plon)

Qu’est-ce que je laissais derrière moi, finalement, en cette matinée de septembre 1979 ? Je venais de fêter mes vingt et un ans, mes parents avaient dû se faire la malle plutôt que continuer à me voir grandir et le cancer les avait rapidement expédiés sous terre, les pauvres ; ma sœur adorée venait de trouver chaussure à son pied en la personne d’un grand gaillard sympathique ; fauchée à un autre, ma copine était partie sous mes yeux, bras dessus bras dessous avec un sombre crétin qu’elle ne connaissait ni des lèvres ni des dents – après, la salope, elle s’était rattrapée – et moi, qui rêvais de départs à en crever, moi qui n’étais ni d’ici ni vraiment d’ailleurs, moi qui avais déjà goûté aux sirènes de l’envol – les passagers à destination du Caire sont attendus à la porte 27, magnez-vous, vous êtes en retard – et à celles des bateaux, Brindisi-Igoumenitsa, PatrasAncône, j’allais enfin faire un saut beaucoup plus important. Vers l’Amérique, celle que Joe Dassin voulait avoir et qu’il avait pourtant déjà eue puisqu’il y était né. L’Amérique de Hollywood, de Dylan et de Kerouac, de Hemingway, Crosby, Stills et Nash, de Young bien sûr et de Bukowski, de Jim Croce et de Chandler, sans oublier Hammett et Brautigan. 11


Lone Pine


Lone pine

Ici, les voitures semblent rouler très lentement, tellement il en passe peu. Le ciel est bleu et une brise agite doucement les arbres. La ville est encore endormie. Enfin, la ville… Lone Pine roupille, à 9 heures du matin, tandis qu’à l’horizon, le mont Whitney est le témoin muet de ce sommeil profond. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Le Season Dinner, le restaurant à proximité de l’hôtel, qui devrait être en plein rush du breakfast, ne reçoit que trois personnes. Un type en costard-cravate, en train de consulter sur son téléphone le déroulé de sa journée de commercial. Sur sa droite, le vieux cowboy avachi rêve-t-il de John Wayne électrique ? Du Duke se livrant à un rodéo sur un cheval à bascule ? Le regard au loin, il touille son café fumant, sans prêter attention au décor qui l’entoure. Et puis il y a ce type, l’air renfrogné, avalant ses œufs au bacon arrosés de larges rasades de café. Lui est là pour une raison précise : il se veut sur les traces des lanciers du Bengale, au moins de trois. Il désire plus que tout retrouver dans la terre l’empreinte du talon d’Ida Lupino, quand elle croyait encore à un amour possible entre elle et ce repris de justice d’Humphrey Bogart. Et tous les impacts de balles qui ont éraflé les rochers, sont-ils encore visibles ? Produits par les winchesters des troupes américaines. Par les rebelles indiens contre l’armée des Indes. Par les renégats qui peuplent tous les bons westerns. Lone Pine, notre homme le sait, est un studio hollywoodien en plein air. Depuis les années trente, combien de films ont-ils été tournés à l’abri des rochers ronds si typiques de l’endroit ? Le renfrogné aux vêtements sombres et aux lunettes du même éclat est un journaliste free lance qui s’est mis en tête d’écrire enfin l’article de sa vie, sur un sujet qui le passionne et qui le sortira du chien écrasé sur Wilshire ou du sac de la brave dame qu’un voyou a arraché près de La Brea, là où le mammouth englué dans le pétrole n’en 37


Avec larmes et bagages

finit plus de hurler sa défaite. Des dizaines de titres filmés ici lui traversent la tête : il ne s’agit pas d’en donner simplement la liste ni de raconter par le menu leurs trames. Il veut plutôt faire revivre de toutes pièces, avec ses mots à lui triés sur le volet, la poésie de l’endroit, la magnificence de ce décor, l’importance historique dont Hollywood a crédité le lieu. Oui, mais comment tourner cela ? Il mâchonne son dernier toast, avale la dernière goutte de son café en se demandant ce qu’il va décrire en premier. Mais le cœur n’y est pas. Il est déprimé et ce n’est ni le vieux sosie de Slim Pickens ni le commis-voyageur qui lui remettent de l’encre dans le stylo. Il lève les yeux. La serveuse est devant lui, un plein pot de café fumant prêt à être versé dans sa tasse. Les yeux de la jeune femme l’invitent à accepter la proposition ou à déclarer forfait. Ils sont beaux, ses yeux, pense malgré lui le journaliste. Il se connaît et sait que le moindre écart – regarder le paysage, une voiture qui passe ou une jolie fille – peut lui être fatal. Le mot qu’il tient au bout de sa plume mais qui se refuse à sortir s’envolera aussitôt. Il sourit à… à Grace, c’est le nom qui est inscrit sur la blouse de la jolie fille dont le prénom s’avère tout aussi charmant, et lui fait signe de remplir à nouveau sa tasse. Une idée lui traverse l’esprit et il se lance : « Vous êtes du coin, mademoiselle… heu… Grace ? Vous êtes de par ici ? ». Il s’en veut aussitôt parce que, c’est une manie chez lui, il pense à une scène du Canardeur et il se sent ridicule. Jeff Bridges et Clint Eastwood sont attablés au comptoir d’un bar et la serveuse, très jolie fille, leur demande ce qu’ils désirent. « Vous », répond Bridges en la regardant dans les yeux et, comme la fille ne dit rien, il se reprend aussitôt et passe sa commande, copieuse. Clint ne prend qu’un café et tous deux regardent la fille qui s’éloigne. La caméra la suit au niveau des fesses. « Tu as vu ce cul ? », s’exclame Bridges et son compagnon acquiesce. Ils ont la classe, tous les deux, un charme fou et notre journaleux se sent trop minable pour se permettre de jouer la concurrence. 38


