l'Expérience à l'épreuve. Correspondance et inédits (1943-1960)

Page 1



COLLECTION HORS - CAHIERS


Frontispice. Ariane Fruit, La meute #4, Linogravure sur papier 100 x 175 cm, 2014 (Prix GRAViX 2017) © Ariane Fruit.


Georges Ambrosino, Georges Bataille L’Expérience à l’épreuve, correspondance et inédits ( 1943-1960 ) Édition établie, présentée et annotée par Claudine Frank

éditions les cahiers



introduction Claudine Frank

La première lettre de Georges Bataille à Georges Ambrosin­o dans l’après-guerre date du 21 novembre 1945. Sa dernière lettre – un brouillon du 24 octobre 1960 – n’a jamais été envoyée. Ambrosino écrit à Bataille le 15 juillet 1943 et le 15 février 1944 puis, après novembre 1945, de nombreuses lettres se succèderont jusqu’en octobre-novembre 19471. Certaines lettres de Bataille ayant peut-être disparu, celles d’Ambrosino semblent prédominer au début de cette correspondance, mais un dialogue soutenu s’établit entre juin 1946 et janvier 1947 pour céder la place, ensuite, à la seule voix de Bataille. Ensemble, ils abordent : La Part maudite2 ; le lancement de Critique. Revue générale des publications françaises et étrangères ; les projets et les conceptions théoriques de Bataille ; leur amitié, ancrée dans le militantisme d’avant-garde et l’expérience d’Acéphale ( 1936-1939 ) ; le champ intellectuel parisien de 19451947 très marqué par l’existentialisme, le communisme et le marxisme, le surréalisme, et la bombe atomique. Nous ajoutons comme annexes un essai inédit de Bataille sur JeanPaul Sartre de 1946 et plusieurs séries de notes et manuscrits d’Ambrosin­o de 1943 à 1949 – dont certains conservés sous l’état de photocopies3 –, documents essentiels à la compréhension des rapports entre Bataille et son ami scientifique,

7


Correspondance Georges Ambrosino & Georges Bataille

de quinze ans son cadet, qui reste une ombre mystérieuse dans les innombrables études de son œuvre. Ainsi reconstituée, leur correspondance complète celle de Bataille avec le philosophe Éric Weil à propos de Critique4, elle fournit de précieuses indications sur les enjeux et déboires du projet de La Part maudite5, et présente une nouvelle perspective sur le mythe et les échos d’après-guerre de la société secrète Acéphale6. 1 L’amitié intellectuelle et passionnelle de l’écrivain inclassable et du physicien nucléaire prend sa source dans le militantisme et l’avant-garde des années trente – arrière-fond de leurs retrouvailles en 19457. Pour évoquer la teneur de cette ancienne relation, reprenons les rares écrits d’Ambrosino et les témoignages d’Esther Ambrosino, son épouse, et de ses amis Jacques Chavy8 et René Chenon9 qui ont appartenu aux mêmes groupuscules que lui. Fils d’émigrés italiens, Ambrosino comprenait et lisait l’italien, mais ne le parlait jamais10. « Connaissais-tu mon oncle Marius ? » écrira-t-il en 1944 à Chavy : « Peut-être l’as-tu rencontré chez moi ! C’était un homme extrêmement primitif, simple et je l’aimais beaucoup. Un bombardier l’a massacré. Il n’a certainement jamais compris la société autrement que comme une idole. Nous, pleins d’irrespect et de blasphème, nous vivons. »11 Pendant qu’Ambrosino choisit de suivre des études de physique, le jeune homme – il a alors 19 ans – se radicalise en compagnie de Chenon, un camarade du lycée Chaptal,

8


Introduction

qui étudie les mathématiques12. ( Ce seront des « frères siamois-ennemis » toute leur vie durant, expliqua celui-ci13. ) Après un bref engouement pour le surréalisme, les deux s’en détachent vite pour s’orienter vers la politique, selon Esther Ambrosino14. Leur premier mentor sera le militant René Lefeuvre15, qui, dans la lignée de Rosa Luxemburg, organisait l’association « Amis de Monde » – Monde étant la revue d’Henri Barbusse16. Quand une scission chez Monde donna lieu à la nouvelle revue Masses, Lefeuvre créa les « Amis de Masses » : cette revue et son association cherchaient à « développer la conscience de la classe ouvrière » par la voie, entre autres, d’une « université populaire », écrit Aliette Armel17. Dans son journal intime, en mars 1932, Chavy évoque avec enthousiasme des conférences dans des milieux ouvriers, puis en avril : « Ce matin 1er cours de maths de Zino [ Ambrosino ]. Il s’en tire très bien [… ]. Seulement il suppose que tous sont aussi intelligents que lui – et il brûle les étapes. Mais il présente la chose sous un jour passionnant, d’autant plus qu’il affiche un certain mépris à l’égard des mathématiques18. » L’apprentissage politique d’Ambrosino se poursuit dans le Cercle communiste démocratique [  CCD  ] de Boris Souvarine où, d’après Chenon, les deux étudiants découvrent des hommes de gauche européens ; puis, à La Critique sociale de Souvarine, à leur « grande surprise », ils rencontrent « des anciens surréalistes : [ … ] Leiris, Queneau, Bataille »19. Le CCD antistalinien et la revue, renommée de nos jours pour ses analyses pluridisciplinaires du marxisme, vont cesser en 1934 suite aux triomphes d’Hitler. La petite histoire retient aussi la rupture entre Bataille et Souvarine

