L’œil en colère
Couverture : Gérald Bloncourt, autoportrait. Quatrième de couverture : Gennevilliers, à proximité d’un petit cirque ambulant près de la cité des Quinze-Vingts (1963). ISBN 978-2-37344-050-8 © Lemieux Éditeur, 2016 11 rue Saint-Joseph – 75002 Paris www.lemieux-editeur.fr Tous droits réservés pour tous pays
Gérald Bloncourt
L’ŒIL EN COLÈRE Photos, journalisme et révolution
À Isabelle de Paris… À mon frère Tony, résistant et c ommuniste, fusillé par les Nazis au mont Valérien le 9 mars 1942, à l ’âge de 21 ans. À Morgane, Ludmilla, Sandra, Jamila, Martine et Jean-François.
Introduction Passeur de mémoire Les ombres de Nadar, de Daguerre et de Niepce ’ont cessé de m’accompagner depuis que j’ai n commencé ce métier. Comme eux, je me suis servi des mêmes outils, des mêmes crémaillères en laiton, des mêmes soufflets en cuir. Comme eux, j’ai effectué des gestes identiques pour mettre en place la grosse chambre 18x24 ou manœuvré l’obturateur à l’aide d ’une poire. Comme eux encore, je me suis mis la tête sous un épais voile noir et j’ai utilisé les mêmes plaques sensibles, en verre. Dès 1948, j ’ai c ompris que la photographie pouvait être un moyen de recréer la réalité. J’ai suivi pas à pas les extraordinaires progrès techniques qui ont permis à l’appareil de prise de vues de devenir un prolongement des réflexes de l’homme. Aujourd’hui, dans ce nouveau siècle, nous baignons dans une civilisation de l’image. Jamais, à un tel point, il n’a été donné aux hommes de voir à travers les époques, à travers l’univers, à travers les consciences.
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Le parler dans un micro, le texte au bout du stylo et maintenant du clavier, le regard dans le viseur, autant de moyens pour transmettre ce q u’au départ nous voulons rendre public, selon notre jugement, selon nos c onvictions. En faire une arme ! Arrivé en France en 1946, je me destine à une carrière de peintre. Je prépare le professorat de dessin de l ’État et de la Ville de Paris. Entre-temps, plusieurs fois par semaine, la nuit, je décharge les cageots aux Halles pour gagner ma vie. Dès cette époque, j’ai confusément envie de fixer ces ambiances nocturnes, ces silhouettes de forts des Halles. Gravure ? Croquis ? Comment m’exprimer ? Militant c ommuniste, je m ’intéresse à l’époque aux théories du « réalisme socialiste » prônées par le parti et le grand Aragon. Mais je ne me résigne pas à adhérer à ces conceptions, ou plutôt ce diktat, qui nient la liberté de création. Je me rebelle à ma manière face à la ligne stalinienne du parti. Je peins des formes réprouvées en secret, pour ne pas a ffronter l’organisation que je considère malgré tout comme indispensable à la Révolution dont je rêve. J’hésite à m’opposer ouvertement à ces théories sur l’art. Exilé à Paris, j ’ai trouvé un petit boulot d ’employé, en cette année 1948, dans une société spécialisée dans les photos scolaires. Militant c ommuniste, je serai
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repéré deux années plus tard par l’organisation et invité à rejoindre le journal L’Humanité. Le peintre secret y deviendra photoreporter de c ombat. Photographier des visages de mineurs, d ’ouvriers, de paysans, tous ces peuples de gauche de l’après-guerre : finalement avec le photojournalisme, je m ’exercerai moi aussi à une forme de réalisme révolutionnaire ! C’est que mon adolescence haïtienne a été profondément militante. J ’ai résolument adhéré aux idées de justice sociale, aux luttes antiracistes, au combat antifasciste. J’ai dû fuir mon île natale pour cette raison. Marcher avec ceux q u’on appelait le prolétariat, la classe ouvrière, faisait partie de mes aspirations profondes. J ’étais c onvaincu devoir m ’engager à leurs côtés. Je suis né en Haïti. J’y ai vécu dans les sonorités chantantes du créole. Les échos de tam-tam, les grands rires nègres ont bercé mon enfance. Dès mes premières années, je me suis imaginé les cliquetis des bruits d ’épées que les flibustiers ont croisées avec les Espagnols. À vingt ans, j’ai été l’un des fondateurs du centre d ’art qui déclencha l’explosion des « peintres du merveilleux ». J’ai travaillé dans des imprimeries, pratiqué la linotypie. J ’ai participé au mouvement révolutionnaire dit des « Cinq Glorieuses ». Puis menacé de mort, expulsé de mon sol natal par une junte militaire
