Architecture & silence, vers une introspection.

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ARchitecture & silence, Vers une introspection.

Léa METLAINE Sous la direction de Carolina GARCIA ENSA-Marseille Mai 2016



remerciements

Je remercie ma directrice de mémoire, Carolina Garcia pour m’avoir conseillée et fait confiance pour mener à terme ce projet. Je remercie également mes proches pour leur soutien et leur aide, le centre national des aveugles de Montevideo pour leur accueil, et particulièrement Daniel, pour avoir accepté d’échanger avec moi. Enfin, mes pensées vont vers tous ceux que j’ai rencontré sur mon chemin et qui m’ont apporté matière à percevoir le monde.

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« L’expérience auditive la plus importante créée par l’architecture est la tranquillité. L’architecture présente l’aventure de la construction que le matériau, l’espace et la lumière transforment en silence. Finalement, l’architecture, c’est l’art du silence pétrifié. Quand cesse le désordre du gros œuvre, quand s’éteignent les cris des ouvriers, le bâtiment devient un musée de l’attente, du silence patient. Dans les temples égyptiens, nous rencontrons le silence qui entourait les pharaons, dans le silence d’une cathédrale gothique, nous nous souvenons de la dernière note de chant grégorien, et l’écho des pas romains vient de disparaître des murs du Panthéon. Les vieilles maisons nous ramènent au temps long et au silence du passé. Le silence de l’architecture est un silence sensible plein de souvenirs. L’expérience d’une architecture forte fait taire tout bruit extérieur ; elle concentre notre attention sur notre existence même, et comme tout art, nous fait prendre conscience de notre solitude fondamentale. »

Le regard des sens, Juhanni Pallasmaa.

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SOMMAIRE

PREAMBULE

P.9

INTRODUCTION

P.11

I- L’inconscient : se créer un univers

P.15

1- Imaginer 2- Savoir 3- Sentir

P.17 P.19 P.23

II- Du concept au concret : le temps de l’action 1- Se souvenir 2- Dessiner 3- Réaliser

P.27 P.29 P.33 P.37

III- Le conscient : être au monde 1- Ressentir / « Re - sentir » 2- Définir 3- Accepter

P.41 P.43 P.49 P.53

IV- Du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

P.57

1- Découvrir 2- Interpréter 3- Comprendre

P.59 P.63 P.67

CONCLUSION

P.72

ANNEXE : Entretien

P.75

BIBLIOGRAPHIE ICONOGRAPHIE

P.79 P.81

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Fig. 1. Alhambra, Grenade, Espagne.

Fig. 2. Détail d’un arche de l’Alhambra.

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PRÉambule

Ce mémoire va puiser son essence même au cœur de l’expérience. En effet, dès l’âge de 5 ans, j’ai pu me confronter à la rencontre d’une architecture forte. Celle qui est naïve, celle qui ne cherche pas d’explications. Lors d’une visite à l’Alhambra de Grenade en Espagne, pour la première fois de ma vie, un ensemble architectural a éveillé mes sens. Odeurs, couleurs, une sensation de perfection, de beauté, ont envahi mon âme d’enfant. Une relation de bien-être, d’apaisement m’est apparue, à tel point que j’en fis une promesse à ma mère : « Quand je serai grande, je te l’achèterai ». Je souhaitais m’approprier ce bien, le posséder, pour pouvoir en profiter tous les jours avec les êtres qui me sont les plus chers. Je voulais en établir ma demeure, mon refuge, y habiter. Jamais je n’aurais imaginé que cette expérience, si forte, marquerait autant mon futur parcours. Ma mémoire a gravé en moi ce lieu à jamais, avec une intensité toujours aussi vive, mélangée bien souvent à de la nostalgie. Une obsession pour ce bâtiment est apparue de manière récurrente dans mes projets, et m’a donc amenée à me questionner. En quoi et comment ce lieu m’a-t-il procuré une telle émotion malgré ma non-connaissance savante de ce que pouvait définir un espace architectural ?

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introduction

Ce rapport d’étude est le fruit d’un long cheminement, de questionnements, de doutes, et de réponses que j’ai pu rencontrer au fil de mes années universitaires et d’expériences personnelles. Bien souvent, quand on parle d’architecture silencieuse, on se réfère à des édifices religieux. Les églises instaurant comme une règle immuable qu’est de « faire silence » à partir du moment où l’on en franchit le seuil. Par choix, cette démonstration s’axera plus généralement sur des édifices dits « profanes » et non seulement sacrés. Il me semble en premier lieu important de définir ce qu’est la notion de silence. Pour ce faire, il est possible de confronter différentes sources. La première étant la plus commune, où le silence est défini comme une « absence de bruit dans un lieu calme 1 ». La seconde le détermine comme une « absence de bruit, d’agitation. Le silence peut être absolu, écrasant, éternel 2 ». Ici, il est stipulé que le silence peut oppresser ou angoisser.

1. Définition extraite du dictionnaire français le petit Larousse. 2. Définition du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

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Fig. 3. Casa de Blas, Madrid, Espagne.

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introduction

Il est intéressant de mettre ces définitions en parallèle avec un article d’Alberto Campo Baeza, parlant de la Casa de Blas construite au sud est de Madrid, en Espagne. Pour ce projet, les émotions et les réflexions étaient considérées comme des matériaux. Il parle de cette maison comme un lieu où « s’écoute la musique avec le silence 3 ». Ce dernier, a pour lui une connotation très poétique, synonyme de paix et d’apaisement (et non d’écrasement comme peut le définir le CNRTL). Dans l’écoute du silence, une part de subjectivité est nécessaire. Il dépendra de chaque individu s’il veut l’entendre ou non. C’est en réalité une notion de perception et d’attention. Par exemple, lorsqu’un professeur demande à une classe d’élèves agités de « faire silence », de se taire ; c’est pour obliger les individus à se concentrer à un moment spécifique sur un seul sujet. Le silence aide à écouter et à s’écouter soi-même pour amener à une meilleure compréhension des choses. La question qui se pose donc est de savoir qu’est ce qui fait que des édifices ou des ensembles architecturaux peuvent nous imposer de les arpenter ou de les contempler de manière silencieuse ? Comment réussissent-ils à dialoguer avec nous, de manière à nous faire taire, nous menant à nous questionner sur le sens même de notre existence, par le biais d’une introspection intense.

