récits et anecdotes de la migration
MES VOISINS
Pendant un peu plus d’un an, Benjamin Vanderlick s’est installé dans des quartiers populaires des agglomérations d’Annemasse, de Lyon et de SaintÉtienne. Il a invité des habitants à aller recueillir des récits et anecdotes de migrations auprès d’un de leurs voisins. En proposant avec ce livre une sélection de ces paroles retranscrites, ce sont des sortes de poèmes autobiographiques, des fragments de vie livrés, une successions d’anecdotes des uns et des autres qui parfois, se contredisent. La démarche a été portée par le collectif documentaire lyonnais Service Compris.
MES VOISINS
RÉCITS ET ANECDOTES DE LA MIGRATION – BENJAMIN VANDERLICK Récits
ISBN 978-2-84562-311-8 8€
Benjamin Vanderlick
Avant-dire de Yvon Le Men Postface de Velibor Čolić Illustrations de Renaud Morel
Benjamin Vanderlick
Mes voisins RĂŠcits et anecdotes de la migration
Les illustrations ont été réalisées par Renaud Morel à partir de photographies prises par des voisins et par Benjamin Vanderlick. Les âges signalés pour chaque voisin interviewé sont ceux au jour de l’entretien. Les intervieweurs ont demandé à leur voisin de faire des phrases complètes pour répondre aux questions. Les morceaux de témoignages présentés dans l’ouvrage ont été retranscrits d’une manière assez fidèle à la forme orale. Benjamin Vanderlick a pris la liberté d’effectuer quelques petites modifications de syntaxe et de forme pour favoriser une lecture fluide.
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Invitation au recueil de récits et d’anecdotes de migrations entre voisins Cela fait plusieurs années que j’écoute, observe, dialogue, effectue des entretiens et des photographies avec des personnes immigrées. En engageant l’initiative « Mes Voisins – récits et anecdotes de la migration », il s’est agi de mettre en partage cet intérêt pour les parcours migratoires, avec pudeur et simplicité. Pendant un peu plus d’un an, dans des quartiers populaires d’Annemasse, de Bron, de Lyon, de Saint-Étienne et de Vaulxen-Velin1, des habitants ont accepté de se prêter à une expérience participative. Ont été rencontrés, entre autres, des usagers de bibliothèques, médiateurs, bénévoles de centres sociaux, participants à des ateliers sociolinguistiques, membres de comités d’habitants, enfants en activités périscolaires, résidents de CHRS2 et de CADA3. Je les ai invités et accompagnés pour aller à la rencontre d’un de leurs voisins qu’ils ont choisi, ayant vécu la migration et dont ils ne connaissent pas ou peu l’histoire. Ils l’ont questionné, écouté et enregistré, ont réalisé quelques photographies de lui ainsi que de son environnement. À partir de cette matière récoltée, des petits montages multimédias ont été réalisés et projetés dans chaque quartier4. Parfois, une mise en voix de ces témoignages a été effectuée par les habitants euxmêmes, accompagnés par un metteur en scène5. En France, depuis plus de vingt ans, on a assisté à une prolifération de recueils des mémoires d’immigrations et une certaine lassitude de
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l’objet du côté des acteurs culturels et de l’éducation populaire, des collectivités. Pour autant, la perception de la migration est multiple et intarissable. Le phénomène est interrogé sous de nouvelles manières avec l’évolution de la recherche en sciences sociales. Les migrations elles aussi changent, tout comme le regard de la société sur elles. Les contextes économique et politique nationaux, européens, mondiaux influent sur les migrations internationales et les politiques migratoires à tout-va qui tentent de contrôler les mobilités. Ce contexte affecte également la qualité de l’accueil réservé aux étrangers. En proposant une série de questions relativement large et ouverte mais pour autant concentrée sur quelques thématiques, j’ai alors invité les habitants à s’approprier la grille d’entretien et trouver un sujet qu’ils pourraient évoquer avec un de leurs voisins ayant connu la migration, le déracinement. La quasi-totalité des interviewés a été des immigrés tels que définis par le Haut Conseil à l’intégration et reconnu par l’INSEE6. Pour quelques entretiens, les interviewés ne répondent pas exactement à cette définition mais partagent pour autant un sentiment de venir d’ailleurs, d’être héritiers d’une culture non-hexagonale. Ont été interviewées, par exemple, des personnes nées avant l’indépendance de leur pays colonisé par la France, donc nées françaises, des personnes nées dans les départements d’outremer ou des personnes arrivées en bas âge en France dans une famille immigrée et qui ont grandi avec plusieurs cultures. Les questions avaient vocation autant à pouvoir assouvir la curiosité du voisin intervieweur et à intéresser le voisin interviewé, satisfait de parler de ce qu’il voulait. Le vécu de chaque migration est certes personnel mais se trouve influencé selon le parcours, la période et le lieu d’arrivée en France, le sexe, la situation professionnelle, familiale, la culture, la religion, la ou les langues, l’origine, le capital social et culturel, selon aussi l’accueil reçu et tant d’autres paramètres.
