UN PALAIS POUR DEUX LANGUES

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Avec la collaboration et le soutien de l’Espace Pandora 8 place de la Paix F - 69200 Vénissieux

El Amraoui (Mohammed).-Un palais pour deux langues.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2019.224 p., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-340-8


MOHAMMED EL AMRAOUI UN PALAIS POUR DEUX LANGUES

Récit


« J’ai écrit ce texte en réponse à la commande d’écriture de la compagnie Les arTpenteurs, dans le cadre de la création en novembre 2018 du spectacle multilingue « Le café des langues ». Premières représentations à Vaulx-en-Velin, La DuchèreLyon 9e, Bron, Villeurbanne.

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Le mot maison se dit bayt en arabe. Le mot bayt veut dire « maison » et « vers de poème ». Un vers de poème dont les pieds sont à la mesure de piliers faits d’argile ancienne et de syllabes étranges, étrangères et familières ; des vagues noueuses s’y brisent et les saisons ne se succèdent pas mais se chevauchent et où le printemps a le même nom que l’herbe, où l’herbe est plus verte que l’herbe réelle, plus mince, plus fraîche, plus folle. Un rêve de vers. Obscurément cristallin ou revêche. C’est selon.

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Ouvertures


1 Je m’appelle Mohammad Al Amraoui ‫محمد العمر اوي‬ ‫محمد‬En français, le ħ ‫ ح‬de mon prénom – son sourd, qui vient du fond de la gorge, comme si on voulait l’éclaircir –, devient un simple h, le a devient é. Le 3 ‫ ع‬de mon nom s’efface jusqu’à se réduire à la voyelle a, le r perd son roulement. Il y a des sons qui ne passent pas. Ils se heurtent à une frontière qui les empêche de négocier un quelconque contact avec la glotte. D’autres devraient franchir plus facilement le passage et pourtant l’oreille ne les reçoit pas tels qu’ils sont prononcés, on dirait : je n’ai jamais compris pourquoi l’oreille française perçoit le a des mots arabes comme un é. La voyelle est prise dans une torsion de cordes qui l’altère légèrement. Ma ville natale Fass devient Fez ou Fès, la ville Sala où ma sœur est instit devient Salé. Étrange, cette manie de déformer des mots qui n’en ont pas besoin. C’est comme s’il n’y avait pas de a en français. Or, au contraire, il n’y pas de e justement en arabe.

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Les seules voyelles qui existent en arabe sont a, o, i. Trois voyelles courtes qui peuvent s’allonger et quand elles s’allongent, elles influencent le sens des mots contrairement au français. Kataba veut dire « il a écrit », kâtaba (en allongeant le premier a) veut dire « il a écrit à quelqu’un » ou « il a correspondu avec quelqu’un ». En français, ça ne change rien qu’on dise pârtir ou partir. Le sens du mot reste le même, même si l’allongement de la voyelle peut lui donner une coloration particulière. Il y a ainsi des sons qui sont dans ma langue, qui disparaissent quand je parle en français et il y a des sons en français qui sont difficiles à prononcer car je ne les ai pas connus enfant et qui m’ont demandé pas mal de pratique, de répétition pour les intégrer dans ma gorge ou dans mon nez. Les voyelles nasalisées par exemple n’existent pas en arabe. On dira juste na, no, ni mais pas nan, non, nin. Le n en arabe est comme ça, sec. Et quand il lui arrive de vibrer dans les voix des muezzins ou celles qui psalmodient le Coran, c’est plutôt un effet musical qui n’a pas d’influence

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sur le sens. En français, il y a une bonne différence entre an, en et on que j’ai du mal quelquefois à bien articuler. Je les entends dans ma tête, et pourtant je n’arrive pas à les restituer. Mon nez s’ouvre, oui. Le voile du palais dans ma bouche s’ouvre aussi. Le flux de l’air sort du larynx à travers les fosses nasales, oui. J’arrive à nasaliser, n’empêche je confonds an, en, on. Ma fille de quinze ans ne cesse de me reprendre. Elle fait avec moi l’orthophoniste. C’est « son », papa, ditelle, appuyant sur le on, et non « sang ». On va croire que tu vois du sang partout. Allez, répète encore. Ma fille est née ici. Bien qu’elle ne parle pas couramment l’arabe, elle arrive au moins à prononcer tous les sons. Enfin presque. Mes enfants n’ont pas appris l’arabe, mais ça, c’est une autre histoire.

