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Staraselski (Valère).- La Revanche de Michel-Ange suivi de Vivre intensément repose.Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2019.284 p., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-259-3
Valère Staraselski
La Revanche de Michel-Ange suivi de
Vivre intensĂŠment repose Nouvelles
La Revanche de Michel-Ange ou la liberté du sujet Qu’est-ce qu’un écrivain ? La question est vaste et hante la littérature. La fameuse distinction de Roland Barthes entre l’écrivant et l’écrivain est l’une des réponses possibles à cette interrogation qui a traversé les siècles. L’écrivant est un rédacteur. Il peut d’ailleurs être un excellent rédacteur et produire des textes agréables à lire. Il raconte des histoires, sans rien changer de fondamental à la littérature. Certains d’entre eux s’en tirent par un style peu ou prou original, mais le style ne saurait être qu’un habillage s’il n’accompagne pas un regard nouveau sur le monde, s’il ne fait que prolonger à sa manière ce qui a déjà été dit et écrit auparavant. Une variation sur le thème, en quelque sorte. Alors qu’est-ce qu’un écrivain par rapport à un écrivant ? L’écrivain est avant tout engagé dans une recherche qui porte sur la raison d’être de sa démarche dans la littérature. Il ne se contente pas de raconter, de témoigner, ni même de « mentir vrai ». Il lui faut un surplus de sens qu’il cherchera dans les objectifs qu’il s’est fixés, dans un « idéal littéraire », si l’on veut. En tout cas, son but est toujours de dépasser ou renouveler. Dépasser et se dépasser, renouveler et se renouveler : en aucun cas se contenter de ce qui est déjà atteint. Ce qui vaut pour l’écrivant et l’écrivain est valable pour tous les domaines de la création artistique et intellectuelle. C’est en ce sens que l’on peut dire que seul l’écrivain est dans un processus de création. Le créateur, c’est celui dont l’œuvre marque un avant et un après : après lui ce n’est plus comme avant.
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Par son projet d’écriture même, l’écrivain se place obligatoirement dans une perspective existentielle. Son questionnement en tant que créateur, son questionnement sur sa position en tant qu’écrivain le ramène sans cesse à la question fondamentale de la mort. Il ne faut pas voir là une attirance morbide. La mort est bien la seule certitude que l’on puisse avoir et à l’aune de laquelle toutes les valeurs, devenues ainsi relatives, prennent leur importance réelle. C’est bien ce que Valère Staraselski exprime à travers les propos de Philippe, l’un des personnages de La Revanche de Michel-Ange : « La mort aidant, l’homme, et ce sera toujours la raison d’être de l’art, ne sera jamais totalement un sujet donné. C’est pourquoi le travail de construction et de déconstruction, d’unification et de division, de recherche de sa propre identité, qui n’existe que dans l’incessante métamorphose, lui est si vital s’il ne veut pas se laisser envahir par le chaos. » Des couleurs affirmées sur un fond de demi-teintes : cette référence picturale est loin d’être gratuite. De La Revanche de Michel-Ange en passant par Un homme inutile, Une histoire française ou Le Maître du jardin, jusqu’à son dernier roman Le Parlement des cigognes, l’œuvre de Valère Staraselski nous offre à chaque fois des tableaux saisissants, des tableaux où jamais rien n’est figé, à l’instar de celui qui donne son titre au roman Nuit d’hiver. Tableaux de mœurs et de caractères, tableaux d’époques révolues qui éclairent le présent, palettes des sentiments où les complémentaires deviennent contradictoires, pour cet écrivain tout se joue toujours dans des cadres sociohistoriques plus ou moins prégnants. Car Valère Staraselski est incontestablement un écrivain. Témoin de son époque, il jette sur le monde un regard qui bouscule et interroge, et son œuvre déjà importante porte sur des sujets et des périodes historiques différentes. Mais son approche est toujours non pas explicative mais analytique, non 10
pas contemplative mais participante. Le journaliste, l’écrivain, l’universitaire spécialiste d’Aragon, l’homme, le militant..., tous sont en action dans l’écriture de Valère Staraselski. Là aussi, c’est Philippe dans La Revanche de Michel-Ange qui se fait le porte-parole de l’écrivain : « [Mon esthétique] doit s’enraciner dans le mouvement de mon existence : conditions matérielles, sociales, économiques, psychologiques, les conceptions, les aléas, et puis les conceptions ou ce qu’elles deviennent après les aléas, les répétitions insensées, les surprises bonnes et mauvaises, et autres trucs de la vie. Fatigues aussi – important ça, la fatigue –, espoirs parfois... ». La place de l’homme dans la société est récurrente : comment l’être humain peut-il être autre chose qu’un objet social, autre chose que l’élément d’un système ? Peut-il échapper à la détermination systémique, et si oui dans quelle mesure le peut-il ? Ces questions parcourent le recueil, et se doublent d’autres tout aussi fondamentales. Ainsi, dans la nouvelle éponyme du recueil, le dialogue qui s’instaure entre un écrivain et un photographe dans le cadre de Venise – éminemment symbolique puisque s’y retrouvent les références à l’amour et à la mort, dans une ville chargée d’art et d’histoire mais aussi ville vouée à une disparition progressive dans les eaux de sa lagune... –, les questions de la place de l’art dans la société et de la liberté de l’artiste sont au cœur du discours. Finalement, à travers les anecdotes liées à Michel-Ange, Valère Staraselski nous donne quelques pistes qui peuvent faire office de réponses. La revanche de Michel-Ange ? C’est au créateur d’imposer son œuvre à une société prise dans le carcan de ses certitudes, de l’imposer en recourant si nécessaire à un peu de poudre aux yeux (en l’occurrence, pour Michel-Ange avec Soderini, de la poudre de marbre). Et si le pouvoir en place peut toujours afficher son mépris devant l’œuvre qu’il ne comprend pas, l’artiste, lui, a le pouvoir que lui confère l’intemporalité de sa création.
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Dans les nouvelles qui suivent, Valère Staraselski nous entraîne sur des pistes multiples, qui s’entrecroisent et se répondent. Chaque nouvelle se présente comme un processus que le lecteur devra suivre jusqu’au bout. Pas d’échappatoire possible, ni pour le lecteur ni pour les personnages, ces êtres pris dans des engrenages qui la plupart du temps les dépassent. Mais la conscience de chacun, tout comme dans la vie, vient jouer les grains de sable dans les rouages socio-historiques. Une conscience qui en s’éveillant conduit au refus et à la résistance, produisant ainsi les conditions d’un clinamen, cette imperceptible variation à partir de laquelle tout peut changer. Bernard Giusti
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La Revanche de Michel-Ange
Le Gant
« Elles riaient avec un aplomb tellement égoïste. » Lautréamont
Le Gant
Elles riaient avec un aplomb tellement égoïste que Paul s’était arrêté pour les observer. Deux grandes filles, arborant avec fierté des poitrines élastiques et rebondies, deux filles du genre de celles que l’on exhibe régulièrement dans certaines émissions de télévision. Deux grandes filles de l’espèce des mannequins-présentatrices-chanteuses paraissant toujours en forme et parfaitement indifférentes à ce qui ne ressort pas de leur propre vitalité. Deux grandes filles plus ou moins blondes, là, dans la lumière électrique du quai de la ligne douze du métro, station Montparnasse-Bienvenüe, qui avançaient à grandes enjambées vers la sortie. Deux grandes filles dont les rires avaient redoublé lorsqu’elles avaient croisé Paul. À plusieurs reprises, comme attirées par un aimant, elles s’étaient retournées vers ce type à la beauté brune et troublante. Sous sa mèche noire, le front du jeune homme avait rougi ; il avait tout à coup eu honte de son accoutrement de randonneur, de son bas de pantalon crotté, de son vieil anorak. Et, tournant ostensiblement le dos aux jeunes femmes et à leurs rires qu’elles déployaient à présent sans retenue aucune, il avait, pour leur échapper, marché jusqu’à l’extrémité du quai, le regard maintenu droit devant lui. L’image de leurs chaussures à semelles compensées qui les faisaient paraître plus hautes que nature dominait négativement son esprit. Décidément, il n’aimait pas cette mode ! Puis, désireux de chasser cette vision de son esprit, en un geste volontariste, il avait consulté sa montre à quartz : sept heures du soir s’y affichaient en cristaux bleus… Ce n’est qu’après s’être assuré que les filles avaient disparu, totalement disparu, qu’il remarqua ou plutôt que d’abord il entendit ce type sur l’autre quai, un quidam debout, momentanément détaché d’un groupe de clochards. Un homme en blouson qui parlait haut et qui rythmait chacune de ses assertions en abaissant le bras d’un coup sec puis ralenti. À la manière d’un arbitre de boxe, le tissu blanc de la manche de la chemise fendant le halo des projecteurs... 17
La Revanche de Michel-Ange
– Je ne demanderai rien ! ... pas d’argent... pas... à bouffer... pas d’ar... Rien ! ... ni rien ! Seulement, là, dans la réalité de ce qu’il voyait sur l’autre quai, la manche était de cuir, d’un cuir sain, sans brillance. Face à l’homme, comme moulés au banc de bois, embarrassés de hardes crasseuses, de sacs plastiques sans couleur et de bouteilles de vin, ses compagnons, trois hommes sans âge, l’observaient d’un air à la fois curieux et amusé. Devant ce public-là, tête inclinée et regard rivé au sol noir lustré, le type s’était immobilisé. – Je veux du travail ! avait-il tout à coup crié. Sursaut des voyageurs sur le quai : la voûte de carrelage blanc avait retenti de son cri. Puis, tout au long de la station en boyau, les voyageurs s’étaient comme immobilisés. Le buste penché, le type au blouson guettait une approbation de ses compagnons et, comme rien ne venait, il essaya de la provoquer : « Hein ? Qu’est-ce que vous en pensez, hein ? » Il avait bu. Sans conteste. Mais rien dans sa tenue n’indiquait qu’il fût un sans-travail. Un sans-abri. Un pauvre. Ses cheveux qu’il avait longs paraissaient propres et, en outre, il était correctement vêtu. Un beau blouson d’aviateur... Par politesse, sans doute, un des trois clochards, celui du milieu avec sa figure boucanée et hérissée d’une grosse barbe fournie, pilosité d’une vague couleur papier maïs, remua la tête. Manifestement satisfait de ce modeste signe, le parleur au blouson d’aviateur poursuivit de manière quelque peu hachée : « Je suis sûr qu’avec ça ! », puis aussitôt, les bras ballants : « Mais ! faut d’la craie pour écrire ! » – Ouais ! répondit son vis-à-vis à la barbe papier maïs, ses mains retournées vers la lumière des néons. Et si t’as pas l’rond pour en acheter ?