La côte d’art mort


La côte d’art mort

Si, un jour, j’ai des petits-enfants, peut-être me demanderont-ils de leur voix fluette : « Dis, pépé, toi qui as bien connu cette époque, il est mort quand, le cinéma ? ». Que leur répondre ? Le mien, de grandpère, m’assurait que ce pauvre vieux cinématographe – il aimait Cocteau et ne l’avait jamais appelé autrement – avait trépassé avec l’arrivée du parlant. Fallait les voir jouer, les acteurs et les actrices, me disait-il, avant que le bruit ne vienne tout embrouiller. Certes, ils avaient les yeux charbonneux et le geste emphatique. Mais, gamin, quelle mise en scène ! Les Stroheim, les DeMille, les Gance, les Dulac savaient où placer leur caméra. Moi, j’étais enfant, je baissais les yeux, je ne comprenais même pas s’il me parlait toujours français ou dans une langue étrangère qu’il aurait apprise dans son pays, là-bas, en Algérie. Je baissais les yeux et me disais que j’adorais la pétarade des cowboys quand ils débarquaient dans une ville et y mettaient le barouf en faisant du bruit et, aussi, le cliquetis des sabres dans les films de pirates. Le son était né bien avant moi et je trouvais le cinéma bien vivant. Alors, il avait canné quand, cet art volubile et volatil comme l’alcali ? Quelle importance ! N’est-ce pas plus important de savoir combien il en a tué, lui, le cinéma, de types ? Combien de pauvres gars ont cru au mirage hollywoodien et y ont laissé des plumes, plusieurs dents si ce n’est toute la mâchoire et autant de poils que n’en contient la fourrure de Chewbacca. Wilbur Olsen fut de ceux-là. Je l’ai connu, j’ai suivi ses aventures dans plusieurs revues et livres publiés en anglais et français. Le nom, on l’a bien sûr inventé avec Christian, un copain avec qui on s’était mis en tête d’écrire un bouquin sur un cinéaste factice qui n’était pas si factice que cela puisque son modèle était bien connu et vivant à l’époque et aujourd’hui décédé mais tout aussi mythique. On aurait pu le baptiser Sam mais Wilbur sonnait bien. Le bouquin est tombé dans les oubliettes et j’ai eu l’envie de sortir de son tombeau de papier Wilbur Olsen. D’en faire mon Pat Hobby à moi, sans prétendre m’égaler à Fitzgerald, le héros de quelques historiettes sans conséquence. 45


Un comble !


Un comble !

Qu’est-ce qui lui a pris ? Après une carrière rondement menée depuis quinze ans, Jerry Bresler s’était fichu dans un sacré bourbier en produisant Les Vikings avec Kirk Douglas, un sacré caractère, ce fumier ! Il avait juré plus jamais sur toutes les Bibles qui s’étaient présentées sous sa main. Putain, plus jamais ! Juré, craché. Et il avait continué, Jerry, son petit bonhomme pépère de chemin dans la voie toute tracée de la production sans accroc : des petits films pour teenagers ou la série Gidget, rien de bien méchant, boulot peinard pour maximum de dollars. Et puis, les choses s’étaient succédé il ne savait comment. Qu’il réfléchisse, un peu. Ah oui, c’était ça. Il y avait d’abord eu cet épisode de Gidget à Hawaï. Depuis le premier film en 1959, Sandra Dee avait laissé son personnage à Debbie Walley, une charmante môme, qui elle-même le laissera à Cindy Carol pour Gidget Goes to Rome, que Bresler produira aussi. Mais là n’est pas la question, le public familial n’y voit que du feu, les actrices passent et le succès reste. Hawaï… Que de bons souvenirs, là-bas. Si bien que Jerry avait voulu y produire un autre film, Le Seigneur d’Hawaï, avec l’autre vedette, là. Qui l’avait entraîné sur cette pente savonneuse : produire un film au Mexique, dirigé par cette plaie ambulante de Wilbur Olsen. Son visage devrait figurer dans les trains-fantômes pour effrayer les gamins et la seule pensée de ce personnage colle illico presto une crise d’urticaire à Jerry Bresler. Il se met à se gratter partout, tellement ça le démange. Non, ce qui lui démange le plus, c’est de fourrer son poing dans la gueule d’Olsen. Il en fait encore des cauchemars. Pourtant, à bien y réfléchir, Jerry est beaucoup plus fier d’avoir produit Olsen que tous les Gidget du monde. Quelles stupidités, les scénarios sur cette pucelle et ses malheurs d’ado attardée. Veux pas aller à Hawaï en vacances avec mes parents. Puis z’ai trouvé l’amour à Hawaï et ze veux pas en repartir. On peut pas inventer plus con. Et pourtant, le pire c’est que ça marche. Comment témoigner du moindre respect pour le public ? Il suffit de mettre un peu plus de fric dans la pub, de faire 55


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passer deux ou trois fois à la télé la petite merdeuse et sa queue de cheval et le tour est joué. Le bouseux qui s’étouffe avec sa pizza devant son écran va la trouver bien balancée pour son âge et son t-shirt cradingue, qui fut blanc au départ, il y a de cela plusieurs décennies, va se retrouver décoré d’une nouvelle médaille rouge, moitié sauce tomate moitié poivron. Et la mémère, une paille au coin des lèvres trempant dans un verre géant de soda, les lunettes au bout du nez, les mains dans la vaisselle ou sur son chien, en train de l’épouiller et de lui tripoter la bite par la même occasion, la mémère, que croyez-vous qu’elle dise, la mémère ? Quelle est jolie ! cette Gidget, oui, c’est ce qu’elle pense. Et, en outre, elle lui rappelle elle-même, au même âge, quand elle était amoureuse de… Ben voyons. Pourtant, Gidget rapporte. Olsen, lui, rapporte aussi… son lot d’emmerdements ! Bien sûr, quand vous croisez dans une soirée Bosley Crowther ou Pauline Kael, m’étonnerait qu’ils vous causent de la gamine à queue de cheval, ne serait-ce qu’une minute. Les critiques n’en ont cure, de Gidget. Olsen, oui, pour eux c’était autre chose. Un vieil emmerdeur mais un sacré bon cinéaste. Un de ceux qui, sur sa pierre tombale, recueillera autant de fleurs et d’éternels regrets que d’impacts de chevrotine ou de 22 long rifle. Moi, se disait Jerry, j’opterais pour le colt Magnum et creuserais dans le marbre de ce salopard une telle fenêtre qu’ensuite, en y mettant une vitre, vous aurez l’impression de visiter la momie de Lénine ou de Mao. Mais Olsen, pour sûr, vous fait obtenir des bons points au concours de premier de la classe dont ces putains de critiques se bombardent les jurés. La foule qui allait voir Gidget ne connaissait pas le nom d’Olsen, pas plus que le petit salaud qui entourait l’épaule de sa copine et dont les doigts, pendant que se déroulait un film qu’il ne regardait qu’à moitié, normal, c’était Gidget, glissaient imperceptiblement vers la peau de la fille, au bas du cou, puis essayaient avec acharnement de passer sous le chemisier avant que l’autre, les yeux rivés vers cette bécasse de Debbie, lui ôte la main avec force et la relâche dans le vide, jusqu’à ce qu’elle atterrisse avec fracas contre l’accoudoir de velours. 56