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J’ai donc soumis aux habitants-intervieweurs un questionnaire avec plusieurs thématiques. Ils avaient le choix entre questionner leurs voisins sur les raisons de leur migration, sur leur arrivée et leur installation ici, sur le regard des autres sur eux, également sur leur positionnement face à leur culture d’origine et le tiraillement entre transmission, multiculturalisme, acculturation et assimilation. Ils pouvaient également choisir d’évoquer leur parcours d’intégration, d’insertion, de reconstruction depuis leur arrivée. Puis l’entretien se terminait sur une question d’actualité en évoquant leur regard sur l’immigration actuelle et sur l’accueil qui est fait aux migrants aujourd’hui. À partir de ce questionnaire assez ouvert, voisins intervieweurs et interviewés se sont mis d’accord sur au moins une thématique afin de réaliser un entretien d’environ dix minutes. Les entretiens ont pu se tenir dans la langue maternelle de l’interviewé quand l’interviewé était plus à l’aise dans sa langue maternelle qu’en français, que l’intervieweur comprenait également cette langue et que l’un ou l’autre étaient aptes à effectuer la traduction mot à mot, seconde par seconde vers le français avec moi. Les passages d’entretiens sélectionnés et retranscrits ont été choisis d’un commun accord entre intervieweurs et interviewés. Alors que l’ethnologue ne revient plus ou presque plus sur son terrain une fois sa mission terminée, la relation entre voisins préexiste avant et se poursuit après. Une confiance est établie et influe sur ce qui se dit et sur ce qui est sélectionné à l’issue de l’entretien. Par ce type d’approche et avec des questions relativement cadrées, on constate que certains ont profité de ce porte-voix pour dire en langue maternelle ou en français ce qu’ils ont sur leur cœur à quelqu’un qui accepte de les écouter : la situation dramatique à l’origine du départ, le racisme, la difficulté à apprendre le français, les problèmes de papiers ou encore le port du voile, pour ne citer que quelques exemples.
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En fin de compte, une soixantaine d’entretiens a été effectuée, majoritairement en français, mais aussi en arabe, araméen, espagnol, oromo, turc. Au moment de l’entretien, l’un des interviewés allait fêter ses soixante ans en France, arrivé seul à l’âge de douze ans en provenance d’Italie, pour travailler. Un autre vient d’arriver seul également il y a à peine quinze jours, en provenance de Guinée, à seize ans, après une odyssée à travers l’Afrique puis l’Europe. En laissant les habitants choisir leur voisin puis en permettant que le choix des passages s’opère par le couple voisins intervieweurinterviewé, un premier filtre scientifique est évincé. Sortes de poèmes autobiographiques, les fragments de vie livrés, successions d’anecdotes des uns et des autres se contredisent parfois. On ne vit en effet pas sa migration de la même manière. Les ressentis sont multitude. Dans les représentations des immigrés, la France reste porteuse de valeurs en termes d’accès aux droits fondamentaux, à la démocratie, on lui rappelle aussi son passé colonial. Aussi, parmi les thématiques soulevées et non édictées dans les entretiens, note-t-on une tendance chez certains immigrés à perpétuer cette tradition de l’accueil du nouvel arrivant lorsque d’autres veulent fermer les vannes migratoires derrière eux. D’autres encore déplorent la baisse des formes de solidarités inter-migrantes. Ils sont des visages de la mondialité évoquée par Patrick Chamoiseau dans son interpellation au sujet de nos « frères migrants ». Ils sont quelques exemples de la capacité que toute personne développe pour se mettre en mouvement à l’échelle planétaire. Au moment de l’entretien, tous se considèrent désormais d’ici, où ils déploient leurs branches quand on les assigne trop souvent à leurs racines d’ailleurs. Ces anecdotes donnent à écouter la France d’aujourd’hui. Ils nous offrent en partage ces paroles comme autant de contributions à une écriture rééquilibrée de notre récit national, à la construction et la réinvention perpétuelle d’une société française pleinement multiculturelle. Benjamin Vanderlick