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Les Arènes de Nîmes
« Tu te souviens, dans Si c’est un homme, j’ai raconté un rêve, que beaucoup, tous, faisaient : nous rêvions que nous rentrions, que nous racontions et qu’on ne nous croyait pas. Je pense que, d’une manière ou d’une autre, c’était un rêve prophétique… » Primo Levi
Les Arènes de Nîmes
Sorte de long serpentin illuminé glissant dans la nuit étouffante de l’été, le « Toulouse-Nice » roulait à petite vitesse. La motrice, une vieille Diesel, avait de désagréables à-coups. Vétustes mais propres, les voitures étaient aussi usées que démodées ; des bruits de cliquetis s’entrecroisaient et se répondaient d’un compartiment à l’autre : vacarme régulier, répétitif, auquel les voyageurs ne prêtaient plus vraiment attention. Chacun, réfugié dans son chez-soi imaginaire, était transporté lors de cette pleine nuit de juillet en direction de Nice, la ville aux palmiers sur front de mer. Pour être plus précis, chacun rêvait au sens propre comme au sens figuré à on ne sait quoi. Par-delà les propres linéaments de son visage que reflétaient les vitres du Paris-Nice, Julien apercevait çà et là des lumignons et des phares d’automobiles qui trouaient l’obscurité en divers endroits de la campagne alentour. Bringuebalé sur un siège de moleskine élimée jusqu’à la trame, il était cependant enchanté. Julien n’avait jamais vécu dans le midi de la France et allait s’y installer. Une véritable aventure ! Parti de Toulouse à minuit, il devait arriver en gare de Nîmes, sa destination, à quatre heures et demie du matin. Sa sœur cadette, qui l’avait hébergé à Toulouse quelques jours depuis son arrivée de Paris, avait tenu à l’accompagner à la gare de Matabiau, d’où le Paris-Nice était parti à minuit pile. Elle l’avait embrassé sur le quai en époussetant sa veste de la main, puis ils avaient bavardé jusqu’à ce que la sonnerie du départ retentisse. De nouveau, ils s’étaient collé des bises sur les joues avant de se séparer et, de son pas alerte de jeune femme, elle avait suivi le départ du convoi sur quelques mètres… Durant le parcours, le train, un omnibus, avait très vite pris du retard ; cahin-caha, il roulait tous feux allumés à travers une
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La Revanche de Michel-Ange
campagne prise dans la touffeur de la nuit. Sous une mauvaise lumière voyageaient des gens modestes pour la plupart, certains sans titre de transport, chassés à chaque arrêt par des contrôleurs et des vigiles appointés. Le plus grand nombre réussissait à remonter lorsque le train s’ébranlait à nouveau. Cela avait fini par devenir un jeu. Il y avait notamment, parmi ceux-là qui n’étaient pas en règle, un jeune homme tapageur s’affublant du nom de « Bad Boy » qui, par son incroyable faconde, tenait la presque totalité des occupants de la voiture sinon en haleine du moins en son pouvoir. S’il l’entendait de sa place, Julien ne le voyait pas et il aimait autant. Car il avait pu constater au départ, gare de Toulouse où il était monté, que « Bad Boy » était d’une saleté repoussante. Et cela lui faisait mal. Seulement, une fois en sa compagnie, on était contraint de l’écouter tant son art du commentaire était grand. À trois reprises « Bad Boy » était réapparu après avoir été expulsé sans ménagement par des vigiles musclés, lançant à la cantonade un provocant « coucou » retentissant. À chaque fois plus nombreux, les rieurs étaient passés de son côté. S’adressant, au gré de son humeur, de manière directe et tranquille à l’un ou à l’autre, il transformait sa conversation en un prodigieux spectacle. Le temps s’écoulant, aux alentours de trois heures du matin, il avait fini par s’endormir après avoir lu L’Équipe que lui avait prêté Mohamed, un jeune homme qui, bien éveillé lui, faisait une cour ostensible à une fausse blonde et vraie grosse dans la quarantaine qui riait beaucoup à chacun de ses propos. Le naturel avec lequel chacun des voyageurs – il venait d’arriver un Anglais, randonneur excentrique coiffé d’un bob, qui, contrairement à des Hollandaises dégoûtées, avait accepté de tendre sa gourde d’eau à « Bad Boy » qui avait soif – consentait à ce théâtre dérisoire et émouvant, laissait Julien pantois mais ravi. En lui, un sentiment avait peu à peu
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Les Arènes de Nîmes
gonflé son cœur et l’attendrissait à présent comme un enfant qui voit tout à coup ses parents s’enlacer, s’emparant également de son intellect : un sentiment d’amour sans doute pour son prochain. Derrière son livre sur lequel il ne parvenait plus à se concentrer, il les observait, ces femmes et ces hommes à l’évidence si fragiles. Ces gens du peuple – car, dans ces années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, il s’était peu à peu recomposé un peuple en France – n’avaient guère le loisir ni le goût de mentir sur leur sort. Surtout ceux-là, aux pauvres vêtements. À l’exception de quelques passagers affichant une hostilité de principe et arborant une mine fermée de manière entière et définitive, la voiture communiait dans une sorte d’accord de classe sociale. On aurait dit que leur pauvreté, pour quelquesuns, leur gêne matérielle, leurs déboires, pour les autres, les soudaient mieux que n’importe quel Dieu ou n’importe quel intérêt. Les moments de bonheur comme les actes de solidarité sont toujours plus intenses dans les existences blessées. Et ce phénomène de reconnaissance entre eux n’était rien d’autre, lui semblait-il, que l’expression de la dignité de chacun de ces êtres. Julien eut la certitude que le souvenir de ces visages sur lesquels s’inscrivait quelque chose comme de l’attente infinie, de ces destins réunis en un huis-clos sous le faible éclairage d’un train de nuit, resterait gravé en lui à tout jamais. Et cela, d’abord, en raison de la force vitale qui en émanait, de la prodigieuse demande d’amour qui s’en dégageait. Étaient-ce les circonstances particulières de ce voyage, était-ce lui, Julien, qui s’était rendu disponible aux autres ? Tout cela, sans doute, mais l’essentiel pour cet homme consistait dans la conscience qu’il était lui-même partie intégrante du tableau ; il était dans le tableau, avec les autres qui avaient su le toucher sans lui adresser une seule parole.
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Avenue des Peupliers
« Vous savez, en effet, que le malheur détruit la dignité de l’homme – il est toujours bon d’être éclairé à ce sujet » Thomas Mann
Avenue des Peupliers
Jean-Luc, bonjour,
Quand on ne peut pas faire autrement, la correspondance reste le plus sûr moyen de s’adresser à l’autre. La preuve ! Il est vrai que, à l’exception de cartes postales envoyées depuis mon lieu de vacances, je ne pensais pas qu’un jour je t’écrirais une vraie lettre. Eh bien, comme tu vois, Jean-Luc, tout arrive ! Je sais pertinemment que tu ne me répondras pas. C’est dans l’ordre des choses. D’ailleurs, entre nous soit dit, qu’est-ce que je fais d’autre, ordinairement, que d’écrire à des gens qui ne me répondent pas... Rien de plus normal, n’est-ce pas ? Parce que, sauf à être graphomane (qui a le besoin pathologique d’écrire), on n’écrit pas pour soi, sinon à quoi bon ? Enfin, tu me diras qu’il y en a qui ne se gênent pas ! C’est susceptible même de devenir à la mode. Au reste, je crois bien en réalité que ça l’est pas mal, à la mode, et que, tout compte fait, ça l’a toujours été et le demeurera toujours un petit peu... Bon !... On prétend que les animaux domestiques représentent l’inconscient de leurs maîtres... et voici justement que montent jusqu’à mon appartement les aboiements de tes chiens lâchés sur le parking. Et puis la voix de ta fille, Marjorie. Ça gueule drôlement ! Elle peut toujours s’égosiller à les rappeler à l’ordre, il y a belle lurette qu’ils courent tous les deux en tous sens en poussant de furieux aboiements. Frénétiques, qu’ils sont, ces cabots cabotins ! Rien ni personne n’est en mesure de les empêcher d’aboyer. Comme chaque fois qu’ils sortent, d’ailleurs ; la mécanique semble remontée à fond. En fait, c’est tout juste aujourd’hui que je m’en fais la remarque : sur l’inconscient des maîtres via les chiens. En tout cas, la véhémence des aboiements de ces deux furieux est inversement proportionnelle à leur taille. Tu parles de deux méchants yorkshire ! 61
La Revanche de Michel-Ange
On dirait toi et Cathy ! Plus petits encore que le chat de madame Courault qui, pas plus tard qu’hier, n’a pas hésité à leur filer un coup de griffe agacé à chacun, sur la truffe ! Le chat, pas madame Courault, puisque tu sais bien qu’elle se ronge les ongles jusqu’au sang !... Bon, au moins, toi, te trouves-tu au calme. Du moins, je l’espère et te le souhaite de tout mon cœur. À moins que vous ne soyez entassés comme des sardines... Tu parles d’une histoire ! Il aura fallu que je rencontre Marjorie en sortant de la boulangerie pour apprendre ce qui c’était réellement passé avec Cathy… Bon, ça n’est pas brillant brillant mais, dieu merci, il n’y a pas eu mort d’homme ! Enfin, de femme ! Parce que je ne sais pas ce que vous avez bien pu fabriquer tous les deux, mais bon sang de bon sang, le portrait, tu le lui as drôlement arrangé ! Et puis son bras dans le plâtre ! Hein ! La pauvre, elle ne parvient même pas à ouvrir la porte du hall. Ça, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment à son avantage ! Pas plus tard qu’hier soir, j’ai dû l’aider à hisser un sac-poubelle jusqu’au vide-ordures. Tu me diras qu’après on a bien rigolé, en rentrant, à cause de l’avis qui est affiché dans le hall de votre escalier. De nombreux objets de correspondance destinés aux habitants de ce groupe d’immeubles parviennent au bureau de poste avec une adresse incomplète, ce qui occasionne de longues et difficiles recherches et risque d’être à l’origine du renvoi à l’expéditeur de certains plis et même d’erreurs de remise dans la distribution. Pour éviter de tels contretemps, il convient d’inviter vos correspondants à préciser votre adresse complète conformément au modèle ci-dessous. Seulement, le modèle en question est invisible car, derrière la vitre du présentoir où il est déposé et enfermé à clé, le montant du cadre le cache totalement à la vue...