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2 Je suis né à Fès, au Maroc. Le nom arabe pour désigner le Maroc est Maghrib, ou Maghreb, le Couchant. C’est le pays de l’Ouest où se couche le soleil, par rapport au Machriq ou Machreq, le Levant ou l’Orient arabomusulman. Il continue à être appelé ainsi en arabe. Les historiens anciens parlaient de Jazirat al-Arab (l’île du Couchant) couvrant par ce nom le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie et utilisaient le nom Al-Mahrib al-aqsâ, l’Extrême-Occident pour parler du Maroc. Et aujourd’hui, on parlerait du Grand Maghreb, le distinguant du Maghreb ou Maghrib tout court. Le nom français, lui, dérive du tamazight Amerruk, alors que le mot Maghreb, lui, vient de l’arabe, et englobe les trois pays de l’Afrique du Nord, anciennement colonisés par la France : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

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Le nom tamazight Amerruk doit être le nom d’origine, puisque les Amazighs sont les premiers habitants du Maroc. Les noms Maghreb, Ammeruk ont une ressemblance phonique surprenante mais je ne sais pas s’ils viennent de la même racine. Le nom Ammerruk a donné Marrakech, qui était capitale sous le règne de plusieurs dynasties. Le nom Ammerruk a donné Marrocos en Portugal – à prononcer Marrococh. Le nom Ammerruk a donné Marruecos en espagnol, Morocco en anglais, Marokko en allemand et en norvégien, Marocko en suédois. Les Iraniens disent Marrakech pour désigner le Maroc. Mais les Turcs l’appellent Fass, qui était capitale sous le règne de plusieurs dynasties.

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3 Je suis né à Fès, la ville historique. La capitale culturelle et spirituelle et scientifique, la ville du savoir qui a vu naître l’université Al Qaraouiyyin, la reine du Maghreb. Toutes ces appellations donnent au lieu un certain prestige. Je suis né à Fès, mais je n’ai pas l’accent des Fassis. Mes parents sont issus de la paysannerie de la campagne loin de la ville de soixante kilomètres. Les Fassis sont souvent des familles citadines nobles et riches. Ce sont les descendants des Andalous arrivés après la chute de Grenade et l’expulsion des Morisques de l’Espagne. Leur accent est très reconnaissable. Ils n’arrivent pas à prononcer le q ‫ ق‬, ils le prononcent a ‫ا‬, ils n’arrivent pas à rouler le r. Leur accent est prestigieux, c’est un signe d’appartenance sociale. Ils se moquent des campagnards car leur accent est rude, rustique et sauvage. Les campagnards se moquent des Fassis, ils trouvent leur accent mou, efféminé et BCBG. Ces préjugés étaient tellement pesants à mon adolescence, qu’à la question posée d’un non-Fassi : « Tu viens d’où ? », je

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répondais : « De Fès » et rajoutais : « Mais pas un vrai Fassi, mes parents sont de Hyâyna ‫»ةنيايح‬ (une tribu de la campagne de Fès), et à la même question posée par un Fassi, j’éludais l’origine tribale stigmatisante. Mais un jour, j’étais très surpris de voir le fils de Kaderi, parlant avec cet accent, travailler au hammam du quartier comme tayyâb (garçon de bain), et Kayyâs (masseur). Je l’ai toujours vu, maigre, sec, les côtés saillants, silhouette de dénuement extrême, traînant avec son slip dans le brouillard des vapeurs pour ranger les grands seaux en caoutchouc noir, et s’asseoir par terre, épluchant une orange, attendant que quelqu’un le sollicite pour le masser avec habileté, lui faire craquer les os et sortir toute la crasse de la semaine avec un gant rêche. Les oranges, c’était son goûter. Un peu de vitamines, disait-il, pour se donner des forces. J’avais toujours le sentiment qu’il y avait un décalage immense entre son accent qui signalait une origine aristocratique et ce métier dur qu’il exerçait par nécessité. C’est comme ça, mon frère, disait-il quelques fois, appuyant sur les rimes : Chi 3tatu, chi zwatu (La

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vie a comblé les uns et délaissé les autres). Les deux mots riment la formule et s’y installent dans les deux extrémités, répliquant ainsi les oppositions de classes. La vie, 3tat, a donné aux uns, les a honorés et gratifiés, tandis qu’elle a affamé et ruiné les autres. Le mot zwa peut signifier creuser le ventre, crever, voire éventrer. On l’utilise aussi quand on reçoit un coup de poing tellement fort dans le ventre qu’on entend sonner le creux et on se sent défaillir. Il lève la main, désigne l’eau qui s’étale par terre et dit avec son accent nonchalant et avec un sens aigu de l’autodérision, sans perdre aucunement sa fierté Chouf ha dchi et choufni ana. Ana ghir 3aqraycha rmani l-bhar (Regarde tout ça et regarde-moi. Je ne suis qu’un crabe jeté par la mer, après tout). Mais avec lui, personne ne pouvait oser se moquer de son accent. Son regard et les petites rides de son front en étaient dissuasifs.