Si j’avais quatre lévriers


Si j’avais quatre lévriers

« Et si les besoins d’un homme se limitaient à une cuisine, un lopin de terre, des arbres et une crique, à rester au chaud et à se sentir fort... peut-être que cela vaut mieux que d’aller se heurter aux quatre coins du monde... » Sterling Hayden, Wanderer

À la différence des femmes, il est des phrases qui ne vous quittent jamais. Celle-ci, par exemple : « Avec ses quatre dromadaires / Don Pedro d’Alfaroubeira / courut le monde et l’admira. / Il fit ce que je voudrais faire / si j’avais quatre dromadaires ». Je ne sais plus où je l’avais dénichée mais j’avais alors tout compris, le titre d’un des films de Chris Marker, Si j’avais quatre dromadaires, et mes envies de départ. Et ce n’est que récemment que je réalisai qu’il s’agissait d’un poème de Guillaume Apollinaire. Je n’avais pas quatre dromadaires et je me contentais alors, lorsqu’enfant j’étais malade et ne pouvais quitter mon lit, de faire tourner un globe terrestre en plastique. Je plantais mon doigt n’importe où et me disais : J’irai là. La plupart du temps, le doigt tombait dans l’eau et je refaisais tourner un tour ou deux avant d’atterrir quelque part dans le monde. Je ne savais rien de Don Pedro d’Alfaroubeira et déjà je l’enviais, lui et ses dromadaires. Bien des années plus tard, avec un seul billet aller en poche, je me retrouvai à Phoenix, Arizona, sans savoir où dormir. Mes quatre dromadaires avaient pris les allures d’un DC 10 puis de plusieurs bus Greyhound. Lesquels n’affichaient sur leur carrosserie qu’un seul lévrier gris, mais qui vous faisait traverser le pays. Il devait y avoir, ce jour-là à Phoenix, une convention quelconque, sans doute de rodéo, et les quelques hôtels proches de la gare routière où j’étais arrivé, dont les néons multicolores clignotaient sur leurs façades borgnes, étaient tous complets. J’ignorais pourquoi, j’avais décidé de visiter un site amérindien le lendemain matin mais là, la nuit était tombée depuis quelques heures et je ne savais pas sur quel matelas j’allais pouvoir m’étendre. 75


Rendez-vous chez ZĂŠnobie


Rendez-vous chez Zénobie

Ils ont tous les yeux injectés de sang et je me dis que ce qu’ils fument doit laisser des traces visibles jusque sur l’aqueduc du mésencéphale, pourtant sacrément bâti en pierres de taille. Curieusement, ce n’est pas le rouge qui est la couleur dominante de ces regards dérangeants et dérangés, mais bien le jaune. Des problèmes de foie ? C’est possible. Des problèmes de foi ? Ça commence à peine, dans le coin. Les ayatollahs ont pris le pouvoir en Iran et ont entraîné une poussée de barbes un peu partout dans le monde musulman. La Syrie pour l’instant est à peu près tranquille de ce point de vue. La Syrie a pour l’instant d’autres chats à fouetter, de très gros même et ce n’est pas parce que certains, à la vue de ma barbe, me traitent d’ayatollah que l’islam radical a déjà poussé la porte syrienne d’un coup d’épaule. 
 Je suis le médecin d’une équipe d’archéologues et j’ai débarqué à Damas il y a seulement quelques jours. La tension y est extrême parce que M. Reagan, président des États-Unis, vient de bombarder Tripoli en Libye – le nom de l’opération ressemble à un titre de Howard Hawks, El Dorado Canyon – et il menace de faire de même avec Damas. Les canons sont pointés vers le ciel dans l’attente d’une attaque aérienne – j’en verrai beaucoup lorsque je serai à Lattaquié – et la ville est aux mains de la milice du frère du président Hafez el-Assad. Ce sont ses sbires qui, les yeux jaunes et rouges et les kalachnikovs sur le ventre, sillonnent les rues, arrêtent arbitrairement qui ils ont envie et contrôlent les entrées et les sorties de la ville. 
 Da-mas, ton univers impitoya-able, je chante dans ma tête. Je suis logé à l’Institut français, où j’ai fait la connaissance avec le reste de l’équipe : Marguerite, la chef de mission, et son frère Yves, archéologue lui aussi, Thérèse l’archiviste, Pierre, l’épigraphiste, et Geneviève, l’architecte. D’autres arriveront plus tard. 
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Avec larmes et bagages

« Nous partirons demain en bus direction Lattaquié, annonce Marguerite. Avant cela, nous irons saluer le directeur des Antiquités syriennes, ici, à Damas. Tu veux venir avec nous ? ». Je suis le plus jeune de la troupe et tous sont aux petits soins pour moi. Saluer le directeur des Antiquités ? Tu parles si je veux. Nous voilà donc dans un vaste bureau. On m’a présenté, j’ai serré la main tendue et je me suis retiré sur ma chaise. Je sais qu’on ne me demandera plus rien et c’est très bien ainsi. Je peux rêvasser, calculer la hauteur des plafonds, admirer le costume impeccable de Monsieur le Directeur. 
 – ... fé ? 
 Je sens les regards tournés vers moi. Le directeur me sourit. Il répète, dans un français aussi stylé que son costume :

– Désirez-vous un café ?