9


Correspondance Georges Ambrosino & Georges Bataille

occasionnée par Colette Peignot20. Mais Chenon cite de surcroît cet autre incident : [ L ]es communistes ont toujours été des gens très moralistes. Ce n’était pas le cas de Zino qui était un homme tout à fait passionné. Il a fait éclater le cercle quand Souvarine lui a posé des questions de cet ordre [… ]. Finalement Boris lui a demandé : « Mais enfin, vous seriez avec la femme aimée dans une voiture, vous feriez attention à la façon dont vous conduisez votre voiture ! » Et Zino lui a répondu : « Mais absolument pas, monsieur ! Loin de moi cette idée absurde ! » [… ] Après cette mémorable séance, nous sommes allés à la [ Bibliothèque ] nationale trouver Bataille pour lui dire : « Voilà, on a foutu la pagaille au Cercle ! »21

Étudiant boursier à Grenoble (1933), puis à Strasbourg (1934-1936), Ambrosino est néanmoins un actif « partisan de Bataille »22 au sein du mouvement Contre-Attaque – « union de lutte des intellectuels révolutionnaires »23 – qui regroupe Georges Bataille et André Breton dans une même volonté d’élaborer de nouveaux mythes anti-fascistes24. Constatons surtout une lettre de Bataille au jeune Roger Caillois : « En plus de vous et de moi, il est possible de compter immédiatement sur Ambrosino, [ Imre ] Kelemen25 et [ Pierre ] Klossowski26. » ( Caillois, sceptique, est alors en train de quitter le mouvement, l’attitude politique de Bataille lui paraissant trop agressive27. ) En 1970, Henri Dubief esquissa un portrait des recrues solidaires de Bataille à Contre-Attaque qu’il avait longuement côtoyées en 1935-1936. « [S]ouvent universitaires », et « fortement disciplinés » par des « organisations de jeunesse socialistes ou communistes » ( donc connaissant à fond

10


Introduction

Rosa Luxemburg et Herman Gorter28 ), ils étaient « relativement mieux informés de la philosophie allemande que les gens de ce temps »29. Dans un descriptif pour Les Cahiers de Contre-Attaque, Ambrosino évoque « le monde annoncé par Nietzsche, le monde qui liquidera toute la certitude morale30 ». Et c’est avec la très nietzschéenne communauté d’Acéphale, à la fois studieuse et dionysiaque, qu’il jouera un rôle primordial auprès de Bataille. Ce phénomène post-surréaliste qui de nos jours protège toujours ses mystères ne peut être cerné par quelques phrases. La « communauté négative31 », selon la phrase de Maurice Blanchot, se retire du champ politique dans le silence et le secret d’une expérience existentielle et « sacrée » focalisée sur l’érotisme et la mort32. Mais Acéphale recèle aussi le projet d’incarner, comme une art-performance transgressive avant la lettre, le noyau contagieux d’un mythe révolutionnaire – antimilitaire, antinationaliste, antifasciste et anticommuniste33 – à la lumière du durkheimien Collège de Sociologie34. « [ L ]e projet que j’avais formé ( si l’on veut : que je n’avais pu rejeter ) était le suivant », déclara son fondateur dans les années 1950 : « je me croyais alors, au moins sous une forme paradoxale, amené à fonder une religion. Ce fut une erreur monstrueuse, mais réunis, mes écrits rendront compte en même temps de l’erreur et de la valeur de cette monstrueuse intention »35. Sans parcourir cette histoire, soulignons qu’Ambrosino, jeune agrégatif, ressent dès le début une nouvelle lutte de pouvoir avec Caillois ( lui-même agrégé de grammaire en 1936 ) qui fréquente certaines réunions initiales avant que la société réellement secrète, à base de serments, ne