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4 Au Maroc, ça parle arabe marocain à la maison, dans la rue, au théâtre, dans des films au cinéma ou à la télé ; ça parle tamazight à la maison des voisins et des fois dans la rue, et depuis peu à la télé, à la radio et à l’école ; ça parle arabe classique à la télé, à la radio et à l’école, mais pas dans la rue, ni à la maison ; ça parle français à la télé, à la radio et à l’école aussi, et quelquefois on entend des petites phrases ou mots parci par-là ; ça parle quelquefois arabe classique mélangé au marocain et au français ; et dans les villes du Nord, ça parle espagnol aussi ; ça écrit en arabe classique ou en français ou en espagnol, c’est selon, mais ça n’écrit pas en arabe marocain, ça n’écrit en tamazight que depuis peu. Les Amazighs parlent le tamazight. Tamazigh est la langue berbère. Le mot berbère vient de l’ancien égyptien qui veut dire « étranger », dans le même sens que « barbare » chez les Grecs. Les Amazighs sont les premiers habitants du Maroc, les autochtones,

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pourtant les Amazighs sont des autres qui parlent une langue autre, la langue première des habitants premiers devenue langue seconde. Les Amazighs parlent arabe marocain – (en général). Quelques-uns d’entre eux, au fin fond des montagnes ou dans le désert, ne parlent pas arabe marocain. Les Arabes ne parlent pas tamazight – (en général). Quelques-uns d’entre eux parlent tamazight. Quelquesuns seulement. Plusieurs Amazighs et Arabes parlent arabe classique. Plusieurs d’entre eux ne parlent pas arabe classique ; ils ne sont pas allés à l’école. L’école était loin. L’arabe classique s’apprend à l’école. Les Amazighs et les Arabes, quand ils parlent en arabe classique, c’est pour débattre d’un sujet important devant un public ou une caméra, et quand ils parlent en arabe marocain ou en tamazight, c’est pour parler de choses ordinaires, ou chanter ou crier ou pleurer, mais aussi pour dire des poèmes des fois, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas crier ou chanter ou pleurer en arabe classique, si, bien sûr, mais ce sera un

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acte littéraire, car l’arabe classique, c’est la littérature, tandis que le tamazight et l’arabe marocain luttent pour être reconnus comme langues littéraires. Ils le sont bien sûr, disent les uns. Oui, c’est ça, ils le sont disent les autres, sourire oblique aux lèvres. Plusieurs Arabes ou Amazighs ont dit des poèmes en arabe marocain. Et c’était oral. Quelques-uns d’entre eux les ont transcrits et les ont conservés. Plusieurs Arabes ou Amazighs écrivent des poèmes en arabe marocain. Quelques-uns ont écrit ou écrivent de la prose. Mais, peu, très peu. L’arabe marocain accueille la poésie mais rarement, très rarement de la prose. Quelqu’un a écrit un roman en arabe marocain, mais les gens n’ont pas l’habitude de lire le marocain, c’est comme si on écrivait un roman en phonétique française ; et les gens n’ont pas l’habitude de voir le marocain comme une langue littéraire. Elle est vulgaire et ordinaire, et l’ordinaire n’a pas encore sa place. Les chansons se chantent en arabe classique ou en marocain ou en tamazight, mais le théâtre et le cinéma

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s’écrivent surtout en arabe marocain, ça dialogue, ça touche, ça touche immédiatement. Le théâtre en arabe classique, c’est plutôt intello ou quand ça parle de l’histoire des Arabes, genre l’époque du prophète ou des califes ou des poètes anciens. Quelques Amazighs ont fait des livres en tamazight, mais c’est récent, très récent. Quelques-uns d’entre eux ont écrit le tamazight en lettres arabes. Quelquesuns d’entre eux ont écrit le tamazight en lettres latines. Quelques-uns d’entre eux ont écrit le tamazight en tifinagh. Quelques-uns seulement. Le tifinagh est l’alphabet officiel des Amazighs, mais c’est récent, très récent. Car 2011, c’est très récent. Car 2011, c’est l’année où le Maroc l’a reconnu comme langue officielle, à côté de l’arabe, après de grands débats et batailles. Car le tifinagh est l’alphabet des Amazighs depuis vingt-trois siècles, au moins. Car le tifinagh a disparu pendant plusieurs siècles aussi. Car les Amazighs ont écrit dans des langues autres que le tamazight. Car Térence a écrit en latin. Car Apulée a écrit en latin. Car saint Augustin a écrit en latin. Car