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Notes 1. Ces villes françaises se situent toutes dans la région Auvergne-Rhône-Alpes : Annemasse en Haute-Savoie, Bron, Lyon et Vaulx-en-Velin dans la Métropole de Lyon, Saint-Étienne dans la Loire. 2. CHRS : centre d’hébergement et de réinsertion sociale. 3. CADA : centre d’accueil de demandeurs d’asile. 4. Pastilles multimédias à retrouver en ligne sur le site Mes Voisins : www.mes-voisins.fr 5. Accompagnement à la mise en voix portée par Patrice Vandamme, de la compagnie lyonnaise Les arTpenteurs. Cette compagnie développe depuis de nombreuses années des lectures multilingues et des interventions artistiques participatives. 6. « Selon la définition adoptée par le Haut Conseil à l’intégration, un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Les personnes nées françaises à l’étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées. À l’inverse, certains immigrés ont pu devenir français, les autres restant étrangers. Les populations étrangères et immigrées ne se confondent pas totalement : un immigré n’est pas nécessairement étranger et réciproquement, certains étrangers sont nés en France (essentiellement des mineurs). La qualité d’immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s’il devient français par acquisition. C’est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l’origine géographique d’un immigré ». Source : vwww.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1328
« Je revendique cette identité multiple qui est nôtre et, si ma langue est arc-en-ciel, c’est pour mieux saluer cette mère océano-indienne, mer aux vagues de plaisir, où l’insularité porte en elle abondance et joie ». Mab Elhad. Kaulu la mwando Message inscrit en langue française sur le billet de mille francs émis par la Banque centrale des Comores depuis 2007.
Choisir de partir Choisir la France
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Aminata Née en Côté d’Ivoire, cinquante-neuf ans, arrivée en France en 1978.
À l’heure actuelle, si je vais chez moi, tout le monde, dans la nature, c’est le français. Même ceux qui ne sont pas allés à l’école, qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école, ils le parlent quand même. C’est obligé, parce que c’est la langue qui véhicule partout. Surtout les pays d’Afrique de l’Ouest. Les pays francophones, c’est ça. Moi dans mon pays, y’a soixante-quinze dialectes, langues maternelles différentes. Donc, si je vois un compatriote de Côte d’Ivoire, je vais parler le français avec. Parce que, si je parle ma langue maternelle, s’il n’est pas de mon côté, il ne peut pas comprendre. Au Sénégal aussi, c’est pareil. C’est ça qui est bien. Là où on est anglophone, c’est la même chose. Ceux qui sont d’Espagne, ceux qui sont du Portugal, c’est pareil. Vous allez en Afrique maintenant, un gamin de quatre ans, vous le prenez, vous lui demandez « La France, c’est situé où ? ». Il va vous décrire de A à Z. Parce que vous les Français, vous jugez trop vite. C’est ça le problème. Parce que j’étais sur mon cocotier, bien tranquille. Tu es allé, tu m’as descendu ! Et maintenant tu veux que je remonte ? Je ne remonte pas. Ou on retourne ensemble, ou tu me reconstitues tous ce que tes aïeux nous ont pris ! Voilà, c’est comme ça. La colonisation a fait que c’est eux qui sont allés me chercher. Donc je suis là, pourquoi je retourne ? C’est notre pays aussi, la France, comme je dis aux gens, moi, je suis née, mon pays n’était pas encore indépendant. Moi je suis née en 1958. Mon pays, il a pris l’indépendance en 1960. Donc ça veut dire que j’étais déjà née française.
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Il paraît que c’est un proverbe chinois qui dit : « Au lieu de donner du poisson aux gens, il faut leur apprendre à pêcher ». Et ça, c’est la faute de nos gouvernements, au lieu de laisser les enfants risquer leur vie, aller mourir dans les pirogues… Moi, actuellement, j’ai mon neveu qui est en Algérie, il n’a que dix-huit ans. On laisse les enfants risquer leur vie, pour venir mourir. Alors que ce n’est pas pour dire, je suis fière d’être africaine. Chez nous, ils sont dix fois mieux que de venir souffrir là. La France y’a vingt-cinq ans en arrière, ce n’est plus la France d’aujourd’hui. C’est ça.
Entretien réalisé en français par Sophie.
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Mamadou Né en Guinée-Conakry, seize ans, arrivé en France depuis quinze jours.
