Macha
Quelques heures cruciales dans le dojo du prĂŠsident de la Grande Russie
Fogel
ISBN 978-2-37344-045-4 © Lemieux Éditeur, 2016 11, rue Saint-Joseph – 75002 Paris www.lemieux-editeur.fr Tous droits réservés pour tous pays
Macha Fogel
Quelques heures cruciales dans le dojo du prĂŠsident de la Grande Russie
chapitre premier
Le Salut C’est une chose terrible que d ’aimer tant la guerre sans jamais l’avoir faite. J’ai servi mon pays autrement. Je me suis acquitté de mon devoir sans armes, c ’est vrai, mais non sans combattre. J’aurais pu devenir une simple petite frappe, passer des années en prison, ou encore m’enrichir comme un vulgaire escroc. Mais il se trouve que tout s’est passé autrement. Je me suis apprivoisé. En définitive, j’ai appris à faire ce que j’avais à faire. Cette préférence pour l’action, je l’ai acquise grâce à mes premiers maîtres de judo. De c onsciencieux pédagogues ont su m ’attraper juste à temps, à cet âge où le destin offre à nos personnalités déjà bien formées le choix entre plusieurs voies sur lesquelles s’engager. J’enfile mon kimono, guettant de l ’œil la porte du vestiaire. J ’attends un document très important, le premier d ’une série que j ’ai c ommandée à l ’un de mes collaborateurs les plus loyaux, mon vieil ami Volkov, que je surnomme « le Louveteau ». Un agent spécialement choisi pour cette tâche va me l’apporter. Je suis préoccupé : il s ’agit après tout d’organiser le futur du 7
Quelques heures cruciales… pays et de sceller mon propre destin. Je marque tout par écrit, manuellement. Il faut laisser des preuves incontestables. Mon ami le Louveteau aura sans doute besoin, un jour, de montrer qu’il n ’a pas agi seul, ni contre moi. Toutes ces réflexions sur l ’avenir me rendent pensif, tandis que je noue ma ceinture. Je m’apprête à m’entraîner dans mon dojo présidentiel. J’ai appris il y a longtemps le judo, cet art qui a su marier les forces de la modernité à celle de la tradition, la sagesse de l’antique Japon à l’efficacité du raisonnable Occident. Songeur, je me rappelle les événements de cette période : la fin de mon enfance. J’ai onze ans, pas encore douze et l’on ne peut pas dire de moi que je sois un élément prometteur. Nous traînions en permanence dans cette cour… Pour rien, pour un détail, une saute d’humeur, la bagarre commence. Alors, je me jette sur Gocha, ce grand imbécile. Je le griffe. Je balance mes ongles pile sur son œil et m’étonne de sentir un peu de sang chaud et humide couler entre mon index et mon majeur. Gocha s’est immédiatement éloigné de trois pas, en se cachant le visage derrière ses gants. Il pousse un long sifflement, qui lui vient de la poitrine. « Je ne vois rien », hurle-t-il finalement, après s’être d ’abord tu sous le coup de la stupéfaction. « Salaud ! Les gars ! Aidez-moi ! Je ne vois rien ! » Puis je remarque q u’il commence à pleurer quoiqu’il essaye de se retenir. Mais le sang s’est arrêté de couler ; il en eût fallu plus pour lui crever l ’œil. Cela ne me plaît pas particulièrement 8
Le Salut de l’observer en train d ’avoir mal. Il a compris, de toute façon. Alors je tourne vite le dos à cet échalas borné et je m’en vais. Je sens au bout de mes doigts l’une de ces gouttes de sang poisseux qui ont roulé tout à l’heure, et je m’essuie contre la doublure. Sur le chemin, je passe devant Vova et Aliocha, qui ne disent rien, debout, adossés à la balançoire d ’enfants. Le diable les emporte : je crois que j’ai failli glisser sur une bogue de châtaigne en les croisant. Je ne me suis rattrapé q u’au dernier moment, en enfonçant les mains dans mon manteau. Ça m ’a aidé à retrouver l’équilibre et j’ai c ontinué à