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Tertullien a écrit en latin. Car Arius a écrit en grec. Car Ibn Rachiq a écrit en arabe. Car Ibn Battuta a écrit en arabe. Car Kateb Yacine a écrit en français. Car Ahmed Sefrioui a écrit en français. Car Mohamed Kheireddine a écrit en français. Car Mohammed Choukri a écrit en arabe. Car quelques-uns seulement ont écrit le tamazight. Car seuls les Touaregs ont continué à écrire en tifinagh, sur le papier, sur les murs, sur les bijoux, sur les armes, sur les tapis, sur leur peau. Car les Touaregs ont arraché le tifinagh de l’implacable oubli où le tamazight s’est engouffré. Plusieurs Arabes parlent le marocain, mais pas l’arabe classique. Aucun Marocain ne parle que l’arabe classique. Plusieurs Arabes et Amazighs savent parler égyptien, car tout le monde ou presque connaît les chansons d’Oum Kalthoum, de Mohammad Abdelwahhab, de Abdelhalim Hafiz, car la télé diffuse à longueur de journée films et feuilletons égyptiens. Plusieurs Arabes et Amazighs parlent français ou espagnol ou anglais ou les trois. Plusieurs d’entre eux

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en ont fait leur langue de science ou de commerce. Plusieurs autres en ont fait la langue du cœur, de la poésie et du livre. Les Français ne parlent pas arabe. Les Français ne parlent pas tamazight. Quelques-uns d’entre eux parlent arabe ou tamazight. Quelques-uns d’entre eux parlent arabe et tamazight. Quelques-uns d’entre eux en ont fait l’objet d’études historiques ou linguistiques ou politiques. Aucun d’eux ou presque n’en a fait la langue du cœur ou du livre.

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5 L’arabe marocain comporte comme toutes les langues des emprunts d’autres langues, le tamazight, le grec, le turc, le persan, l’espagnol, le français et d’autres. Il y a des mots qui sont propres à l’arabe marocain. Plus on s’éloigne géographiquement de l’ouest à l’est dans la direction de ce qu’on appelle le monde arabe, plus le sens de ces mots disparaît. L’Égyptien ou le Syrien ne les comprendraient pas. L’Algérien ou le Tunisien saisiraient une bonne partie d’entre eux. Si je les utilise dans un texte en arabe classique, ils paraîtront certainement étrangers, pourtant il y en a beaucoup qui trouvent leur origine dans cet arabe classique du désert. Pourquoi ces mots ont-ils quitté la péninsule arabique et ont-ils survécu dans l’extrême Ouest ? Ces mots ont immigré à l’ouest et s’y sont installés, s’y sont enracinés jusqu’à oublier leur origine.

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Et c’est comme ça. Mais retenons ceci : certaines choses portent le poids de l’histoire. Certaines choses ne cessent d’être reportées dans l’histoire. Certaines choses demandent à être portées par l’histoire. C’est comme ça. Et chacun dans tout ça a sa propre histoire, dans l’histoire. Moi, j’ai la mienne, singulière et banale, faite de petites luttes, d’imprévus, de bricà-brac et de rien. Il faudrait interpeller la mémoire pour raconter. La mémoire a ses trous, minuscules ou béants, et il faut entrer dedans pour vérifier les petits mécanismes. Je la remonte petit à petit, comme on remonte une pente, comme on remonte une montre, redécouvrant comment ça s’est passé pour moi, d’une langue à l’autre, d’une scène de vie à l’autre. Comme si le moi se rêvait un autre pour se libérer de lui-même. Disons-le tout de suite : rien n’indiquait qu’un jour la langue française devienne ma langue, qu’elle vienne embrasser ma langue arabe dans ma bouche.

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I (Petite autobiographie linguistique ordinaire) C’est ici que tout repart, d’ici que rayonnent – il faut se taire – trop de raisons de mêler dans le récit tous les temps du verbe être. André Breton, L’Amour fou


1 Ce matin, une image d’autrefois est venue ouvrir mes paupières. L’image de mon père qui se lève tôt le matin, met son costume noir en tergal et sort. Il fait nuit à cette heure d’hiver. Il fait encore plus nuit dans cette chambre sans fenêtres, la chambre étroite de mon père et ma mère où les livres sur l’étagère disent des choses à voix basse, où le lit prend toute la place, à côté d’un frigo, vieux et rouillé qui vrombit, ronfle et s’arrête et recommence. À pas légers, il traverse le couloir large d’à peine un mètre, long d’à peine trois mètres, murmure quelque chose à ma mère et referme la porte de l’appart, délicatement, et le silence revient, pur et dense, dans la matière sombre de la nuit. Il allait prendre le car. On n’avait pas de voiture. On n’a jamais eu de voiture. Il était instit à Bni Sadden, une tribu tamazight du moyen Atlas à trente-cinq kilomètres au nord-est de chez nous à Fès. Il enseignait la grammaire, l’histoire, la géographie et les leçons de choses, en arabe classique.

