Christian Harbulot
FABRICANTS D’INTOX La guerre mondialisée des propagandes
introduction
La légitimation rampante de l’intox Depuis que l ’homme existe, le mensonge, la tromperie et la désinformation jalonnent l’histoire des rapports de force entre les peuples et les individus. L’émergence d ’Internet et la propagation des réseaux sociaux ont modifié les coutumes et usages dans la manière insidieuse de manipuler les esprits. C ’est l’une des résultantes des technologies de l’information qui ont donné une dimension mondiale et atemporelle aux moyens utilisés pour propager des informations tendancieuses ou mensongères. Plus communément appelée l’intox, la falsification de l’information est devenue un phénomène qui impacte le quotidien de l’ensemble des acteurs de la société. Le xxe siècle nous avait habitués à une amélioration progressive de notre rapport à l’information : plus de moyens d’accès à cause de la démultiplication des moyens de c ommunication et plus de liberté
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d’expression par la prise en compte des prises de position de la société civile. Le xxie siècle sembla confirmer dans un premier temps cette tendance par la libéralisation de la production de connaissances notamment par la création de Wikipedia, le rôle joué par les lanceurs d’alerte, la mise en ligne des réactions instantanées par Twitter, l’usage répandu des Smartphones pour filmer des faits d’actualité. À ce titre, la société de l’information, dépeinte parfois comme une société du spectacle, devait nous éviter de tomber dans le piège de 19841. Ce sentiment de progression toujours plus fort d’une autonomie de l’individu par rapport au pouvoir a subi un coup d ’arrêt avec l ’affaire Snowden2. Le Web n ’est plus l’univers de liberté qui nous est apparu dans les années 1990. Il est sous la surveillance invisible des puissances étatiques et marchandes. Aucun système juridique ne parvient à limiter la capacité d’intrusion dans notre périmètre privé. Plusieurs siècles de luttes pour obtenir une garantie limitée du secret de 1 Le roman de George Orwell nous mettait en garde contre le risque qu’elle devienne un instrument de c ontrôle, de surveillance et de censure sous la pression des régimes totalitaires. 2 Edward Snowden est un ancien consultant de la National Security Agency, agence nord-américaine de renseignement chargé des interceptions. Il a fourni les preuves que les États-Unis d ’Amérique espionnaient par le biais d ’Internet et des télécommunications, de nombreux États dans le monde dont des pays alliés comme la France et l ’Allemagne.
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correspondance dans l’activité postale sont ainsi réduits à néant. Internet, présenté c omme l’un des moteurs les plus productifs du progrès humain, n’offre aucune garantie. Jadis exposé aux c ommérages et à la rumeur, le simple citoyen évolue désormais dans un champ de menaces beaucoup plus étendu. La société démocratique a été piégée par les dérives dans l’usage qui est fait des technologies de l’information. Et contrairement au passé, aucune protestation d’envergure n’a remis en cause cet état de fait. La législation prévoit la violation du secret de correspondance1 mais cette timide tentative de légiférer n’a pas été suivie d ’effet. L’impuissance du Droit dans le domaine du contenant s’étend-elle au contenu ? Deux faits symboliques nous confirment que les derniers épisodes de la politique internationale ne sont guère rassurants sur ce point. L’affaire des armes dites de destruction massive (dossier c onstruit à partir d’allégations pour 1 Il s’agit de l’article 226-15 du Code pénal, modifié par l’ordonnance no 2000-916 du 19 septembre 2000 – art. 3 (V) JORF 22 septembre 2000 en vigueur le 1er janvier 2002 Le fait, commis de mauvaise foi, d ’ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d ’en prendre frauduleusement c onnaissance, est puni d ’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Est puni des mêmes peines le fait, commis de mauvaise foi, d ’intercepter, de détourner, d ’utiliser ou de divulguer des correspondances émises, transmises ou reçues par la voie des télécommunications ou de procéder à l’installation d ’appareils conçus pour réaliser de telles interceptions.
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légitimer l’intervention américaine contre Saddam Hussein) est à l’origine de la guerre en Irak (2003). Ce mensonge d’État conçu par la plus grande puissance mondiale est à l’origine de la déstabilisation durable du Moyen Orient. Les médias ne sont pas épargnés. L ’affaire Murdoch a donné une dimension tout à fait inédite aux opérations de manipulation et de déstabilisation informationnelle auxquelles se sont livrés dans l’illégalité la plus absolue des journalistes britanniques appartenant au plus grand groupe de presse1 au monde. En 2007, l’hebdomadaire dominical2, News of The World 3 est à l’origine d ’écoutes illégales de téléphones mobiles de personnalités ou de victimes de faits divers à forte résonance médiatique. L’affaire rebondit en juillet 2011 lorsque le tabloïd du groupe Murdoch fut accusé d ’avoir fait pirater la messagerie vocale d ’une adolescente assassinée en 2002 ainsi que d ’avoir mené des actions intrusives contre des familles de victimes de l’attentat londonien du 7 juillet 2005. Si l’affaire Murdoch est 1 À l’époque, le groupe Murdoch possède 175 titres, dont le Wall Street Journal. Il est également propriétaire de la chaîne de télévision américaine Fox News. 2 Le plus fort taux de vente au Royaume-Uni l orsqu’éclate ce scandale. 3 À la suite de ces révélations, Clive Goodman, correspondant du News of The World chargé de suivre la famille royale dut démissionner et fur condamné par la justice britannique à une peine de quatre mois de prison.