Je suis là parce que, chez moi en Afrique, j’ai étudié les cours de français à l’école. J’ai étudié beaucoup l’histoire entre la France et mon pays. Beaucoup de choses qui se sont passées. Aussi, c’est la France qui a colonisé mon pays. Moi, j’ai étudié jusqu’à la huitième année. Mon père a ensuite décidé de m’envoyer dans les villages pour faire l’école coranique. Je suis allé là-bas. Là-bas, notre maître, il a beaucoup de travail comme les champs, l’élevage. Et encore, il nous donne des demi-pages pour réciter. Et encore, si tu n’arrives pas à réciter tout, il va te frapper mal. Je n’étais pas bien là-bas aussi, on ne mange pas bien. Je suis parti. Je suis allé voir mon père. On m’a renvoyé dans une autre école coranique, forcé. Parce que je ne voulais pas. Je ne suis pas resté là-bas aussi longtemps. Je suis retourné encore. Maintenant là, chaque fois que je vais là-bas, je retourne parce que là-bas, c’est proche. Maintenant, mon père, il a décidé qu’il va m’envoyer jusqu’en Mauritanie. Parce que là-bas, c’est loin, je ne peux pas retourner chaque fois. J’ai pris son argent. J’ai décidé de sortir parce qu’il a décidé de m’envoyer dans un pays que je ne connais pas. Moi aussi, j’ai décidé de sortir pour faire comme une aventure. J’ai pris l’argent de mon père, je suis allé au Mali. Là-bas aussi, je faisais cordonnier. Mon père a eu l’information que j’étais au Mali. Il a décidé encore d’aller là-bas pour me chercher. Et encore, je suis allé encore en Algérie. Comme j’avais l’argent un peu, que ça restait, j’ai pris la route.
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Je suis passé au Nord du Mali. Il y a des rebelles Touaregs là-bas aussi. Ils nous ont pris comme otages pour demander l’argent. Comme on était nombreux, y’avait des gaillards là-bas, ils ont cassé là où on était. Ils ont cassé la prison. On s’est échappés de là-bas. Je suis arrivé en Algérie, je suis resté beaucoup de mois là-bas. Je travaille là-bas. Je travaille comme manœuvre en maçonnerie. Quelqu’un aussi m’a pris pour le ménage à la maison. Je faisais beaucoup de travail. J’étais avec un ami. Comme un frère, un Guinéen. Lui, il est plus âgé que moi. Lui, il a décidé, il m’a dit « mon petit frère, allons en Libye, parce qu’ici les Algériens chaque fois, ils font le rabattement pour faire retourner les gens ». Comme on n’a pas de papiers, on est rentrés clandestinement. Moi avec lui, on est allés en Libye aussi. Un jour, on quittait le travail, y’a des Libyens là-bas, ils sont armés, ils nous ont envoyés dans un coin. Et aussi ils nous ont réclamé de l’argent. Après quelques jours, ils nous ont envoyés à la prison. Je ne sais pas comment ils ont négocié avec les militaires là-bas. Je suis resté là-bas au moins trois mois aussi dans la prison. Y’a des Arabes, ils viennent dans la prison, ils achètent les gens, pour les faire travailler aussi. Ceux qui ont des chantiers, ou dans des jardins. Celui qui nous a fait sortir de la prison, c’était un militaire libyen. Après, on a travaillé là-bas chez lui. Comme y’a pas de solution, pour vivre en Libye aussi, ce n’est pas facile, il y a beaucoup de problèmes. Parce que, eux, ils tuent les gens là-bas. On est partis à vingt-deux heures, au bord de la mer. C’était deux pirogues. On est restés dans l’eau au moins huit heures pour voir le bateau SOS Méditerranée. C’est eux qui nous ont sauvés. Parce qu’on avait perdu la route. On est arrivés en Italie. On est restés en Italie aussi deux mois, dans le campo. J’étais tellement fatigué aussi.
