Un voyage russe

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UN VOYAGE RUSSE JEAN LOUIS BOUCHARD

Ouvrir. Russie. Russie, un des pays de l’immense. J’ai eu chance royale, pouvoir me rendre là-bas en individu, en être voyageur, comme j’ai tant aimé à l’être parfois, ici ou ailleurs. Même en 2001, même avant le tumulte Ben Laden, il me faut admettre que si l’on se trouve dans un des plus grands pays qui soient, il existe et subsiste une notion à laquelle je suis fidèle à jamais, qui reste chère comme or rare. Cette notion tend vers l’infini, et demeurera pour moi vertu exploratoire perpétuelle : la liberté. Au sein même de ce pays-État, de ces États-pays et dits indépendants à l’instar de la CEI, à l’égard tout autant de l’étranger que du découvreur, c’est l’état fragile de cette liberté, la menace sur le fil magique et tragique de son élaboration, qui m’impressionnent, qui me questionnent.

ISBN 978-2-84562-312-5

25 €

JEAN LOUIS BOUCHARD UN VOYAGE RUSSE Préface de FRANÇOIS BARRÉ


JEAN LOUIS BOUCHARD UN VOYAGE RUSSE

Préface de FRANÇOIS BARRÉ


Préface

Dans l’attente de quelques jours nouveaux peut-être François Barré

Le décisif n’est pas la progression de connaissance en connaissance, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elles. Imperceptible marque d’authenticité, qui la distingue de toute marchandise fabriquée en série, faite sur un modèle. Walter Benjamin, Ombres courtes

Autrefois, les architectes préparaient le temps des projets en parcourant les terres antiques grecques et romaines pour y découvrir nos monuments tutélaires. Un voyage russe de Jean Louis Bouchard prolonge en le transformant ce rituel propédeutique. Architecte et artiste, il lui reste – comme à chacun de nous – beaucoup à apprendre, mais il a passé l’âge des premiers émois, enseigne l’architecture et la connaît comme une alliée substantielle, compagne savante à qui la simplicité sied et que le service de la puissance peut dénaturer. S’il voyage léger, seul dans sa recherche quotidienne, son bagage est conséquent de connaissances et de jalons, de livres et d’œuvres faisant racines et jardin. Sa grande culture lui a fait congédier les catégories académiques séparant art majeur et art mineur, art noble et arts appliqués, pour s’intéresser à la création où et quelle qu’elle soit. Ainsi tisse-t-il au gré des rencontres de nouvelles trames qui lui font se découvrir en découvrant. Notre temps médiatique aime célébrer l’architecture qui hausse la voix, performe en hauteur, en richesse émiratie et en body building. Bouchard décèle en cela une inculture et un contre-sens. Ce qu’il perçoit et goûte en Russie ou en Ukraine, il l’avait déjà saisi dans le temps long et l’espace entier de la création architecturale : l’évidence d’architectures dites « mineures », humbles, petites, sans postures, mais d’une vérité esthétique et constructive marquée par la justesse.