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« Aucun artiste, dans aucun pays, n’est libre. Il est une vivante contestation » Pier Paolo Pasolini
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Les eaux de Venise étaient grises, du même gris que le ciel plombé. Et cela ressemblait à un tableau de Francesco Guardi. D’où il se trouvait, c’est-à-dire au pied du vieux palais des Doges, l’écrivain Philippe Mariani avait le loisir de contempler, pendant quelques instants encore, une bande de lueur laiteuse qui miroitait mollement à la surface de la lagune. La densité de l’air, sa couleur, indiquaient que la nuit n’allait pas tarder à descendre et à tout noyer d’obscurité. Mariani fut pris d’un brusque accès de mélancolie. Non loin du ponton moussu près duquel se balançaient vedettes et gondoles, un vaporetto croisait sur le canal Saint-Marc. Dans l’étrange silence qui régnait sur la ville, et en dépit du toussotement étouffé du véhicule maritime, on entendait les vaguelettes qui en frappaient la coque. Subitement, et sans qu’il en comprenne la cause, la mélancolie se dissipa pour faire place à un sentiment de présence au monde extraordinairement positif. Cela prit le temps de l’envol d’un oiseau. Renaissance, songea-t-il dans un sourire. Avec régularité, l’air mouillé du large emplissait ses poumons, les rafraîchissant et instillant une sensation ample et infinie de bien-être qu’il ressentait maintenant au plus profond de son corps. Tandis qu’il regardait intensément le vaporetto s’éloigner, son esprit ondoyait non pas entre les quelques souvenirs de cette première journée passée à Venise, mais entre les réminiscences d’un passé déjà lointain, passé durant lequel il s’était promis de venir dans la capitale de la Vénétie, cette Mecque de l’art. Projet longtemps repoussé et qui s’accomplissait enfin. L’homme eut l’idée de se rendre à Santa Maria della Pietà, cette église qui jouxtait un orphelinat, célèbre par les activités musicales qu’y exerça Antonio Vivaldi tout au long de sa carrière.
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Il n’avait jamais vu cet édifice conçu comme une salle de concert ; peut-être serait-il déçu mais la curiosité l’habitait. Pour Philippe Mariani, tout ce qui touchait à Vivaldi relevait du divin, c’est-à-dire et précisément de l’art mis au rang de Dieu lui-même… Il y resterait jusqu’à ce que la nuit tombe, après quoi il rentrerait à son hôtel de la via Brentana, une de ces ruelles très étroites dont les quartiers de Venise sont sillonnés. D’un pas décidé, il s’engagea sur les quais, le regard happé par la ligne d’horizon qui s’estompait à vue d’œil. Rejoindre Santa Maria della Pietà lui prit tout au plus quelques minutes. Et lorsque qu’une façade assez sobre qui devait être celle de l’église fut en vue, il crut lâcher un cri de surprise. Or rien n’avait jailli de sa bouche. Là, à quelques pas de lui, droit et drapé dans un manteau de pluie noir, debout sur l’une des marches de l’église, faisant face à la mer, se dressait une silhouette qu’il connaissait bien : celle de Charles Dolnay, le photographe. Point d’hallucination, il s’agissait bien de Dolnay ! Cette apparition le retournait... Ils avaient étudié dans le même lycée, ils collaboraient au même journal, se côtoyaient donc assez régulièrement et s’appréciaient suffisamment pour, d’ordinaire, se serrer la main avec chaleur. Et voilà que par un de ces tours invraisemblables que réserve la vie moderne et que permet le développement des communications, il le retrouvait à Venise, un quinze décembre ! S’élançant dans la direction du photographe, il s’apprêtait à crier : ça alors ! Mais quelque chose passa en lui comme une poussée de réserve qui consuma son impulsion première. Il se ravisa donc et réduisit aussitôt son allure. Le cœur cognant, il gravit une à une les marches de Santa Maria della Pietà.
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Tourné vers la mer, comme absent à l’entourage immédiat, Dolnay, quant à lui, semblait littéralement immergé dans une impérieuse contemplation. S’étant porté jusqu’à ses côtés avec discrétion, et sans que, trop occupé à scruter la lagune, celui-là y prît garde, Mariani attendit que le photographe se retourne pour de bon. Ce qui ne manqua pas de survenir. Et, à la mine presque épouvantée d’étonnement de Dolnay quand il le vit puis le reconnut – le sang avait afflué à son visage –, l’écrivain opposa une figure tout entière modelée par un sourire accueillant, puis une main franche qu’il tendit. Dans la réalité, cette scène ne dura pas plus de quelques fractions de secondes, et pourtant elle parut assez longue aux deux protagonistes. Pendant qu’ils se dévisageaient, le vol solitaire d’une mouette criant au-dessus de l’eau paraissait avoir suspendu le temps. Tout d’abord, ce furent les lèvres de Mariani qui remuèrent : « Par un après-midi de printemps de cette année 19... qui des mois durant... » Ces mots avaient été prononcés, en suivant un lent débit, par l’écrivain jusqu’au moment où le photographe, quelque peu sorti de sa confusion, pressant la main qui lui était offerte, enchaîna sans autre façon : « ... sembla menacer si gravement la paix de l’Europe... » Et avant qu’il puisse ajouter quoi que ce soit, lui secouant la main en cadence, Mariani débita une autre citation : « George avait l’âme grande, généreuse et hospitalière ; c’està-dire presque incapable du sentiment que le commun appelle l’amour ». Yeux levés et sourire étirant soudain ses lèvres, Dolnay paraissait chercher dans sa mémoire quand tout à coup sa bouche s’ouvrit : « Si le premier extrait est l’incipit de La Mort à Venise de notre bon Thomas Mann universel – il pinça son menton entre son pouce et son index –, peut-être que le second nous vient de notre Charles Maurras national, enfin, nationaliste, dans ses Amants de Venise... ».
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– Vous y êtes !... George Sand, Musset ! Décidément, vous êtes incollable, Charles... Eh bien, content de vous voir, vieux ! Comment va ? – Ma foi... bien !, répondit en deux temps Charles Dolnay dont les yeux envoyaient comme des éclairs de malice. Lâchant la main de Mariani, il avait allongé les bras devant lui, puis avait viré d’un demi-tour afin de désigner la ville de ses longues mains pâles. Ce faisant, il arborait, avec ostentation, une mine qui se voulait l’expression de la déférence et de l’admiration. Puis ne pouvant davantage comprimer un sourire qui chavira en une sorte de rire de gorge irrépressible, il parvint à articuler : « Ça alors, pour une surprise ! ». Le photographe avait, durant la libération de son rire, une façon de détourner la tête de côté un moment puis de la ramener dans son axe initial, signe chez lui d’une manifestation de bonne humeur et de contentement bien réels. En mots légers et complices, chacun expliqua à l’autre pourquoi il se trouvait à Venise et ce qui l’y avait amené en cette fin de décembre froide et brumeuse. Les deux compères convinrent d’aller dîner ensemble dans une trattoria. Cependant, force est de constater que, une fois cette décision annoncée, ils ne quittèrent pas le moins du monde les marches de Santa Maria della Pietà, trop capturés qu’ils étaient par l’avidité qu’ils mettaient dans leurs échanges. De manière insensible et, semble-t-il, inconsciente, l’écrivain et le photographe avaient noué une conversation passionnée. Pour preuve, engoncés dans des parkas molletonnées et chaussés d’épaisses bottines fourrées, les rares touristes français qui arpentaient benoîtement la rive Schiavoni se taisaient tout à coup à leur hauteur, soudain intrigués par l’ardeur que chacun mettait dans ses propos.
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Constant Fresnoy « Rappelle-moi que si je fais mon ouvrage par goût du profit, comme un fruit oublié je pourrirai à l’automne ; que si je le fais pour plaire aux autres, comme la fleur de l’herbe je fanerai au soir ; mais si je le fais pour l’amour du bien, je resterai dans l’amour »
Un moine du xiie siècle
Constant Fresnoy
Le temps est splendide. Vraiment splendide. Exceptionnel pour une journée de novembre, et qui plus est dès huit heures du matin, pensa Constant en allongeant le pas sur le bitume mouillé que venait tout juste de nettoyer une laveuse municipale. Plein soleil sur le large boulevard ! Un de ces temps à aller se promener sous les arbres centenaires des Buttes-Chaumont ! Pointant son nez vers le ciel très haut et très bleu, le jeune homme huma l’air froid, les narines arrondies, puis baissa la tête et avança le menton afin de vérifier, de sa main libre, la bonne tenue de son nœud de cravate. Encore quelques pas et, à regret, balançant sa serviette de cuir au bout de son bras, il amorça la descente des escaliers de la station de métro.