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Il y restait les jours de la semaine puis revenait le weekend puis repartait encore. Je ne sais pas grand-chose de comment était sa vie là-bas. Je dis Là-bas, comme quand on parle d’un lieu qui nous est étranger. Le lieu autre, l’intervalle de l’absence. Je n’y suis jamais allé. Et je sais que là-bas, il a connu une famille amazigh, Al-Jazouli. Leur fils est venu s’installer chez nous pendant un an ou deux pour rentrer au collège. À Bni Sadden, il n’y avait qu’une école primaire. Pour aller au collège, il fallait descendre en ville, à Fès, la grande ville. Voici chez nous : deux pièces de taille moyenne dont les fenêtres aux arabesques en fer forgé donnent sur la cour intérieure de l’appart des voisins du rez-de-chaussée. Entre les deux, le couloir étroit dont la grille en fer forgé donne aussi sur la cour. À droite, le long du couloir, la chambre de mon père et ma mère, et la cuisine étroite. Et dans la cuisine étroite, les toilettes étroites. Si quelqu’un veut aller aux toilettes, vous comprenez, il fallait dégager la cuisine, bien sûr. Ainsi, ma mère suspendait sa préparation culinaire pour laisser quelqu’un y aller, et la reprenait une fois les toilettes évacuées.

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De la cour intérieure du rez-de-chaussée, remontaient ces bruits habituels et quotidiens, sans lesquels le jour ne sera pas jour : les conversations, les rigolades, les disputes, le son de la radio que la voisine augmentait au passage d’une chanson de Abd Alhadi Bellkhayyat et auquel le voisin d’au-dessus, agacé, répondait par la voix sensuelle de Donna Summer chantant Love, Love to Love You Baby. On dormait ainsi garçons et filles dans la même pièce de taille moyenne à l’extrémité Nord du couloir : 1. ma sœur Mhani, douze ans de plus que moi, 2. mon frère Ahmed, neuf ans de plus que moi, 3. mon frère Driss, quatre ans de plus que moi, 4. ma sœur Fatiha, deux ans de plus que moi, 5. ma cousine Zhor, plus jeune de huit ans, qu’on avait adoptée bébé. On l’a trouvée un matin froid sur le dos de sa mère morte écrasée par un gros camion Ford. Son père a dit qu’elle ne pleurait pas. Elle ne savait pas ce qu’il lui arrivait au juste. Il y a des chocs qui comme ça frappent de stupeur et marquent la destinée une fois pour toutes.

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Le jeune Al Jazouli dormait dans la pièce de taille moyenne, à l’extrémité Sud du couloir – pièce destinée à accueillir les invités quand ils arrivaient à l’improviste de la campagne pour passer quelques nuits chez nous. Il parlait en arabe marocain avec nous et quand ses parents venaient, il leur parlait en tamazigh. C’est la langue de l’étranger. Ça nous paraissait évident de ne pas parler la langue de l’autre. Je n’ai jamais essayé d’apprendre des mots de cette langue qui me fascinait tout de même, tout de même, et dont les sonorités à la fois douces, âcres, rauques, rocailleuses, gutturales, ne m’étaient pas complètement étrangères – les chansons en tamazight étaient assez populaires ; on les écoutait à la radio. Une langue était là, à la portée de ma langue et je n’étais pas encore prêt à saisir la chance de pouvoir l’avoir. Me l’approprier ? Après lui, on a accueilli mon cousin pendant deux ans pour ses études au collège. Le tamazight était là, mais lointain, secondaire, dans l’ombre de la langue arabe. Le tamazight, à cette époque,

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était une langue vivante, oui, et parlée par les Amazighs seulement ou par les spécialistes des langues minoritaires, mais ne s’apprenait pas à l’école et ne s’écrivait pas non plus. Mon père a-t-il, lui, appris le tamazight ? Je ne l’ai jamais su. Personne ne sait. Personne ne saura. Un jour, il n’a plus porté son costume en tergal. Il n’a plus pris le car pour se rendre à Bni Sadden. J’avais six ou sept ans. C’est à sa mort plus tard, bien plus tard que mon oncle m’a raconté pourquoi il avait choisi d’arrêter. Et c’est une autre histoire. Il avait enfilé une djellaba en laine et était parti dans son village natal dans une petite mosquée vernaculaire en terre. Une hasira ‫ ةريصح‬tapis en jonc – sorte de tatami léger, une couverture marron trouée –, une bouilloire, un camping-gaz, des livres de grammaire, de poésie et de théologie, quelques récipients de cuisine grossiers et rien d’autre. Trois semaines là-bas, entre silence et prière, et deux semaines chez nous. Et quelquefois le contraire. Il était devenu fqih mchârat.