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14/12/01 – 26/03/16

Barrikadnaya J’ai tant de chance d’écrire ces lignes, Алиса в стране чудес1. Ouvrir. Russie. Russie, un des pays de l’immense. J’ai eu chance royale, pouvoir me rendre là-bas en individu, en être voyageur, comme j’ai tant aimé à l’être parfois, ici ou ailleurs. Même en 2001, même avant le tumulte Ben Laden, il me faut admettre que si l’on se trouve dans un des plus grands pays qui soient, il existe et subsiste une notion à laquelle je suis fidèle à jamais, qui reste chère comme or rare. Cette notion tend vers l’infini, et demeurera pour moi vertu exploratoire perpétuelle : la liberté. Au sein même de ce pays-État, de ces États-pays et dits indépendants à l’instar de la CEI2, à l’égard tout autant de l’étranger que du découvreur, c’est l’état fragile de cette liberté, la menace sur le fil magique et tragique de son élaboration, qui m’impressionnent, qui me questionnent. Pour l’être isolé que je suis et que je fus durant ces mois de voyage, la liberté de cet individu ou de cet étranger, reste, je le crois encore dans un tel pays, une variété toute vulnérable. D’autres cités géantes comme celles de Chine, parcourues il y a plusieurs années, m’avaient déjà bouleversé. Mais des villes telles que Moscou sont si troublantes. Ce sont des villes belles, modernes, mais âpres et cruelles. Il en va peut-être d’un bien nécessaire, d’un mal. Cela se mériterait-il ? Jusqu’à ériger en morale ou mettre en place comme en valeur ou en guide nombre de sacrifices ? S’il demeure que mon propos entendu ici et avec moi-même est de déposer quelques images en corrélation de quelques mots, je dédierai ce premier aplat à une toute petite pyramide de couleur verte. Une de couverture, de mes premiers cahiers d’images, une de ces rapportées. Pionnière mise en forme de mon espèce d’histoire initiale dite des mineures 3, premiers collages, extrait ou résultante d’une alchimie assez peu contrôlée. Mais surtout, sans toutefois oublier que rien ne se fait dans l’immédiateté, tout s’apprivoise lentement, comme lorsqu’il est question de faire le tour d’un verre d’eau, en plusieurs mois, chez Francis Ponge. Aussi depuis ces lamelles vertes donc, en bois peut-être, ajourées, entrent-ils ou sortent-ils des nuages d’air complice, du gouffresque métro moscovite ?

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Quoi qu’il en soit, en voisine d’un de ceux que l’on nomme là-bas, à tort, gratte-ciel, et dont le nombre total tient sur deux mains seulement, elle est là, dans son monde du petit, unique et silencieuse, comme une insoumission aux valeurs en usage et aux regards convenus. Et aussi car à seulement quelques pas de là, de cette découverte fertile, un classique pose. Un de ces bâtiments modernes des plus importants du monde s’impose et siège, s’étire et se flanque sur les contre-haut de la Moskova, non loin de l’ambassade sous très haute protection des ÉtatsUnis à cet instant de l’histoire. Majestueux et déconfit à la fois, le Dom Narkomfin datant de 1928, et conçu par l’architecte Moïshe Ginzburg, repose, interroge, vieilli en silence, dispose, indispose les Russes. Il impose, seul. Solitude. Père ou mère de l’architecture moderne ? Est-ce lui qui me fit découvrir elle ? Ou est-ce le contraire ? Dans une rencontre, qui découvre qui ? « Écriture à côté ou de l’autre côté des images, il ne s’agit ni d’illustrer un texte, ni de commenter une image, mais d’exprimer combien les cheminements peuvent différer pour atteindre le même but ». Ainsi se confirmait mon engagement à écrire, encouragé par ces mots d’un confident très cher, au retour de mes voyages russes. Continuer ainsi la dérive, sans doute aucun, ou au contraire rester habité de tous les doutes, dans un enfoui. Pourquoi faut-il que les hommes voyagent ?

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Moscou – mai 2001 – Cahier n° 1 / V

19/12/01 VDNKh4, quatre lettres qui sonnent à merveille, merveille de la consonne, consonance toute russe, un vrai programme. 2001 qui rime avec une désuétude certaine, et où comme pour le parc Gorki, les jeunes filles endimanchées font planer ce reste de romantisme, images faites de noir et de blanc, comme en voie de disparaître. Et ces messieurs quinquagénaires qui patinent à roulettes l’été venant. Des halles aux machines, aux bêtes, aux grains, des Spoutniks et des Tupolevs, bien vissées au sol, rouillent doucement. Au fond, au fond une, cette, la, la cabane ? Du gardien, du gardien de nos races, de nos poules, de notre ou d’une autre époque ? Un rideau. Moscou, une capitale.

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Moscou sans le VDNKh ne serait sans doute pas Moscou. Trente-cinq ou quarante mètres de haut peuvent-ils être de l’ordre du mineur ? En Russie, oui. Tel un pays qui nous livre un échantillonnage du grand à produire, une prototypique vision en réduction d’une société voulue en grand, désir ou dessein de paraître aussi. La notion de grandeur dans les icônes est aussi quelque chose qui me marqua. Au-delà de la profondeur et du ressenti, de la grandeur intime de chacune. La grandeur dans l’unité, l’unitaire, puis dans la répétition ou l’agglomération. Un collectif d’icônes est-il encore une icône ? Iconostase, simple mur ? L’image, toujours l’image qui renvoie, qui démultiplie, qui suscite ravissement, et quelle que soit sa taille physique en fait. Accumulation, parcours, sédimentation, couches successives.