On était à l’heure de pointe : sous la lumière électrique, la rame arrivait déjà bondée. Faces blêmes et contractées des gens derrière les vitres. Dans tous les métros du monde que connaissait Constant, les attitudes et les mines se ressemblaient. Entre réflexion et résignation. Il entra dans la première voiture qui avait stoppé à sa hauteur et s’enfonça résolument parmi la masse rétive, obtuse et élastique des voyageurs. Les portes une fois refermées, plongeant sa main à l’intérieur de son cartable, il réussit tant bien que mal à en sortir un livre qu’il remonta à hauteur de son nez et dans lequel il rencontra la phrase suivante : « L’art trouve son commencement... ». Il ne put poursuivre la lecture car un brusque freinage le déporta avec la masse des voyageurs tandis que, dans un même mouvement, des mains en tous genres se saisissaient de la barre métallique centrale. Constant, lui, se faisait fort de garder l’équilibre à l’aide de ses seules jambes ainsi que grâce aux épaules de ses voisins immédiats contre lesquelles il se calait vaille que vaille. En fait, son désir le plus immédiat consistait à ne pas vouloir toucher la barre métallique. Aucun des passagers ne marqua
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sa surprise à la rudesse du freinage. Presque un automatisme pour les habitués de cette ligne-là : simplement, çà et là, se dessinaient sur les figures des grimaces amusées, quelques mimiques complices, s’échangèrent des regards courroucés ou bien encore des sourires francs qui embellissaient tout à coup les lèvres et les visages. La rame, qui était repartie depuis moins d’une minute, débouchait déjà à pleine vitesse du tunnel dans la station Télégraphe. Une fois les portières ouvertes, on sortit et on entra beaucoup de manière désordonnée mais efficace, chacun se plaçant et se replaçant en un endroit qu’il voulait à soi. Sur les quais, comme dans les couloirs pourtant noirs de monde, régnait un impressionnant silence. Un silence souterrain. Tout juste un bruit de semelles sur le quai... La rame avait redémarré et repris de la vitesse lorsque Constant rouvrit son livre. Résolu à se concentrer, il retrouva la phrase qu’il avait commencé à lire : « L’art trouve son commencement là seulement où il n’y a... ». Qu’est-ce ?... Son coude avait été heurté et, brusquement alourdi, son livre avait manqué lui échapper des mains. Un vieil homme qui s’était précipité sur les portières de peur de manquer la station suivante venait de le bousculer. Après avoir croisé le regard désapprobateur d’une voyageuse et lui avoir aussitôt témoigné sa reconnaissance de cette attention par un sourire, Constant se contenta de remonter le livre jusque devant ses yeux et s’obligea à marteler mentalement la phrase qu’il lisait afin de mieux la concevoir : « L’art trouve son commencement là seulement où il n’y a plus d’art et où ses conditions manquent. » Clignement d’yeux. Il a compris et il n’a pas compris. Constant, sourcils plissés, relit la phrase sous le mauvais éclairage du métro : « L’art trouve son commencement là seulement où il n’y a plus d’art et où ses conditions manquent ». Il lui semble avoir compris. Sa vue plonge au-dessus des têtes jusqu’à une photo publicitaire pour
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Constant Fresnoy
des rencontres amoureuses. Puis son regard croise un autre panneau sur lequel on peut lire : astuce de stars, boire par toutes petites gorgées aide à maigrir. Et, un peu plus bas, telle la morale de l’histoire, s’affiche cette phrase : La vérité, c’est bon pour la santé. Il sourit, Constant Fresnoy, puis tout à coup il s’exclame intérieurement : mais oui, j’ai compris ! Il faut commencer, murmura-t-il pour lui-même, il faut commencer. En totalité !… Ne pas hésiter à s’y mettre, à inventer lorsque, précisément, il n’y a plus rien ! Surtout s’il n’y a plus rien !… Foin de la timidité, de la fausse pudeur, des mauvais scrupules ou de la couardise !… De satisfaction, il a inspiré puis expiré l’air attiédi et chargé de toutes sortes d’odeurs humaines s’exhalant autour de lui. Et puis il a refermé le livre qu’il serre avec douceur, soudain saturé d’un sentiment de reconnaissance pour l’auteur de la phrase, et pour l’existence aussi. Cette porte de Paris, à vrai dire, il ne la connaissait pas. L’air plus vif que dans la capitale, les façades des édifices encrassés et graissés par les gaz d’échappement des véhicules automobiles, le composite granuleux du trottoir, les vêtements, sorte d’uniformes bon marché, et puis l’expression préoccupée des passants aussi, à lui le Parisien, lui devinrent tout à coup étranges, étrangers... Il repéra l’abri-bus au milieu duquel il patienta parmi des gens silencieux. Il n’eut pas, comme il le craignait, à attendre longtemps, car déjà un véhicule de la RATP s’arrêtait. Debout, dans le couloir de l’autobus, côtoyant des voyageurs tous aussi taiseux les uns que les autres, Constant se dédoublait : il se vit en train de scruter cette parcelle de banlieue qui glissait avec lenteur derrière les vitres tristes. Hideuse banlieue. Cela s’était tout à coup inscrit de manière spontanée dans le déroulement de ses pensées. Cette expression : hideuse banlieue. Lui qui venait de province et qui n’avait vécu qu’à l’intérieur de Paris voyait cette laideur, ne pouvait que la
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La Revanche de Michel-Ange
constater. Absence manifeste de volonté de beauté. De bonté peut-être ? Rareté des arbres. Surabondance d’immeubles trop nus qui confinait de fait à une parfaite indécence. Quelque chose, lui semblait-il, comme un endroit à éviter, quelque chose de blessant. Pas une once de charme, nulle part. Peu de commerces mais par contre des grandes surfaces sans trace humaine et sur les parkings desquelles gisaient des caddies inemployés. Pour Constant, c’était comme si la ville avait cessé d’être ! Oui, comme si l’harmonie nécessaire à l’existence d’une ville s’était retirée de cette zone urbaine où se trouvaient pourtant réunis tant d’êtres humains. La pensée lui vint qu’aucun artiste n’avait dû avoir droit de cité en ces parages ! Pour le coup, les mots avaient leur charge de sens. Un certain désarroi commençait peu à peu à étreindre le jeune voyageur qui sentait sa tête s’enfoncer entre ses épaules et les forces lui manquer. Fortuitement, lors d’un arrêt à un feu rouge, Constant avisa un groupe de jeunes qui jouaient au basket-ball sur un terrain encadré d’un haut grillage. Longue passe en l’air, saut au ralenti, des bras juvéniles qui se lèvent, des exclamations, des rires. Filles languides et garçons vifs mêlés dans le jeu, prétexte à chahuter entre eux ; il se retourna franchement pour mieux les voir : la vue de cette joute chassa ses idées mélancoliques et lui arracha un sourire. Avant de pénétrer à l’intérieur de la mairie par un large escalier aux marches lisses, il remarqua que l’entrée venait d’être rénovée. Près du mur, de minuscules taches de peinture constellaient le macadam sombre du trottoir. Inattendue cette architecture, songea-t-il, tout juste avant qu’elle n’évoque en lui un bâtiment du Sud des États-Unis. Il savait cette idée totalement saugrenue, mais ça ne s’apparentait à rien d’autre de sa connaissance. Drôle d’endroit qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait...
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Constant Fresnoy
Il était arrivé en avance. On l’installa dans la salle des mariages au style tout en parquet et en boiseries. Pourvue de hautes fenêtres à petits carreaux, elle tranchait avec le reste de la mairie. En ce lieu, la lumière du jour répandait quelque chose qui le disputait entre clarté et pénombre, une couleur de l’air que le dehors renvoie dans les seules constructions anciennes. La première pensée que son esprit forma fut qu’on devait y être au frais l’été. Après que le parquet eut fini de grincer sous les semelles de ses chaussures et qu’il se fut assis, le silence le tassa sur son banc. Là, son attention se fixa peu à peu sur le monumental feuillage déshydraté d’un chêne qui trônait derrière les fenêtres ; feuillage sec et ratatiné mais cependant rendu comme lumineux par le soleil, dont il imagina les feuilles craquantes dans sa paume. De-ci et de-là, en de rares endroits, il est vrai, le houppier de l’arbre offrait le vert éclatant de quelques feuilles qui avaient été épargnées par les premières gelées de l’automne. Campé dans une parfaite immobilité contemplative, son ouïe épuisant l’épaisseur du silence, Constant finit par distinguer les bruits de circulation de la ville. Puis il s’absorba dans une sorte d’indolence, de torpeur agréable, lorsque quelque chose frôla son revers de pantalon. Il n’eut pas le temps d’avoir peur : dans un réflexe, il baissa le menton et aperçut le dos tigré d’un chat qui filait sous les rangées de bancs. Bancs recouverts d’un velours vert élimé aux arêtes et aux angles par l’usage. Dans un bond surprenant, l’animal fut sur le bureau des mariages ; tout de suite, une patte postérieure levée, il s’étira longuement. Heureux de cette distraction, Constant l’observait : sa tête ronde était celle d’un chat d’Égypte. Puis il ne put s’empêcher de l’appeler. Quand il eut terminé d’étendre sa dernière patte dans un frissonnement infini, et seulement lorsqu’il eut achevé son mouvement, l’animal répondit aux appels du jeune homme par une sorte de miaulement enroué.
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Vivre intensément repose, formule provocatrice pour réalité largement partagée. Autrement dit, à l’exception du court texte final, sept nouvelles où les femmes tiennent le rôle principal. Ce à quoi il faut sans doute ajouter que la diversité la plus grande les y rassemble. Comme dans la vie. Enfin, ces nouvelles du siècle dernier apparaissent comme étant d’une grande actualité. Mais n’est-ce pas là le propre de toute littérature !