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Je suis venu jusqu’à la frontière entre France et l’Italie. Là-bas aussi, c’était, ce n’est pas facile pour traverser. On est restés là-bas, au moins un mois. J’ai tenté beaucoup de fois pour rentrer en France aussi. Chaque fois, quand on vient, des militaires viennent nous retourner encore en Italie. Comme à chaque fois j’insiste, j’insiste, on m’a laissé rentrer. Je suis arrivé à Marseille. J’ai vu des Africains là-bas. Je suis resté avec eux. Je leur ai demandé comment est la situation en France. Ils m’ont dit : « ici, on dort d’abord dehors ici parce que y’a pas de place ici. Y’a beaucoup de monde ». Ils m’ont dit : « surtout vous, les mineurs, il y a beaucoup de monde ici ». Lui, il m’a dit : « il faut essayer d’aller dans petite ville de la France, il faut essayer à Grenoble, ou bien Annecy ». Il m’a expliqué beaucoup de villes. J’ai pris le ticket de bus pour venir ici, à Annecy. Pour moi, toute la France, c’est la même chose. Je suis arrivé à Annecy. On m’a questionné. J’ai expliqué comment je suis arrivé. Une éducatrice est partie me chercher. Elle m’a envoyé ici. Elle m’a dit, maintenant, que je ne dors pas dehors. Parce que, comme en Italie, je dormais à l’église, des fois sous les ponts, elle m’a dit : « Tu ne dors pas dehors. Maintenant tu dors dans la maison ». Elle m’a envoyé dans un appartement. Là bas, c’est bien, y’a tout, y’a le manger, y’a du lit. Là où on dort, y’a du chauffage. Je suis arrivé il y a quinze jours. Et depuis que je suis arrivé, oui, ça va mieux. On m’a pris en charge. Ils ont décidé de m’inscrire à l’école pour que je continue mes études. Ça aussi, c’était mon souci. Chez nous, nos parents, ils ne considèrent pas l’école beaucoup, comme en Europe. Nous, ce que nous considérons dans notre pays, c’est le Coran. Et ça, c’est obligatoire. Comme j’ai fait un peu de carrelage et de plomberie. J’ai fait ça en Algérie, j’ai fait ça en Libye. Là-bas, je faisais ça forcé. Mais ici, j’aime faire, c’est encore un plaisir. Moi, j’aime rester toujours en
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France. Je veux avoir mes papiers ici, rester ici, avoir mon diplôme français et travailler ici encore. Oui, je veux rester à Annemasse parce que j’ai trouvé la ville, là, elle est très calme. Il y a des belles montagnes. Il y a de la neige sur les montagnes aussi. C’est le mont Blanc. Je suis là, Dieu merci, je suis là, je suis bien.
Entretien réalisé en français par Alhassane.
Arriver Être accueilli S’installer
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Fatima Née en Algérie, soixante-douze ans, arrivée en France dans les années 1960.
Je suis venue parce que mon mari, il travaillait ici. Je suis venue ici pour accompagner mon mari. Mes enfants, ils sont nés ici, ils sont partis à l’école, ils sont mariés, ils sont ici chez eux. Avant, je travaillais ici, je fais le ménage, dans les allées d’immeuble, je travaillais à l’INSA, l’école de l’étudiant. Maintenant, je suis seule chez moi, mais mes enfants viennent me rendre visite. Mes enfants, mes petits-enfants. Ici, avec mes enfants, c’est mon pays, là ! Parce que je suis avec mes enfants et mes petits-enfants. Ça fait cinquante ans que je suis là.
Entretien réalisé en arabe et français par Zouhir, Noreen et Mohamed, traduit par Saïd.
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Fedora Née en Italie, soixante-quinze ans, arrivée en France en 1966.
Je suis arrivée des Abruzzes parce que mon mari est venu me chercher. Et je me suis mariée. Et l’année d’après, j’ai eu mon fils et l’année d’après encore, j’ai eu ma fille. Je suis restée à la maison pendant deux ans, j’ai élevé mes enfants. Et puis après, je suis partie travailler. J’ai travaillé pendant trente ans. Et puis maintenant, je suis à la retraite. Question de la langue, ça a été dur, mais je m’y suis mise. Et puis quand je suis allée chez le docteur aussi, que j’attendais mes enfants, alors là, ça a été dur. Je n’arrivais pas à m’expliquer. Et puis après, petit à petit, mais je n’ai pas cherché d’aide ! Toute seule, j’ai appris, avec encore des difficultés hein, mais, je comprends tout. Quand j’ai commencé à travailler, je faisais des petits boulots. J’ai travaillé dans une boulangerie. J’ai fait les ménages à l’école. À la boulangerie, je n’étais pas déclarée. À l’école, si, j’étais déclarée. Et puis c’est là que j’ai eu ma carte de sécurité sociale. Et j’ai fait des pièces pour les montres Rolex, le décolletage, j’étais polyvalente. On me mettait partout. On retourne en Italie toutes les années. Même deux fois par année, oui. Et puis maintenant, je pense qu’on va finir nos jours ici.
Entretien réalisé en français par Marguerite.
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Gabriela Née au Pérou, vingt-huit ans, arrivée en France en 2006.