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qui s’était emparée du pouvoir, je me suis retrouvé en France. Hélas, « européanisé par force majeure ». Je suis de la Caraïbe. Ma famille vient de cette partie du monde. L ’aventure des Bloncourt a c ommencé en Guadeloupe. Un de mes ancêtres, Melvil, mon grandoncle, a été une des figures célèbres du Paris intellectuel et politique de la seconde moitié du xixe siècle. On retrouve sa trace dans l ’histoire de la Commune de Paris. Ses pairs et amis furent Charles Baudelaire, Alphonse Daudet, Alexandre Privat d ’Argemon, son compatriote, Victor Schœlcher, Edgar Quinet qui fut son maître trois années durant au Collège de France, et le premier de tous, q u’il admirait profondément : Voltaire !… Melvil eut également pour ami, Nadar, oui, le photographe Nadar ! Communard farouche, il fut c ondamné à mort. Se réfugia en Suisse, puis en Guadeloupe, d ’où il revînt député. L’exemple de cet aïeul a marqué toute la famille jusqu’à ma génération. Les valeurs liées au courage, à l’engagement, aux idées républicaines, ont façonné mon existence. Le récit de ses exploits était accompagné de sa photo, de celles de mon grand-père et de sa femme. Photos jaunies que je possède encore. Elles ont traversé plus d ’un siècle et nous montrent leurs visages souriants, fixés dans une sorte d ’éternité inaltérable. Ce sont sans doute les premières épreuves
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que j ’ai contemplées. Elles me parlent vraiment d ’eux et m’assurent de leurs existences. D’autres images ont frappé mon attention. Celles de livres de ma mère, dont j’ai oublié les titres, qui traitaient de la Commune de Paris. L’une d ’elles m’a particulièrement marqué : des communards fusillés et placés dans leurs cercueils. Pas seulement par son côté dramatique, mais parce qu’elle m’interrogeait sur le pourquoi d ’un tel sacrifice. Cette image ne me montrait pas uniquement l ’événement, mais m ’interpellait sur l’engagement de ceux qui y figuraient. J ’allais au-delà du document pour rencontrer l’Histoire. C’est là que j’ai c ompris que je pouvais aussi être, à l’instar de ce photographe de la Commune, un « passeur de mémoire ». Faire de mes images, non pas seulement la copie d ’une situation, mais un puissant sujet de réflexions. Il n’y a pas de photographie suprême, il faut parler « des » photographies, toutes celles qui sont pratiquées au plus près de l’aventure humaine : la photo de mode, de sport, les animaliers, le portrait, l ’exploration des astres, le photojournalisme, celle du secteur médical, celles de l’art c ulinaire, et j’en passe. Elle est l’écriture de notre temps, avec syntaxe, déclinaisons, et même fautes d ’orthographe photographique. Dès mes premiers pas dans le
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photojournalisme, je me suis rendu compte q u’il n’y avait rien de moins objectif qu’un objectif photographique ! Que l’image faite par le photographe dépend de ce q u’il veut lui faire dire. Que l ’image est fiancée à sa légende. Qu’elle est même dépendante du journal qui la donne à voir. L’objectivité dans tout ça ? Eh bien, j’ai pris parti. Je ne suis pas objectif. Résolument. J ’ai des choses à dire et à transmettre. Je veux faire des images qui traduisent mes propres convictions. Qui vont dans le sens des idées que je veux partager, propager. Je veux soumettre l ’objectif de mon appareil à ma propre objectivité. Je n’ai pas de rancœur. À quatre-vingt-huit ans, bientôt, je n’ai aucune raison, en racontant mon parcours, de ne pas dire les choses comme je les ai vécues, les livrant sans fard à ceux qui me liront, étant convaincu qu’il faut changer le monde, en construire un nouveau, un possible, qui permettra aux peuples de s’épanouir. Il faut que les jeunes générations puissent inventer de nouvelles formes d ’organisations qui éviteront les écueils que nous avons rencontrés et qui ont pourri nos démarches… Je suis c onvaincu qu’il ne faut rien cacher. Ma contribution est de tout révéler pour aider à la réflexion, pour permettre de scruter à fond les immenses erreurs qui ont causé la dégradation de notre merveilleux idéal d ’un monde nouveau.