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Un imam ordinaire qui guidait les prières collectives du vendredi et donnait des cours d’arabe classique aux enfants du village. Contre quoi, il recevait en fin d’année de la tribu, trois ou quatre cents kilos de blé. On vendait une partie et on portait une partie au moulin à blé pour en faire une farine pour le pain de tous les jours. Une espèce de troc original : le savoir et la foi contre le blé. J’ai su plus tard qu’en français le mot blé avait aussi le sens d’argent. On l’appelait Si l-haj, Le Pèlerin, un titre arabe qu’on donne à ceux qui ont fait le pèlerinage à La Mecque. Lui, il n’est jamais allé à La Mecque. Il n’a jamais voulu y aller. Je l’ai entendu dire un jour à quelqu’un que le voyage, le vrai, est celui qu’on fait en soi-même avec Dieu, que souvent les pèlerins se voyaient racheter toutes leurs fautes et devenaient vaniteux et suffisants. Le silence de mon père emplissait l’espace de l’appart. Il ne disait presque rien, juste les mots brefs quand c’était nécessaire. Il restait à moitié couché sur le lit

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ou la banquette, les yeux penchés sur un livre ancien. Parfois, je l’entendais chuchoter un verset coranique ou un vers de poème. Il se les récitait dans son monde à lui. Il ne disait rien, presque rien. Mais il m’arrivait d’assister avec lui à des cérémonies d’enterrement d’un proche. Il psalmodiait avec d’autres le Coran ou chantait des poèmes mystiques, et je l’entendais, dans les pauses, débattre d’une interprétation d’un verset ou d’une règle de grammaire. Il débattait, avec ferveur. L’arabe marocain embrassait l’arabe classique. Une sorte de symbiose entre les deux où il était difficile de démêler leurs fils. Cela se passait naturellement, des phrases en marocain serties de vocabulaire classique, de vers, de versets ou de proverbes. Les linguistes ne sont pas tous d’accord sur le statut de l’arabe marocain. Une langue, un dialecte ou un patois. Peu importe. Ma mère ne connaissait pas l’arabe classique. Ma mère n’est jamais allée à l’école. Ma mère parlait le marocain. Le marocain est ma langue maternelle. L’arabe classique est la langue de mon père. En quelque sorte. En quelque sorte, je dis.

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Non pas qu’elle était sa langue exclusive, non, mais elle était toujours là, présente, murmurée. Un vers de poème, un verset, un proverbe, et le livre, le livre surtout. Dans les albums photos de famille, vous le verrez toujours dans un coin avec un livre tandis que les autres sont autour de la table ou en train de danser ou je ne sais quoi encore. Le livre était son monde. Il m’a jamais parlé de ce qu’il lisait. Il n’en parlait jamais, sauf quand quelqu’un venait lui poser des questions à propos d’un auteur ou d’une théorie. Il était là, dans sa propre vérité, dévoré par elle, et on était autour. Dans ce silence, quelque chose s’exaltait et s’insinuaient, en moi, le mystère de la langue autre, sa force, ses zébrures, sa braise, sa géographie inconnue, ses horizons multiples, ses choses claires et obscures, son rythme qui me donnait le vertige ces nuits mystiques où mon père chantait avec ses amis les cent soixante-deux vers du poème d’Al-Burda (Le Manteau) d’al-Bousîrî, dans une transe collective où les torses se dandinaient d’avant en arrière, d’avant en arrière, fermant les yeux, s’absentant à eux-mêmes :

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Est-ce le souvenir des voisins que tu as laissés à Dhou Salam qui fait couler de tes yeux des larmes mêlées au sang ? Est-ce le vent qui a soufflé sur Kazma ? Est-ce l’éclair qui a fulguré dans la nuit obscure des vallées d’Idham ? Pourquoi tes yeux, quand tu les sommes de se retenir, augmentent-ils encore plus leurs larmes ? Pourquoi ton cœur, quand tu lui dis : « Réveille-toi », s’absente-t-il plus encore ?

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Et je ne comprenais pas grand-chose, et je ne suis pas sûr que tous ceux qui répétaient les vers comprenaient, pas sûr. Pourtant nous étions tous emportés, tous, dans les eaux immenses qui serpentaient en nous. Ça me fascinait. Parfois, mes poils se hérissaient. Je tremblais de jouissance. Je fermais les yeux. Mon père, lui, comprenait tout. C’était sa vraie langue.