– Heu... Oui, s’il vous plaît.

La discussion repart sur les problèmes archéologiques et moi dans mes pensées. Je regarde la tasse qu’une jolie demoiselle vient de me tendre. Une petite boule flotte au-dessus du liquide brûlant. C’est quoi ? Une noisette, sans doute. Le café est délicieux et j’ai très envie de croquer la noisette mais mes dents rencontrent une dureté surprenante. Je cale la noisette entre deux molaires et j’appuie. Merde, c’est dur ! Très dur, même. La coque craque et un goût amer se mêle à l’arôme de la torréfaction. J’ai fini de boire le café mais il faut à présent me débarrasser de ce que j’ai dans la bouche. Les autres parlent et ne se sont rendu compte de rien. J’approche la tasse de ma bouche et crachote le résidus. C’est malin, on ne voit que lui sur le rebord. Enfin, moi, en tout cas, je ne vois que lui. Qu’est-ce que je fais. Je ne peux pas le laisser là, ce n’est pas très joli à voir. Je rapproche la soucoupe de mon nez, la tasse vide fait un bruit de tasse vide dans le mouvement, le bord de la soucoupe est sous mon œil et d’un coup de langue, je réintègre dans la bouche le débris de la noisette cassée, que je me cale quelque part dans la joue. 82


L’amour et cetera


L’amour et cetera

Place Grandclément – Place Albert-Thomas : présentation

Stridulation du saxo !

J’étais pourtant moelleusement carré sur la banquette arrière d’un bus n° 3, à écouter sur mon mp3 L’Adagio for Strings de Samuel Barber (op. 11). De la musique cool comme il faut. Ce que je vis me fit l’effet d’un solo d’Ike Quebec, à l’époque où il jouait dans la formation de Hot Lips Page. Avec, peut-être, un soupçon de Scoops Carry (mais alors, période Roy Eldridge). C’est-à-dire que j’entendis du sax dans un morceau pour CORDES. Jugez de mon chaud effroi. Tous les jours, je prends le 3 pour aller travailler dans la Presqu’île. Je fais un job qui me prend tout mon temps et me permet de manger. Et de boire. Un travail qui, malgré tout, m’empêche de pratiquer le sport que je préfère : l’écriture. Alors, chaque fois que l’occasion s’y prête, j’écris. N’importe où. Dans les bus, le métro, au bistrot, au restau et le soir, chez moi. Pour cela, il me faut de la musique. Sans elle, je ne me sens pas en forme. Depuis toujours, je la voyais monter dans le bus et venir s’asseoir non loin de moi. Elle semblait au diapason avec ce que j’écoutais et ça, c’était au poil. Je l’avais vu sourire sur My Funny Valentine par Woody Herman et s’attrister sur la version de Gerry Mulligan. Elle avait été pensive sur du Stromae, enjouée avec Manu Chao et attentive sur un gutbucket d’Eddie « Lockjaw » Davis. Une fois, j’ai mis par erreur du Goldman et elle est ressortie en courant du bus. Je ne crois pas que les deux actions aient été liées. Elle m’accompagnait tous les jours à l’aller, jamais au retour. Sans doute un problème d’horaire. Il me semblait la connaître. Un autre que je pensais connaître aussi était un jeune homme qui faisait avec moi le trajet du retour et jamais de l’aller, allez savoir pourquoi.

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Qui s’y frotte trop s’y pique


Qui s’y frotte trop s’y pique

J’étais plongé dans Tropique du Cancer quand la sonnette a retenti. Miller, quand même, quel écrivain ! Capable de passer de la trivialité à la philosophie, du sexe à la littérature avec ce plaisir de la vie communicatif. Qui cela pouvait-il être ? Je n’attendais personne. J’habitais alors au dernier étage d’un immeuble de la rue du Bac, à deux pas de Deyrolles, dans un appartement minuscule. Qui avait osé braver les escaliers, ces montées de marches interminables et exténuantes, pour débarquer chez moi à l’improviste ? Je jetai un coup d’œil en direction de la porte qui était, en fait, un coup d’œil à l’ensemble de mon appartement. J’étais installé sur mon lit, un coussin me calant le dos et je pouvais voir en même temps l’évier et le petit coin cuisine où il allait forcément falloir faire chauffer de l’eau chaude pour boire un café soluble avec mon visiteur (ou ma visiteuse, mais ça m’étonnerait), de l’autre côté la porte fermée des WC et enfin, face à moi, la porte derrière laquelle un deuxième coup de sonnette retentit. Visiblement, quelqu’un qui n’avait pas envie de s’être tapé pour rien la montée de l’Everest et qui insistait. Ah oui, dernier détail, les téléphones portables n’existaient pas encore en ces temps préhistoriques. Le Tropique était posé sur le lit. Le bouquin était ouvert côté intérieur et la couverture me regardait donc. En réalité, non, c’est moi qui la regardais car je ne pouvais quitter des yeux le dessin que les éditions Folio avaient eu la bonne idée de mettre, un globe terrestre représenté par une jolie paire de fesses bien roses. Les fesses et le plaisir de la lecture. La porte, sans savoir qui était derrière. La visite d’un ami fait toujours plaisir, sauf quand on s’est mis en tête qu’on va buller, glander, ne rien foutre du tout. Prendre du temps pour soi, lire et, pourquoi pas, se tripoter au passage si le cœur nous en dit. Bref, rester entre soi et soi et ne rien faire d’autre et, surtout pas, les frais d’une conversation. Le troisième coup de sonnette me fit bondir du lit. Oui, voilà, voilà, j’arrivai à la porte et l’ouvrit en grand... pour rester bouche bée. 133