11


Correspondance Georges Ambrosino & Georges Bataille

se concrétise au printemps 1937. En décembre 1936, de Grenoble, Ambrosino se plaint à Kelemen que le jeune normalien exerce trop d’influence auprès de Bataille : « Acéphale ? G[ eorges ] B[ ataille ] sous l’emprise de Caillois. Pffui36 –. » Un mois plus tard, il éreinte une conférence de Caillois qui, selon l’étudiant en physique, cherche à « faire clairement apparaître, par une expérience scientifique, la totalité que recèle tout être » ; or Ambrosino d’affirmer : « La seule qualité que nous voulons reconnaître et d’une manière constante à l’être est sa scission, en lui-même et contre lui-même37. » Visiblement, il s’inspire des écrits de Bataille marquant l’illusion et l’insuffisance de l’être – tels que « Sacrifices »38 et « Le labyrinthe »39. ( Ayant quitté le groupe vers le début de 193740, Caillois restera le principal collaborateur de Bataille au Collège de Sociologie. ) Leur formation scientifique, expliqua Chenon, était aux antipodes de cette avant-garde : Je me lançais en participant à Acéphale dans une aventure qui pouvait se terminer dramatiquement, aussi bien pour ma santé mentale que physique. Et j’avais choisi également [… ] une possibilité de ne pas me perdre en devenant mathématicien. [… ] [ J ]’étais sûr de retenir mon équilibre. [… ] Il y avait toujours donc la raison qui restait avec les mathématiques. [… ] [ J ]e ne sortais pas dans l’irrationnel absolu. Ce qui pouvait très bien arriver, parce qu’on nous entraîn[ ait ] – on s’entraînait – évidemment vers cette méditation sur la mort et la nuit et tout ça… Ça pouvait nous entraîner très loin41.

Dans le groupe Acéphale, Ambrosino semble avoir servi de bras-droit, de lieutenant, à Bataille – cosignant, notamment, les « questionnaires » ainsi que les invitations aux

12


Introduction

« entretiens » et « rencontres » ritualisés42. De plus, c’est lui qui « faisait les incisions », une petite entaille au bras gauche, au cours des initiations : « l’échange de sang » de la première « promenade » dans la forêt de Marly fut « un rite de boyscout absolument » souffla Chenon43. Puis, quand cette histoire s’est achevée en octobre 1939 à cause de la guerre, mais aussi plus précisément par suite du refus des adeptes de sacrifier leur chef44, Ambrosino écrit alors à Patrick Waldberg45 : « La question Bataille est liquidée46. » Chavy me confirma le statut privilégié du scientifique au sein du groupe : il était « beaucoup plus proche de Bataille que nous autres ». Ambrosino voyait Bataille « en dehors des réunions de groupe » et lui servait « un peu de mentor [… ] dans certains cas », pouvant lui apporter « un raisonnement logique. Il devait le freiner un peu dans ses folies »47. Ne l’a-t-il jamais incité ? « C’est possible ! Il a pu le freiner dans certains cas et l’encourager dans d’autres, lui faire comprendre que certaines de ses positions étaient erronées48. » Ne tarissant pas d’éloges, le fidèle ami décrivit Ambrosino comme « le plus intelligent d’entre nous tous [… ]. [ I ]l avait des idées originales sur tous les sujets ; il savait expliquer ; il savait interpréter ce qu’il voyait, ce qu’il sentait ». Très sensible, il était aussi « très passionné ». Chavy avoua : « [ J ]e suis certainement un des rares avec qui il ne se soit jamais disputé. »49

13


1. Strasbourg, 1935. De gauche à droite : René Chenon, Georges Ambrosino, Olga Tabakman et Esther Tabacman. © Véronique Ambrosino.