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« Un palais pour deux langues », un texte écrit pour le spectacle multilingue « LE CAFÉ DES LANGUES » « Un palais pour deux langues », a été écrit à la demande de la compagnie Les arTpenteurs dans l’optique de la création, en novembre 2018, d’un nouveau spectacle multilingue, « Le café des langues », dans une mise en scène de Mireille Antoine et Patrice Vandamme. « Le café des langues » fait partie de nos spectacles conçus pour encourager et vivre le plurilinguisme. Sa programmation s’accompagne systématiquement, dans les mois qui précèdent la représentation, d’ateliers de pratique artistique multilingue qui permettent à des habitants de préparer leur participation au spectacle aux côtés des artistes.

Constats et enjeux autour des langues et de la diversité culturelle La prise en compte de la diversité constitue aujourd’hui un enjeu culturel essentiel pour la cohésion sociale. Accueillir l’autre avec sa langue, l’accueillir avec la nôtre, permet de s’enrichir mutuellement, de cultiver le lien social, de favoriser l’intégration, le mieux-vivre ensemble par une approche positive de l’altérité dépassant peurs, préjugés et replis de toutes sortes.

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La langue que nous parlons, que nous écrivons est l’expression de ce que nous sommes. C’est par elle que nous posons notre regard sur le monde et que nous allons à sa rencontre. Chacune porte en elle les traces d’une culture unique. Nous constatons que les langues constituent un patrimoine immatériel non considéré comme une richesse et qu’elles sont rarement valorisées dans les lieux dits culturels et leurs programmations. Nombre de personnes issues de la diversité culturelle éloignées de ces lieux réservent donc l’usage de leur langue maternelle aux sphères privées ou communautaires, ou ne les pratiquent plus. Elles ont rarement conscience de détenir par là même un savoir ou une compétence culturelle. Nous avons aussi constaté différentes postures quant au choix de transmettre ou non sa langue d’origine à ses enfants. Lorsqu’elle n’est pas transmise, un fossé entre les générations se creuse rapidement, ce qui renforce l’isolement et parfois le sentiment de relégation. Très souvent est intériorisé un sentiment de honte : honte de transmettre des histoires familiales ouvrières, immigrées douloureuses, honte de pratiquer sa langue maternelle ou de mal parler le français. Des ponts peuvent être construits d’une langue à l’autre pour accueillir les personnes avec leurs bagages culturels en s’appuyant sur sa langue maternelle, ce qui permet de créer les conditions de « la sécurité linguistique ».

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Engagements de la compagnie Langue, poésie et littérature tiennent une place centrale dans les spectacles et projets pluri-artistiques de la compagnie Les arTpenteurs depuis sa fondation en 1992. Notre travail s’est toujours adossé soit sur une commande d’écriture, soit sur des adaptations ou montages originaux. Nous cultivons plusieurs formes théâtrales mais les différentes déclinaisons de « la lecture en spectacle » que nous réalisons, font de nous des « passeurs de textes ». Afin de cultiver une relation directe et durable avec le public nous avons inscrit nos actions au cœur des territoires, avec la démarche d’aller vers les personnes de toutes générations et origines afin de mieux impliquer « celles pour qui les pratiques dites culturelles ou artistiques ne vont pas de soi ». La compagnie s’est engagée dans la création et diffusion d’actions et spectacles participatifs faisant vivre le plurilinguisme, encourageant la transmission des langues et contribuant à construire des ponts entre les langues et l’apprentissage ou la maîtrise de la langue française et, ce faisant d’exercer ce qui est, depuis la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe », un droit culturel. Cela nous a conduits à concevoir et réaliser différents projets autour des langues à la Duchère, grand quartier de Lyon où la compagnie est implantée depuis seize ans, ce qui nous a ainsi permis d’entendre et faire entendre plus de quatre-vingts langues et d’impliquer plus de mille personnes. Nous sommes aussi présents

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sur d’autres territoires et d’autres projets, menés aussi dans la durée dans des communes de diverses tailles, en zones urbaines et semi-rurales ; ils ont fait émerger un même potentiel.