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20/07/02 Si le métro de Paris est pour moi une odeur d’abord, un trou, une béance, celui de Moscou est avant tout un espace. Un espace-temps. Une situation, une ville dans la ville, dans une infuse dimension. La privatisation des déplacements n’ayant pas encore atteint le drame qu’elle représentera sans doute bientôt. Aussi une ville infuse dans la ville. Même dans son paradoxe, s’il en est des plus profonds métros, ce métro respire, et il est battement cardiaque, véritablement. Bouche ou oreille, simultanément, œillade vers le parc Bormazo en Italie, que je ne connais qu’en image. Oreille ou bouche, son ou écoute ? Pas ou peu cataloguée, étiquette constructiviste, je préfère le terme moderne, car je crois plutôt que, second paradoxe, les vrais constructivistes restent ceux qui ne construisent pas… Non, une vraie de vraie, une vraie mineure pour moi, imaginez un peu, un demi-cercle multiple, un rectangle ou boîte ordinaire à l’arrière et c’est tout. Et puis non, le plus beau, c’est sans nul doute son nom, il chante. Il chante le russe. Dans ces indescriptibles voix souvent asexuées, et mon ventre qui en frémit à chaque audition, Krasnié Vorotra. Une poésie. Pure poésie. Krasnié Vorotra, Krasnié Vorotra.

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Icône – Icône russe – Jean-Luc Godard – Cyrillique – Alphabet – Monde russe – Trajet intime – Représentation – Image – Mythe – Propagande – Communisme – Lénine – Faucille – Que suis-je ? Quand l’entrée d’un parc est constituée des lettres du parc lui-même ? Si loin du pays des postmodernes. Essayer de se situer lorsque l’on visite ici le parc aux sculptures, près du nouveau musée Tretiakov non loin des bords de la Moskova. Art statuaire, êtes-vous de l’ordre du déplaçable ? On est bel et bien dans l’ailleurs, et cet ailleurs chéri, que l’on mesure au retour, dans l’éloignement. On erre. Devant des fusées qui allèrent si loin, et se dire qu’ils furent les premiers… Envol. Entre ciel et terre – Satellisation – Gravité.

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Quand je montrais mon premier tirage de quinze centimètres par quinze à madame Olga Stipanova à Moscou, reine dans sa maison de la photo, elle ne manqua pas de me renvoyer à mon panier, à la niche. Moi aussi comme tant d’autres, pris au piège de ce romantisme convenu, au piège me dit-elle, de ces « ciels trop faciles, devenus trop vulgaires », et si prisés par pléthore de photographes. Le lyrisme nous tuait chacun tour à tour et j’en conviens. Mais son aveu ému ou gêné de ne pas connaître le lieu, modéra ma déception. « Je l’avoue, je n’y suis jamais allée, mais cela me touche et je connais très bien ». L’esprit romantique ne serait-il pas mort ? Vivre dans le sens aller, le kilomètre et ses deux cent cinquante mètres à pied depuis la petite gare d’approche, pour les attendus épilobes et boutons d’or, et pour le même retour en sens inverse, une égale et intense émotion. Travelling arrière en sorte, ou le plaisir permanent de se retourner, valider, contrôler, croquer en dessins vifs et brefs cette perle-chapelle, sous les effets magiques et tragiques de la perspective, de la building approach, d’une presque contreperspective mentale. Vivre le rêve éveillé de marcher naturellement à reculons, à rebours ou contre-courant, dans le jaune plus le vert ce jour-là, en complicité des seuls pissenlits et autres savoureuses pâquerettes. L’œil captif. Entre un parterre étendu, dodelinant et en totale douceur, véritable aplat végétal en parallèle avec le plan immense du ciel. Une pierre blanche posée sur l’eau calme. Cette image sonne faux.