marcher. Je suis arrivé en bas de la maison. Je pousse la première porte, puis la deuxième, cartonnée. Je grimpe les cinq étages. Au deuxième, la rampe est cassée ; il en manque un bout. Je monte donc en m’appuyant contre le mur, très vite. Arrivé sur le palier, je fais couler l’eau du robinet. Il n’en reste déjà plus beaucoup dans le réservoir. Je me montre économe. Je me lave les mains et le visage que Gocha m’a éraflé avec sa planche à clous. Puis j’entre dans l’antichambre de l’appartement, je ferme derrière moi la porte matelassée et je m ’assieds sur le petit banc de bois pour retirer mes chaussures. Je garde mon manteau sur moi, j ’emporte mes bottes courtes sous le bras et je traverse le couloir sans lumière de l’entrée. Je passe devant la cuisinière. Les grosses casseroles transpirent, elles dégagent une odeur de soupe de betterave et de chou un peu aigre. Je sens aussi que Baba Frydman a dû acheter de la viande 9
Quelques heures cruciales… pour préparer un bouillon. Le sien est différent des autres, elle le fait cuire pendant deux jours et y verse une poudre d ’épices beige clair à la place des feuilles d ’aneth séchées. Maman s’attendait bien à ce que j’arrive. Elle est déjà sur le pas de la petite porte quand j’entre dans notre appartement – dans notre chambre. Elle me caresse la tête et avance en pantoufles vers le garde-manger, d ’où elle sort du pain noir. Elle ouvre le premier carreau de la fenêtre pour récupérer la casserole de bouillon à l’oseille, laissée au frais entre les deux vitres. Elle a dû le faire chauffer il y a très peu de temps, car il est encore presque brûlant. Je vois un œuf qui fume à l ’intérieur. Alors je m’assieds à table et je commence à manger, en me penchant bien au-dessus du bol pour ne rien renverser. Mes mains sont encore un peu humides : je les ai mal essuyées. J’ai la sensation de m’être mal rincé du sang de Gocha. Pendant que j’avale ma soupe chaude, Maman me regarde, tandis que j’observe le bois de la table sous mes coudes. D ’après ce que je vois, quelques échardes dépassent et accrochent la laine de mon vêtement. Maman m’apporte encore du pain et une assiette de flan au potiron avec un verre de jus de fruits séchés où surnagent quelques morceaux de pruneau et de pomme gorgés d ’eau. J’aspire un morceau de pruneau en même temps q u’un peu de liquide pour me désaltérer. Quand j’ai tout terminé, je remercie ma mère, j’essuie ma bouche au revers de ma manche tandis qu’elle me tend un torchon, et je me lève de 10
Le Salut table. Il est quatre heures. Dehors, il fait déjà sombre. Je prépare sans attendre mes affaires pour mes classes du lendemain. La journée de jeudi commence par un cours de littérature. Pendant ce temps, maman se prépare pour sortir. Elle ajuste sa jupe et tire sous les cuisses, pour bien la caler sur le ventre. Elle se penche pour se gratter le talon, ce qu’elle fait toujours, puis soupire, se coiffe de son foulard de laine et me dit au revoir. Toute la soirée et une partie de la nuit, elle travaille dans l’entrepôt d ’une usine. Elle surveille des stocks de production de cintres. Papa rentrera bientôt. Maman nous a laissé le souper prêt pour ce soir : toujours de la soupe à l ’oseille, de la bouillie de sarrasin, du saucisson. D ’ici là, je suis seul. Maman préfère que je ne sorte pas traîner, mais de toute façon, Gocha a déjà reçu son compte pour aujourd’hui. Je m’installe donc à mon aise sur le divan pour continuer les aventures de Kortik. Ça me plaît bien, ces histoires de petits Moscovites. Quand Papa rentre à la maison, je suis allongé à plat ventre sur les coussins, éclairé par la faible lumière de la lampe qui diffuse son odeur tourbée. J ’ai bien avancé. Je termine ma page et referme mon livre pour lui dire bonjour. Papa pose ses chaussures près de notre porte, à l’intérieur de la chambre. Il avance et me caresse les cheveux. – Comment c’était, aujourd’hui, mon fils ? – Ça va. – C’est ce que Maman a laissé ? – Oui, tout est là. 11