Vivre intensĂŠment repose
Vivre intensĂŠment repose
Vivre intensément repose
Vivre, j’aime ça ! Aussi absurde à force de dureté que soit parfois l’existence, j’aime vivre. Pas donné à tout le monde en vérité ! Aussi étrange ou arbitraire que cela puisse paraître, je suis un vivant. C’est-à-dire que je suis dans la conscience de quelque chose qui ne peut être sans moi et qui me dépasse absolument. Je flotte pour un temps donné, à l’image de ces planètes au-dedans de ce vaste espace noir et mystérieux que l’on appelle l’univers. Et pris dans ce présent qui disparaîtra pour faire place au silence minéral ou au bruit fuyant du vent sur les pierres tombales, je vis, ayant toujours su le respect que je dois à mes congénères, en raison même du mystère qui nous réunit. Je pense qu’il est heureux de vivre ! Et chaque jour, dans cette vie qui est mienne, j’ose avoir, moi misérable mortel, de ridicules et grandioses désirs. Bon, c’est vrai que m’assaillent le plus souvent des regrets. Par exemple, si j’avais eu une fille, je l’aurais appelée Marie. Mais je n’ai pas eu d’enfants. La vie ne me l’a pas vraiment permis. C’est vrai, je ne suis pas le seul. Et on ne va pas en faire un plat ! Il faut reconnaître que j’ai voulu être artiste, écrivain exactement. Alors, évidemment, il y a un prix à payer ! Ce prix, c’est le manque de temps. Le temps est comme dévoré car il faut à la fois subvenir à ses besoins – quand il n’y a pas à rechercher un emploi – et exercer son art. C’est tout. C’est comme ça. Un mode d’existence que les autres, disons, comment les nommer, allez, disons les non-prolétaires, ne peuvent, ne pourront jamais comprendre. Je veux dire ceux à qui les choses parviennent de droit, qui n’ont qu’à vouloir, ceux qui ont le temps, qui n’ont pas à courir chaque jour que Dieu fait : les héritiers. Ceux que l’humiliation n’atteint jamais mais qui humilient volontiers sans même le savoir. C’est pourquoi, dans leurs imaginaires, 163
Vivre intensément repose
leurs livres et leurs journaux, tout fait miroir, il n’y est question le plus souvent que de leurs semblables, des mêmes qu’eux. C’est comme ça, pour ces non-prolétaires, le monde, c’est leur monde. Ils s’auto-proclament centre du monde. Mais bon, ça c’est ce qu’ils croient. Parce que eux, ce qu’ils touchent, c’est l’argent, pas l’art ! À quoi les reconnaît-on ? Au sentiment de satisfaction qu’ils ont d’eux-mêmes. Et à leur manière de partout l’afficher. Cette satisfaction de ceux qui sont arrivés. Mais jamais rien n’est arrivé ! Les artistes se tuent littéralement à le montrer ! Enfin, c’est une vieille histoire qu’il vaut mieux un peu connaître. Mais l’essentiel n’est pas là, l’essentiel, pour prendre des exemples, c’est que ni Jack London ni Richard Wright ne se sont arrêtés à ce genre de chose. Ils ont travaillé, un point c’est tout. Virginia Woolf, dans une lettre au directeur du New Statesman qu’elle n’enverra pas, écrit : « Dans la mesure où je suis une highbrow – homme ou femme de bonne fortune qui mène à travers champs son imagination au galop, à la poursuite d’une idée – j’aime les lowbrows qui mènent à travers champs leur corps au galop à la recherche de ce qu’il faut pour vivre. Tout ce que font ces lowbrows est à mes yeux d’un grand intérêt qui prime tout, c’est un éternel émerveillement car, dans la mesure où je suis une highbrow, ce sont là des choses que je ne puis faire moi-même... Me suis-je bien fait comprendre, monsieur, en soulignant que la vraie bataille n’est pas à mes yeux entre highbrows et lowbrows... ». Et elle conclut par ces mots : « Et s’il est un être humain, homme, femme, chien, chat ou ver de terre à moitié écrasé, qui ose me taxer de middlebrow, je prends ma plume et l’estoque sur le champ, raide mort... ».
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L’anniversaire
L’anniversaire
Monsieur Briand habite une maison située un peu à l’écart du village. Si on peut appeler ça un village, cette église enserrée par une petite dizaine de maisons ventrues aux toits pointus. Et puis avec une pagaille de pavillons façon 1950 construits alentour, on dirait à la va comme je te pousse. C’est précisément dans une de ces habitations récentes que monsieur Briand dort. Vieux, célibataire, il est seul dans son lit avec ses chats. Trois chats. À cette heure matinale, dessous sa couette, dans cette maison presque cachée de la route par deux talus couverts d’herbe drue qui balisent une entrée sans portail. Comme il est très âgé et solitaire, il se couche toujours avec ses chats. Anthracite d’un côté, Vladimir de l’autre et Youpi, la chatte légère, sur sa poitrine. Tous les quatre, humain et animaux, dorment d’un sommeil de chat, à la fois plein et léger. Sur sa table de nuit, à plat, gît un livre d’Honoré de Balzac : La maison du chat-qui-pelote. Au-dehors, le petit matin élève une vapeur laiteuse audessus des arbres et des bosquets. Alors que le hibou s’est tu, pas un oiseau ne chante encore. La fraîcheur règne en maîtresse. L’absence de vent renforce l’impression d’immuable puissance de la forêt. L’aube a déjà effacé les étoiles, c’est l’heure où la campagne semble en plein recueillement. Aussi, quand la sonnette de l’entrée a retenti, tous les quatre ont fait un bond. L’homme et les trois chats. L’écran du réveil électronique accroché par l’œil ensommeillé de monsieur Briand marquait six heures. Il eut un mauvais pressentiment. À peine avait-il enfilé ses mules de cuir qu’un deuxième coup de sonnette vibrait dans l’air gris de la maison. Débarrassé de ses chats qui avaient détalé sous le lit et l’armoire, monsieur Briand attachait la ceinture-cordon de sa robe de chambre, tout en se dirigeant à pas glissés vers la porte d’entrée. Connaissant le chemin par cœur, il n’alluma pas la lumière et alla droit
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Vivre intensément repose
à l’œilleton… Qui cela pouvait-il bien être à six heures du matin ?… Sylvie, l’infirmière, ne passait qu’à sept heures, pour sa piqûre... Ses doigts, secs et rigidifiés par la vieillesse appuyèrent sur l’interrupteur éclairant l’extérieur pendant qu’il collait son œil à l’œilleton. La chevelure blonde de Sylvie, là dehors, resplendissante sous la lumière de la lampe halogène, lui occasionna une forte émotion. Mais elle était diablement en avance, marmonna-t-il dans sa barbe naissante. Il n’allait pas se présenter non rasé, le cheveu en bataille devant une femme, fût-elle celle qui le piquait aux fesses chaque matin depuis six mois ! Mais, en dépit de ses considérations, cela fut plus fort que lui, il s’entendit articuler : « C’est vous, Sylvie ? » Il avait prononcé ces mots dans un filet de voix presque obséquieuse, tant il était heureux. « Oui, c’est moi », lui fut-il répondu. Et, engageant la clé à l’intérieur de la serrure qui libéra le système de sécurité et ouvrit la porte blindée de sa maison, il souffla plus qu’il n’articula : « Mais qu’y a-t-il donc pour que vous arriviez si tôt, mon enfant ? ». « Il y a que c’est l’anniversaire », lança le plus naturellement et le plus mystérieusement du monde la jeune femme en entrant dans le vestibule. « L’anniversaire ? », répéta d’une voix chevrotante le vieillard qui trottinait parmi les effluves de parfum qu’abandonnait derrière elle l’infirmière qui filait déjà au salon. Dans cette pièce, comme à son habitude, la jeune femme avait posé sa grosse sacoche de cuir sur la table basse et avait donné de la lumière. Elle avait décoché un sourire professionnel à son client : 188
Sous le réverbère
Sous le réverbère
– Chef ?… Gyrophare, sirène ? – Non, non, Alvarez, on doit opérer par surprise et en douceur... – Bien, chef ! Ils étaient quatre. Alvarez conduisait. Et depuis la place passager, le commandant de police Michel Desjardin fit pivoter sa haute et large stature. Dirigeant son regard selon un axe qui passa entre les têtes de ses deux subordonnés assis à l’arrière de la Renault banalisée, il s’assura que les autres véhicules suivaient bien. – On approche, chef ? – On ne doit plus être très loin. Une nuit compacte s’était installée sur la ville. La voiture roulait à allure modérée. Par la vitre ouverte s’engouffrait un air rafraîchissant. – Excusez-moi, chef, mais pourquoi… enfin…, bredouilla le lieutenant Alvarez. Visage à demi tourné vers Alvarez, le commandant Desjardin lâcha, placide : – Eh bien, je vous écoute, lieutenant ? Qu’avez-vous à me demander ? À l’arrière de la Renault, les deux autres passagers orientèrent avec agacement leur regard sur les façades sombres du boulevard. Alvarez leur tapait sur les nerfs avec sa curiosité ingénue.
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Vivre intensément repose
– Enfin, peut-être que vous allez me trouver indiscret, chef, mais… mais pourquoi à la brigade tout le monde vous appelle le philosophe ? Les yeux de Michel Desjardin fixèrent un point invisible devant lui tandis qu’un sourire marqué de lassitude s’affichait sur son visage. Cependant sa réponse ne tarda pas. – C’est très simple, il y a un peu plus de vingt ans, j’ai dû brusquement interrompre mes études de philosophie... Il marqua une courte pause avant d’ajouter dans un soupir : – Alors que je touchais au but. Oui ! À trois mois de l’agrégation. – Ah... Depuis la banquette arrière, un des deux hommes fit entendre un toussotement dont on sentit qu’il exprimait la gêne. Puis la voix chaude du commandant de police Desjardin résonna à nouveau à l’intérieur de l’habitacle. – Au prochain feu, vous tournez à droite, Alvarez… Elles ne seront plus très loin. Le chauffeur acquiesça d’un machinal « OK chef », avant d’oser une nouvelle question : – Mais pourquoi… ? – Pourquoi la police ?, coupa Desjardin. Ah !… Vous savez ce que disait Pasolini aux étudiants en Mai-68 ?… Vous connaissez Pasolini ?