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02/09/02 – 25/07/03

Bleu, sans aucun doute Les surprises d’eau de Petrodvorets se succédaient, s’enchaînaient, se bousculaient, mais l’exception fut l’escalier en damier, et plus encore à ma visite, car vide et privé de son eau. Son mouvement, sa vibration. Il suffisait alors de rien pour l’imaginer, l’eau devenait presque visible et physique, malgré son absence au fil des autres délicieuses déclinaisons, déjà dégustées. Seul le bruit manquait, nous manquait, et cela ne s’imagine pas, chaque filet ou gerbe d’eau a sa sonorité, sa fréquence, sa tonalité, sa poésie chantée. Mutisme. Silence de quelque mer. Je ne pouvais que m’en remettre aux autres classiques russes, coller dessus les impressions des fontaines comme au VDNKh, ou planter mes yeux en refuge dans le ciel, ou vers cette étrange mer du golfe de Finlande, dans le bleu, son bleu, le bleu exactement.

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02/10/02 – 06/08/03

J’use souvent de l’expression : Odessa est un fruit délicieux À parcourir la quinzaine d’images qu’après deux ou trois écrémages successifs, subjectifs, j’ai mises sur le devant, collées sur le carton, ou punaisées au mur, j’en reste toujours autant plongé dans ces moments de délice. Odessa est un parc, un parc qui vous contient, vous happe et vous retient. Sa lumière en est le rythme cardiaque. Ses saveurs, ses dessous, ses odeurs font le reste. Fondent, fondements. Comment oublier par exemple le marché aux poissons, à l’ouest de la ville, que l’on détecte par la seule odeur diffusée, en un quartier tout entier. Odeur faite de mélanges incroyables et dont bien sûr celle issue des poissons séchés. On la capte deux à trois stations avant l’arrêt même du tram. Et si l’on ne descend pas audit lieu, le train de métal, dans sa vibration chaotique repart, et chargé de plus belle, devient le diffuseur de la sainte odeur, des poissons et d’une population multipliée, sur quatre ou cinq stations encore. Et pour le trajet retour, le système s’inverse et se reproduit, miroir calqué à l’identique. Nostalgie. Avant et après le gigantesque marché, bordé en plus de ces marchands installés sur la terre même, vendant ferraille, boulons, robinets et vieux billets russes à l’effigie de Lénine. Et ainsi dans mon petit panthéon des sens, ces émotions olfactives d’Odessa rejoignaient dans ma mémoire un autre moment quant à lui visuel et inoubliable, un regard, celui découvert il y a longtemps de l’aurige de Delphes. Hors de la ville et hors du temps, dans le quotidien d’un peuple, de cette ville âpre et belle, et j’insiste qui vous contient. Un million d’âmes d’une ville et du très grand port ukrainien. Présence ottomane et byzantine de l’art aussi, et qui allait se confirmer lors de mon avancée vers le Sud, le bas de la péninsule de Crimée.

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Ukraine – Kiev – Crimée – juillet-août 2001 – Cahier n° 4 / V2.

02/10/02 – 08/08/03

HAYKA – NAOUKA46 Prendre le tram numéro 5 depuis l’importante Preobrazhenskaya, au cœur d’Odessa, jusqu’en son extrémité, terminus vers le sud, pour atteindre Arcadia Beach. Et un beach qui sonne bien, dans cette Russie ouverte, ouverte à des États indépendants47. Ou mal ? Marcher un petit kilomètre, à travers les Ukrainiens, les kiosques à gourmandises nombreux, la chaleur d’un été trop lourd, en ligne droite, dans le pur balnéaire. Bel axe à la russe, fait d’une longue allée d’arbres, le tout plutôt entretenu. On marche de concert dans un sens côté droit, et on s’en retourne de la mer, sur la voie d’en face, à pied, à poussettes. On y vient en vacances, et de loin même, une réputation, comme on allait à Yalta ou sur ces côtes de Crimée, avant, et sous Staline48. D’ailleurs, on ne s’y trompe pas. Même si on regrette un peu cette indépendance donnée par Khrouchtchev49, comme cadeau, les prix des visas pour l’Ukraine ne font que grimper à Moscou. Mais accès aux seuls désirables, bien sûr. Aller à la mer, au bord de la mer Noire, se baigner, tandis que d’autres sont à Brighton ou Gotland. Ici les désirables notoires sonnent au nom du vénéré dollar américain, ou du Deutsche Mark. On peut se demander ce qu’ils vont bien pouvoir faire de nos euros tout neufs50 ? Et en dernier les roubles de la bonne vieille voisine russe. Voir ces Ukrainiens et d’autres mâles pleins de bière et de drames, comme dans la chanson de Brel. Être gagné par un nouveau syndrome : l’Occident répugnant. Vivre cette envie de vomir, quand on les retrouve des yeux, ces hommes de l’Ouest, gagnant en couples impossibles ladite plage, petits hommes d’affaires, quinquagénaires bons papas et rougis, remarqués la veille même en personnages-clients incongrus au McDonald’s central. Et déjà au bras de la même jeune fille trop pure, fragile, belle Ukrainienne de dix-huit ou vingt ans, sous le joug, faible ou sans avenir, qui pour vingt pauvres dollars vend sa vertu, et pour un peu plus sa compagnie prolongée ! « We go? Yes we go ! ». Au plus, dix mots en commun, pour idylle de polichinelle. Je sais qu’à Paris aussi, se vendent des corps de l’Est. Mais il y a des jours qui sonnent l’amertume totale. Envie de vomir. Oui.