Quelques heures cruciales… Papa sort la soupe de derrière le carreau et je pars la réchauffer sur la cuisinière. Pendant ce temps, il prépare du thé au samovar. Il est tard désormais. Dans le couloir, je ne vois rien. Au-dessus de la cuisinière brûle une petite lanterne, tout près de la porte d’entrée, dans la pénombre. Je pose la casserole sur le gaz. Je pense que demain, Gocha ne m ’attaquera pas de nouveau. Cela dit, vous savez, malgré ces bagarres, nous étions amis au fond. Nos vrais ennemis habitaient deux cours plus loin. Eux aussi formaient une bande d ’acharnés, contre lesquels nous nous battions comme il faut. Ainsi, par exemple, tandis que je descends l ’escalier de chez moi un après-midi, les poings dans les poches, j’entends nos gars qui chahutent dans la cour. Vova et Pacha ont décidé de régler son compte à Anton Kotoumarev, qu’on appelle l’Autruche, pour ses grandes jambes. Ils sont à deux sur lui. Je fonce dans le tas, j’attrape des cheveux au passage. C’est qu’il y a trois semaines, l ’Autruche et son groupe nous ont tendu une embuscade. Je n’étais pas là, mais les nôtres ont dégusté. Il est mal à présent, allongé sur le côté, essayant de se protéger le ventre ; quand il reçoit nos coups de pied, on voit le blanc de ses yeux. Dire que je n’étais même pas là quand il a débarqué avec sa clique. J’aurais pu passer pour un lâche. Je donne à Anton le coup de grâce, derrière l’oreille. Puis on le traîne dehors, jusque devant sa propre cour, avant de revenir sans tarder en balançant les bras et en crachant. Pas de flic à l ’horizon. Chacun se dirige vers chez soi. Mes parents ne sont pas 12
Le Salut là. Je retrouve notre chambre et un nouveau livre de l’école qui me plaît, les aventures de Vassek Troubatchov. Ces bagarres étaient rituelles. Parfois nous l’emportions, parfois nous perdions. Mais au sein de mon propre groupe, je me rendais compte que je ne pourrais pas rester le chef encore bien longtemps. Il vient un âge où les corps changent. Certains deviennent déjà des colosses, quand d ’autres restent maigrelets, et j’étais de ceux-ci. Alors un jour, au lieu de regagner la cour, en sortant de l’école, je me rends seul dans le petit parc pour réfléchir. Avec le pied, je remue de petits bouts de branches trempés. D ’abord, j’ai eu de très mauvaises notes aujourd’hui, je ne suis pas satisfait et je redoute le moment où mon père s ’en rendra compte. Ensuite, Gocha, mon fameux semi-copain, donne de plus en plus d ’ordres à tout le monde, et j’ai entendu Volodia et l ’énorme Pacha se moquer de moi en douce. Je suis furibond. Il tombe une neige mêlée de pluie. Une bande de garçons un peu plus âgés passe avec des sacs sur le dos. Ils chahutent doucement, l’air fiers d ’eux-mêmes. « Eh, les gars ! D’où vous sortez comme ça ? », je leur demande en gardant les mains dans les poches. Je ne les c onnais pas. – On revient de l’entraînement, petit. – Notre prof de boxe, il peut battre n ’importe qui ! – Et pourquoi tu nous demandes ? Tu veux venir apprendre ? – Où est-ce que vous vous entraînez ? – La 7e rue de l’Armée rouge, au numéro 9. 13
