Extrait de Mémoires d'un champignon de Barthélémy Courmont

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Barthélémy Courmont

Mémoires d ­ ’un champignon Penser Hiroshima



Avant-propos Je suis né à Hiroshima. À vingt-trois ans, lors de mon premier et tardif séjour en Asie, un jour légèrement nuageux de septembre 1997. Plus q­ u’en tout autre lieu, ­c’est dans les rues de cette ville au nom ­connu de tous mais que ­j’avais ­jusqu’alors imaginée plus ­qu’étudiée, dans ses quartiers animés et étouffés par une chaleur de fin ­d ’été, dans ses parcs arborés où le zen est une évidence ou encore dans ­l’antre de son château entièrement – et assez curieusement – reconstruit, que ­j’ai découvert à quel point la vie mérite ­d ’être vécue. Elle peut nous être enlevée à tout moment, sans crier gare, quand on ­l ’attend le moins, un jour de grand soleil, en un instant. Elle peut être partagée, utile aux autres, et elle peut également être réservée à soi-même, égoïstement. Car loin des clichés sur le Japon et sa société interdisant toute forme d ­ ’individualisme, Hiroshima est un lieu où les petites histoires sont tout aussi importantes que la grande.


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La vie est a­ ujourd’hui tellement présente dans les artères de cette métropole entièrement reconstruite. Elle est tellement absente aussi ­qu’elle semble nous rappeler ­comment elle peut s­ ’enfuir, au détour d ­ ’un chemin, et nous laisser à ­l’abandon, sans aucune pierre ­d’attache, sans aucun repère ni espoir. Hiroshima est à la fois une ville pour les morts et pour les vivants. Bien sûr, il ne s­ ’agissait pas de ma première naissance, ce ne fut pas la dernière non plus ­d ’ailleurs. Et il n ­ ’y a rien d ­ ’exceptionnel à cela. Ne naissons-nous pas de manière répétitive, au ­contact de situations et de rencontres qui marqueront à jamais notre existence, tantôt en douceur, tantôt moins ? Cette naissance-là fut sans doute la plus brutale de toutes, et ­c’est ce qui la rend encore plus inoubliable que les autres. ­D’ailleurs, je suis certain que tous ceux qui sont allés à Hiroshima ont ressenti cette naissance, à défaut de n ­ ’y avoir « rien vu », c­ omme ­l’écrivait de manière aussi crue que juste Marguerite Duras. Je suis mort à Hiroshima. Juste un peu, mais assez pour ne pas pouvoir m ­ ’en remettre. Assommé à la suite ­d ’un coup sec et violent, dont on ne se relève pas ou qui nous laisse dans le meilleur des cas à jamais ­comateux. ­J’y ai perdu mon innocence sans vraiment ­m’en rendre ­compte, au hasard de mes rencontres, au fil de lectures bouleversantes, face à ­l’étendue de mes recherches. Devant ­l’horreur. Devant


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la laideur. Devant la bêtise et cette étrange incapacité que certains éprouvent à ne pas la déceler. Et devant ­l’indifférence. Surtout ­l’indifférence. Je suis venu à Hiroshima, de manière répétée, puis ­j’en suis reparti. Plus fort, paradoxalement affaibli aussi. Conforté et déboussolé à la fois. Avec à chaque fois quelques réponses, mais tant de nouvelles questions. J­ ’ai tantôt pensé avoir tout c­ ompris, tantôt butté devant l­’immense et infranchissable mur de ma propre ignorance. Et au final ma seule prise de ­conscience est que tout reste à faire. Existe-t-il des lieux plus troublants, où se c­ onfondent ainsi nos sens, nos idées reçues, nos interrogations ? Je ne suis ­qu’un passager de ­l’histoire, ­comme le sont ­d ’ailleurs tous mes semblables, spectateurs de ­l’absurde et d ­ ’une certaine manière témoins de notre propre démence. ­J’ai vu des lieux que l­’humanité a abandonnés, où elle a disparu du décor c­ omme pour mieux marquer son dégoût, ­d ’Auschwitz à Oradoursur-Glane, des Killing Fields de Phnom Penh à ceux de Nankin. Des sites où nos cœurs s­ ’emplissent d ­ ’une indicible tristesse. Des lieux de recueillement, des tombeaux figés dans le temps, devenus des outils de mémoire à défaut du reste. Mais en dépit des images que la simple évocation de son nom suggère, Hiroshima ne fait pas partie de cette sinistre catégorie. La ville ­n’est pas un musée à