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S’écarter, oublier, coupable de ne rien faire, rien dire. Peut-être pour ne pas pleurer, comme l’autre pleurait, tandis qu’à l’unisson, ses marins pissaient, dans son putain de port, son port d’Amsterdam. Moi seul au bout de ma Crimée, dans mon port à moi, mon port d’Odessa.


08/10/02 – 12/08/03

L’architecture de bois Fuir les chapelles, les bouter, les bouder. M’y réfugier quand il pleuvait. Ici dans le Folk Architecture Museum, rien que le nom amuse, et qui possède en lui tous les a priori réunis pour apparaître repoussant. Curieux de nature, je ne fuis pas grand-chose, je finis par m’y rendre. Et je vis ainsi beaucoup de ces sanctuaires didactiques, pour papas-mamans-enfants, sorte de conservatoires, comme il existe des fermes crétinerie-bio ou des mielleries bêtifiantes dans nos pays. Finalement, le charme russe devant encore une fois opérer, ces musées, qui n’existent pas chez nous, et où on peut vous reconstituer jusqu’à sept villages différents dans un même parc, prennent beaucoup de sens alors. Forme de pédagogie et de culture simultanément, dans l’époque unicellulaire de la pensée, et télévisuelle qui est la nôtre. Comme à Souzdal ou ailleurs, je parvins donc à y prendre un peu goût, à y voir même riche enseignement possible, comme ici à Feofania52, à douze kilomètres au sud de Kiev. Aussi une reconstitution d’architecture, du dix-septième siècle par exemple, peut-elle redevenir une architecture en elle-même. Et mineure a fortiori quand il s’agit de moulins, de cottages miniatures, ou de fermettes dites de l’every-day-life. La vie de tous les jours. Sans oublier que le tout sonne faux, puisque ferme à vingt et une heures, car vide, car refait, car non complètement vif. Et ces jours de crachin, où une attente de visa me bloquait à Kiev, me promenèrent ainsi, entre quelques Russes en vacances et des bonnes chachlyks53 de campagne. Récompenser les papilles.