Quelques heures cruciales… – Et c ’est quand ? – Attends ! Il faut rencontrer Ivan Ivanovitch, l’entraîneur, pour commencer ! – D’accord, c’est bon. Je me lève et me rends tout de suite à l’adresse qu’ils m ’ont indiquée. Ils m ’ont donné le nom du prof. Pourquoi attendre ? Je sais déjà ce que je veux. J’en ai pour vingt minutes à rejoindre la 7e rue de l’Armée rouge. Puis je cherche pendant un bon moment le bureau de boxe. Enfin je le trouve, au rez-de-chaussée, entre quatre ensembles d ’immeubles en carré. Les congères n’ont pas été déblayées depuis longtemps dans cette grande cour, sauf justement devant la salle de sport. J’entre dans le gymnase. À gauche du ring et des barres fixes, dans une pièce étroite, un homme aux cheveux très courts, le visage sérieux, remplit des papiers. Ce doit être l’entraîneur. – Ivan Ivanovitch ? – Que veux-tu ? – Apprendre la boxe. – Tu as quel âge ? – Onze ans. – Tu es un petit gabarit, toi. Tu fais du sport ? – Non. – Et tu veux commencer maintenant ? – Oui. – Dans quelle école es-tu inscrit ? – L’école no 1863 de Leningrad. Ivan Ivanovitch soupire. 14
Le Salut – Tu peux assister à l’entraînement à partir de la semaine prochaine. Avant ça, reviens me voir vendredi matin tôt, pour t ’enregistrer. Je m’en vais tandis qu’Ivan Ivanovitch me fait un signe d’approbation, debout derrière ses dossiers. Bientôt, j’en suis sûr, je saurai combattre comme personne. Le problème, c ’est q u’un certain Kolya Moundirov m’a brisé le nez dès le deuxième cours. Je revois mes vieux mortifiés lorsque je revins en sang. Bien. Il faut savoir reconnaître une mauvaise idée. Pour apprendre à me battre, je trouverai tout simplement une autre discipline. Juste à côté de la salle de boxe, j’ai noté l’adresse d’un deuxième centre, où l ’on s’exerce au sambo, notre art national d ’autodéfense. Ivan Ivanovitch le boxeur m’a lui-même conseillé d ’y faire un tour. Mon os s’est recollé, j’ai attendu la rentrée scolaire suivante, puis je me suis inscrit aux cours. Je me suis tout de suite montré assidu. Mais bientôt, notre entraîneur a décidé d ’un coup, sans nous expliquer pourquoi, que nous passerions tous à l ’apprentissage du judo. Nous avons donc troqué nos vestes courtes et nos shorts c ontre des kimonos blancs, et nous avons reçu l’enseignement de Maître Jigoro Kano, qui, croyez-moi, délivre bien autre chose q u’un ensemble de techniques : une façon de vivre. C’est grâce à ce brave entraîneur que je me trouve ici à présent, sur le banc de ma salle de vestiaire personnelle. Je me lève et me tiens au seuil du dojo spécialement 15
Quelques heures cruciales… aménagé de ma résidence moscovite. J ’ai noué ma ceinture. Je respire, disponible. J ’ouvre la porte. – Bonjour, Boris Anatolevitch. – Bonjour, Mikhaïl Antonovitch. Il s’agit de Mikhaïl Antonovitch Ponomarev. C’est lui qui vient toujours me chercher dans l’entre-salle. Il est l ’un des premiers judokas du pays et a remporté en outre de nombreux tournois de sambo. J’ai reçu des médailles, moi aussi, mais il y a très longtemps. – Boris Anatolevitch, c omment vous sentez-vous, aujourd’hui ? – Comme il faut, Mikhaïl Antonovitch, c omme il faut. – Commençons par courir… En pénétrant dans le dojo, je salue, il salue, en direction du portrait de Jigoro Kano. Et il se lance autour du tatami à pas chassés. Il est toujours en mouvement, celui-là, y c ompris lorsqu’il me parle. Même lorsque cet homme reste agenouillé comme les Japonais, immobile, il semble voleter au-dessus du sol. Et voici Pavel Bogomolov qui arrive. – Bonjour, Boris Anatolevitch. – Bonjour, Pacha1. Que je vous donc Pavel. Il était assis sur le côté. Lui, je le tutoie, ce n’est pas comme l’entraîneur, et je l’appelle par son prénom, nous sommes intimes. C’est lui, le gros Pacha de la cour. Il m’a suivi jusqu’au Kremlin. À son tour, il avance sur le tatami, avec 1 Pacha : Pavel.