3. Article en ligne, “Historia de casas, La casa de Blas por Alberto Campo Baeza”.

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chapitre I

L’inconscient : se crÊer un univers.

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« Les éléphants sont généralement dessinés plus petits que nature, mais une puce toujours plus grande ».

Jonathan Swift

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l’inconscient: se créer un univers

1- IMAGINER En tant qu’architecte, futur architecte ou tout simplement être humain, il est important de se créer un corpus d’idées, de sentiments, d’émotions ou encore de souvenirs pour avoir matière à créer sa vie future. Cela démarre dès l’âge de l’enfance. Notre esprit est alors réceptif, en soif d’apprentissage, et cette démarche nous suivra toute notre vie. A la différence près, c’est que l’enfant va porter un regard sur les choses de manière « naïve », avec une simplicité naturelle. Stimulant ainsi son imagination. Nourrir son imaginaire par le biais d’expériences est alors fondamental. Il permet de générer une matrice au sens d’élaborer un « milieu où quelque chose prend racine, se développe et se produit 4 ». Il y a une idée d’emmagasinement, de stockage, afin de pouvoir restituer au mieux les images concrètes ou abstraites ingérées. En architecture, que ce soit lors de la phase de création d’un projet ou bien l’expérience de parcourir un édifice, notre esprit fait appel à cette matrice et se permet parfois même de se laisser aller au rêve. Par exemple, lors de mon expérience à l’Alhambra de Grenade (énoncée en préambule), mon âme d’enfant a su capter la beauté du lieu, et mon esprit a su s’y refugier, comme si j’étais moi-même la princesse de ce somptueux palais, celle pour qui il était destiné. L’ensemble architectural a alors éveillé mon imaginaire, gravant dans ma mémoire des images mentales bien concrètes, dans lesquelles parfois je puise mon inspiration pour projeter. 4. Définition du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

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Fig. 4. Les éléments basiques de la créativité.

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l’inconscient: se créer un univers

2- savoir Le savoir fait référence à la connaissance, mais également à la transmission. C’est un échange entre des individus ou un groupe d’individus. Depuis la nuit des temps, c’est une préoccupation humaine que de réussir à le faire perdurer dans le temps, que ce soit de manière orale ou écrite. Mais il y a aussi des civilisations où de grands mystères restent entiers. Comme par exemple les pyramides d’Égypte ; où l’on crevait les yeux aux architectes afin qu’ils ne puissent se repérer dans l’édifice ou même redessiner les plans à nouveau. Le but étant de garder le secret sur l’emplacement de la chambre mortuaire qui protégeait de grands trésors et la momie royale. Ce cas fait appel à une dimension mystique où la protection de l’âme d’un être et de biens matériels d’une extrême richesse l’emporte sur le fait de transmettre un savoir-faire. Pourtant les pyramides d’Égypte, par leur mysticité, fascinent les populations et sont les marqueurs d’un passé lointain. La présence de l’Histoire a son importance en architecture. Le passé a un poids conséquent dans les projets. On n’invente rien, « on copie, on transforme, et on combine 5 ». Alvaro Siza dira même que « les architectes n’inventent jamais, ils transforment 6 ».

5. Everything is a remix, vidéo en ligne sur Youtube.com. 6. Imaginer l’évidence, Alvaro Siza, page 18.

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Fig. 5. Macchu Pichu, PĂŠrou.

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l’inconscient: se créer un univers

2- savoir Lors de ma visite au Macchu Pichu, au Pérou au mois de février de l’année 2016, j’ai pu ressentir l’intensité d’un passé lointain mais toujours aussi présent. Pour accéder au site des ruines il faut tout d’abord marcher de longues heures pour arriver dans un village qui se nomme Aguas Calientes. Ce n’est que le lendemain au petit matin qu’il faut reprendre la marche pour enfin arriver à la cité Inca. Ce premier parcours nous prépare mentalement à ce que nous allons visiter, arpenter. L’imaginaire se met donc en fonction bien avant d’arriver à l’objectif visé. Une fois le but atteint, à l’aube, la découverte se fait en lenteur. Les nuages se dispersent peu à peu et laissent place à la majesté du lieu. Architecture et nature ne font plus qu’un. La massivité et l’échelle des pierres se rajoutent à la grandeur du site. Émerveillement et questionnements s’entremêlent alors dans ma tête. Comment ont-ils fait pour construire un si grand et massif ensemble architectural au milieu de nulle part ? Bien que le site fût restauré, on peut noter une accumulation de traces, une certaine patine sur les pierres. « Ce sont les usages du temps qui sont marqués sur la matière créant ainsi une nouvelle matérialité : celle de l’usure et du vieillissement 7 ». Un sentiment de satisfaction et de fierté m’ont alors envahi, ainsi, qu’un profond respect envers ces civilisations lointaines pour ce qu’elles ont laissé derrière elles. 7. Architecture et vieillissement, Camille Bertelli, page 29.

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Fig. 6. Sculpture de Nam June Paik.

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l’inconscient: se créer un univers

3- sentir Le corps humain nous permet de nous situer dans le monde. Il entre en mouvement dans l’espace et se met à créer des interactions avec les objets environnants. Nos différents sens, quant à eux, permettent de nous engager dans diverses dimensions mentales, telles que celles de l’imagination, du rêve ou du désir. Des dialectiques s’établissent alors, confrontant espaces externes et internes, physiques et spirituels, matériaux ou mentaux, inconscients ou conscients. Dans notre société actuelle, s’est imposé une domination de la vision où « l’on ne croit que ce que l’on voit ». L’œil est devenu comme un témoin de compréhension. Mais c’est en réalité plus complexe car « la vue est le seul sens assez rapide pour se maintenir à la vitesse croissante du monde technique 8 ». Nous vivons et évoluons aujourd’hui en permanence en consommant des images, qui mettent à mal nos autres sens. Avec la télévision et internet nous nous projetons dans un autre espace, qui est virtuel. Le toucher, le goût et l’odorat sont alors délaissés, plaçant l’individu en simple spectateur passif, « l’éloignant d’une implication et d’une identification émotionnelle 9 ». J’ai alors effectué un sondage dans mon entourage pour vérifier ce propos. Le principe était simple : j’ai demandé à un panel de dix personnes (dont la tranche d’âge varie de 20 à 30 ans afin de représenter la génération ayant grandi avec des écrans numériques) s’ils avaient une mémoire auditive ou visuelle. Le résultat obtenu est frappant, plus de la moitié (70%) ont avoué avoir une mémoire visuelle. 8. Le regard des sens , Juhani Pallasmaa, page 24. 9. Ibid. , page 27.