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Les barricades mystĂŠrieuses
Les barricades mystérieuses
Elle habitait près de la gare. Une location très chère pour ce que c’était. En fait, un studio assez étroit. Et sombre. À peine quelques heures de clarté en fin d’après-midi… Au début, le va-et-vient des trains au dehors l’empêchait de dormir. Puis peu à peu, une nuit chassant l’autre, elle s’était habituée. Enfin, si on peut appeler ça s’habituer ! Chaque mouvement de motrices, chaque appel retransmis par les haut-parleurs le long des voies, chaque passage de convois de marchandises interminables, accompagnait son sommeil, le rendant agité, haché, incomplet. Mais Pascale ne se plaignait pas. Encore heureux qu’elle ait trouvé ce logement, songeaitelle invariablement lorsqu’elle franchissait la pesante porte d’entrée de l’immeuble. Et puis à qui se plaindre d’abord ? Elle ne connaît personne dans cette ville. À cet instant, elle vient de rentrer de sa journée de travail, son front est appuyé sur une vitre de la fenêtre ; ses grands yeux bruns se noient dans le feuillage de l’arbre au pied duquel se tient ce vieil homme qui porte un costume ancien mais élégant. Mains croisées derrière le dos. Un dos sans fin, légèrement voûté. Le vieux est dans ses pensées. Il s’agit du locataire du deuxième, juste au-dessous de son studio. Son nom et sa raison sociale sont affichés sur une plaque de cuivre : M. Mangelli, Avocat. Depuis sept mois qu’elle a emménagé, ce locataire la salue avec une courtoisie qui appartient à un autre temps. C’est qu’il est très âgé, ce Mangelli. Cependant, il se déplace sans canne et possède suffisamment de vigueur pour pousser seul la très lourde porte d’entrée de l’immeuble. Il est vraiment très vieux et ses gestes sont alanguis. Il a les mains tachées !
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Vivre intensément repose
Souvent dans l’escalier, le hall ou le couloir, sa lenteur la gêne, il obstrue le passage. Elle n’ose pas, elle se domine, Pascale Leroy. Mais parfois, elle laisserait volontiers jaillir sa mauvaise humeur, son agacement, son irritation. Parce qu’elle ne sait pas, cette toute jeune femme solitaire de vingt-trois ans, arrivée en région parisienne avec un diplôme de conseil juridique en poche, elle ne sait pas pourquoi la vue de ce monsieur Mangelli la met dans un état d’exaspération et de colère aussi excessif. Sa vieillesse ? Peut-être ! Elle n’arrive pas à s’expliquer cette chose mais, de façon générale, elle n’a jamais véritablement estimé les vieux. Il lui semble qu’il y a quelque chose de résigné et d’hypocrite en eux qu’elle ne supporte pas. Et puis, en plus, c’est un vieux riche donc forcément quelqu’un d’un peu dégoûtant… Entre ses doigts fuselés, elle déchiquette un morceau de la baguette de pain qu’elle tient plaquée contre son ventre tout mince et le porte à sa bouche pour le mâcher aussitôt. Elle l’observe. Sa tête de vieux dodeline un peu, pourtant elle se fait la réflexion qu’il paraît à la fois très âgé mais aussi très vif. C’est étrange, les vieillards. Assurément, sa mise est propre et chic. Toujours impeccable. Au-dessus de lui, le feuillage de l’arbre frissonne, se mordorant par instants dans le grand crépuscule clair de juin. Elle passe la main dans ses cheveux qu’elle porte longs, quand elle le voit lever la tête, l’apercevoir tout à coup, lui adresser un sourire et puis la saluer d’un petit signe amical de la main. Le sang lui monte au visage et d’un coup l’irrigue de rose. Rendant aussitôt son bonjour au vieillard par un large sourire assorti d’une légère inclinaison de la tête, Pascale s’écarta de la fenêtre immédiatement, indisposée, de fort mauvaise humeur, se réprimandant de s’être laissé surprendre… 204
Paris, Perpignan, la maÎtresse m’a dit...
Les barricades mystérieuses
Paddington, son ourson en peluche posé contre son coude, elle lisait, étendue de tout son long sur son lit quand elle entendit, comme chaque soir à la même heure, des notes de piano. Heureusement qu’il n’écoute pas la musique trop fort, maugréa-t-elle en replaçant sa tête au creux de sa main. Et puis, ayant perdu le fil de sa lecture, elle avisa les moulures du plafond. Elle ne convoitait pas de vivre jusqu’à l’âge plus que canonique de ce voisin. Ça, certainement pas ! D’ailleurs, elle se trouvait en plein accord avec ce qu’elle avait lu dans ce journal qui traînait sur une banquette de bus, ce dossier sur l’euthanasie, ce qu’on appelait l’euthanasie active. Ça n’était, après tout, que le légitime refus d’une intolérable dégradation. Sa main tapota l’intérieur du livre afin de l’ouvrir mieux : c’était entendu, elle ne dépasserait pas cinquante ans ! À quoi bon aller plus loin ! Ce faisant, sous une impulsion inconsciente de son coude, Paddington tomba à la renverse. Elle lui adressa alors ses plus plates excuses et le replaça sur son séant. Il avait bien fallu se rendre à l’évidence, les cabinets d’avocats de la ville et des agglomérations alentour possédaient leur quota de conseils juridiques. Et, depuis 1992, la profession de conseil juridique avait fusionné avec celle d’avocat. En fait, partout où elle s’était présentée, la jeune femme avait essuyé des refus, sourires polis mais négatifs. Aussi, nécessité faisant loi, Pascale Leroy avait fini par accepter cette place qui s’offrait parmi les petites annonces d’un journal gratuit : caissière à La Traversière. Commodité certaine, La Traversière, magasin d’alimentation, était située à deux stations de bus de son studio. Il s’agissait d’une petite surface près du boulevard de ceinture de la ville, avec deux caisses de paiement rarement ouvertes en même temps, à l’exception de certains soirs et du
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samedi. Pascale travaillait avec conscience sans trop penser au lendemain : assurer sa subsistance demeurait son seul but… Malika et Christian, le chef du magasin, avec qui elle faisait équipe, avaient à peu près son âge ; le trio s’entendait plutôt bien. Le premier jour, quand elle avait enfilé sa blouse avec ses prénom et nom inscrits au stylo sur un badge accroché à sa poitrine, une pointe de honte l’avait d’abord fait un peu rougir. Et puis, à force d’auto-conviction, elle avait accepté sa nouvelle fonction. La jeune femme l’avait décidé : rien de l’extérieur ne devait être en mesure de l’atteindre... Le soir, tandis que les derniers trains de voyageurs quittaient la ville en filant sous sa fenêtre, Pascale potassait encore ses cours de droit qu’elle ne s’était pas résignée à remiser. Elle travaillait avec patience. Entre deux passages de trains de banlieue, de loin les plus bruyants, des accords de piano lui parvenaient comme chaque soir à la même heure. Cela venait de l’appartement de monsieur Mangelli. Celui-là ne se faisait pas oublier ! Contrairement aux humbles, les gens à l’aise n’ont pas de scrupules à occuper l’espace, fût-il sonore ! La discrétion n’est pas leur fort, pesta-t-elle encore ! Depuis qu’elle travaillait à La Traversière, Pascale le croisait moins fréquemment, ce très vieux bonhomme qui tenait debout on ne savait comment ! Toujours, il l’irritait. C’était plus fort qu’elle, sa seule vue l’exaspérait ! Une fois qu’elle se trouvait à la caisse, elle avait cru le voir rôder non loin du magasin, mais elle n’en était pas bien sûre – peut-être un vieillard à la tenue vestimentaire semblable. Toujours est-il que Pascale était si énervée qu’elle avait raté chaque passage des produits devant la photocellule enregistreuse et avait dû recom-mencer à plusieurs reprises pour que leur prix s’affiche 206
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sur l’écran. Enfin, le vieux ou son sosie avait fini par disparaître. Tant mieux ! À y bien réfléchir, elle ne pouvait s’expliquer sa prévention que par une horreur exacerbée de la vieillesse. De la vieillesse en général ! Oui, c’était ça, une détestation qui virait à la répugnance absolue ! La vieillesse est un reniement total, articula-t-elle intérieurement, répondant à des contradicteurs imaginaires. Certains jours, alors qu’elle s’apprêtait à sortir, il lui était arrivé – le sachant dans l’escalier – de patienter derrière la porte de son studio jusqu’à ce qu’elle ait acquis la certitude d’avoir éliminé tout risque de rencontre. La seule chose qui lui faisait, par moments, excuser la décrépitude de Mangelli était cette musique qu’il écoutait. Du piano, essentiellement, des sonates, des études, enfin du piano seul. Et, notamment, un même morceau qu’il se repassait chaque soir. Quelque chose d’assez beau qu’elle avait dû entendre petite. Quelque chose d’envoûtant. Et puis, à vingt et une heures trente précises, il arrêtait son appareil et plus aucun son alors ne montait de chez lui. En s’échappant parfois, le soir, de son studio pour aller au cinéma, Pascale voyait de la lumière à la fenêtre du vieux mélomane. Une clarté douce, de teinte un peu ocre, qui se reflétait dans les vitres bleutées par le dehors. Se dégageait alors une agréable impression de bien-être, de richesse tranquille, qui l’exaspérait et lui faisait envie. Avec vivacité, bougeant ses belles hanches fermes de jeune femme, elle allongeait le pas et se dirigeait dans la nuit en direction de la station de bus la plus proche, celle qui se trouvait devant la gare. Après la séance, s’en revenant à pied, elle apercevait un rai de lumière qui éclairait faiblement la fenêtre de Mangelli.