Quotidien communiste 25 février 1950. Je rentre au 37 rue du Louvre, siège de L’Humanité. Il est neuf heures précises. L ’imposant immeuble abritait encore, il y a peu, Le Figaro. Ironie de l’Histoire ! Je suis reçu au quatrième, par le secrétaire général du journal, Jean Coin. L’air austère mais courtois. L’humour n’est pas de mise. Il faut tout prendre au sérieux. Même sa propre allure… À cette époque, les deux grands titres de la presse communiste, L’Humanité et Ce Soir, cohabitent à la même adresse. Le premier a pour directeur Marcel Cachin, un vieillard entouré du plus grand respect, une éminente figure du congrès de Tours qui donna naissance au Parti communiste. Mais il n’a aucun pouvoir. Une éminence grise veille, à sa place, à la marche du journal et le dirige d ’une main de fer : Étienne Fajon, membre du bureau politique du Parti. Ce Soir est sous l’autorité d ’Aragon. Pour couvrir l ’actualité, chaque publication a son propre service photographique. Ceux-ci alimentent
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l’agence photographique du Parti (Union française photographique), qui couvre la presse c ommuniste de province : Rouge Midi dans les Bouches-du-Rhône, La Marseillaise à Marseille, Les Allobroges à Grenoble, La Liberté à Lille, La Voix du Peuple à Lyon, sans oublier La Terre de Waldeck Rochet à destination des paysans. Jean Coin me présente au chef du service photo, René Barthélémy, puis à mes futurs collègues, Henri Prigent, Francis Paillard, Rochain (dont j ’ai oublié le prénom), qui fut résistant FTP, et Boix, un Espagnol, déporté en Allemagne durant la guerre. Les photographes de Ce soir quant à eux occupent un bureau voisin. L ’ambiance règne, surtout la mauvaise : Jean Coin, avant la visite, m ’a demandé de les avoir particulièrement à l’œil, car en dehors de leur responsable, Joaneau, aucun n ’est adhérent au parti. Chaque jour, à dix-sept heures, j’assiste à la conférence de rédaction de L’Humanité, dirigée par Étienne Fajon. Je dois rendre compte du travail des photographes et présenter les images que nous avons sélectionnées pour l’édition en cours. Je ne vais pas tarder à comprendre que tout le monde se méfie de tout le monde. Les premiers jours, Coin me fait venir dans son bureau et me questionne sur la marche du service photo. La semaine suivante, il me nomme carrément « responsable politique »,
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avec pour mission la réorganisation du service. Je suis perplexe. Barthélémy est quand même mon chef de service. Ma situation est ambiguë. Coin m’explique que mon rôle sera de parvenir à hausser la vision politique des photographes afin qu’ils ne demeurent pas de simples « presse-bouton »… Chaque photographe dispose d ’un box personnel pour développer ses films ou ses plaques. Un grand laboratoire commun aux deux services, est équipé de plusieurs agrandisseurs, dont un vieux Lorillon à crémaillères. On y fait les tirages. Dans un autre local, les glaceuses à plaques servent au séchage des épreuves. Il y a aussi un banc de reproduction. Nous utilisons la poudre de magnésium pour les prises de vues nocturnes dans des salles faiblement éclairées. Cette poudre est dangereuse. Elle peut exploser à la moindre étincelle. Elle est gardée sous clef, dans un placard situé dans le couloir longeant nos bureaux. Par la suite, nous nous sommes servis de lampes à filaments, puis sont arrivés les « éclatrons ». Dans le fameux placard se trouve la réserve des papiers photo sensibles, des plaques en verre pour nos appareils Gaumont, des pellicules pour nos Rolleiflex, Rolleicord ou Semflex. Nous ne possédons pas encore de 24x36. Barthélemy et moi avons chacun une clef. Tout est sous c ontrôle : le moindre matériel sorti est