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une affaire britannique, elle démontre que la qualité de journaliste n ’est plus une protection suffisante pour garantir la liberté d ’opinion. Ce scandale a porté préjudice à l’image de l’un des systèmes médiatiques les plus performants du monde, s’est dilué dans les profondeurs d ’une procédure juridique. La manière d ’enterrer ce dossier a largement c ontribué à atténuer la portée de cette défaillance majeure du journalisme dans le fonctionnement d ’une démocratie. Ces deux scandales de portée mondiale n’ont pas suffi pour ouvrir le débat sur les dérives de la société de l ’information. Il faut se rabattre sur deux ouvrages de fiction pour cerner les interrogations à venir sur la manière dont le contenu n ’est plus aujourd’hui garanti par la qualité de la production de l’information. À sa parution en 2007, Babel Minute Zéro1, a été lu comme une œuvre de politique-fiction alors que son auteur, Le Guy Philippe Goldstein, mettait en scène une attaque informatique (par le c ontenant) qui servait de leurre à une manipulation de grande ampleur (par le c ontenu) dont les États-Unis détenaient la clé du scénario pour contrer la Chine. Plus qu’un roman d ’espionnage, ce texte pointait du doigt les nouvelles formes d’agression informationnelle qui pouvaient à terme modifier les formes traditionnelles de la guerre. 1 Guy Philippe Goldstein, Babel Minute Zéro, Paris, Denoël, 2007.
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La même année, Antoine Bello publie le premier ouvrage de sa trilogie, Les Falsificateurs1. Il aborde la question de la fabrication de l ’intox par une approche en apparence plus apaisante. Une organisation secrète internationale, le Consortium de falsification de la réalité, réalise des rapports en inventant ou en modifiant des informations pour une cause présentée comme humaniste. Cette trilogie, saluée par un prix attribué conjointement par France Culture et le magazine Télérama en 2009, légitime à sa manière la falsification de la connaissance au nom de la défense des intérêts de l’humanité. La réalité n’a pas encore dépassé la fiction mais ces deux auteurs ont le mérite d ’avoir souligné la largeur du champ que c ommencent à explorer depuis plusieurs décennies les « fabricants d’intox ».
1 Antoine Bello est l’auteur de trois romans (Les Falsificateurs en 2007, Les Éclaireurs en 2009, Les Producteurs en 2015) parus aux éditions Gallimard.
Table des matières introduction La légitimation rampante de l’intox . . . . . . . . . . . . . . . 9 chapitre i Les guerres politiques de l’info . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Les impasses générées par les guerres coloniales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 La longue traversée du désert des partisans de la guerre psychologique . . . . . . . . 23 Une fusion atypique des contraires . . . . . . . . . . . . 29 Une nouvelle approche de la guerre . . . . . . . . . . . 35 chapitre ii L’information au bout du fusil . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Une posture morale qui profite au faible . . . . . . . 43 L’incapacité du fort à se mettre dans la peau du faible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 L’enjeu vital de la perception . . . . . . . . . . . . . . . . 53 La création d ’espaces informationnels autonomes . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
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chapitre iii Les fabricants de démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La légitimation du processus . . . . . . . . . . . . . . . . Un art de la manipulation forgé dans l’Histoire américaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’échec de la stratégie américaine . . . . . . . . . . . . . Le camouflage de l’intox américaine se délite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un autisme politico-médiatique . . . . . . . . . . . . . . Le réveil russe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La guerre des trolls . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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chapitre iv L’opacité de la guerre économique . . . . . . . . . . . . . . . 93 Une problématique difficile à extraire du dessous des cartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Quand la polémique supplante l’intox . . . . . . . . 100 L’instrumentalisation de la c onnaissance . . . . . . 105 La moralisation unilatérale des affaires. . . . . . . . 109 chapitre v Les dérapages de la société civile . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Quand l’action militante se met en scène. . . . . . . 115 Les risques de dérive de la parole et du non dit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 Il y a parfois trop de fumée sans feu . . . . . . . . . . 124 L’intox nuit à la cause sociétale. . . . . . . . . . . . . . 127
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chapitre vi Les pertes de repère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 La théorie du complot est-elle un rempart pour les sociétés démocratiques ? . . . . . . . . . . . . 134 La révolte populaire est-elle la négation de la théorie du c omplot ? . . . . . . . . . 139 La peur au service du citoyen . . . . . . . . . . . . . . . 144 La protestation transformée en rente de situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148 Les lanceurs d ’alerte au secours de la vérité . . . . . 152 conclusion Les nouvelles armes de la c onnaissance . . . . . . . . . . . 157