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Dans un mouvement d’impatience, elle haussait les épaules : il avait dû vouloir lire et s’était endormi sous la lumière qui continuait de brûler. Quelle facture d’électricité il devait avoir à acquitter, marmonnait chaque fois Pascale en composant le code d’entrée. Et puis elle poussait la porte avec l’énergie des gens frustrés… La fin du mois d’août approchait lorsque, parmi l’habituel fouillis de papiers publicitaires déversés dans sa boîte, sa main libre, l’autre tenant une baguette de pain, rencontra le papier d’une lettre. Vite, elle était montée jusqu’à son studio. Près de la fenêtre qu’elle avait laissée ouverte derrière les volets fermés à cause de la chaleur, dans le vacarme des trains, tout en portant à sa bouche des petits morceaux de pain qu’elle déchiquetait avec délicatesse, elle prit connaissance du courrier. Un petit cri lui échappa. Ce cabinet d’avocats Girardet qu’elle avait sollicité courant juin avait retenu sa candidature et lui fixait un rendez-vous pour le lendemain même à 19 heures ! Maître Girardet la recevrait afin de s’entretenir avec elle des conditions de son engagement ! Son bras retomba le long de sa hanche, son ventre déjà très mince se creusa, l’air lui manqua, elle crut défaillir. Cette lecture lui avait blanchi la face : Pascale ne pensait pas que, pour elle, le monde pût changer, qu’elle pût y avoir un avenir. La baguette lui avait échappé des mains. Et puis voilà que la lettre aussi était tombée au sol. À présent, c’était des deux poings qu’elle retenait ses cheveux sur son front. Par la suite, elle trouva la force de relire le courrier et cette fois de s’esclaffer. Les minutes suivantes la trouvèrent étendue sur son lit où, assommée par le choc de la nouvelle, elle avait fini par s’endormir et ronfler comme un homme.
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Paris, Perpignan, la maîtresse m’a dit…
Ayant conscience de l’anachronisme de ce vocabulaire, le professeur répétait pourtant machinalement, pour lui-même : « C’est chic, c’est vraiment très chic de sa part… c’est un chic type ». « Oncle Laurent ! ». Émergeant brusquement de ses pensées, il leva la tête. Michèle, sa nièce, le visage encadré par de longues mèches blondes, se tenait devant lui, une petite valise au bout de ses longs bras nus, un de ces grands sacs fourre-tout sur le côté. Un air de malice éclairait son visage. Pas un seul instant, le vieil homme ne songea à la gronder pour son retard... Le premier arrêt se fit à Orléans-les-Aubrais ; un premier voyageur quitta le compartiment : un jeune homme maigre, longiligne, de haute taille, de rares poils de barbe au menton, portant avec maladresse une encombrante boîte à instrument de musique. Il salua en partant. C’est dans cet instant, interrompant leur dialogue, que les deux membres de la famille Michaud constatèrent par les vitres que le jour n’avait pas encore dit son dernier mot. Le train repartit. Les passagers étaient silencieux : près de la fenêtre, deux jeunes Anglaises, l’une très grasse et très blanche occupée à lire en mangeant des sandwichs mous, un casque à musique sur les oreilles, l’autre, plus élancée, qui se levait à intervalles réguliers afin de rejoindre un groupe de garçons dans le couloir. Et, à côté, une femme immobile, assez menue, le regard triste, une valise à roulettes contre ses jambes. S’entre-regardant, l’oncle et la nièce paraissaient quant à eux ravis d’être ensemble. Lorsqu’ils se taisaient un moment, ce qui arrivait, ils se souriaient… 225
Vivre intensément repose
Les contrôleurs passèrent assez tard. Pour tout dire, ils se présentèrent à la porte du compartiment au moment où la voix du conducteur annonçait, dans les haut-parleurs, l’arrivée à Vierzon. Dans cette gare, le convoi stationna de longues, de très longues minutes. Une rumeur, entendue dans le couloir, courut : il y avait un problème. Accaparés par leurs retrouvailles, nos deux causeurs n’y prêtèrent guère attention. Entraînés dans une conversation sans fin, ni lui ni sa nièce ne remarquèrent la noire obscurité qui envahissait peu à peu les quais de la gare de Vierzon, les réverbères de la ville aux maisons basses qui s’allumaient. Une fois le convoi reparti, la raison du retard fut connue. Un contrôleur doté d’un fort accent du Sud-Ouest, moustachu à souhait et particulièrement affable, se présenta aux occupants du compartiment et demanda qu’on consentît à intégrer des enfants qui partaient en colonie. Oui, en colonie de vacances. Il y avait eu une erreur de réservation et un important groupe de gamins n’avait pas pu trouver de place. Çà et là, on avait volontiers accepté de les accueillir. Ainsi le compartiment dans lequel se trouvaient les Michaud reçut-il trois jeunes garçons. Ces gamins ne dépassaient pas les douze ans. D’abord, les nouveaux venus demeurèrent intimidés et silencieux. Puis ils ne tardèrent pas à s’animer dans une conversation enflammée sur le football. Il était question de clubs européens, répondant tous à des noms qui, dans leurs bouches enfantines, semblaient magiques : Manchester United, Newcastle, Arsenal, Milan AC, Bayern de Munich. Mais le Barça de Barcelone était de loin le nom qui revenait le plus souvent... Il fallut qu’on éteigne le plafonnier, qu’on mette la veilleuse, qu’on tire les rideaux, qu’on passe Châteauroux pour que les garçons s’épuisent dans leurs chuchotis puis, la tête emplie d’exploits, s’endorment enfin. 226
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Murmurant à présent dans la pénombre bleutée du compartiment, Laurent Michaud confia à sa nièce ne pas comprendre le mécanisme par lequel des enfants si jeunes pouvaient se passionner à un tel point pour le football. Et la nièce de poser sa main sur l’avant-bras de son oncle, de se pencher un peu et de lui raconter l’histoire de Louis… Elle aussi causa bas afin de ne pas gêner les occupants du compartiment qui, à l’exception de la femme à la valise, paraissaient à présent tous dormir à poings fermés. Cette année, Michèle, professeure des écoles à Dugny en Seine-Saint-Denis, avait eu la charge d’une classe dite de perfectionnement : huit élèves en tout. Tous en grande difficulté scolaire, pour certains d’entre eux ne sachant pas lire. Quatre filles et quatre garçons entre dix et douze ans, dont Louis… Tout a commencé par la météo, expliqua Michèle. Un matin de novembre qu’il avait neigé, alors qu’elle entamait une série de séances sur la météorologie, elle découvrit que Louis, le petit Zaïrois du groupe, connaissait parfaitement les prévisions du jour. Le garçon était capable, dans le détail, de dire le temps prévu par la météorologie nationale ! Ce qui était étonnant, car cet élève n’avait jamais pris la parole en classe. Depuis la rentrée, il arrivait à peu près chaque matin endormi, hébété même, et s’énervait dès qu’il s’agissait de se mettre au travail. Il manifestait cette irritation de toutes les manières possibles, par la violence le plus souvent, à l’exception de l’usage de la parole ! Car Louis ne parlait pas ! Plus que silencieux, il était véritablement taiseux, presque autiste ! Donc, ce matin-là, à la surprise générale de la classe, le petit Zaïrois s’exprima sur le sujet et il le fit de manière concise, précise et complète. 227
Vivre intensément repose
Une sorte de décompression se fit sentir, le train ralentissait son allure. Le professeur souleva un pan des rideaux du compartiment et entraperçut, par-delà les vitres et l’éclairage du couloir, les lumières d’une ville. Se tournant, il vit que sa nièce lui tendait une barre de chocolat. Il la remercia mais décida de ne la manger qu’une fois la prochaine gare passée. Une manie. Cependant, l’oncle n’eut pas longtemps à patienter ; l’instant d’après, par l’écartement des rideaux, têtes penchées presque à se toucher, les Michaud, oncle et nièce, purent déchiffrer, sur les panneaux lumineux, le nom de La Souterraine. On remua quelque part dans le compartiment. Il s’agissait de la petite femme triste qui s’était tenue immobile depuis Paris. Avec des gestes de fourmi, elle rassemblait ses affaires, s’apprêtant à quitter les lieux. Le train qui avait ralenti finit par stopper dans un freinage d’abord long et bruyant puis sec. Elle se faufila et ouvrit la porte coulissante en s’excusant du bout des lèvres. L’oncle et la nièce profitèrent alors de son passage pour gagner le couloir. Sur le quai vaguement éclairé ne se trouvaient guère que quelques cheminots en bleus qui considérèrentt sans vraiment la voir la petite femme tirant sa valise à roulettes après elle. Assez vite, le train roula à nouveau et Laurent Michaud put croquer à pleines dents dans la barre de chocolat. Sous la clarté répandue par la veilleuse, mastiquant de bon appétit et avec application, le vieil homme écoutait attentivement les propos de sa nièce… C’est le surlendemain que mademoiselle Michaud avait apporté des journaux dans sa classe, des quotidiens nationaux, afin d’apprendre à ses élèves à déchiffrer la présentation des prévisions météorologiques. Le Parisien, grâce à ses cartes
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colorées couvrant une pleine page, obtint le plus franc succès ; chez les filles comme chez les garçons, on découpa, on colla, on commenta les pages dudit journal. Tout à coup, dans un geste vif, l’oncle porta son index devant ses lèvres. La nièce se tut. Essayant de fixer son oncle du regard dans la lueur bleutée et diffuse du compartiment. Jusqu’au moment où elle entendit des coups répétés, comme étouffés à travers le roulis du train. L’entraînant par la main. Ils remontèrent le couloir mal éclairé jusqu’à son extrémité, passèrent la porte vitrée et s’arrêtèrent devant celle des toilettes. Le bruit des coups venait de là. Le professeur Michaud ouvrit la porte. Ahuri, de petits yeux affolés, le rouge aux joues, un homme au front assez dégarni se tenait derrière qui les remercia presque en s’enfuyant. Mais non sans avoir auparavant bredouillé des explications : la porte des toilettes ne comportait pas de poignée intérieure ! Une fois l’homme disparu, l’oncle et la nièce se regardèrent et furent pris d’un fou-rire. Puis, pragmatique, l’oncle proposa à sa nièce de profiter de l’occasion afin d’user des lieux d’aisances et se rafraîchir. Ce qui fut aussitôt dit fut aussitôt fait. Après quoi ils choisirent de demeurer dans le couloir et sa lumière blafarde. Comme s’il avait été libre, presque en apesanteur, le train filait dans la nuit, klaxonnant longuement à l’entrée et à la sortie des tunnels. Accoudée aux garde-corps du couloir, la nièce reprit sa narration là où elle l’avait laissée... Louis fut l’un des premiers donc, imité ensuite par les filles, puis Chafik et Toni, qui ne savait pas lire, à consulter le journal en son entier. Assez vite, les pages de la rubrique