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Les gens qui se lèvent tôt63 Les gens qui se lèvent tôt n’ont pas d’origine. Ils nappent les métros en silence, ils emplissent les premiers trains du matin dans des odeurs de fraîche et rapide toilette. Les paumés guettent déjà des cigarettes à 6h08. Mes contemporains occidentaux vont avec quelques ordinateurs, cravates ou trompettes, dans une foi libérale s’accélérant. Les gens qui se lèvent tôt à Moscou forment aussi des nébuleuses courageuses, happées dans le gouffresque métro. Ils ont aussi la mine renfrognée, là où le soleil se lève deux heures plus tôt qu’à Paris. Quand la « poétique de l’espace » n’attend pas, n’attend plus. Les gens qui se lèvent tôt savent que la lumière à Odessa y est la plus belle le matin. Paradoxe sur ce rivage de la mer Noire ? Ils savent que le Lubitel peut suffire à leur bonheur, du haut du fameux escalier Potemkine, où les élancées vertes et fières des acacias ont repris le pas sur les révolutions passées. Ils diront que le Lubitel 166B, traduction littérale de L’amateur, était leur fidèle compagnon. Daté 1949 quand les Russes imitèrent à un coût modeste un moyen format du type Rolleiflex, et lancèrent ce 166B qui put connaître ensuite ses fortes heures à l’export dans les années 1970. Un appareil photographique comme une simple boîte à chaussures noire, ou cube de bakélite d’une douzaine de centimètres de côté. Outil povera, loin de la diabolique, esthétisante et technicisante photographie d’architecture. Outil fabriqueur d’icônes, avec pour seul film un EPN 100 ASA couleurs de Kodak ©, pour sa douceur de tons. La marche à pied et un format carré de six centimètres complétant une forme de Dogma. Alors, vous pouvez le croire, le vérifier, le photographier. Quand les boulangers sont levés, quand les menuisiers sont levés, quand d’autres vivent la terre, ou certains l’usine, il y a ceux qui partent tôt pour rêver, les yeux écarquillés, parmi les villes, les senteurs, les gens, l’état des choses, les campagnes, les lenteurs, les petites architectures comme fruits d’une quête imposée.

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Postface S’introduire Le livre est un tout. Objet, il est également une part de soi-même. Un instant donné, un instant à donner. Il est ici résultat d’un travail, long. Travail de photographies, travail de voyage, travail d’écriture. Trilogie. Aux côtés des images, j’ose parler d’icône, au sens premier, au sens local, au sens que me fit comprendre le moderne Jean-Luc Godard. Un essai, essai à plusieurs entrées. Entrées sensibles, cultivées, candides, à cœur ouvert en sorte et dans la réciprocité. Avec ou sans le doute, parfois quelque part la ville nous attend, nous ouvre ses bras. Se situer pleinement dans la poétique de la ville d’un Pierre Sansot, là où une géographie sentimentale de celle-ci s’installe. Et de Walter Benjamin à Denis Lavant, de l’homme de lettres à l’homme du théâtre et des mots, comme de la parole, nombreux se sont essayés. On entreprend la ville, on entre j’ose dire en séduction, en amour avec elle. Parfois en répulsion et rejet également. Il y a la possibilité d’une ville, la possibilité temporelle, circonstanciée et puis mémorielle. Fonctionnement en réseaux, en rhizomes, oui. Et nous apparait la ville tentaculaire, celle d’Émile Verhaeren. Cela n’a pas changé. On est nécessairement en profondeur dans la ville, en dérive, en poésie. On le vit chez Michaux, Baudelaire, Houellebecq et bien d’autres. Mais chaque fois l’acte est renouvelé, réactualisé.

Russie Sentiments. Difficile, vu d’ici, de définir. Difficile là-bas, de définir. La Russie est grande de onze fuseaux horaires et un demi jour les sépare ou les unit1. Une russitude, six lettres, R-U-S-S-I-E, (points ou des tirets ?) parmi lesquelles en figurent et subsistent quatre qui firent trembler le monde durant une grande partie du 20e siècle. Une consonance, un exotisme, une idée de l’Est, de l’Orient, du grand Orient. Une histoire, une culture, une sédimentation, humus fertile. Des puissances, des décadences, un monde actuel qui doute et toujours cette dualité bloc de l’Est, bloc de l’Ouest. États-Unis contre Russie. URSS, une tentative, des moments éclairés, une révolution tardive relativement à la vieille Europe, des espoirs, des conquêtes, Malevitch 1. Une jeune femme en fin d’études en France me confie qu’être née à Novossibirsk, au centre de la Russie, la rend plus proche de la Chine que de Moscou.