Comme j’ai étudié au Lycée français de Lima, alors j’ai été imprégnée par la culture française depuis toute petite, depuis mes trois ans. Alors, c’était une continuité comme logique de venir en France. J’ai décidé Lyon, finalement. Je ne connaissais rien de rien de la ville. Quand je suis arrivée, je n’avais rien. Je me souviens que je suis arrivée en pleine canicule, en août, et je suis restée chez un garçon qui était dans mon lycée, dans une promotion supérieure. Et ça, c’est typique de la solidarité. Je ne suis passée par aucune association pour m’insérer. La vérité, je ne savais pas que ça existait… Ceux qui sont venus après moi. Jusqu’à la promotion de ma sœur, ils n’avaient pas vraiment de problèmes. Maintenant, oui, je sens que, par rapport à l’année à laquelle je suis arrivée, c’est beaucoup plus compliqué. Oui, les règlements, ça s’est durci. C’est un peu plus dur. Les queues sont insupportables, le traitement dans les guichets aussi, c’est un peu… ça a changé. Les papiers, il y a qu’ils sont bien bien pointilleux avec tes papiers. Mais pour ceux qui viennent, je pense que oui, c’est un peu compliqué. Ça dépend, en vrai, parce que par exemple les jeunes qui viennent des lycées français d’Amérique latine possèdent un avantage économique et d’adaptation. Mais il y a d’autres immigrants pour qui c’est plus difficile.
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Et généralement, en temps de crise, chaque pays se referme sur soi et toujours, la faute, elle incombe aux étrangers. Gabriela a reçu une Obligation à quitter le territoire français (OQTF) en fin d’année 2016, elle est repartie au Pérou.
Entretien réalisé en espagnol et français par Fabienne et Mirtha. Traduction relue et corrigée par Mirtha.
Être accueilli Être accepté S’intégrer Avancer Transmettre
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Hafsa Née en Algérie, soixante-six ans, arrivée en France en 1970.
Je suis mariée à quatorze ans et demi. Mon mari, il est resté un an avec moi. Il est reparti. Et moi, je suis restée avec ma belle-sœur, mon beau-frère en Algérie. Je n’ai pas encore d’enfants. C’est moi la boniche. Et je ne peux même pas parler ! J’ai un mari qui envoie de l’argent, il reste un mois. Je suis restée sept ans en Algérie avec ma belle-sœur et mon beau-frère. J’ai souffert. Quand j’ai pu rejoindre mon mari, j’étais contente. Je suis venue rejoindre mon mari. Je suis venue, je vous ai dit, je ne parle pas un mot de français. Tout de suite, j’ai commencé à travailler. Les enfants, ils sont nés ici. Pour faire mes papiers, c’était tout facile ! À cette époque-là, ce n’était pas la même chose. À mon arrivée, j’ai pris ma carte de séjour et j’ai commencé à travailler. J’ai travaillé dans les foyers de personnes âgées. Les nouveaux immigrés qui arrivent, là, c’est autre chose. Tellement nous on est dans la misère. Et quand on voit les gens en plus, nous on n’est pas contents. La vérité. C’est comme ça. C’est trop. Parce qu’ils souffrent là bas, ils croient qu’ici, on ramasse l’argent avec les balais ! Il faut que chacun reste chez soi. L’époque d’avant et de maintenant, c’est changé. C’est pas la même chose. Avant, on n’était pas comme ça. Avant, on avait des choses, on pouvait donner, on pouvait faire des choses.
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Maintenant, il n’y a rien. Moi, je vois au marché le morceau de tissu comme ça, avant, ils le jetaient. Maintenant, ils demandent cinquante centimes. Ils le vendent. Et toutes les choses à jeter avant, je vois, maintenant, ils les vendent. Ce n’est plus comme avant ! Et les gens viennent, viennent, viennent, eh bien non. Moi, je suis contre. T’as vu les mendiants ? Qu’est-ce que je propose ? Déjà, chacun reste chez soi. Moi, je dis, elle n’est pas bien maintenant la France, à cause du chômage, la misère. Il faut dire la vérité, on n’est pas bien. C’est beaucoup la misère, ici. Ceux qui sont en guerre, peut-être, mais ceux qui sont venus comme ça, c’est pas bien. Tu sais, j’ai mon petit-fils, en stage, il a dix-huit ans. Je te jure, il a souffert. Il habite à Saint-Germain-au-Mont-d’Or. Tu sais, Sonia, ma fille, elle a pris la voiture, elle a fait le tour de tous les trucs, comment on dit, les usines, les machins. Y’a rien. Pourquoi ? Parce qu’il s’appelle Abdallah… Ses copains, tous, ils trouvent. Et lui, heureusement au dernier moment, il a trouvé.
Entretien réalisé en français par Nassira.
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Marie-Aude Née à La Réunion (département d’outre--mer français), trente-trois ans, arrivée en France en 1987.
