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Collection « Pépites »
Bourg (Lionel).- Prière d’insérer suivi de Cote d’alerte.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2019.48 p., 12,5 x 21 cm.- isbn 978-2-84562-342-2.- issn 2275-8593
Lionel Bourg Prière d’insérer suivi de
Cote d’alerte
Ces textes de Lionel Bourg ont fait l’objet d’une première publication en 1991 à l’enseigne de CADEX Éditions
Prière d’insérer
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Me frappent, ces jours-ci plus que d’autres (mais peut-être s’agit-il simplement de l’usure banale inhérente à n’importe quelle activité, érosion presque naturelle des sens et de l’esprit, du corps lui-même courbé sur les divagations d’une carne se résignant à ne plus se croire parée des drapures qui l’habillèrent en âme…), la vanité voire la parfaite incongruité d’écrire. Lassitude qui sait, bien qu’au fil du temps j’ignore quel animal me pousse devant la table où je sacrifie à mes rites non sans un plaisir vrai, naïf, exalté quelquefois du sentiment de toucher à des rives insoupçonnables, ou accablement face à l’immensité d’un désert que j’arpente guetté par l’à-quoi-bon impatient de dépecer au passage l’explorateur qui ne se souvient pas, en dépit d’efforts mnémotechniques destinés à sonder l’origine, l’heure et la minute exacte où cela surgit, des raisons présidant à un voyage où c’est en égaré qu’il admet enfin ne pas savoir se servir d’un compas, d’une boussole et de tout instrument nécessaire au maintien d’un certain cap. Sans doute la plongée autobiographique dans laquelle je me suis engagé depuis plusieurs mois génère-t-elle pareilles impressions. Toujours est-il qu’à force d’aller et venir entre les territoires où ma vie se disperse, j’éprouve une sorte de mal du pays incompatible avec l’exercice quotidien qui dans l’écriture est mon unique joie : vaquer, débroussailler un peu, ramasser un caillou et semer ces autres pierres
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qui sur la page distribuent l’archipel encore aléatoire de ma malheureuse conscience. Homme du fragment, du cabotage, je m’y ressource, ayant recours aujourd’hui aux haltes successives de l’itinéraire dans l’exacte mesure de mes atermoiements, comme si, rêvant d’une passion renouvelée de multiples fois dans les parages du silence, je piétinais avec délice à l’orée de l’ultime déchirure. Artifice bavard, il n’en demeure pas moins que la littérature entretient un assez vil commerce avec le cérémonial érotique des coqs de bruyère ou des nymphettes de pacotille. Bas noirs et porte-jartelles, propos badins, tentatives plus ou moins décisives d’en venir à ses fins, elle ne montre sa chair que dans des circonstances extrêmes, encore que la plupart du temps ce sont ses os, son squelette et la voirie d’imprévisibles monstres qu’elle dénude alors, offrant à ses amants des figures repoussantes. Là où Rimbaud claque la porte, où Artaud tétanise ses éructations viscérales, Kafka surveille les cloportes auxquels nous ressemblons avec la délectation d’un entomologiste épinglant sur un bouchon la pusillanimité du réel. Jeu morbide et dangereux, redoutable parcours de l’oie n’autorisant que le double-six, écrire serait un pauvre déguisement si quelque bête tapie à l’intérieur des mots, dans les replis des phrases, n’était prompte à bondir afin de malmener celui qui, jongleur d’un soir, s’est cru délivré un instant des démons qui l’accompagnent. En équilibre sur les versants, funambule confiant dans
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l’envergure inégalée de son balancier, il faut un Rilke pour toiser de très près les fantômes comme les anges et rendre à la beauté du Diable l’étoffe qui l’émerveille. M’accordera-t-on une parenthèse ? Aux portes de l’engourdissement, le rêve de cette nuit m’éveille dans une sensation d’effroi et de répulsion que j’ai du mal à dissiper. Si le coquillage — porcelaine je pense, semblable à celle qui sur mon bureau voisine avec une statuette africaine, un morceau d’obsidienne et la menue monnaie des ustensiles indispensables à ma cuisine personnelle : crayons, stylos, gommes, correcteur, rame de papier, cahiers, encres, courrier, gris-gris consubstantiels aux sorcelleries qu’en chaman scriptural je souhaiterais peu ou prou efficaces —, lisse, entrebâillé comme vulve sur un intrus façon limace plutôt que bernard-l’ermite, désigne à ne pas se tromper un sexe féminin ensemble soyeux et froid, aride et végétal, et galvanise crûment une représentation d’ordre intime que je ne puis que constater, son locataire, l’entraînant à travers la cuisine jusqu’à se réfugier sous un meuble où, alerté par le dégoût de ma compagne, je m’efforce de l’anéantir à l’aide saugrenue d’un balai, me paraît exorciser l’exécrable névrose qui depuis l’adolescence s’acharne sur mon imagination sensuelle. Poulpe obscène, excroissance grasse et molle, ce phallus aquatique plus que détestable se comportait en carnassier dissimulant sa proie dans les recoins de la pièce, preuve sans fard d’une honte ou de la gêne héritée des prélassements maternels rapportés