2. Grenoble 1937. De gauche à droite : Olga Tabakman et Esther Tabacman, Georges Ambrosino. © Véronique Ambrosino.


Introduction

1 Entre avril 1939 et octobre 1945, les deux amis – Chavy, resté à Paris, et Ambrosino, jeune professeur à Nantes, puis Lyon – s’écrivent régulièrement. Ambrosino lit beaucoup. « Nous savons le maître qu’il faut suivre : Nietzsche », assure-t-il le 29 avril 1941, faisant écho aux lectures collectives en 1939 par les membres du groupe, sans la participation de Bataille : « N’est-il pas incroyable que nul jusqu’ici n’a émis l’idée qu’un redressement pouvait être autre chose qu’une renaissance du catholicisme le plus vieillot. »50 Parmi ses autres lectures philosophiques : Kierkegaard51, Jaspers52, Camus, Jean Wahl53. Il se tourne vers Ernst Jünger : « peut-être nous permettra-t-il de pénétrer dans cette conscience allemande qui détient, à l’heure actuelle, un morceau de la destinée de la planète54 ». S’y ajoutent Fichte et Goethe, mais aussi L’Essai sur les théories de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine de Raymond Aron55. Quant à la littérature contemporaine en général, c’est l’Ulysse de Joyce qui détient la palme56. À signaler aussi sa récente découverte de Aminadab, par Maurice Blanchot, annoncée en juillet 1943 à Bataille, dont l’amitié avec cet écrivain date de 1940 ( lettre 1 ) – suivie d’une confirmation à Chavy que Faux-Pas constitue « de la bonne critique littéraire57 ». Le nom de Bataille figure ici comme un thème récurrent. En juin 1942, le scientifique est bouleversé d’apprendre que celui-ci souffre d’une atteinte de tuberculose. « Il est temps de lui écrire car, malgré tout, je l’aime bien58 », écrit-il. En septembre, « [ j’ ]’ai reçu un petit mot de Bataille

15


Correspondance Georges Ambrosino & Georges Bataille

me demandant “où j’en suis”59 ». Au cours d’une visite à Paris en janvier 1943, le professeur reçoit une copie de L’Expérience intérieure60 dédicacée « à Georges Ambrosino en toute confiance, Georges Bataille61 » – ainsi que l’essai « Plan d’une élaboration »62, sorte d’exercice collectif pour les membres du cercle de discussion dénommé « Collège d’études socratiques »63. Ambrosino rapporte à Chavy que leur ami, quoique épuisé en apparence, « a, bien entendu, toujours une idée folle, jamais la même mais qui est invariablement optimiste64 ». Et d’expliquer leur désaccord au sujet de la joie qui, pour le physicien, implique « la conscience des antinomies dramatiques. Au fond, Bataille pense qu’il peut y avoir des solutions à ces antinomies, précaires, il est vrai, et que la chance peut réaliser65 ». En avril 1943, « toujours ( puissé-je dire vrai ) je pense à la “nouvelle religion” », écrit le professeur de lycée à propos d’Acéphale, ajoutant qu’il transmettra à Chavy le « lamentable » article de Sartre sur Bataille66. Sa lettre quelques mois plus tard ( lettre 1 ) et ses réflexions prolongées sur « Plan d’une élaboration » ( annexe 1 ) démontrent très clairement qu’Ambrosino rêve d’une « expérience intérieure » collective ou, du moins, partagée. Mais ce n’est pas sans ambivalence envers les attitudes de Bataille. En février 1944, il définit « la raison profonde de [ses] – et sans doute de [leurs] – désaccords avec Bataille » de la façon suivante : « Ces “gens” sont nés, ils sont au monde. Toute leur rage vient de ce qu’il y a un monde et qu’ils ne l’ont pas créé, et aussi toute leur souffrance. Un monde pour qui ils ne sont rien, ce en quoi ils exagèrent un peu, ce me semble. »67 Dès juin 1944, cependant, Ambrosino

16


Introduction

s’enthousiasme pour Le Coupable68 de Bataille, qu’il situe dans la mouvance d’une Saison en Enfer de Rimbaud et des écrits autobiographiques de Nietzsche : « Voilà exactement ce qu’il devait écrire. [… ] Je l’ai aimé cet homme et je l’aime encore. Mes difficultés avec lui ne sont pas totalement étrangères au dépit amoureux69. » ( En guise de dédicace, Bataille lui laisse une page blanche70. ) Ambrosino se penche alors sur les questions suivantes : « [Q]uel est le rôle de l’expérience intérieure proprement dite dans cette pensée ? comment retrouver une communauté ? Sur le premier point, je crains fort de ne jamais entrer dans les vues de Bataille71. » En novembre 1944, c’est à Waldberg qu’il adressera ces mêmes réflexions, disant ne désirer « rien d’autre qu’une insupportable lucidité et une intense “vie sacrée” ». Il voudrait retrouver leur « communauté » et « cette tension72 [qu’il n’a] su garder », c’est-à-dire : « [ s ]évérité dans la sensibilité, les jouissances “artistiques”, sévérité dans la volonté, dureté dans la vie sociale ( car [ils ne sont] pas de cette société ) »73. Dans une telle optique il rédige des notes sur L’Expérience intérieure, mais aussi sur la constitution d’une communauté ; sur la sexualité, la perte et le don ; et sur l’idéal d’un « collège de la liberté » qui enseignerait la philosophie comme « conscience aigüe de l’obscurité ambiante » ( annexe 2 ).

17


3. Lyon, 1945. Georges Ambrosino et sa fille Véronique. © Véronique Ambrosino.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.