Je suis arrivée en France à l’âge de quatre ans avec ma mère, mes sœurs. Et ma mère, par obligation, elle est venue en France. Tout de suite, elle a trouvé un travail, elle a été hébergée par ma marraine. Après, elle a trouvé son appartement à la Duchère. Et depuis 1987, on habite là. On a grandi parmi les gens de la Duchère. La langue créole, je la pratique. Je la pratique avec mes enfants, ma mère, mais pas beaucoup. Ma mère, elle a toujours été catholique et elle nous a élevées en tant que catholiques. Les traditions et la culture, d’ailleurs, enveloppent beaucoup autour de la famille. C’est le fait de ne pas pouvoir connaître les traditions, comme pour nous c’est important aussi dans la famille de se marier religieusement et tout ça, et moi j’ai pas connu tout ça ! Au fur et à mesure, je suis repartie, j’ai fait plusieurs voyages et j’ai appris à connaître ma famille du côté de mon papa, à connaître d’autres membres de la famille que je n’avais pas connus, à connaître un peu plus la culture, les traditions réunionnaises. Après, c’est sûr, on aura toujours besoin des anciens pour savoir la culture, les traditions.
Entretien réalisé par Lilith.
Être déraciné « Puisque c’est comme ça, il faut tenir »
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Maryam Née en Irak, vingt-trois ans, arrivée en France en 2015.
Ça fait dix mois qu’on est là. Je suis venue avec ma mère et mon père. On est venus tous ensemble. On ne peut pas vivre là-bas. La guerre, les massacres, la mort, la vie est devenue dure, j’ai perdu un des membres les plus chers de ma famille, c’est mon frère, en Irak. C’était mon unique frère, c’était le pilier de la famille, on comptait sur lui. Il ne nous reste plus rien qui nous motive de rester là-bas. Mes parents ont peur pour moi, qu’il m’arrive aussi quelque chose. On a laissé notre pays, on a laissé tous nos souvenirs, on a laissé notre vie. On est venus ici, en exil. À chaque début de nouvelle vie, on rencontre des difficultés. On est venus ici dans un lieu nouveau pour nous. On n’a plus d’habitudes, ce n’est pas la même société. C’est un milieu social différent, on apprend petit à petit. On est en train d’apprendre la langue. Et puis, il y a des gens qui nous aident, le temps qu’on finisse les démarches administratives. Il y a une grande différence des modes de vie, ce n’est pas pareil. Avant, on avait l’habitude de vivre unis avec les voisins, comme une seule famille. Ici, il faut prendre rendez-vous pour aller chez les voisins ! Et même si on appelle, est-ce qu’ils sont prêts à nous recevoir ? Mais, du côté de la sécurité, de la tranquillité, ici, on peut sortir, rentrer tranquillement, sans peur. En Irak, la peur nous accompagnait.
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Moi, j’ai étudié cinq ans en pharmacie, en Irak. J’ai obtenu mon diplôme et je suis venue en France. J’espère travailler là-dedans. Mais c’est dur parce qu’il faut bien apprendre la langue française avant. Après, je dois faire l’équivalence pour mes diplômes, pour pouvoir travailler, pour compléter mes études. Il faut que je travaille bien pour réussir mes diplômes. Avec mon diplôme actuel, ce n’est pas facile de retrouver du travail tout de suite.
Entretien réalisé en araméen, arabe et français par Estabraq. Traduit en français par Estabraq, Maryam et Saïd.
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Pasquale Né en Italie, soixante-treize ans, arrivé en France en 1957.
À l’époque, j’avais treize ans et dix jours quand je suis venu en France. Mon frère m’avait trouvé du boulot et voilà c’est comme ça que j’ai fait marchand de bestiaux à Saint-François-de-Sales. Je suis arrivé le 19 avril 1957. Bientôt soixante ans. Et puis après, à Turin j’ai trouvé du boulot et j’ai travaillé dix-neuf mois. Et je suis parti travailler en Suisse. J’ai fait vingt-huit mois en Suisse. Et à Nangy, j’ai trouvé du boulot. Je suis vite venu. Et depuis là, je ne suis plus parti, je suis resté dans le coin. Après, j’ai pris mon permis de poids lourds, j’ai été chauffeur, jusqu’à ma retraite. Par contre, moi, je n’ai pas eu de difficultés. Je me suis vraiment bien intégré. J’ai trouvé mon épouse en vacances, en Italie, on a eu des enfants. Je voulais toujours retourner en Italie, mais après, ils sont arrivés les enfants. Et on est restés là. Ça m’a manqué un peu, la famille, faut dire la vérité. Ça m’a manqué un peu, mais la chance que moi j’ai eue, c’est que j’allais souvent en Italie.