Nocturne vĂŠnitien


Nocturne vénitien

Je ne sais plus pourquoi mais je voulais t’oublier. T’oublier alors que je continuais à t’aimer. Je voulais m’éloigner, loin de toi, loin d’un quelconque souvenir qui puisse me raccorder à tout ce que nous avions vécu. Et mon employeur n’a rien trouvé de mieux que de m’expédier à Venise. Venise, tu te rends compte, Venise. Quelle idée ! Comme s’il n’y avait pas d’autres lieux sur la planète où m’expédier. Et je ne comprends pas pourquoi tu n’es pas aujourd’hui à mes côtés. Si tu n’es pas là, c’est donc bien à toi que j’écris. Mais si tu n’es pas là, c’est peut-être aussi que je t’ai tuée. Je ne vois pas d’autre raison. Auquel cas, mes confidences seront lues par un jury, un tribunal. Reprenons au début. Je suis arrivé cette nuit pour y retrouver un certain M. Ganz. Pour le boulot, je t’ai expliqué. Et tu connais, ma chérie, mon goût pour les rapprochements. Ce M. Ganz que je n’ai jamais vu, je lui donne aussitôt les traits de Bruno Ganz et du vieux fleuriste que l’acteur incarne dans Pain, tulipes et comédie. Qui se déroule, comme tu ne le sais sans doute pas... à Venise. C’est une de mes vieilles marottes, toujours tout ramener au cinéma. Tu devrais en avoir l’habitude. Te souviens-tu de notre arrivée à Venise ? Nous avions traversé toute l’Italie du Nord, depuis Turin, en roulant à plus de cent soixante sur l’autoroute. C’était l’allure moyenne de toutes les autres voitures et on se disait que les radars transalpins ne devaient pas exister. L’arrêt à Bergame nous avait mis en appétit, nous étions pressés d’arriver dans cette ville amoureuse par excellence et de tester aussitôt les draps de notre petit hôtel. En traversant Marghera, nous savions que nous étions au bout de nos peines. Aujourd’hui, j’ai retrouvé ce petit hôtel de la calle della Masena, à Cannaregio, pas très loin de la maison du Tintoretto.

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Avec larmes et bagages

Enfin, lorsque j’écris « pas très loin », je me dis que tout est relatif. Te souviens-tu de nos longues promenades et des nombreuses fois où nous nous sommes perdus, aboutissant à un cul-de-sac, manquant de tomber dans un canal alors qu’on croyait trouver là un pont ? J’adorais me perdre avec toi et penser qu’on finirait nos jours ainsi, à errer, bras dessus bras dessous. Nous prenions le temps de regarder, nous attendant à voir surgir une gondole entre deux murs. Plus personne ne chante O sole mio mais les traditions ne se perdent pas pour autant et les mouettes planent toujours au-dessus des canaux J’aimais ton visage dans Venise, ton corps dans Venise, ta silhouette fine arpentant la calle de le Cadene ou le Ramo de l’Agnella, t’arrêtant devant la parrochia Maria Gloriosa dei Frari, franchissant le ponte San Polo, le ponte S. Giovanni Grisostomo, le ponte Zaguri ou le rio de San Pantalon dont le nom te faisait rire. Te souviens-tu de notre halte Campo San Maurizio, alors que nous sortions d’un petit restaurant ? Tu marchais devant moi, perdue dans tes pensées, puis t’étais retournée, m’avais regardée avec ces yeux qui me troublent, profondément amoureux.

Tu m’avais souri puis embrassé puis avais repris ta route en riant.

Nous nous étions déjà promenés devant ce grand bonhomme dont le turban passe à peine sous l’arcade où il a été représenté. Tu t’étais serrée contre moi en me prenant le bras, en te moquant de ce petit gros qui, disais-tu, me ressemblait. Je ne suis pas gros, mon cœur, pas bien grand mais pas gros. « Mais tu as un petit ventre bien rebondi », rétorquais-tu. Sculpté sur la façade de la maison du Tintoret, ce personnage, me disais-tu, te rappelait le roman de Nedim Gürsel qui se déroule à Venise. Le héros y traque entre autres 150


Nocturne vénitien

les œuvres de Gentilo Bellini, un peintre de la Renaissance dont les tableaux retracent si bien les architectures et la vie quotidienne. Quels seraient les tableaux que peindraient aujourd’hui les Bellini, Gentilo ou l’un de ses frères ? Des gens portant des masques, signes que le H1N1 a aussi perdu des microbes dans la lagune ? Je préfère penser au Tintoret : j’adore sa courtisane qui expose crânement ses seins. Et je rêve aux tiens, très précis dans ma mémoire, si jolis. Si lointains. Pourquoi n’es-tu pas avec moi aujourd’hui ? N’aimes-tu plus Bruno Ganz ? En débarquant ici, tu m’avais aussitôt parlé de Mort à Venise et moi, mauvaise tête comme toujours, je te disais que j’aimais autant la façon dont Tinto Brass avait filmé la ville dans La Clef ou dans Senso 45, un remake du film de Luchino rebaptisé en « français » Black Angel. J’appréciais chez Brass les traces de neige sur les quais, la brume froide qui entoure les canaux, les appartements grandioses peuplés de prostituées tristes, les frustrations des bourgeois qui pensent que le sexe, un plaisir qui leur est désormais interdit, peut les sauver de la mort. « Tu préfères un film de cul à Visconti ? », avais-tu coutume de râler. Avec un grand sourire, j’acquiesçais en te prenant dans mes bras. Où es-tu pour ne plus me parler de Thomas Mann et de Gustav Mahler ? T’ai-je vraiment tuée pour que tu ne m’aies pas accompagné ici ? Tu étais devenue mon œuvre d’art, celle auprès de laquelle je vivais. Je n’avais plus besoin, moi qui ai fait de la connaissance du cinéma un but, de me plonger dans la filmographie des poètes reconnus. Certes, j’adore toujours Pasolini mais je peux aussi parfois me contenter d’une sexy comédie de Michele Massimo Tarantini. Et toi, tu es tout ce que j’aime : tu as le port de reine de Silvana Mangano et la séduction canaille d’Edwige Fenech. Tu es mon lien entre le cinéma d’auteur et son alter ego populaire. Pourquoi donc est-ce que j’utilise le présent lorsque je parle de toi ? 151