La conception du spectacle « Le café des langues » L’écriture du texte Tout d’abord, nous avons élaboré le « cahier des charges », véritable outil d’un travail exigeant à trois entre l’écrivain et les metteurs en scène ; sa vocation est d’ouvrir des pistes et de cadrer la phase d’écriture ; puis nous avons sollicité le poète et traducteur Mohammed El Amraoui, qui avait déjà intégré à de nombreuses reprises notre équipe artistique depuis 2006 pour mener des ateliers d’écriture ou de traduction, participer à des lectures multilingues de la compagnie, et à la création d’une lecture-spectacle bilingue de poésie arabe du VIe au XXIe siècle, avec Mireille Antoine et Patrice Vandamme. Nous lui avons proposé : – d’écrire un ensemble de poèmes inspirés par son vécu personnel d’homme vivant la situation de double-culture, de bilinguisme et s’étant confronté à la question de la transmission de sa langue maternelle à ses enfants, mais aussi son vécu de poète, traducteur menant des ateliers d’écriture et de mise en voix multilingues auprès de personnes vivant aussi cette situation de bilinguisme ;

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– d’explorer son propre cheminement, comment il passe d’une langue à l’autre et comment il a bâti des ponts entre sa langue maternelle, le marocain, et les langues qu’il a apprises à l’école : l’arabe classique et le français, à l’oral comme à l’écrit ; – de retracer des situations vécues pour aborder concrètement les questions de la traduction, de la compréhension, de la communication, des niveaux de langage, des différences de prononciations en évoquant avec humour des anecdotes qui ont jalonné son parcours ; – d’évoquer des personnes en apprentissage du français et des rencontres marquantes. Sur la forme du texte, nous n’avions pas d’idée préconçue sinon que nous désirions une poésie concrète, écrite à la première personne si possible, facilitant l’identification des spectateurs et facile d’accès pour des personnes parfois néophytes en français. Quelques mois plus tard, après lecture des premiers textes transmis, nous avons pris conscience qu’il fallait pousser Mohammed à se livrer davantage, à explorer quelque chose de plus intime, de plus privé et à assumer la dimension autobiographique. Nous avons pris du temps pour échanger ensemble. Cette rencontre a été décisive, dans les textes suivants nous avons découvert comment le poète s’est construit en lien avec le cercle familial et ses découvertes littéraires.

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L’engagement dans cette voie s’est révélé tout de suite convaincant : plus d’émotion, d’inattendu… et redécouverte de l’homme.

En scène La dernière étape d’écriture, celle du montage de textes pour la scène, a été réalisée par les metteurs en scène et interprètes ; ils ont choisi et resserré des extraits de « Un palais pour deux langues » puis mis en forme le montage, fil conducteur du spectacle mettant en perspective, dans trois « scènes ouvertes », des textes choisis et dits par les participants dans leurs langues d’origine ou apprises dans leurs pérégrinations, avec la traduction en français (poèmes, chants, textes personnels…). Le choix des textes avec lesquels ils prennent la parole en plusieurs langues n’est jamais anodin, leur transmission se révèle être toujours un moment fort, empreint d’émotions. Le texte de Mohammed est interprété par les comédiens de la compagnie, ils sont accompagnés par le musicien multi-instrumentiste Dimitri Porcu (clarinette, percussions, mélodica…). Chacune des représentations est donc unique et permet de faire découvrir en poésie de quinze à vingt langues avec la traduction, en réunissant en scène de vingt à soixante-dix habitants de la ville où le spectacle est joué.

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Le spectacle s’insère dans le décor du « Café des langues », construit par notre scénographe, Mathieu Rousseaux, et conçu pour renouveler le rapport au public en plaçant les spectateurs au cœur du dispositif, assis autour de petites tables, créant ainsi une grande proximité avec les acteurs. Des alphabets en plusieurs langues sont gravés dans le comptoir, un système d’éclairage installé par Ludovic Micoud-Terraud parachève le tout. Nous sommes bien dans l’espace des langues, de la parole, de l’écoute et de la convivialité.

Patrice Vandamme directeur artistique Compagnie Les arTpenteurs

Pour en savoir plus : www.les-artpenteurs.com

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Remerciements Un grand merci à Isabelle Hourdeau et Véronique Rousseaux pour leur relecture et leurs remarques précieuses.

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Table Page Ouvertures (Petite autobiographie linguistique ordinaire) Notes sur la traduction de la poésie (en particulier de la poésie arabe)

7-24

25-178

179-213

Patrice Vandamme « Un palais pour deux langues », Un texte écrit pour le spectacle multilingue « Le café des langues » 215-221 Remerciements

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Illustration de couverture © Fanny Batt Maquette et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler

Ouvrage composé avec les polices Adobe Garamond, corps 11, sur papier intérieur Bouffant Hellefoss Creamy – Crème 80 g, couverture sur papier Couché Condat Silk/Mat – Blanc 300 g.

Achevé d’imprimer par Pulsio.net – UE Dépôt légal – 2019



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