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« C’est ce qui me sidère qui m’intéresse. L’architecture en tant qu’évènement pur, au delà du beau et du laid. »

Jean Baudrillard

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l’inconscient: se créer un univers

3- sentir Le philosophe Michel Serres, dans son livre Petite Poucette, explique aussi que la génération ayant grandit dans les années 90, s’est dédouanée de tout effort de mémoire, au profit d’un stockage massif et virtuel. Il est donc difficile pour cette génération de se souvenir de manière spontanée. Elle se confie en permanence à une machine, délaissant ses autres sens. En revanche, lorsque nous faisons l’expérience d’une architecture forte, tous nos sens s’éveillent simultanément. La vue, l’audition, l’odorat, le toucher et le goût permettent la rencontre avec l’édifice et fortifient notre présence au monde. Plus radicalement, Juhani Pallasma a écrit « la vue nous sépare du monde alors que les autres sens nous unissent à lui 10 ». Il y a là une idée d’union, de partage et d’harmonie. Il est important lors d’une visite d’édifice de confronter tous ses sens pour comprendre un projet dans sa globalité et créer un équilibre avec nous-mêmes. « Les sens peuvent vraiment être considérés comme une seule chose. Tout marche ensemble 11 ». Il faut s’extraire de toute pollution néfaste qu’elle soit visuelle, auditive ou olfactive afin d’intégrer l’édifice dans sa totalité. Pour cela bien souvent le silence s’instaure afin de mieux se concentrer sur l’expérience sensorielle que nous sommes en train de vivre.

10. Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, page 29. 11. Silence et Lumière, Louis I. Kahn, page 163.

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chapitre II

Du concept au concret : le temps de l’action.

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Fig. 7. Chapelle Bruder Klaus, Peter Zumthor.

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du concept au concret: le temps de l’action

1- se souvenir La mémoire sert à se rappeler d’un lieu car il a affecté nos corps et engendré suffisamment d’associations pour être retenus dans nos mondes personnels. Il en dépendra de notre sensibilité, propre à chacun. Nos cerveaux vont alors classifier différents éléments, comme par exemple des images mentales de volumes, de surfaces, de textures, de couleurs ou bien de bruits. La mémoire va faire référence au passé, et le rêve au futur. Au moment de projeter, l’étudiant ou l’architecte va allier ces deux notions pour créer. Il va faire appel au royaume de son imaginaire pour se souvenir et ré injecter des éléments qui ont marqué son esprit. Un lien à la temporalité est primordial. Un projet est le fruit d’un long processus, mêlant l’immatériel au matériel. On va alors se rappeler, reproduire, ou imaginer une ambiance, une atmosphère. Selon Juhani Pallasmaa « ce qui persiste le plus longtemps de la mémoire d’un lieu est souvent son odeur. […] Le nez oblige les yeux à se souvenir 12 ». En effet, il ne m’est pas difficile de me remémorer l’odeur de la rue de ma grand-mère où la cuisine chaude du midi se mêle à la fraîcheur d’un linge récemment lavé et étendu ; l’odeur de la terre mouillée du garage de mon grand-père ; l’odeur des croissants de ma boulangerie préférée. Une odeur nous situe, nous identifie et nous réconforte. Elle parle d’espaces, de formes, de poids, de température. Elle imprime dans notre mémoire une image bien plus intense que celle que peut laisser une image extraite de la vue.

12. Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, page 62.

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Fig. 8. MarchĂŠ de Montevideo, Uruguay.

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du concept au concret: le temps de l’action

1- se souvenir L’odorat permet de se souvenir en détail d’un lieu, d’un édifice ; la vue, quant à elle, peut s’avérer trompeuse. « Les gens sont stupides et ne savent se servir de leur nez que pour souffler dedans, ils croient pouvoir tout connaître avec leurs yeux 13 ». Dans l’action de se souvenir, il est important de penser à l’espace vécu par tous nos sens. Le mouvement du corps dans l’espace alimente également cette pensée. De notre gestuelle, nous en retenons des mesures, des proportions, mais également la dimension du « vide ». Avec notre corps nous percevons un monde extérieur pour le recevoir en toute intériorité. Notre esprit va alors garder en mémoire des interactions auxquelles il se sera confronté avec l’environnement concret pour alimenter son imaginaire. Lorsqu’on se souvient, on fait appel à notre esprit pour essayer de retranscrire une image de manière physique par la suite. « Ce qui pour moi est très important, c’est d’impliquer la vision et l’esprit. […] Vous pouvez fermer les yeux et voir une idée philosophique. Vous pouvez la voir de manière à pouvoir l’écouter, quelque chose de philosophique que vous pouvez voir … avec votre esprit 14 ». Ce que veut souligner Louis I. Kahn, c’est qu’avec l’aide seulement de son esprit, l’homme est capable de grandes prouesses.

13. Le parfum, Patrick Süskind, page 190. 14. Silence et Lumière, Louis I. Kahn, page 84.

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Fig. 9. ÂŤFifteen pairs of handsÂť, Bruce Nauman.

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du concept au concret: le temps de l’action

2- dessiner Les mains ont une histoire. Elles ont leur propre culture, leurs propres désirs. Ce sont les organes de la pensée et c’est aussi par là que passe le dessin. « La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense 15 ». Il y a un réel savoir de la main, elle s’entraîne, retient de ses erreurs et se corrige. Elle n’en est pas pour autant « la serve docile de l’esprit, elle cherche, s’ingénie pour lui, elle chemine à travers toute sorte d’aventures, elle tente sa chance 16 ». Avec nos mains, on donne et on reçoit. C’est avec elles qu’on crée, qu’on marque un engagement. Tracer un trait sur une feuille n’est pas anodin, on matérialise notre pensée, on lui donne vie. C’est un jeu entre l’intellect et la représentation du réel. « La main capte la qualité physique et la matérialité de la pensée, et la convertie en une image concrète 17 ». Elle s’adapte à notre esprit, elle sait tout faire : être précise pour dessiner des détails ou être grossière pour exprimer un concept. Nos mains ont un grand rôle dans l’étape de conception d’un projet. Mais il ne faut pas oublier qu’elles sont complémentaires. On se dit gaucher ou droitier, mais il faut apprendre à tirer parti des deux membres. Par exemple lorsqu’on joue de la guitare, l’une va servir les notes et l’autre le rythme. Grâce à cette association une harmonie se crée en tout équilibre. 15. Éloge de la main, Henri Focillon, page 3. 16. Ibid. , page 15. 17. La main qui pense: pour une architecture sensible, Juhani Pallasmaa, page 14.