Entretien réalisé en français par Marguerite.
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Goundoba Née en Guinée, trente-huit ans, arrivée en France en 2001.
Chez moi, je vis comme en Guinée ! On mange comme chez nous. C’est le riz et c’est des trucs de chez nous : poisson, viande. Les enfants, ils ne veulent pas manger tout ce qui est conserves. Au niveau de l’habillement, voilà, ils s’habillent, quand ils sortent dehors, à la française. Et puis à la maison, on a des robes, des pagnes. Ça arrive de penser à la famille au pays, mais bon… Quand on arrive ici, on fait des enfants, on est entre deux trucs, on est coincés. On ne peut pas laisser les enfants. L’avenir, il faut préparer ça ici. Ce n’est pas la même chose, donc du coup, tout ce qu’on rencontre ici comme obstacle, on s’est sacrifiés pour ça, pour les enfants. Ici au centre social, il y a des gens qui sont accueillants, qui sont là, à écouter les autres, à donner du sens à quelqu’un qui veut s’en sortir en fait. Je me sens comme chez moi ici, en fait.
Entretien réalisé en français par Djamila.
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Les auteurs Velibor Čolić est écrivain, il est né en 1964 en Bosnie. Depuis 1992 et la guerre fratricide dans son pays, il vit et travaille en France. À partir de 2008, il écrit en français, la langue de son exil. Son dernier roman, Manuel d’Exil (Comment réussir son exil en trentecinq leçons), est sorti chez Gallimard en 2016.
Yvon Le Men est l’auteur d’une œuvre poétique importante à laquelle viennent s’ajouter dix récits, deux romans et un recueil de nouvelles. Ses poèmes, livres ou anthologies sont traduits dans une vingtaine de langues. Il a notamment écrit Les Rumeurs de Babel publié aux Éditions Dialogues en 2016.
Renaud Morel est designer-scénographe. Il conçoit des cabanes de réception en France et en Europe, dessine du mobilier, des aménagements pour des restaurants, des collections de vêtements de sport, des stands et des illustrations pour divers ouvrages.
Benjamin Vanderlick est photographe et ethnologue. Sa réflexion est orientée largement vers les problématiques migratoires, patrimoniales et les enjeux mémoriels relatifs aux migrations, au monde du travail, aux quartiers populaires. Les projets culturels qu’il mène sont souvent un prolongement à ses préoccupations ethnologiques. Après quinze années de vie et de travail en RhôneAlpes, il est aujourd’hui installé dans le Finistère.
Table Page Avant-dire Symphonie d'un nouveau monde Yvon Le Men
5-7
Invitation au recueil de récits et d’anecdotes de migrations entre voisins Benjamin Vanderlick
11-15
Choisir de partir, choisir la France
19-33
Arriver, être accueilli, s’installer
35-56
Être accueilli, être accepté, s’intégrer, avancer, transmettre
59-88
Être déraciné « Puisque c'est comme ça, il faut tenir » Postface Les mots qui cherchent son oreille Velibor Čolić
91-119
121-122
Les auteurs
124
Le collectif Service Compris
125
Remerciements
126-127
Coordination, rédaction et retranscription Benjamin Vanderlick Illustrations © Renaud Morel Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Jean-Baptiste Fribourg, Michel Kneubühler
Ouvrage composé avec la police AGaramond, corps 11, sur papier Bouffant Hellefoss Creamy - crème 80 grammes couverture sur papier Couché Condat Silk/Mat - Blanc 300 grammes
Achevé d’imprimer par Pulsio.net – UE Octobre 2017
récits et anecdotes de la migration
MES VOISINS
Pendant un peu plus d’un an, Benjamin Vanderlick s’est installé dans des quartiers populaires des agglomérations d’Annemasse, de Lyon et de SaintÉtienne. Il a invité des habitants à aller recueillir des récits et anecdotes de migrations auprès d’un de leurs voisins. En proposant avec ce livre une sélection de ces paroles retranscrites, ce sont des sortes de poèmes autobiographiques, des fragments de vie livrés, une successions d’anecdotes des uns et des autres qui parfois, se contredisent. La démarche a été portée par le collectif documentaire lyonnais Service Compris.
MES VOISINS
RÉCITS ET ANECDOTES DE LA MIGRATION – BENJAMIN VANDERLICK Récits
ISBN 978-2-84562-311-8 8€
Benjamin Vanderlick
Avant-dire de Yvon Le Men Postface de Velibor Čolić Illustrations de Renaud Morel