Le spectre aux yeux gris


Le spectre aux yeux gris

Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars discutaient sur le pont Mirabeau, se racontaient leur vie en regardant couler la Seine. Ils suivaient le poète Rémy de Gourmont qui se rendait toujours d’un pas alerte, le mardi matin, fouiner chez les bouquinistes. « Et nos amours, disait Guillaume, pensivement. Faut-il qu’il t’en souvienne, Blaise ? ». Blaise ne répondait pas, songeant tristement à le petite Jehanne et au Transsibérien, aux mille et trois clochers et aux sept gares de Moscou. La matinée était fraîche et de la fumée s’échappait de la bouche des deux amis. Il flottait comme une odeur d’écriture automatique. C’était Blaise à présent qui parlait. Un soir, avec Guillaume, ils étaient au cabaret L’enfer, boulevard Clichy, et ils avaient fait la connaissance de Conchita, une ravissante Madrilène. Blaise pouvait à présent l’avouer à Guillaume, devant cette Conchita, il avait ressenti la même sensation de creux à l’estomac, tu sais, quand on était au musée Guimet et qu’on avait vu cette magnifique danseuse exotique à poil... « Mata-Hari ? », lança Guillaume. Mais il se moquait éperdument de Mata-Hari, comme de Conchita. « D’ailleurs, reprit-il comme si Blaise avait eu connaissance du fil de ses pensées, cette Espagnole, je l’ai prise en grippe ! ». Blaise en fut chagrin, il n’appréciait pas les plaisanteries de mauvais goût. Tout en devisant, il surveillait du coin de l’œil Rémy de Gourmont qui, à une encablure devant eux, sortait du pont Mirabeau pour s’engager sur le quai. Soudain, Blaise s’arrêta : il avait vu quelque chose qui le fit réagir au quart de tour. Il se mit à courir. « Où bourlingues-tu ? Tu veux m’emmener au bout du monde ? Quelle mouche te pique ? », s’enquit Guillaume. « Une mouche, quelle mouche ? répliqua Blaise. Comment veux-tu qu’elle me blesse sans dard ? Regarde Gourmont, il n’a pas pris le quai d’Auteuil. Il est en train de remonter tout droit. Y aurait-il un nouveau bouquiniste là-bas ? ». 169


Avec larmes et bagages

Et il repartit de plus belle. Guillaume fut bien obligé de lui emboîter le pas… de course. Gourmont avait accéléré l’allure et les deux amis eurent du mal à le rattraper, tant ils s’étaient laissé distancer. Dans cette course effrénée, Blaise était devant. En passant devant deux ménagères qui discutaient sur le trottoir de la rue de Rémusat, leurs cabas pleins de poireaux à leurs pieds, Blaise crut entendre : « Avez-vous vu le prix du calligramme de pommes de terre ? ». Il se retourna : Guillaume était sur ses talons, ahanant. Gourmont venait de tourner sur la gauche, sur l’avenue Théophile-Gautier. Puis tout de suite à gauche, encore, en direction de l’église d’Auteuil. Ce qui se passa alors, Blaise Cendrars et Guillaume Apollinaire le virent de loin alors que, rattrapant Gourmont, ils débouchaient sur la place de l’église. Agenouillé sur le parvis, Charles Péguy murmurait, plongé en pleine prière. Cendrars s’arrêta net. À quelques mètres de lui se déroulait le tableau suivant : Péguy, toujours agenouillé, disait « Ô Mère ensevelie hors du premier jardin / Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce / Et la vasque et la source et la haute terrasse / Et le premier soleil sur le premier matin ». Gourmont avait gravi les marches et s’était approché de Péguy, à le toucher. Il avait sorti de son long manteau un large coutelas et l’avait planté droit dans le cœur du poète. Un rire avait alors retenti, qui glaça d’effroi Cendrars, Apollinaire qui arrivait et tous les témoins de cette scène stupéfiante. Gourmont s’était alors défait de sa défroque et avait arraché son visage. Sortie des vêtements bourgeois chus à terre, une silhouette vêtue de soie noire et d’un masque qui lui recouvrait l’intégralité du visage les toisa un instant et s’enfuit en courant. Sur toutes les lèvres, un nom courut qui se répercuta haut et fort sur la façade divine : « Fantômas ! ». Devant les yeux effarés de Blaise Cendrars et de Guillaume Apollinaire, devant une dizaine de spectateurs, Fantômas venait d’assassiner froidement Charles Péguy. Nous étions le 17 avril 1914. 170