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Fig. 10. Jackson Pollock .

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du concept au concret: le temps de l’action

2- dessiner Depuis tout petit on nous apprend à utiliser nos mains pour matérialiser notre pensée, comme pour l’apprentissage des nombres : on compte avec nos doigts. Avec ces organes, un rapport d’intimité entre corps et esprit apparait. Durant le cursus universitaire d’un étudiant en architecture, on va lui apprendre à créer cette relation de l’immatérialité à la matérialité. Cela passe aussi par le plaisir. En effet, il est important de savoir sur quel support et avec quel outil il nous est agréable de dessiner. La fluidité d’un gros feutre noir sur un morceau de papier calque n’a rien à voir avec la rugosité d’une craie sur du papier kraft. L’étudiant va alors tâtonner, tester, et jouer avec différents outils et supports jusqu’à trouver la combinaison parfaite qui provoquera en lui une intense excitation de projeter. Cette phase là, elle aussi, se fait généralement en silence. Il permet de mieux se concentrer et d’apprécier le moment présent. Il nous fait prendre conscience de ce que nous sommes en train de créer. Cela se vérifie également lorsque l’on fait un dessin d’observation d’après modèle. Bien souvent nous nous taisons pour dialoguer intérieurement avec le sujet observé, notre dessin et nous-mêmes. Même si l’environnement est bruyant autour de nous, le silence se fait en nous.

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Fig. 11. Grue.

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du concept au concret: le temps de l’action

3- réaliser Il existe deux formes de réalisation. La plus concrète est l’étape de construction d’un édifice ou d’un ensemble architectural. Puis, il y a celle de la compréhension du projet que nous avons créé. Cette dernière se fait intérieurement. Concernant l’exécution physique d’une œuvre, l’étape du chantier est remarquable. Elle est tout et son contraire dans un même temps. Par moment bruyante, puis silencieuse. Terrifiante ou apaisante, mais tout aussi fascinante. J’ai moi-même fait l’expérience de ces différences de rythmes lors de mon stage de première pratique dans le monde ouvrier en février de l’année 2014. Le matin, lors de mon arrivée sur le chantier, tout était calme, silencieux. Et peu à peu, avec le lever du jour, les machines commençaient à se mettre en route, les ouvriers s’activaient créant ainsi une danse bruyante qui ne s’arrêtait qu’au moment de la pause déjeuner. L’après midi le bal des allées et venues, des bruits de marteaux reprenait doucement vie. Le soir venant, tout s’interrompait à nouveau, et nous savions tous que cela reprendrait dès le lendemain. Le silence qui y régnait était apaisant, synonyme de repos et de satisfaction. Comme un artiste contemplant son œuvre après une phase de création où tout son être serait entré en état de transe. Le chantier se reposait alors, reprenant ses forces pour la suite de sa construction.

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Fig. 12. Un ouvrier.

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du concept au concret: le temps de l’action

3- réaliser Peter Zumthor parle de la « magie du réel ». La vue d’un chantier à une personne extérieure au projet, va lui paraître froide, désordonnée, floue. Mais pour l’architecte, un chantier à une toute autre signification. Il est synonyme d’aboutissement, de phase finale et tous les éléments mis côte à côte rappellent à l’architecte le long parcours qu’il vient de faire pour voir son édifice se réaliser. C’est la concrétisation physique d’une idée initialement abstraite. « Parfois, en certains moments bien précis, surgit soudain cet enchantement qu’exercent sur moi un environnement architectural ou naturel, un certain milieu, il s’installe comme une lente croissance de l’âme qui au début passe totalement inaperçue 18 ».

18. Penser l’architecture, Peter Zumthor, page 83.

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chapitre III

le conscient : ĂŞtre au monde.

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Fig. 13. Quartier de Pocitos, Montevideo, Uruguay.

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le conscient : être au monde

1- RESSENTIR / « RE-SENTIR » Le fait de faire fonctionner tous nos sens permet de nous sentir présent dans le monde auquel nous appartenons. Nous n’en sommes pas simplement un spectateur. En activant la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût et le toucher, le temps s’arrête et nous sommes alors submergés par nos émotions. Mais afin de tirer un parfait profit d’une expérience vécue il faut avant tout savoir s’écouter. Ne pas avoir peur d’errer, d’être seul, de se confronter à l’inconnu. « La peur fortifie, l’erreur grandit, le vertige transfigure 19 », comme le dit l’écrivain Jacques Attali. Il faut apprendre à se perdre dans les dédales de la vie mais également au cœur d’un édifice. « Savoir se perdre c’est pouvoir trouver ce que l’on ne cherchait pas 20 ». Il y a une réelle attitude à adopter afin d’arriver à l’écoute de soi-même et de ses sens. Savoir être seul pour pouvoir faire face est aussi une qualité primordiale. L’architecte Alvaro Siza se définit lui-même comme un « habitant de la solitude ». Cela nous confronte alors à notre condition humaine, de vie et de mort, où nous essayons de capter l’espace-temps auquel nous appartenons. Il est alors important d’agir avec précaution et lenteur : transformer l’espace en temps et le temps en espace. Cette relation au temps est souvent en contradiction avec la rapidité qu’inflige la domination de la vue dans notre société. J’ai donc trouvé intéressant de dialoguer avec un aveugle afin de savoir comment il ressentait la ville, et quels étaient pour lui les endroits silencieux qui l’apaisaient. 19. Chemins de sagesse, traité du labyrinthe, Jacques Attali, page 159. 20. Notes de Florence Sarano.

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Fig. 14. Coucher de soleil en ville.

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le conscient : être au monde

1- RESSENTIR / « RE-SENTIR » C’est à Montevideo, en Uruguay, dans le cadre de mon échange pour ma troisième année d’étude, que j’ai pu rencontrer Daniel, un non voyant de naissance. Lors de ma visite au centre 21, le directeur, Gabriel, m’a demandé si je voulais rencontrer un non voyant ou une personne de faible vision. J’ai vraiment trouvé intéressant de rencontrer Daniel qui ne voit absolument rien, car dans notre société nous consommons tellement d’images que je voulais connaître son ressenti. La perception d’une personne de faible vision aurait été tout aussi intéressante mais moins authentique dans le sens de ma démarche.