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scrupuleusement noté. Il faut en surveiller l ’usage pour éviter tout détournement à des fins personnelles ! J’essaie bien d ’organiser une façon plus confiante de gérer notre stock par une forme d ’autogestion par tous, mais Barthélémy s ’y oppose, me disant q u’il est impossible d ’envisager une telle démarche avec les photographes de Ce Soir qui ne sont pas membres du parti, et dont il faut a priori se méfier. Il m’affirme que l’administrateur du journal, Jacques de Sugny, n’accepterait pas ma proposition. À l’époque, je ne pouvais pas imaginer que ce même Jacques de Sugny serait chassé quelques mois plus tard pour avoir détourné d’importantes sommes d’argent au moment du tournage d ’un film réalisé pour le cinquantième anniversaire de L’Humanité, La terre fleurira. Attenant à nos bureaux se trouve une autre salle où est installé, sous la direction de Monsieur Fruitier, le service retouche. Toutes les images sélectionnées doivent passer entre ses mains afin q u’il applique au verso le coup de tampon qui autorise les photo graveurs à en faire des clichés. Par principe, l’un des retoucheurs ajoute un petit coup de gouache ou d ’aérographe pour justifier son travail. Opération inutile, car les tirages sont en général parfaits. Mais c’est ainsi ! C’est décidé par « Le Livre », c’est-à-dire le syndicat à majorité CGT qui tient tout en main. Il a imposé ses normes. Dès 1944, à la Libération de
Au siège de L’Huma, 37 rue du Louvre, au service photo. De gauche à droite : Barthélémy, Prigent et Rochain, moi et Cognéras – 1950
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Paris, cette organisation a passé des accords avec la SNEP (Société nationale des entreprises de presse). Le service « retouche » ne sert pratiquement à rien, sinon permettre à six employés d ’avoir un emploi et de toucher un salaire. Les c onditions de travail sont exceptionnelles : six heures quarante par jour ! En outre, l’absentéisme est la règle ! Au bout de l’immeuble, donnant sur la rue, au même étage, se trouve la salle des bélinogrammes. Un matériel assez sophistiqué permettant d ’expédier ou de recevoir par téléphone des documents photographiques. Là encore, le travail n ’est pas une priorité ! Très peu d ’images sont transmises ou expédiées chaque année. À la période du Tour de France, on s’active un peu plus ! Cinq ou six documents par étape ! C ’est dire que « l’ingénieur belin » (il en a le titre !), monsieur Lagare, passe son temps à se tourner les pouces. Il vient souvent bavarder avec nous et se retrouve la plupart du temps à la cafétéria située à l’étage au-dessous. Évidemment, notre ingénieur est membre du syndicat du livre ! ’Huma ne manque pas de suivre le Tour de France L cycliste. Deux journalistes de la rubrique sportive, deux photographes et deux motards c omposent l’équipe chargée d ’en suivre les péripéties ! Le Tour passionne, plus encore qu’aujourd’hui, la France entière. Une
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camionnette, la « voiture labo », fait partie de la caravane qui suit la course. Une véritable chambre noire avec agrandisseur, cuves de développement, plus la « valise belin » qui sera c onnectée dans un bureau de Poste de la ville où arrive l’étape, pour transmettre les quatre ou cinq photos les plus marquantes. J’ai l’occasion de faire mes premières armes de reporter-photographe en suivant plusieurs étapes du Tour. Le photographe est installé, selon l ’expression consacrée, « derrière moto ». Loulou est mon « motard de presse ». Comme des centaines de ses collègues, son métier, le reste de l ’année, est de transporter les journaux vers les différents points de distribution. Il porte sa casquette à l’envers. Pour q u’elle reste en place quand il roule, souvent à des vitesses folles. Il boite. Un jour il s’est cassé une jambe, à l’arrêt, en descendant de sa machine qui s’est renversée sur lui. Il a bricolé son engin pour le rendre plus performant et se vante de dépasser les 200 kilomètres à l’heure en moins de deux minutes ! Barthélemy m ’a appris à me servir d ’un appareil Gaumont. Il en existe deux formats : le 9x12 et le 6x9. Je parle en centimètres ! L’appareil est équipé de deux magasins contenant chacun douze plaques. C ’est peu, quand on c onsidère que la mise au point se fait à l ’œil, qu’il faut estimer la distance