Une cellule Ă Izmir


Une cellule à Izmir

Son visage s’est approché du judas. Trois jours. Trois putain de jours qu’il est enfermé dans cette cellule de quatre mètres carrés sans rien à boire ni à bouffer. Dans la chaleur ! Au mois d’août, à Izmir, inutile de sortir un chandail du placard. Il fait chaud et la légère brise marine qui permet aux pavés chauffés à blanc de respirer ne serait-ce qu’un moment, faut pas qu’il y songe. Lui, il est là, enfermé dans cette putain de cellule depuis trois jours. Il s’approche du judas, c’est même pas que la petite ouverture grillagée lui procure un peu d’air, pensez-vous, dans ce commissariat de Kemeralti, en plein cœur du souk, la température avoisine les 40° aussi bien dans la cellule que dans le couloir. Il s’approche du judas parce qu’il veut boire. Et qu’il a perçu un léger mouvement et des bruits de voix. Sur le banc qui fait face à la cellule se tient un couple de touristes. C’est visible qu’ils ne sont pas Turcs, certainement Français ou Allemands, il y en a tellement par les temps qui courent. S’il appelle le gardien pour lui demander de l’eau, sans doute que celui-là, pour faire bonne figure, va lui passer une bouteille. Ou ne serait-ce qu’un verre. Il fait chaud, il dégouline, c’est pas humain de le conserver ainsi dans ce petit espace alors qu’il a rien fait. Trois fois rien. Il a… Et puis aussi, il… Enfin, peu importe, c’est rien d’important, ça vaut même pas le coup de rester enfermé, tout ça pour ça, en plus on crève de chaud, ils veulent me faire crever ces salauds, putain de flics de merde, ouvrez-moi, donnez-moi à boire, c’est même pas vrai que je me suis saoulé, c’est même pas vrai que l’argent, je l’avais trouvé dans la poche d’un touriste, non c’est pas vrai ou alors sa poche, elle était trouée, oui, c’est ça, elle était trouée et c’est quand même pas sa faute à lui s’il n’a eu qu’à se baisser pour ramasser la pièce, enfin le billet, oui d’accord, il y en avait plusieurs de billets, c’est ça, mais ça fait pas de lui un malfaisant. Merde, il a soif. Il va se le payer, ce flic, il va lui faire comprendre à qui il a affaire, surtout devant ces touristes, la petite blonde mignonne et l’autre maigrichon barbu, il va rien oser faire, cette grande brute en uniforme, rien, nada, que dalle et lui, il va gueuler, il va gueuler qu’il a soif et qu’il veut boire. 189


La traversĂŠe


La traversée

Il s’était entouré le corps d’une aussière solidement attachée au bateau. Il savait que le tangage pouvait être important en pleine mer et la moindre minute d’inattention le propulser par-dessus bord. La fin du cordage encerclait son gros orteil et pendait dans l’eau. Au bout, un crochet, en fait un bout de fer tordu tant bien que mal par Nasser, le jeune homme en question, était censé attirer l’attention des poissons. Mais comme aucun appât ne s’y tortillait, Nass n’avait pas à s’en faire, il ne risquait pas d’être réveillé. L’embarcation avait quitté Sayada, petit port tunisien, vers minuit et voguait à présent en pleine mer, pleine à craquer. À bord, une cinquantaine de clandestins africains, venus du Mali et du Sénégal grâce à des filières plus ou moins fiables, et trois hommes à la manœuvre, trois frères : Abdel, l’aîné, Nordine, son cadet, et Nass, le petit dernier, chargé du ravitaillement. Nass semblait dormir, ceint de son harnachement de fortune, mais il n’en était rien. Cette cinquième traversée qu’il accomplissait avec ses frères serait pour lui la dernière. Il était décidé à quitter le bord en vue des côtes de Lampedusa et à sauter à l’eau avant que ses frères ne lui ordonnent de précipiter les passagers dans le bouillon. Il n’avait rien à voir avec ces deux cons qui, depuis que Mohamed, le grand frère, était parti combattre en Syrie aux côtés d’al-Qaïda, s’étaient déclarés membres de l’AQMI et passeurs officiels de pauvres bougres qui croyaient gagner l’Eldorado quand ils n’allaient trouver que la mort. Car les deux frères ne s’embarrassaient pas de scrupules, c’était même, affirmaient-ils, des ordres venus de plus haut. Dès que le bateau avait gagné la pleine mer, ils balançaient subrepticement, après les avoir assommés d’un grand coup sur la tête, ceux qui étaient penchés, occupés à rêvasser ou à vomir le peu qu’ils avaient avalé. Les autres passagers ne voyaient rien. Ou ne disaient rien, pensant que la maigre pitance qui leur servait de vivres pendant la traversée serait partagée en moins de parts. Ou n’osaient rien dire, craignant pour leur propre vie. 197


Jolie mĂ´me


Jolie môme

« et ceux qui s’onanisent en plus ! qui se voient embrassant des lascives, qui s’en font mal aux sangs ! des heures ! dans le noir des cinés ! se ruinent en teintureries de phalzars ! après des fantômes de vampires, mortes y a vingt ans ! » Céline, Féérie pour une autre fois

Pour toi, Louis-Ferdinand, ces lignes…

Le vieil homme regardait la mer et moi, je la regardais, elle. Le vieil homme était dans le film, elle et moi dans la salle. Nous étions les invités d’une projection de presse dans une salle historique de Lyon installée avenue Berthelot, face à l’ancien hôpital militaire dont la Gestapo avait fait son siège pendant l’Occupation, avant que le lieu ne devienne un centre d’histoire de la Résistance. Elle s’était assise naturellement à côté de moi, on se connaissait et on avait papoté cinq minutes avant que les lumières s’éteignent et que le film commence. Elle avait continué à discuter dans le noir et moi, qui sentais bien que ses propos gênaient les autres spectateurs, aussi peu nombreux fussent-ils, je ne répondais que par monosyllabes. Je savais que les critiques de cinéma s’annoncent comme des cinéphiles, quelle que soit l’étendue de leurs connaissances sur le sujet, et deviennent nerveux au moindre bruit. J’entendais leurs fesses se tortiller sur les fauteuils et, malgré mon envie de continuer la discussion avec elle, je me disais qu’il fallait qu’on arrête. C’était une jolie môme, vraiment, et j’étais heureux qu’en me penchant vers elle pour mieux entendre ses dernières phrases dans le noir, nos jambes se soient frôlées. Dans le film, il était donc question d’un vieux type et de la mer, le vieux type regardait sans arrêt la flotte, il voulait je crois pêcher un gros poisson, j’en savais rien, je ne suivais vraiment pas l’histoire, moi je la regardais, j’avais envie qu’elle continue à parler malgré tous les autres autour, qu’elle continue à parler ce qui aurait été, j’étais malin, un bon prétexte pour lui fermer la bouche avec mes lèvres. 207