Cf. Annexe, page 75. J’ai pu comprendre que Daniel n’aimait pas les endroits où il y avait trop de personnes, mais non plus quand il n’y en a pas beaucoup. Il est entre deux, un équilibre. Il l’a lui-même formulé. Il aime la tranquillité mais pas la solitude. Plus tard, il aimerait travailler dans le social en tant qu’éducateur pour les jeunes. Mais il ne sait pas si avec son handicap visuel cela lui sera possible. Il aime le contact et il pense qu’enseigner peut beaucoup lui apporter. On note dans sa personnalité une volonté de transmettre, d’échanger. Ce que j’en retire c’est que Daniel aime les rapports de proximité, d’intimité. Dès qu’il y a une foule il peut se sentir mal à l’aise car il n’arrive pas à s’y déplacer correctement. Son corps est sa vision, il perçoit au travers de ses sens. 21. Unión Nacional de Ciegos del Uruguay, Mercedes 1327, Montevideo.

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architecture & silence, vers une introspection

«Les yeux sont aveugles, il faut chercher avec le cœur.»

Le petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry.

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le conscient : être au monde

1- RESSENTIR / « RE-SENTIR » De plus, il n’aime pas le silence, mais la tranquillité. En effet, en étant privé de la vision oculaire, il est en introspection permanente avec lui-même et l’ensemble de ses autres sens. Quand il parle de « chants d’oiseaux au parc du Prado », il parle en réalité de « silence poétique ». Dans l’emploi des termes qu’il utilise, on peut aussi relever une dimension poétique. Par exemple, pour définir le printemps et l’automne, il parle « d’arôme de l’air » en y ajoutant l’adjectif « frais ». Cette combinaison de mots est magnifique à mon sens : « l’arôme de l’air y est frais ». Et de voir qu’il l’a utilisée en toute simplicité m’a encore plus émerveillée. Privé d’un de ses sens, il a su se créer une palette de termes spécifiques pour définir ce qu’il peut ressentir. Il a réussit à m’énoncer lors de l’entretien, les édifices qu’il trouvait beaux à son goût sans parler de couleur, de lumière ou de proportions. Il privilégie les sens tactiles, phoniques et olfactifs. Sa perception spatiale relève d’une dimension de l’intime. Il crée des rapports sensuels, et charge les lieux qu’il fréquente de manière émotionnelle dans son esprit. Notre rencontre s’est d’ailleurs terminée sur un conseil qu’il m’a donné, où l’important est de prêter attention à l’action que nous sommes en train de faire. Voilà la clé pour ressentir les éléments qui nous entourent, être à l’écoute.

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architecture & silence, vers une introspection

Fig. 15. Lever de soleil, dĂŠsert de sel, Uyuni, Bolivie.

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le conscient : être au monde

2- définir Après avoir fait l’expérience d’une architecture forte, une des phases la plus difficile est de définir ce que l’on vient de vivre. Pourquoi l’on s’est tu ? Qu’est ce qui nous a submergés ? Parfois, « l’image dans sa simplicité n’a pas besoin d’un savoir 22 ». La beauté d’un moment se passe de mots, et c’est là le caractère authentique de l’expérience silencieuse. Il m’est arrivé de vivre cela lors de mon passage au désert de sel d’Uyuni en Bolivie lors du mois de mars de l’année 2016. Nous sommes entrés dans ce magnifique endroit dès l’aube. Il faisait alors encore nuit lorsque le soleil à commencer à s’élever sur l’horizon. Dévoilant ainsi une ligne parfaite face à moi. Il n’y avait rien d’autre, seulement l’horizon. La condition paysagère étant très forte initialement, s’est ajouté à cela, le fait que la saison des pluies venait à peine de se terminer. Laissant alors derrière elle une fine pellicule d’eau sur le sol blanc constitué entièrement de sel. Ce phénomène météorologique créant alors comme un reflet sur le sol (« l’effet miroir » dont parlent les boliviens). Plus le jour se dévoilait, plus nous perdions nos repères car aucune construction n’était implantée pour fixer des limites. Nous n’avions plus aucune idée d’échelle, incapables d’anticiper une distance ; mais un rapport à l’infini prenait une apparence grandiose. Ce fut un moment réellement magique, où le temps s’est arrêté, voire pétrifié. 22. La poétique de l’espace, Gaston Bachelard, page 10.

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Fig. 16. ÂŤLe regard impitoyableÂť de Martin Parr, Pise, Italie.

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le conscient : être au monde

2- définir C’est alors que je me suis sentie « voyageuse » et non « touriste » comme le définit le philosophe Thierry Paquot 23. En effet, la différence entre ces deux notions et de taille. Être un simple consommateur d’expériences, aller d’un endroit à un autre, prendre une photographie pour « prouver » à la société que nous y sommes allés. Ou vivre le moment présent en s’imprégnant d’une culture et confronter nos sens. Voilà la question vers laquelle doit tendre chaque individu. Être passif, simple spectateur, ou bien actif et vivre pleinement une expérience. La réponse à cette question nous permet alors de nous définir nous-mêmes, et c’est à ce moment là qu’entre en jeu l’introspection.

23. Le voyage contre le tourisme, Thierry Paquot, entretien avec Philippe Violier.

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architecture & silence, vers une introspection

Fig. 17. Maison Koshino, Tadao Ando, Japon.