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sans la moindre erreur à vingt centimètres près ! Une fois la distance prise en compte, il faut régler l’appareil au moyen d ’une petite tige qui agit sur la monture hélicoïdale de l’objectif. Puis il faut encore s ’occuper du diaphragme, décider du temps d ’obturation… Que de temps perdu ! Que de gestes ! Que d ’attention soutenue ! Mon œil a cependant acquis rapidement la notion des distances. Je fais facilement la différence entre un mètre, un mètre vingt, un mètre cinquante, un mètre quatre-vingt etc. Il faut dominer instantanément toutes ces exigences techniques, qui perturbent la c oncentration sur le sujet à photographier ! En appuyant sur le déclencheur une fraction de seconde trop tard, on rate la magie d ’une expression ou le point c ulminant d ’un événement. Je rêve de progrès, pour atteindre l ’instantanéité de la prise de vues. Nous ne possédons pas de zoom, il n ’a pas encore été inventé. Nous utilisons des objectifs de 50 à 90 millimètres de focale, ce qui nous oblige, lors des manifestations de rues quelquefois violentes, à nous rapprocher des intervenants en prenant des risques. Je développe mes photos dans le box qui m’est alloué. Mes collègues me prodiguent leurs conseils, commentent les résultats. Je maîtrise rapidement cette manipulation relativement simple.
Les Boucles de la Seine, course cycliste, avec Louison Bobet , Hassenforder, etc. Ici, Louison Bobet – 24 Juin 1956
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Au bout de quelques mois, je reçois ma carte de presse, no 14 295. Je suis affecté à la rubrique des sports. Je couvre les matchs de boxe qui finissent tard le soir. Mes collègues évitent d ’y aller. Dernier rentré au service, cela m’échoit, bien entendu. Je deviens donc un familier du Vel d ’Hiv où se tiennent ces rencontres. Les places sont justes au bord du ring. Tellement près des boxeurs, que nous recevons leurs crachats ! À vrai dire, je suis un piètre photographe de boxe. J’oublie d ’appuyer sur le déclencheur tant je suis subjugué par les coups qui s ’échangent. Mes photos sont médiocres. Je suis davantage fasciné par le public. Par ce spectacle étrange que m’offrent, dans la pénombre, ces centaines de visages passionnés ! Ces moments passés autour du ring se révèlent plein d ’enseignements. J’apprends « à voir », ce qui est différend de « regarder ». La photographie, comme outil d ’information d ’un événement, est un moyen de c ommunication visuel. Elle permet une sorte de « recréation de la réalité », ce qui remet donc en cause son objectivité ! Je n ’ai pas encore réussi à maîtriser parfaitement l’action simultanée de mon doigt et de ma pensée afin de faire « la » photo, donnée en pâture à des milliers de lecteurs. Je dois m ’entraîner, tel un athlète sur un stade, afin que l’œil (qui voit) et le cerveau
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(qui pense) puissent agir de façon instantanée sur le doigt (qui déclenche). Il me faut obtenir une parfaite synchronisation entre ces éléments pour maîtriser la rapidité de décision qui provoque l’instant du déclic. Ne pas c ompter sur le hasard qui parfois, mais très rarement, sourit au faiseur d ’image. Telle une fois, où j’ai pu passer pour un grand professionnel, la chance m’ayant permis de prendre une photographie extraordinaire. C ’était en février 1953, lorsque le boxeur américain Percy Basset disputait son titre de champion du monde, catégorie poids plume, face au français Ray Famechon. J’ai pu saisir l’instant où le coup de poing de Basset décrochait presque la mâchoire de Famechon. J’étais placé dans le seul angle où cette image pouvait être réussie. Miracle ! J’ai appuyé au bon moment sur le déclencheur. Aussitôt après, j ’ai sauté sur la moto Peugeot 125 que L’Huma mettait à ma disposition, foncé au labo et développé cette photo qui, le lendemain, était publiée. Grâce à l’agence de presse du parti (UFP), elle a été largement diffusée ! Ceux qui savaient que j’en étais l’auteur – car nos photos n’étaient jamais signées – disaient quand ils m’apercevaient : « Voilà Bloncourt, le grand photographe de boxe ! »