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dans la première partie du récit qui justement me hante. Dois-je conclure de cet assaut onirique à la constance d’une escrime qui mettrait aux prises veille et sommeil, l’une combattant l’autre ou le doublant de ses feintes, passes et bottes secrètes dont l’écriture traduirait la chorégraphie fulgurante en l’alourdissant de phases préparatoires, de séances de récupération propres à raturer d’un coup de style les éclairs qui le jour et la nuit illuminent l’obscur substrat d’insanes métamorphoses ? Quoi qu’il en soit, à l’instar des Galeries Lafayette ou de la Samaritaine, on trouve tout dans la littérature. Bric-à-brac, sanitaire ou lingerie fine, vaisselle et argenterie, l’histoire des modes revendiquées par des modernités labiles, au demeurant datées en eau de boudin difficiles à recycler de livre en livre, rappellerait aux néophytes de l’extase dactylographiée que chaque saison vit sa semaine du blanc, son mois du meuble, sa quinzaine folle folle folle, et que les braderies générales laissent dans leur sillage un concours appréciable d’épaves, articles à jamais soldés n’ayant réussi à trouver preneur. En vrac, rebutés pour cause de mévente, le fouineur peut ainsi découvrir des trésors au milieu du fumier, les lois du marché effectuant leur tri à l’aveuglette et ne distinguant guère que les produits qui remplissent les caisses des maisons de luxe ou de prêt-à-porter se disputant les faveurs versatiles du public. Au fond, l’univers marchand peut tout accepter. N’importe quel texte, livré en pâture à la
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consommation, participe de cette débauche avant d’être rejeté ou broyé, pilonné ou rangé des voitures, de sorte que l’absence de censure autre qu’économique banalise l’écrémage que ne savaient promouvoir les menées restrictives d’autorités gloutonnes : vidée de son fiel, empaquetée, charriée dans le tourbillon des marchandises, quelle écriture pourrait jouer le rôle de rescapée dès lors que le naufrage uniformise ses victimes ? Règle d’or du capitalisme débridé, l’équivalence de tout et de rien parvient à désamorcer les quelques bombes susceptibles de dynamiter l’entreprise. Il reste à l’écrivain la pratique d’un langage que pour ma part je refuse d’avilir sous prétexte d’actualité, maigre consolation mais garantie quasi absurde des possibles vagissant par les fades innovations qui réitèrent à longueur d’année la litanie du même : griffant l’éternité lamentable d’une page bientôt noircie de signes dépourvus d’importance, je m’adonne certes à la résistance passive, convaincu toutefois qu’en ne cédant pas un pouce de terrain je garde vive en moi la chance qu’il m’arrive de courir. Dans l’apothéose grotesque des significations, l’infirme armé de sa prothèse encrée jusqu’à la garde engage cependant des combats perdus d’avance, duels d’aubes, affrontements de crépuscules, que son agilité surprenante fait durer au-delà de la réparation qu’exige l’insulte des plus communes dont il est bafoué. Spécialiste du gant relevé, démiurge de la Cour des Miracles, se battre ne l’effraie pas tant que l’enjeu
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s’apaise au premier sang. Ceci dit, le ton désabusé teinté d’ironie qui, çà et là, contamine la teneur de phrases vautrées sur les sofas d’un salon fin de siècle fréquenté, à l’exclusion des gandins et minets en quête d’improbables bienfaitrices — « I’m just a gigolo », la devise siérait au tout-venant des princes d’une poésie fleurant l’alcôve, si le swing de la chanson devenue classique en son domaine ne démentait pas de ses saccades et glissements mélodiques un état d’esprit rarement enclin à de telles ruptures —, par des gueux et la foule hétéroclite de ce qu’une forte expression nomme les déclassés, ce ton