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le conscient : être au monde

3- accepter Après avoir vécu des expériences fortes, vient le temps de l’acceptation. Terrifiant pour certaines personnes, le silence peut s’avérer quelque peu déconcertant. Il nous confronte à nous même, nous questionne et nous fait nous fait prendre conscience de notre condition humaine sur cette terre. Les êtres vivants s’apparentent à un temps fini, dans un espace infini qu’est celui de l’univers. A une autre échelle, l’espace scénique d’un théâtre peut illustrer ce propos. En effet, on peut laisser libre cours à notre imagination, qui elle, est infinie dans un espace bien délimité, voire même restreint qu’est celui de la scène. La dualité du fini et de l’infini parait alors être la clé de l’acceptation et d’un équilibre parfait. Entre réalité et rêve il n’y a qu’un pas, c’est à l’individu de choisir où il veut être, et s’il se situe dans le domaine de l’action ou de la passivité. « L’être humain est un microcosme, un tout petit champ spatiotemporel au milieu d’un gigantesque macrocosme dont il subit les influences 24 ». Vivre en harmonie avec les phénomènes cycliques naturels tels que les saisons est aussi primordial. L’architecte Tadao Ando, l’a compris et inclut bien souvent dans ses projets « autant d’espaces vides destinés à la neige, à la pluie et au vent, que d’espaces habités 25 ». Ainsi en créant cette scénographie des saisons, il permet leur contemplation. Cette démarche permet de s’ancrer dans le présent et d’accepter le temps qui passe. 24. Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, page 19. 25. Tadao Ando, architecte du silence, vidéo en ligne sur Youtube.com.

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architecture & silence, vers une introspection

Fig. 18. Un pêcheur face à l’ampleur de l’océan.

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le conscient : être au monde

3- accepter « L’architecture est fondamentalement confrontée aux questions métaphysiques du soi et du monde, de l’intériorité et de l’extériorité, du temps et de la durée, de la vie et de la mort 26 ». L’architecture va alors permettre alors à l’homme de se structurer dans un espace infini et sans fin. Elle lui sert de cadre, comme pour mieux accepter et lui rendre supportable sa condition humaine.

26. L’architecture invisible, Georges Prat, page 8.

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chapitre IV

du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité.

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architecture & silence, vers une introspection

Fig. 19. Rampe d’accès au musée national de Brasilia, Oscar Niemeyer.

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du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

1- découvrir L’effet de surprise en architecture n’est pas négligeable. En effet, il permet de créer un état de choc chez l’individu à un moment spécifique. Généralement c’est quand des séquences sont bien marquées. J’ai pu me rendre compte de ce concept lors de ma visite au musée national Honestino Guimarães de Brasilia, construit par Oscar Niemeyer, en 2006. Depuis l’extérieur, ce bâtiment me paraissait étrange, intriguant, voire inquiétant. Il était comme « posé » au milieu d’une grande place, venu de nulle part. Je me demandais alors comment pouvaient être les espaces à l’intérieur-même de l’édifice. Cette demi-sphère opaque me laissait perplexe sur sa spatialité interne, mais éveillait tout de même ma curiosité et mon imagination. C’est sans m’en rendre réellement compte, que mon amie et moi nous parcourions une longue rampe d’accès nous menant à l’entrée. Parlant du « plan pilote » dont avait fait l’objet la ville de Brasilia, nous ne prêtions guère attention à ce que nous arpentions, qui nous menait directement à l’intérieur de l’édifice. Et c’est à ce moment précis, où nous sommes entrées, que nous en sommes restées « bouches bées ». Un grand panneau faisait face à l’entrée obstruant toute vue, il a donc fallut se déplacer sur la droite pour accéder directement à l’intérieur du bâtiment. Laissant ainsi place à toute la splendeur de l’espace, d’une fluidité remarquable.

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architecture & silence, vers une introspection

Fig. 20. DĂŠtail de la rampe intĂŠrieure.

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du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

1- découvrir Brasilia est une ville moderne dépourvue de sensualité, mais ce qu’a imaginé Oscar Niemeyer à l’intérieur en est tout son contraire. Il y a déployé une grande rampe en arc de cercle partant du rez-de-chaussée, pour créer ensuite le sol du premier étage (qui est aussi un espace d’exposition). La lumière y est tamisée permettant ainsi la conservation des œuvres, mais servant également à générer une atmosphère intimiste malgré l’ampleur de la salle. L’architecte a su souligner les formes courbes, créant ainsi des ombres au sol, marquant d’autant plus l’espace. Ce qui m’a frappé dans cette expérience c’est que nous sommes deux à l’avoir vécue en simultané, nous ne pouvions plus dire un seul mot à voix haute, à la manière d’arpenter une église. Or, cet édifice n’est en rien religieux. A l’inverse de ma visite du Panthéon à Rome qui est un bâtiment à connotation religieuse, où personne ne se taisait, faisant ainsi régner une cacophonie ambiante. L’expérience de Brasilia nous a laissé sans mots. Par une séquence d’entrée admirable, un effet de surprise avec une réelle découverte à la clé. Oscar Niemeyer a su créer une architecture qui touche les sens dans une ville qui en est dénuée.

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architecture & silence, vers une introspection

« Il y a peu de choses qui sont aussi ensorcelantes que le silence »

Mario Benedetti, poète uruguayen.

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du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

2- interpréter Vivre une expérience sensorielle forte laisse des marques. Et on ressent parfois le besoin de l’écrire. Durant ma visite du Musée National de Brasilia d’Oscar Niemeyer, j’ai pris le temps de m’asseoir sur un banc avant de sortir de l’édifice pour noter dans mon carnet de voyage ce que je venais de voir, de toucher, d’entendre, de sentir et ressentir. Tous mes sens avaient été appelés en un même instant et me troublant quelque peu par l’émotion suscitée en moi, j’en ai écrit quelques mots. Cette action n’est pas anodine, car je voulais réellement laisser une trace de mon passage dans ce lieu, comme pour ne jamais oublier cette expérience. Cela permet aussi de se relire plus tard, et mêlant souvenirs et annotations, de retrouver l’ambiance vécue lors de l’expérience. Dans les travaux d’écriture de Peter Zumthor, on peut se rendre compte qu’il décrit aussi des moments de vie qui l’ont touché. Énonçant les odeurs, les sons, les lumières, les couleurs, les gens qui l’entouraient. Il parle de lieux, d’espaces et de temps. Il décrit également sa posture, sa position dans l’espace et son point de vue. Il se situe au moment où il écrit pour se resituer quand il se relira. Il établit alors un contexte en allant du général au particulier (où est-il, qu’est ce qui l’entoure, le temps qu’il fait, etc.). Il s’est instauré un protocole dans sa démarche de description pour avoir une quantité d’éléments à se remémorer, créant ainsi une ambiance propre au moment vécu qu’il ancrera dans sa mémoire.

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architecture & silence, vers une introspection

Fig. 21. Une atmosphère chère à Peter Zumthor.