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La commande
La commande
« Je m’appelle Robert Stack. Ce nom de métal correspond à l’homme que je suis. J’étais marié et maintenant je vis seul. Je souffre de solitude et je constate que je vieillis ; aucune nouveauté ne m’attire ni ne me surprend. Plus rien à mes yeux ne peut être inédit. Tout revient un jour ou l’autre. Toujours. Comme cette chaleur par exemple... Je n’aime pas la chaleur. Je la déteste. Je la hais. Ce temps me rend malade et m’ôte toute force. Rien à faire d’autre qu’à subir... ». Assis en tailleur sur le lit, le capuchon du stylo entre les dents, je relisais ces lignes que je venais de tracer quand on frappa trois coups à la porte de mon gîte. Je glissai stylo et bloc-notes sous les draps. – C’est Ginette, je peux entrer ? Et je cachai le capuchon du stylo entre mes cuisses. – Oui, entre, Ginette, entre ! Une sorte de chuchotement empressé et enroué s’était échappé de ma gorge. Depuis mon premier bain de mer, je subissais une légère extinction de voix. – Eh bien ! Comment ça va ? interrogea-t-elle. Elle avait l’accent méridional. Celui du Sud-Ouest. Dans la pénombre, je la distinguais mal. D’autorité, elle ouvrit les rideaux, barbouillant ainsi le clair-obscur de ma chambre d’une lumière agressive. J’éteignis ma lampe de chevet devenue inutile. Derrière les vitres, le soleil ressemblait à un gros jaune d’œuf. Maintenant, installée sur le lit, polo rouge à manches longues, short blanc, sandales de cuir, elle frottait le dessus de ses cuisses qu’elle avait très brunies. Ses yeux bleus me regardaient et sa voix chaude remplit tout à coup la pièce :
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– Te sens-tu mieux, alors ? Je n’eus pas le temps d’esquisser un geste que, déjà, elle me houspillait… – Quelle idée alors d’aller dormir au soleil dès le premier jour ! Comme je lui souriais, elle haussa les épaules dans un détour de tête. Ginette paraissait beaucoup moins que son âge. Elle appartenait à ce genre de femmes qui, dotées d’une constante discrétion, ne s’écoutent pas. Jamais. Au centre de vacances de Cogolin, elle donnait des cours de peinture sur soie, le matin, et des cours d’aquarelle, l’après-midi. Les autres activités du centre me déplaisaient souverainement. À mon goût, cela s’apparentait trop aux jeux télévisés imités des Américains. Dès que j’abordais ce sujet, Ginette replaçait posément ses pinceaux et me rappelait d’une manière invariable qu’elle avait vu naître le centre de vacances de Cogolin. Qu’elle y collaborait comme bénévole depuis quatorze années ! Et que le tourisme social là, comme une enclave au milieu des plages réservées aux milliardaires, méritait mieux que mes sarcasmes… Bon, bon, je savais ses propos légitimes. Encore une fois, elle avait raison. D’ailleurs, elle avait toujours raison, Ginette ! – Alors... Seras-tu d’aplomb pour Ramatuelle ? Ses mains avaient claqué le plat de ses cuisses. Cette façon qu’elle avait de commencer ses questions par le verbe. Et puis cette manie d’arborer, même en pleine chaleur, des manches longues !…
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La barricade Perronet
La barricade Perronet
J’étais à la barricade Perronet de Neuilly depuis trois jours. Autour de nous, durant tout ce temps, les balles continuaient leur petit bruit de grêle. Les projectiles venaient des Versaillais qui, à l’occasion, nous canonnaient aussi. Cela faisait quelque temps déjà que je m’étais résigné à ce que l’une d’elles me frappe en plein visage ou bien s’enfonce dans ma chair et se loge dans les organes de mon torse. Je n’avais plus peur. Ah ça non, mon sentiment avait passé outre ! En revanche, la rage s’était installée en moi ! Définitivement. En dépit de mon jeune âge, la conscience que j’avais de ma condition d’homme du peuple était si aiguë que l’espérance de me faire un avenir heureux m’avait abandonné. Seule ma dignité m’importait, la mienne et celles des miens, au plus haut point, tant nous étions inséparables ! S’attendrir sur soi-même, au milieu des douleurs générales ? Autant s’arrêter sur le caillou d’un chemin ! Regardons devant ! Mourir ne m’était rien, la vie m’était devenue légère. Il n’est pas défendu de préférer mourir debout à mourir couché ! C’est un fait ! Pourquoi ? Parce qu’il y avait eu le 18-Mars ! À cause du 18-Mars ! J’avais vu ça ! Et, pour la première fois de ma vie, j’osais croire à la délivrance. Au-delà de moi, de ma personne, de cette Commune que nous vivions, il y aurait la délivrance. J’en avais acquis la conviction… Après la levée du siège des Prussiens et la défaite, les journaux honnêtes et sincères avaient été supprimés, les meilleurs patriotes condamnés à mort. Les royalistes se préparaient au partage de la France. Enfin, dans la nuit du 18 mars, ils se crurent prêts et avaient tenté le désarmement de la Garde nationale ainsi que l’arrestation en masse des républicains. Devant l’opposition entière de Paris et l’abandon
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de leurs propres soldats, leur tentative avait échoué. Ils s’étaient enfuis et réfugiés à Versailles ! L’armée avait choisi de lever la crosse en l’air au lieu d’arracher les canons français aux gardes nationaux ! Et surtout aux femmes qui les avaient couverts de leurs corps. Les soldats avaient compris que le peuple défendait la République en défendant les armes dont les royalistes et les impériaux, d’accord avec les Prussiens, auraient tourné la gueule vers Paris. Le 18 mars devait appartenir soit à l’étranger, allié des rois, soit au peuple : il a appartenu au peuple. Dans Paris livré à lui-même, des citoyens courageux avaient essayé de ramener l’ordre et la sécurité. Au bout de quelques jours, la population avait été appelée au scrutin et la Commune avait été ainsi constituée. Le devoir du gouvernement de Versailles eût été de reconnaître la validité de ce vote et de s’aboucher avec la Commune afin de ramener la concorde. Tout au contraire, et comme si la guerre étrangère n’avait pas fait assez de misères et de ruines, il y avait ajouté la guerre civile ; ne respirant que la haine du peuple et la vengeance. Le gouvernement avait attaqué Paris et lui faisait subir un nouveau siège. Voilà un mois qu’on résistait. Et, pour ce mois-là, je suis prêt à mourir ! Ni plus ni moins ! Et si nous perdons, je sais comme le dit le citoyen Ferré que la fortune est capricieuse et que l’avenir aura tôt fait de s’emparer de notre exemple… Il y avait beaucoup de morts autour de nous. Près de moi, un jeune homme de mon âge et de ma taille, un étudiant qui lisait des vers de Baudelaire, était tombé d’une balle qu’il avait reçue dans la poitrine. Une femme était avec lui, elle aussi fut tuée. À la barricade, certains, découragés, voulaient qu’on en reste là. Il faut dire que nous étions épuisés. Mais la majorité décida que ce ne serait pas pour cette fois-là.
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Le jeune inconnu
Le jeune inconnu
Engourdi dans la contemplation du va-et-vient de la place Saint-Sulpice, j’attends mon rendez-vous. Il pleut. L’air est gris et bleu. Je n’ai jamais aimé ça, attendre. J’ai commandé un deuxième café. La tasse est jolie et solide. Il est tôt encore et un journal de la veille traîne sur la banquette. Je m’en saisis et l’ouvre, posant au hasard mon regard sur une brève. « Le jeune inconnu aux cheveux châtains qui s’est jeté du haut des murailles du château de Belfort serrait dans sa poche un harmonica ». (1994)
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L’auteur Le romancier de Nuit d’hiver, du Parlement des cigognes et de nombreux autres romans est également nouvelliste. Se tenant loin de la société spectacle, de la politique spectacle, de la littérature spectacle qu’il considère comme mort-nées car hors sol, Valère Staraselski a choisi de considérer et de restituer la condition humaine dans toutes ses dimensions. C’est ce qui donne à ses écrits cette force originale et cette valeur de vérité si rares dans notre littérature. Il est déjà, en quelque sorte, un classique.
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Quelques-unes de ses publications Le Parlement des cigognes, roman, Cherche Midi, 2017 Sur les toits d’Innsbruck, roman, Cherche Midi, 2015 L’Adieu aux rois, roman, Cherche Midi, 2013 Le Maître du jardin, dans les pas de La Fontaine, roman, Cherche Midi, 2011 Nuit d’hiver, roman, Cherche Midi, 2008, De Borée, 2011 Une histoire française, roman, Cherche Midi, 2006, en poche, De Borée, 2015 Voyage à Assise, récit, Bérénice, 2005 Un homme inutile, roman, Paroles d’Aube, 1998 ; Cherche Midi, 2011
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Table Page
Préface de Bernard Giusti La Revanche de Michel-Ange ou la liberté du sujet 9-12 La revanche de Michel-Ange
13-155
Le Gant 15-32 Les Arènes de Nîmes 33-58 Avenue des Peupliers 59-67 La Revanche de Michel-Ange 69-89 Constant Fresnoy 91-155 Vivre intensément repose
157-277
Vivre intensément repose 159-184 L’anniversaire 185-192 Sous le réverbère 193-200 Les barricades mystérieuses 201-220 Paris, Perpignan, la maîtresse m’a dit... 221-237 La commande 239-266 La barricade Perronet 267-274 Le jeune inconnu 275-277 L’auteur 278-279
Illustration de couverture © DR. Détail de La Création d’Adam de Michel-Ange Maquette et mise en page Myriam Chkoundali Relecture et corrections Michel Kneubühler Marie-Claude Schoendorff
Ouvrage composé avec la police AGaramond, corps 12, sur papier intérieur Bouffant − Ivoire 80 g, couverture sur papier Couché Condat Silk/Mat − Blanc 300 g.
Achevé d’imprimer par Smilkov Print Ltd — Bulgarie Dépôt légal – 2019