disais-je, folâtrage de qui vit parmi les gravats de son existence mais oppose à l’abjection un soupçon d’élégance, ne devrait pas dissimuler que j’écris sur le fil d’une irascibilité indemne nonobstant les séquelles de fréquentes défaites. Colère donc, irritation et révolte, seraientelles revêtues des fracs que, Arsène Lupin de fortune, j’aurais subtilisés à leurs propriétaires, simulacres, bal masqué dont les couples s’enlacent près d’une lagune où fermentent les corps d’anonymes noyés, rideaux se froissant en fumée qu’inhalent des femelles de mélodrame, cataractes verbales, désastres et charniers, farandole macabre enchevêtrant les plans de films aussi divers que Le Cuirassé Potemkine et Autant en emporte le vent, M. Le Maudit, Nosfératu, fantôme de la nuit, Les Ailes du désir et Apocalypse now, ce n’est pas l’unique dramaturgie du silence qui aligne ses feux au-devant de la scène mais l’oubli, cette lourde et féconde abscence de souvenirs ou ce trou perforant la mémoire qui
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ordonnent le faste et la misère du rendez-vous conclu avec la mort. Écrire alors, peut-être est-ce entrevoir ce quelque chose terriblement pesant, plus que tout fascinant, que l’on augure dans l’opaque densité des galaxies auxquelles s’identifie chacun, diaspora voulue, honnie, irrémédiable, qu’au bout du souffle l’on traque en lacérant les murs d’inquiètes fulminations. « Objets massifs, compacts du halo », ainsi la science cerne-t-elle la matière invisible que ses claculs débusquent, inconnue défiant de sa masse effarante les traditionnelles équations du néant. Du coup, l’analogie revient à la charge, dialectisant certitudes et mirages. Le modeste pourvoyeur d’informations subjectives que je me pique d’être s’en trouve ragaillardi : matière obscure, matière noire, l’énorme étoilement qui gère nos cécités répond comme un frère aux soleils atrabilaires de la mélancolie, et Nerval puis Rimbaud, Breton dans la foulée, garantissent à eux seuls l’insolente dérive d’antiques continents.
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« Nous n’avons plus assez de sang pour étancher tous les meurtres du monde. La conscience est à sec. Coupables ou indifférents, fébriles ou cyniques, rien que des êtres réduits à la mendicité du mensonge. Des êtres terrés, opaques, sans âmes, sans être. L’avenir est une lâcheté en clair-obscur aux cloisons de notre caverne. Là-bas, partout, les doubles agonisent. Hors ces présences faméliques, où reste-t-il des vivants ? » André Velter, L’archer s’éveille, Éditions Fata Morgana
Une autre version de ces pages a été publiée par les Éditions Jacques Brémond sous le titre « Jamais toute l’eau de la mer… » in : Non, textes de Michaël Glück et Lionel Bourg.
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Les mots mentent. N’avouent que mon insuffisance. Dans cette requête que j’avais conçue quand, bayant aux corneilles de mes difficultés, je prévoyais solder d’une volée de pages un fonds de commerce acculé à la faillite, la place manquait aux remuements du monde qui, non content de guerroyer contre lui-même, part en campagne pour de plus grands massacres. La fleur électronique au fusil, la rhétorique religieuse dans la besace, l’imposture au coin du désert et l’escroquerie politico-financière en embuscade, voici que l’horreur récuse toute phrase cependant qu’une ordure orientale, éclose sur la fumure des popotes onusiennes, revigore l’empire du couchant de rares extases technologiques. La boue, elle, reste la même. Et le sang. Et la mort. Et la peur. Que l’univers, gangstérisme démocratique d’une main, apocalypse hystérique de l’autre, voie s’affronter des hordes charognardes, passe encore : depuis le temps que d’alibis en contrebande les États instillent leur venin à des populations dont ils ne redoutent plus l’ingratitude, on devrait être blasé. Mais que dans cette fournaise tout sens, toute esquisse de pensée, se jettent d’un seul élan au feu de la bataille, farfouillant par l’épandage idéologique avec l’entrain de porcs à la recherche d’épluchures à se mettre sous la dent, cela écœure au point de se demander s’il est légitime de prendre la plume et de signifier son congé à pareille planétarisation de l’ignoble. Faut-il vraiment le préciser ? L’aliénation atteint sa cote d’alerte : l’Amérique et l’Europe s’identifient au repoussoir dont se nourrissent des tyrans exotiques, l’Arabe épouse l’image désastreuse qu’ont de lui les petits Blancs, le Dieu vengeur d’Israël