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ou Gagarine, des échecs, des massacres, le goulag, une gouvernance contemporaine plus que douteuse, mafieuse parfois. Comment maîtriser, comment gérer, comment comprendre ce qui est parfaitement nommable et nommé : la Grande Russie ? Mes 137 petites images de six centimètres de côté, à l’instar des petites peintures sur bois de Iakov Tchernikhov, restent à l’état de monades, en l’état de la simple goutte d’eau dans l’océan. Un bref prélèvement, telle une petite bulle isolée qui remonte à la surface d’un liquide. Respiration, émotion, sensation, immersion minuscule. Aussi la confiance de Thierry Renard est-elle grande ici. Il m’a ouvert avec le recul du temps et de la réflexion, un droit à la parole et aux mots, ces mots qui lui sont chers, chair. Puisse le lecteur comprendre ce moment d’expression comme de liberté, et en apprécier l’offre. Agir en droit de photographier, d’écrire, de répondre par une forme de prose, de poésie, de sons. Vivre les silences ou cette patience chez les moines de Dostoievski2, et l’énergie des Doukhobors3 dépeinte par Apollinaire, reste une chance unique en démocratie. Aujourd’hui. Ainsi quelques rares livres d’images, par des passionnés, d’architecture, de ces villes russes, existent4. Peu nombreux, alors il nous faut continuer d’œuvrer. Et quinze ans plus tard je persiste à croire. Ce pays et sa culture le méritent. J’aimerais y retourner, montrer, voir encore et le dire. Par Dogma 6 x 6, les icônes et même le procédé appliqué comme tangible d’iconostase si omniprésent, m’ont permis de confirmer que la taille n’a pas d’importance. Une image peut contenir, peut transporter, peut transmettre et donner. Multiplier ces images alors pour donner à voir et surtout évoquer. Évoquer la pluralité, celle des hommes comme celle des objets bâtis dans la cité, au profit de la richesse de la ville. Comme dans un champ naturel où seule une polymorphie florale est salutaire. La ville est un pré, mais sans être pré carré, elle doit rester libre, ouverte et en mouvement. L’homme la façonne et la parcourt, la vit et la ressent, comme il vit et traverse la Russie, la Grande Russie. Le voyage est devenu un voyage. Et j’y associe volontiers plus ou moins en connaissance, les Uukrainiens, les Ouzbèques, les Géorgiens, les Azéris et tant d’autres. Ces territoires au-delà de la mer Noire que j’envisageais. Polymorphie florale pour les hommes et les femmes. Salut à toi, Anna Politkovskaïa. 2. À propos du silence, s’inscrit justement le texte en face des fleurs d’Odessa, en page 186. 3. Les Doukhobors en russe sont littéralement les lutteurs de l’esprit. 4. Un Livre de Richard Parre : Die Verlorene Avantgarde - Russische Revolutionsarchitektur (1922-1932), Schirmer und Mosel Verlag, München 2007 ; ou le beau livre sur Moscou de Luigi Filetici, MOCKBA XXI, Umberto Zanetti éditeur, Barcelone, 2005.

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Quinze ans plus tard Andreï Roublev est décrit comme peintre itinérant d’icônes. Quelle belle définition. Une vie. Il est moine également, la foi, la dimension artistique, la sensibilité sont convoquées, animent cette vie. Une recherche. Quand en 1966 le cinéaste Tarkovski survole littéralement Souzdal avec une montgolfière pour le film qu’il lui consacre, peut-être naissait le drone cinématographique. Aussi voulais-je voir Odessa, cet escalier, ce mythe, et j’ai vu, et j’ai vu comme vécut également Souzdal, dans cet état de quête, une certaine transcendance. L’image, l’histoire, les hommes. Un tout. La Russie ou l’Ukraine sont façonnées ainsi dans leur étendue, comme dans leur proximité ou leur lien à notre culture européenne, d’un pluriel d’émotions comme d’œuvres majeures. Contemplation. Alors mes architectures mineures ? Un début d’inventaire existe, et chaque vue photographique présentée est épaisseur, dans son unicité. Par l’image seule, reste vive ma grande prétention, qu’elles parlent. Petites. Qu’elles parlent seules. Certaines auront disparu, il y a quinze ans déjà, sans doute, mais elles communiquent, présentes, pertinentes, persistantes, et à qui sait les voir. Ah ! le joli mot que celui d’icône en cinq lettres, mais tout autant que le mot photo, inscrit dans la plus grande et généreuse des simplicités. Et pour reprendre Philippe Sers au sujet de la représentation de la transcendance : « L’ éclatement des points de vue est un inventaire du sens comme cela apparaît sur le plan visuel dans les tableaux cubistes ou dans les films dadaïstes ou constructivistes »5. Est-ce alors une solitude du regard, un mysticisme, une curiosité à la vie, à la nature, à la ville, en un mot à tout ce que cet ensemble en un écosystème sensible nous enseigne ? Si Les enfants jouent à la Russie chez Godard, un peu plus jeune, j’aurais joué à Stalker, dans un autre monde.