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Durant ma première année de pratique, je découvre que la photographie peut faire apparaître le monde sous des aspects que l’on avait jamais « vus ». Le quotidien peut devenir exceptionnel, la vie subir une transfiguration. La photographie – celle-là, bien entendu – celle du photojournalisme, est un art spécifiquement lié aux procédés d ’impression, à la presse, à l’information. Elle a c onquis sa popularité en descendant dans la rue par les kiosques à journaux. Elle pénètre dans des millions de foyers par les magazines et même par la télévision. Chaque matin, chaque semaine, le photojournaliste expose pour des millions de lecteurs. Son art est lié à cette industrie de la presse que je considère comme une salle d’exposition quotidienne, permanente, populaire, ouverte au public de la rue, aux hommes de tous les jours. Je ne sépare point la poésie de l ’information et le respect d ’autrui, de la façon d’informer. Nous sommes responsables des images racontant l’événement que nous avons pour charge de transmettre, de décrire. Un journaliste, un photojournaliste est l ’homme qui doit se battre pour une plus juste et plus humaine vision de notre devenir. Ces réflexions m ’habitent en permanence. Je ne me sens pas à l’aise dans ces arènes où dominent violence et fric ! Cette année passée au milieu des hurlements hystériques accompagnant les affrontements des boxeurs m’a insupportée. Je pense
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que ce métier a mieux à m ’offrir. Il me faut participer directement et efficacement aux luttes sociales que mène le parti que j’ai rejoint. J ’arrête de couvrir les matchs de boxe et me rapproche de la rubrique le « Front du Travail ».
Table des matières Introduction. Passeur de mémoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Quotidien communiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Première rébellion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Capa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Photographier chez les staliniens . . . . . . . . . . . . . . . 41 La retouche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Portraits de dirigeants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Dans une émeute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Les réflexes du Rolleiflex . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Picasso et Lurçat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Sur le qui-vive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 L’avant-garde de la rue Humblot . . . . . . . . . . . . . . 91
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Photographier l’URSS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Ruer dans les brancards . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Chez les « gueules jaunes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Libéré ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 La leçon du mégot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 Reportages de mai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Une profession enfin reconnue . . . . . . . . . . . . . . . 155 Portugal 1974 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 Le sable n ’est pas mon allié . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Les livres muraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Un Noël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Retour au pays natal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Témoin en colère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 La fillette de Saint-Denis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Conclusion. Chambre noire, idée claire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217