Avec larmes et bagages

Le film visiblement ne l’enthousiasmait pas plus que moi et, de temps en temps, elle le commentait. À cette époque, j’étais plongé dans la lecture de Féérie pour une autre fois et je pensais à cette phrase à propos des mecs qui se paluchent dans le noir des salles obscures en me disant que mon fantôme de vampire était bien vivant, juste à côté. Faut pas rêver, quoi qu’il en soit, le cinéma en propose de moins en moins de ces déesses de rêve en celluloid. Malheureusement, les e-connes ont remplacé les icônes. C’est le tactactactac qui m’a sorti de mes pensées. Tactactactac que ça faisait, on l’entendait parfaitement et quelques têtes, on les voyait dans la lueur de l’écran, commençaient à se tourner. C’est quoi ? demandai-je en me penchant à son oreille, c’est le film qu’a cassé ? Il doit être en train de fouetter la bobine… Je me croyais malin mais elle, qui connaissait parfaitement les problèmes de projection, me stoppa d’un mot : Dis pas de conneries, on projette en DCP maintenant. DCP pour Digital Cinema Package, c’est vrai que j’étais con, la pellicule et le 35 millimètres étaient morts depuis belle lurette. N’empêche que je n’inventais pas et que tactactactactac, encore plus prolongé que tout à l’heure, se faisait bien entendre. Qui l’a dite, la phrase qui a été comme si un millier de scorpions se mettaient à pincer le cul des quelques spectateurs présents dans cette salle ? Qui a dit : ça tire dans la rue ? Qui a gueulé : Faut se barrer ? Sur la dizaine déjà à moitié assoupie par le récit du vieux et de sa mer, quatre ou cinq se sont levés et précipités vers une sortie de secours, au fond de la salle. J’hésitais, j’allais à mon tour me lever mais ma jolie môme m’a retenu par le bras. Attends, je sais où on va aller. Elle s’est levée, m’a pris par la main car les lumières ne s’étaient pas rallumées et, comme par hasard, le temps dans le film courait vers l’orage et on n’y voyait goutte. Je me suis laissé faire, main dans la main, et nous avons remonté la salle au lieu de courir vers l’écran et la sortie de secours sur la gauche, non nous avons remonté l’allée à peine éclairée par de petits voyants bleus et nous sommes retrouvés dans le hall, à la lumière. Moi, c’est quand même pas ma faute, je n’y suis pour rien si les circonstances nous ont conduits à agir ainsi. À la lumière du hall, elle m’a lâché la main. 208


Jean-Charles Lemeunier Jean-Charles Lemeunier naît à Oran, en Algérie, le 8 septembre 1958. Après des études de géologie et d’archéologie, il se tourne vers le journalisme et écrit pour Lyon-Libération, L’Humanité Rhône-Alpes, Le Film français, La Voix du Lyonnais, Expressions… Il publie avec André Chomier une biographie du chanteur et acteur Jacques Dutronc et, avec Pascal Chantier, une autre consacrée au cinéaste Patrice Leconte et publiée chez Séguier. Le cinéma est au centre de ses intérêts et, dans Le Poing dans la vitre, ouvrage collectif sur les scénaristes et dialoguistes du cinéma français, il rédige le chapitre sur José Giovanni. Il a également livré deux textes pour Un printemps sans vie brûle, autour de Pier Paolo Pasolini, et un pour J’ai cessé de me désirer ailleurs, sur André Breton, tous deux publiés à La passe du vent. Avec larmes et bagages est son premier recueil de nouvelles.

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Bibliographie

Avec larmes et bagages, La passe du vent, 2017 J’ai cessé de me désirer ailleurs, pour saluer André Breton, ouvrage collectif, La passe du vent, 2016 Un printemps sans vie brûle. Avec Pier Paolo Pasolini, ouvrage collectif, La passe du vent, 2015 Le Poing dans la vitre, ouvrage collectif, Actes Sud/Institut Lumière, 2006 Patrice, Leconte et les autres, avec Pascal Chantier, Séguier, 2001 Crac ! Boum ! Huuuue, avec André Chomier, Jean-Pierre Taillandier, 1992

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Table Page

Introduction 5 Les os usés 11-25 Flâneries mexicaines 29-34 Lone Pine 37-42 La côte d’art mort 45-51 Un comble ! 55-57 Fils de pute 61-65 Pékin en autobus 69-71 Si j’avais quatre lévriers 75-78 Rendez-vous chez Zénobie 81-101 L’air mais pas la chanson 105-118 L’amour et cetera 121-130 Qui s’y frotte trop s’y pique 133-138 Henri de Régnier : L’Entrevue 141-145 Nocturne vénitien 149-166 Le spectre aux yeux gris 169-174 Ma Lady fantôme 177-185 Une cellule à Izmir 189-193 La traversée 197-204 Jolie môme 207-216 Lída 219-235 Vilain Raoul 239-244 Une fille sur un plateau 247-255 Les os usés (reprise) : Diurne indien 259-263 L’auteur

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Illustration de couverture © Jean-Charles Lemeunier Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler

Ouvrage composé avec la police AGaramond, corps 11, sur papier Bouffant Hellefoss Creamy - crème 80 grammes couverture sur papier Couché Condat Silk/Mat - Blanc 300 grammes

Achevé d’imprimer par Pulsio.net – UE Octobre 2017


ISBN 978-2-84562-313-2 15 €

AVEC LARMES ET BAGAGES

Jean-Charles Lemeunier

Ça pourrait être des variations sur le même thème. L’histoire d’un type largué par sa nana, un type un peu faible. D’où les larmes. Le récit se répète dans plusieurs lieux géographiques, d’où les bagages. Tout cela sur fond de cinéma et de musiques, de romans américains et de jolies filles. Ça pourrait être l’histoire de plusieurs types. Qui pleurent et voyagent tout à la fois.

AVEC LARMES ET BAGAGES Jean-Charles Lemeunier Nouvelles


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