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du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

2- interpréter Et lorsqu’il relie ses notes plus tard, hors contexte, il se pose la question : « Qu’est ce qui m’a tellement touché dans cette atmosphère ? 27 ». Et il y répond : « Tout ! Les choses, les gens, la qualité de l’air, la lumière, les bruits, les sons et les couleurs. Les présences matérielles, les textures, les formes aussi. Des formes que je peux comprendre, que je peux essayer de lire. Des formes que je trouve belles 28 ».

27. Penser l’architecture, Peter Zumthor, page 84. 28. Ibid.

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Fig. 22. Le saut dans le vide, Yves Klein.

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du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

3- comprendre Peter Zumthor, pour décrire une ambiance qui le touche, parle donc de beauté. Et c’est en faisant intervenir cette notion comme point final de sa démarche, qu’il se dédouane de toute explication, de toute justification. Car la beauté est une chose qui nous parle subjectivement. On en établit pourtant des canons, afin de déterminer des normes auxquelles la société doit répondre. Mais la réelle beauté, celle qui nous touche personnellement, ne s’explique pas. Elle forme un tout. C’est un ensemble qui entre en harmonie avec tous nos sens. Il y a là une alchimie entre notre être, l’endroit où nous nous situons et ce qui nous entoure. Cette beauté sensorielle et subjective permet un sentiment de bienêtre et fortifie notre cohésion au sein de l’univers tout entier. L’introspection sert à appuyer ce propos. Nous pouvons avoir accès à des sens inexplicables, inanalysables, innommables. Accepter cela nous permet de mieux comprendre l’expérience vécue. Pour arriver à ce stade, il aura fallut une accumulation de petites choses compréhensibles, qui auront créé un « tout » incompréhensible générant une intense émotion d’apaisement. « Pour faire un poème complet, bien structuré, il faudra que l’esprit le préfigure en des projets. Mais pour une simple image poétique, il n’y a pas de projet, il n’y faut qu’un mouvement de l’âme. En une image poétique, l’âme dit sa présence 29 ».

29. La poétique de l’espace, Gaston Bachelard, page 12.

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architecture & silence, vers une introspection

« Un véritable renversement des perspectives psychologiques est réclamé de celui qui veut comprendre. Il lui faut participer à une lumière intérieure qui n’est pas le reflet d’une lumière du monde extérieur. »

La poétique de l’espace, Gaston Bachelard.

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du palpable à l’impalpable : harmonie entre réalité et spiritualité

3- comprendre Pour la compréhension, il y a alors une primauté de l’émotion. On doit s’approprier et assimiler une architecture. On n’en retient bien souvent que la sensation de ce que l’on a ressenti au moment de vivre l’expérience. Dans ces cas là, la sérénité est telle, que nommer les choses importe peu.

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architecture & silence, vers une introspection

« Non je ne me souviens plus du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens ce sont ces amoureux Qui ne regardaient rien autour d’eux. Y’avait tant d’insouciance Dans leurs gestes émus, Alors quelle importance Le nom du bal perdu ? Non je ne me souviens plus du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens c’est qu’ils étaient heureux Les yeux au fond des yeux. Et c’était bien... Et c’était bien... »

Paroles de la chanson : Le petit bal perdu, Bourvil.

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conclusion

L’expérience de l’architecture en silence est un acte profond et intense qui révèle en nous quelque chose d’enfoui. Nous entrons alors dans une dimension puissante qu’est celle de l’introspection. La matérialité physique de l’architecture sert de support à un « signifiant », pour révéler un « signifié », qui au premier abord n’est pas visible. Tout être humain n’échappe pas à son inconscient ; une poétique de l’instant pétrifié, du temps arrêté nous confronte à notre propre histoire et notre propre image. La simultanéité des sens et de notre gestuelle corporelle nous aide à percevoir l’espace, à nous situer, et parfois à nous perdre. Il est bon de passer par ces différentes phases afin de voir au-delà. L’introspection est un temps fort, qui se fait en silence pour mieux assimiler et comprendre ce que nous vivons. L’architecture, quant à elle, « domestique des espaces sans limite et un temps sans fin, pour les rendre supportables, habitables et compréhensibles à l’humanité 30 ». Connaissances, imaginaire, histoire, passé, présent, réalité, rêve, et spiritualité forment alors un « tout » qui s’entremêle au plus profond de nous-mêmes, pour permettre de comprendre la beauté de ce qui nous entoure, ainsi que celle que nous avons en chacun de nous.

30. Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, page 19.


conclusion

Au cours de notre vie, nous acquérons de la sagesse, nous passons par différentes phases, différentes humeurs, qui nous feront vivre à chaque fois une expérience de manière différente. Ce qui nous touche dans une architecture est en réalité une projection de nousmêmes, il faut accepter de se confronter à cette image. Nos expériences nous ouvrent alors au monde, à de nouveaux mondes et, de nouveaux horizons. Nous sommes dans les choses et, au-dessus d’elles. Faire silence, attendre, respirer profondément avec confiance, comme le jour où nous sommes venus au monde. Ne pas se laisser distraire. Renaître à chaque fois. Telle est la clé de l’introspection.

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ANNEXE n°1

entretien Daniel, 22 ans, uruguayen. Non voyant de naissance. Quels sont les lieux où tu aimes être ? Qui te font te sentir bien ? Chez moi (je vis avec mes parents) et aller rendre visite à mes amis chez eux. La rue est très invasive, il y a trop de bruit et puis les gens sont irrespectueux. Il y a trop de mouvement pour moi. Et les lieux publics où tu aimes aller ? J’aime beaucoup le parc du Prado à Montevideo, et la « rambla ». J’aime aller boire un maté dans ces endroits là (boisson typique de l’Uruguay). Le Prado m’enchante réellement. J’aime ressentir les arbres, l’air y est pur et précieux, et j’aime écouter le chant des oiseaux. Mais il est vrai que j’aime les endroits où il n’y a pas beaucoup de gens. J’aime le rapport qu’ont ces deux lieux avec la nature (parc et rambla en bord d’océan). J’adore surtout y aller en automne et au printemps car l’arôme de l’air est frais. Tu viens de « l’intérieur » du pays ou as-tu toujours vécu à la capitale ? Non, je suis de Durazno, mais ça fait des années que je vis ici. Je préfère ma vie ici, il y a plus de gens. Je retourne à Durazno seulement pour les vacances.