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ciel ouvert. Elle fut entièrement reconstruite. Elle vit. Elle vibre. ­C’est ce qui fait tout son paradoxe. Ainsi, tout en étant un symbole évident et ­connu de tous du feu nucléaire, elle a de multiples autres facettes, ­comme si elle refusait ­d ’être cantonnée dans un seul rôle. Et on ne saurait lui donner tort. Les choses auraient cependant pu en être autrement. Après sa destruction, l­’idée de ne jamais la reconstruire, de la laisser à ­l ’état de ruines, pour montrer aux générations futures de quelles extrémités ­l’homme est capable, fut évoquée par des responsables politiques refusant sans doute de prendre leurs responsabilités dans une ville maudite et dont on disait alors ­qu’il faudrait attendre soixante-quinze ans avant que ­l’herbe ne repousse. Ce sont les survivants qui refusèrent ­d ’abandonner la terre de leurs ancêtres, et rebâtirent avec détermination et abnégation leurs quartiers, leurs bâtiments publics, leurs jardins. Et ­l’herbe a repoussé. Plus rapidement que ce que les premiers observateurs avaient annoncé. Beaucoup plus rapidement. Plus vite aussi, sans doute, que ce que les principaux intéressés avaient rêvé. ­S’il existe encore des gens qui ignorent ­qu’une bombe atomique est tombée sur Hiroshima, et il y en existe malheureusement, jamais ils ne pourraient se douter, en visitant cette ville, de ce qui lui est arrivé il y a soixante-dix ans, en d ­ ’autres termes hier. Ceux qui


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savent doivent éclairer les autres pour que la mémoire survive. ­C’est ainsi que leur passage sera utile. ­J’ai aimé à Hiroshima. Ceux qui me sont chers et auxquels je pensais lors de mes visites, les proches qui ­m’accompagnèrent, les anonymes aussi. Les morts et les vivants. ­L’humanité tout entière. Et puis ­j’ai tout détesté, mes hésitations permanentes, mes trahisons, mes vaines certitudes, le résultat de mes recherches, la folie meurtrière des hommes, et cette pesante et implacable incapacité à changer quoi que ce soit, quels que soient la volonté et l­’enthousiasme, la foi même, qui peuvent nous animer. Je ne suis en rien différent des autres. De fait, nous portons même tous en nous des Hiroshima. Ils nous habitent en permanence, que nous l­ ’acceptions ou que nous cherchions par tous les moyens à en réduire la force obsessionnelle, en ­connaissance de cause ou même parfois à nos dépens. Des jardins secrets, des refuges, ou alors des blessures intérieures. Des moments ­d ’extase et ­d ’autres de doute profond. Des découvertes bouleversantes et des déconvenues cruelles. Toutes ces petites choses qui déterminent nos trajectoires de vie, influencent nos choix, s­’invitent dans un semblant ­d’équilibre que nous nous efforçons de maintenir en dépit de tout ce qui nous occupe, et sont des éléments tour à tour perturbateurs et apaisants. Parfois même les deux à la fois. Ce que


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nous laissons volontairement derrière et ce que nous oublions en chemin. Tout ce qui fait de nous des humains, tout simplement. Depuis soixante-dix ans, Hiroshima fait partie de notre histoire. Depuis près de vingt ans, elle fait partie de la mienne, de mon univers, de mon décor. De visite en visite, de recherche en recherche, de lecture en lecture, de rencontre en rencontre. Si mon quotidien est occupé par une multitude ­d ’activités qui parfois ­m’en éloignent, mon attachement à cette ville, à son destin singulier, à ses habitants chaleureux, ne s­ ’éteint pas. Il ne ­s’éteindra d ­ ’ailleurs jamais. On peut partir de Hiroshima, mais on ne quitte jamais vraiment ce lieu. Ces modestes mémoires accessoires, orientées, triées, sélectionnées même, un peu à la manière de ce que Malraux avait si joliment intitulé « antimémoires », sont le témoignage ­d ’une ­construction intellectuelle, professionnelle, sociale, politique aussi. À la manière d ­ ’un champignon, pour reprendre une image souvent associée au nucléaire, elles ont grandi à ­l’ombre, grossissant à la manière de parasites, et pourtant elles ne sont que passagères. Mais elles sont surtout une ­construction personnelle. Si elles représentent pour moi un élément incontournable de mon histoire, elles ne sont cependant rien à ­l ’échelle de la grande Histoire, et ne servent donc


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­ ’une certaine manière que de prétexte à narrer d celle-ci. ­C’est à cela ­qu’elles peuvent servir. ­C’est à cela q­ u’elles doivent servir.



Table des matières

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Un rêve ­d ’enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Premières impressions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 La sagesse des hibakusha . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Une famille de Hiroshima . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 ­L’heure des choix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Dans les bras de ­l’Amérique . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 La science et Hiroshima (1) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 La science et Hiroshima (2) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Souvenirs de Kobe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 Un artiste de la fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Drôle de 15 août . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Mêler passé, présent et avenir . . . . . . . . . . . . . . . . 123


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Derniers ajouts du bout du monde . . . . . . . . . . . . 137 Dans l­’antre du mémorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Tensions à Oxford . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 De Hiroshima à Fukushima . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Suivez le guide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Révisionnismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Repos à Miyajima . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 Enseigner Hiroshima sur trois c­ ontinents . . . . . . . 193 Hiroshima : bonnes adresses . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 Quelques ouvrages sur Hiroshima . . . . . . . . . . . . . 205


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