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attend son heure, et puisque de toute part le réel colle à la peau de ses icônes, l’inversion devient l’unique crédit tangible d’un marchandage qui dure depuis des siècles. Le Spectacle, entre ses fixations monothéistes et ses bombardiers invisibles, intègre aux mystifications d’usage une schizophrénie strictement matérielle. Il commence à nous tomber sur la tête. De fait, la fiction est bien double, qu’alimente l’implosion du glacis soviétique et de son capital retardataire. À celle du Droit, couverture juridique des exactions commises un peu partout selon les aléas de ce que n’importe quelle pécore sait du marché mondial, répond celle d’une entité qu’unirait la foi de peuples rivés à la débâcle, si bien que le Janus gouvernant les sentiments opposés s’amuse du tour qu’une fois encore il joue à l’intelligence : divisé, il règne, fracturé, il déchire. D’ailleurs, le capitalisme ne s’affranchissant jamais de ses limites autrement que sous le masque de la fictivité, rien d’étonnant à ce qu’il renoue avec des coagulations régressives qui, de la race à l’ethnie, du groupe à la nation, du quartier à la zone d’influence, écument les contrées de son sous-développement comme les jachères de sa saturation. Ghettos de chômeurs, hypocondrie délinquante et pays passant sans crier gare du Moyen Âge à la déconfiture sociale, l’universalité du système fragmente sa totalité en bastions d’opulence et friches industrielles, poussant le bouchon assez loin pour sommer chaque individu de prendre parti ou de justifier le traitement clinique des tumeurs défigurant
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l’auteur
Lionel Bourg est né le 27 juin 1949 à Saint-Chamond. Il réside à Saint-Étienne. Auteur de nombreux récits, d’essais un peu rêveurs et de quelques poèmes, de carnets et de journaux qui ne dissimulent ni ses enthousiasmes ni ses détestations, il s’efforce d’intégrer, au gré du sac comme de l’ample ressac de ses phrases, la subjectivité la plus radicale au mouvement contradictoire du monde objectif. Grand lecteur d’André Breton, il lui a emprunté le titre de certains ouvrages dont Un arbre élu par l’orage (L’Escampette) et Un nord en moi (Le Réalgar). Lionel Bourg dirige depuis peu la collection L’Orpiment aux Éditions du Réalgar.
quelques-unes de ses publications
Ce que disent tout bas de si belles images, dans Dolorès Marat, Mezzo voce, Fario 2018 Un oiseleur, Charles Morice, Le Réalgar, 2018 Watching the river flow (sur les pas de Bob Dylan), La passe du vent, 2017 Demain sera toujours trop tard, Le Réalgar, 2017 Lettre ouverte à ceux dont les lendemains chanteront peutêtre, Le Réalgar, 2016 Un nord en moi, peintures de Jérôme Delépine, Le Réalgar-Éditions, 2015 Ce serait du moins quelque chose, dessins de Cristine Guinamand, Le Réalgar, 2014 L’Échappée, L’Escampette, 2014 À hauteur d’homme, La passe du vent, 2012 La Croisée des errances, dessins de Géraldine Kosiak, La Fosse aux ours, 2011 L’Irréductible, La passe du vent, 2011 L’Horizon partagé, Quidam éditeur, 2010 Comme sont nus les rêves, Éditions Apogée, 2009 L’immensité restreinte où je vais piétinant, La passe du vent, 2009 Le Chemin des écluses suivi de Gueules de fort, Folle Avoine, 2008
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Dans la même collection Lionel Bourg, Tombeau de Joseph-Ferdinand Cheval, facteur à Hauterives, suivi de Joseph-Ferdinand Cheval, Lettre à André Lacroix (1897), 2019 Anne Collongues, Le poids de la neige quand elle tombe, 2018 Philippe Dujardin, Du passé comment faisons-nous table mise ? 2017 Éric Pessan, Sang des glaciers, 2016 Yvon Le Men, Tirer la langue, 2016 Serge Pey, Table des négociations. Poème-slogan pour une artiste-guerrière ilnu de mashteuiatsh, 2015 Jean Jaurès, Si la tempête éclatait... Discours, 2014 Jacques Jouet, Portugais-Français, Português-Francês, édition bilingue, traduction de Nuno Júdice, 2013 Lionel Bourg, À hauteur d’homme. Rousseau et l’écriture de soi, 2012 Lionel Bourg, L’Irréductible. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), 2011
Éditions La passe du vent http://www.lapasseduvent.com Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler
Ouvrage composé avec la police Goudy Old Style, corps 10, sur papier intérieur Bouffant, Ivoire 80 g, couverture Couché Condat Silk/Mat, Blanc 300 g.
Achevé d’imprimer par Smilkov Print Ltd — Bulgarie Dépôt légal – mai 2019