Jean Louis Bouchard Limonest, le 5 septembre 2017.

5. Philippe Sers, Icônes et saintes images. La représentation de la transcendance, Paris, Les Belles Lettres, Paris, 2002.

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Jean Louis Bouchard Né en 1963, Jean Louis Bouchard est architecte et artiste. Il vit à Lyon et travaille à Limonest (69-France). Il enseigne comme Maître-assistant dans les écoles d’architecture de Lyon et Grenoble, ainsi qu’au lycée La Martinière Diderot Lyon. Il a enseigné auparavant à Marseille et à Lille. Il écrit et publie sur l’architecture. Il construit peu, plutôt pour le privé, et assume une position un peu à la marge, en étant l’auteur de quelques habitats modestes et remarqués, pour des poules. Il réalise entre autres en 2000 un jardin-poulailler au Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire. Lauréat en 2001 de la Villa Médicis hors les murs, il voyage en Russie et CEI. Le voyage russe, paru en 2006 aux Éditions de l’Imprimeur se veut un acte témoin, par l’écrit et la photographie du thème qu’il définit par « L’architecture mineure ». En 2015 il a livré une crèche neuve de vingt-quatre berceaux à Vénissieux (69-France). Un voyage russe présente la revisite sans nostalgie d’une immersion sédimentée et âgée de quinze ans.

Quelques-unes de ses publications : Œuvres Un voyage russe, réédition avec une postface inédite du livre Le voyage russe, préface de François Barré. Essai avec illustrations photos couleur, Éditions La passe du vent, 2017. Les poulaillers, Jean Louis Bouchard, Revue Regard, petite revue d’art N° 123, février 2014, monographies d’artistes, édité et dirigé par Marie Morel, photos couleur et un texte inédit. Le voyage russe, illustrations photos couleur, Éditions de l’Imprimeur, 2006, sous la direction de Richard Edwards, et dans le cadre d’une production Villa Médicis hors les murs, 2001, Ministère des affaires étrangères, AFAA, Paris 2006. Ouvrages collectifs : Tadao Ando / MAISONS, ouvrage sur les travaux d’étudiants de 1ère année de L’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, édité par et sous la direction de Dominique Putz, architecte et enseignant, Éditions IN SULAE, 2016.

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Éditions La passe du vent http://www.lapasseduvent.com Photographies © Jean Louis Bouchard Maquette, couverture et mise en page Myriam Chkoundali Relecture Michel Kneubühler

Ouvrage composé avec la police Minion Pro, corps 10, sur papier Couché Condat Silk/Mat - Blanc 150 grammes

Achevé d’imprimer par Pulsio.net - UE Octobre 2017


UN VOYAGE RUSSE JEAN LOUIS BOUCHARD

Ouvrir. Russie. Russie, un des pays de l’immense. J’ai eu chance royale, pouvoir me rendre là-bas en individu, en être voyageur, comme j’ai tant aimé à l’être parfois, ici ou ailleurs. Même en 2001, même avant le tumulte Ben Laden, il me faut admettre que si l’on se trouve dans un des plus grands pays qui soient, il existe et subsiste une notion à laquelle je suis fidèle à jamais, qui reste chère comme or rare. Cette notion tend vers l’infini, et demeurera pour moi vertu exploratoire perpétuelle : la liberté. Au sein même de ce pays-État, de ces États-pays et dits indépendants à l’instar de la CEI, à l’égard tout autant de l’étranger que du découvreur, c’est l’état fragile de cette liberté, la menace sur le fil magique et tragique de son élaboration, qui m’impressionnent, qui me questionnent.

ISBN 978-2-84562-312-5

25 €

JEAN LOUIS BOUCHARD UN VOYAGE RUSSE Préface de FRANÇOIS BARRÉ


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