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Le Salut une certaine gêne. Il est de ceux qui craignent les forts, c omme la majorité des êtres peuplant cette terre. Regardez-le, maintenant : il met les mains à la taille et tourne ses hanches dans le sens des aiguilles d ’une montre. Il suit les instructions de l’entraîneur, c omme moi. Il renifle un bon coup, et pour un peu, serait prêt à cracher sur le tatami. J ’espère q u’aujourd’hui, Pacha ne me laissera pas gagner à sa manière paresseuse, sans combattre. Je déteste ça. Bogomolov dirige le conseil d ’administration de Gazprom. Je le fais souvent venir à l’entraînement. Je le c onnais ; il sait très bien c omment impressionner ses adversaires, lorsque cela arrange ses affaires. Entre les murs de notre cour déjà, il crachait c omme le brave voyou qu’il était, et lorsque nous nous battions tous les deux, je terminais sérieusement abîmé. Enfin, ça, c’était avant toutes nos histoires de sambo et de judo, justement, parce q u’ensuite, les choses ont changé. Je ne dirais pas que je suis devenu soudain capable, en quelques jours, de me défendre contre les plus costauds, mais tout le monde a quand même noté q u’on n ’avait plus à faire au petit Bossik ébouriffé et à ses morsures d ’indigent. Pavel est un garçon sensé, relativement intelligent. Au lieu de grogner comme les autres débiles de la cour et de se laisser aller à devenir une brute désœuvrée, il m ’a suivi aux cours de sambo et s’est mis à bosser un minimum au collège. Du coup, nous sommes devenus des élèves corrects tous les deux, lui a enfin été enrôlé chez les pionniers – pour moi, ça a 17
Quelques heures cruciales… pris encore un moment. Une chose est claire : je n’étais pas un premier de la classe, brillant et plein d ’avenir. Non : nous, avec les copains, on était les gars de la cour et le plus fort, c ’était celui qui tapait le plus dur. Toujours est-il qu’aujourd’hui, Pacha, qui aimait tant les bagarres, s’entraîne avec moi comme vaguement c ontraint. Son œil se fait implorant et sa chair est lente. Ce n’est pas qu’il manque de souffle, il vient au dojo tous les jours et je m’assure q u’il nage une fois par semaine. Mais c’est un de ces gars qui pèse dans les cent dix kilos, ce n ’est pas si léger. À moins q u’il ne craigne de me faire mal ? La perspective d’égratigner le président de son grand pays pourrait le rendre maladroit, après tout. « Son grand pays » ! Allons, allons, Pacha est comme les autres. Je sais ce qu’il en pense, de son grand pays, et q u’il possède un passeport italien. Ce n’est pas une initiative tout à fait incompréhensible de sa part, d ’ailleurs, je le reconnais. Qui sait, à notre époque, de quoi le lendemain sera fait, et ce que deviendront les innombrables richesses de Bogomolov ? Bon, on commence les combats. Dieu, q u’il est lourd, c’est chaque jour une surprise. En l’attrapant par la manche, comme ça… je le projette au sol, tiens ! Mais il me tombre dessus et m’écrase – le pied sous son aisselle, voilà mon levier. Je l’emporte. Pacha et moi nous saluons. Me déteste-t-il, pour me laisser triompher c omme ça en cachant jalousement sa force, en la gardant pour lui ? Nous lançons notre deuxième combat. Je lui souris en coin. Et immédiatement, alors que je le regarde de 18
Le Salut biais, je saisis que ce sourire l’énerve. Il faut dire que d ’une manière générale, je souris de plus en plus, ces derniers temps, il faut faire des efforts, c ’est l ’époque. On m’a même donné des exercices à faire pour me muscler les joues. Pacha, les genoux pliés, me regarde dans les yeux à présent. Je lui redonne mon sourire, et aussitôt, mêlée à sa grande figure m ’apparaît, par un effet mystérieux du souvenir, celle d ’un tout jeune gars, ce type de la cour qui m ’énervait tant : Grigori, Gocha. Je me rappelle son visage clairement tout à coup et j’engage le c ombat par une projection plus violente qu’il n ’eût fallu, et le réflexe d ’anciens combats nourrit ma hargne. Le temps a beau s’écouler, les émotions de l’enfance restent intactes. C’est Pacha qui m’en veut à l’heure où je vous parle. Je sens que je le fâche. Il est en colère après moi, pour une fois. C’est bien. C ’est à cause de mes sourires. Je réitère, en l’observant par en dessous. Ah ! D ’un coup, de ses puissantes épaules, il m’a balancé au sol. Et le voilà qui me maintient sur le dos. Je le regarde sérieusement, cette fois-ci, en soufflant. Pacha n ’est pas un bon judoka, il fonctionne en fait comme une brute, sans c onscience de lui-même ni de la situation. Il se contente d ’attaquer et de réagir. Je dois reconnaître cependant q u’il pèse lourd. Je salue Pacha. Lorsque je tourne la tête, sur le côté de la salle, près de la porte, je remarque la figure pâle de Sergueï Aksionov. Il est le sous-chef de mon service de protection, et l ’agent que j ’ai choisi comme 19
Quelques heures cruciales… messager spécial. C ’est lui qui est chargé de me porter le document que j’attends, ce pli de la plus haute importance, dont j’exige que son contenu soit porté sur papier, et non numérisé. Lorsque je sors, Aksionov me suit au vestiaire pour me le donner. Il ne me reste plus qu’à lire.