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Tes édifices préférés de Montevideo ? La place Matriz, le théâtre Solis et le palais législatif. Ce dernier est énorme et très beau. Tu te rends compte de sa taille grâce à quoi ? Aux sons. Il est vraiment très grand. Je ne vois rien rien. La lumière ? Tu la vois avec différentes nuances ? Je ne la vois pas, je la ressens. Elle apporte une température sur ma peau. Par exemple je sais que le palais législatif a une ombre magnifique. Donc tu t’imagines l’ampleur de l’édifice en fait ? Oui, voilà. Je l’imagine par tout ce que j’entends et ce que je ressens avec mon corps. J’ai lu un article, où un aveugle disait que ce qui rendait « beau un espace, c’est ce qu’on y a vécu ». C’est vrai. Ce qui reste ce sont les souvenirs, et ça c’est important. J’apporte un grand intérêt à ma famille et mes amis car je passe de bon moments avec eux et ça me laisse de beaux souvenirs. Tu me dis que tu n’aimes pas trop les lieux où il y a beaucoup de personnes. Que penses-tu alors du silence dans un édifice ? Parce que chez certaines personnes il peut être terrifiant ou apaisant. Je n’aime pas le silence. J’aime entendre des bruits autour de moi. Même s’ils ne sont pas intenses. Par exemple j’adore écouter de la musique romantique. Le piano, la guitare, c’est beau.

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Tu joues d’un instrument ? Non, non. Je suis en train d’apprendre la guitare, mais je t’avoue que ça me coûte, c’est très difficile. Ce n’est pas une question de difficulté. Il faut juste être attentionné à ce que l’on fait. Et profiter de chaque instant pleinement. Comme pour tout. Moi, je vois la vie comme ça. Tu as raison. (sourires)

NB : Ce papier a été traduit directement de l’espagnol. Il retrace les grands thèmes abordés lors de l’entretien.

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BIBLIOgraphie

LIVRES ATTTALI Jacques, Chemins de sagesse, les labyrinthes. Papier obtenu lors d’un cours de théorie du projet, ENSA-Marseille, 2014. BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, édition électronique, Les Presses Universitaires de France, Coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1957, 215 pages. FOCILLON Henri, Éloge de la main, édition électronique, Presses de France, Paris, 1934, 131 pages. KAHN Louis Isodore, Silence et Lumière, éditions du Linteau, 1996, 295 pages. PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, éditions du Linteau pour la traduction française, 2010, 99 pages. PALLASMAA Juhani, La main qui pense, vers une architecture sensuelle, Actes Sud, 2012, 165 pages. PRAT Georges, L’architecture invisible, version numérique, 1999, 320 pages. PEREC Georges, Espèces d’espaces, éditions Galilée, Paris, 2000, 185 pages. SERRES Michel, Petite Poucette, éditions Le Pommier, coll. Manifestes, 2012, 84 pages. SIZA Alavaro, Imaginer l’évidence, extraits en ligne sur issuu.com. SÜSKIND Patrick, Le parfum, librairie Arthème Fayard, éd. livre de Poche, 1986, 180 pages. ZUMTHOR Peter, Penser l’architecture, traduit de l’allemand, Birkhaüser Verlag, Berlin, 2008, 95 pages.

ARTICLES CAMPO BAEZA Alberto, La casa de Blas. http://servicios.laverdad.es/nuestratierra/nt18112005/suscr/nec26.htm LAVERGNE Xavier, Perception de l’espace par un aveugle. https://xavier-lavergne.com/2010/12/17/perception-de-lespace-la-pierreapportee-par-les-aveugles/

RAPPORT D’ÉTUDES BERTELLI Camille, Architecture et Vieillissement, ENSA-Marseille, 2015. SALOMON Viridiana-Jade, Les sens, essence de l’architecture? , ENSA-Marseille, 2015.

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VIDEOS Tadao Ando, architecte du silence. https://www.youtube.com/watch?v=y0xH1Tr-eEw Luigi Snozzi: le maire et l’architecte, conférence. https://www.youtube.com/watch?v=WJOmMYiptSw

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sources iconographiques Fig. 1. Alhambra, Grenade, Espagne. Photographie d’Alain Tremblay, www.flickr.com. Fig. 2. Détail d’un arche de l’Alhambra. Photographie d’Alain Tremblay, www.flickr.com. Fig. 3. Casa de Blas, Madrid, Espagne. www.archidaily.com. Fig. 4. Les éléments basiques de la créativité. Capture d’écran de «everything is a remix», www.youtube.com. Fig. 5. Macchu Pichu, Pérou. Photographie personnelle. Fig. 6. Sculpture de Nam June Paik. art.and.facts.site.free.fr Fig. 7. Chapelle Bruder Klaus, Peter Zumthor. http://www.archdaily.com/106352/bruder-klaus-field-chapel-peter-zumthor Fig. 8. Marché de Montevideo, Uruguay. Photographie personelle. Fig. 9. «Fifteen pairs of hands», Bruce Nauman, 1996. http://normandart.free.fr/artconte/nauman2.htm Fig. 10. Jackson Pollock dans son atelier. artribune.com Fig. 11. Grue. Photographie personelle. Fig. 12. Un ouvrier. Photographie personelle. Fig. 13. Quartier de Pocitos, Montevideo, Uruguay. Photographie personelle. Fig. 14. Coucher de soleil en ville, Montevideo, Uruguay. Photographie personelle. Fig. 15. Lever de soleil, désert de sel, Uyuni, Bolivie. Photographie personelle. Fig. 16. «Le regard impitoyable» de Martin Parr, Pise, Italie, 1987. Extraite des données personnelles de l’atelier photographie d’un professeur de la FARQ de Montevideo, Uruguay. Fig. 17. Maison Koshino, Tadao Ando, Japon. http://architizer.com/blog/tom-ford-ranch/ Fig. 18. Un pêcheur face à l’ampleur de l’océan, Punta del Este, Uruguay. Photographie personnelle.

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architecture & silence, vers une introspection Fig. 19. Rampe d’accès au musée national de Brasilia, Oscar Niemeyer. Photographie personnelle. Fig. 20. Détail de la rampe intérieure, musée national de Brasilia. Photographie personnelle. Fig. 21. Une atmosphère chère à Peter Zumthor. http://www.todostuslibros.com/autor/zumthor-peter Fig. 22. Le saut dans le vide, Yves Klein. https://www.pinterest.com/fanzinered/yves-klein-1928-1962/

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