Cahiers Artaud 3

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cahiers Artaud numĂŠro trois

ĂŠditions les cahiers



« Je veux rester mien ! » D’une révolution atomique Pour ne plus avoir affaire philosophiquement et politiquement avec « le néant coagulé » qui a nom : Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Michel Onfray et Éric Zemmour.

C’est Friedrich Nietzsche qui en 1874 parle le mieux de l’événement qu’il faut nommer Antonin Artaud et qui se déclencha en 1948, événement qui eut lieu quand disparut l’esprit d’abord et le corps ensuite du poète et penseur politique qui se faisait appeler le Momo alors que son nom était l’homme véridique. L’histoire de l’homme véridique on la lit dans ce livre de Nietzsche écrit en 1874 et qui s’intitule Schopenhauer éducateur, c’est un livre terrible, un livre qui démontre que la philosophie n’a jamais eu lieu car l’homme n’est pas encore né, il faudra l’inventer à nouveau demain, pour le moment c’est l’anti-création qui prédomine. Artaud avant de mourir ne dira pas autre chose, il ne fera pas autre chose que de constituer et créer sa dernière anatomie faite pour refuser la mort et pour augmenter le réel, homme total et dérivant, débordant, déconnant aussi. Ce que Nietzsche annonçait comme une éducation à l’homme véridique, Artaud l’écrit et le veut comme un théâtre : le théâtre de la cruauté est la mise en jeu objective et formelle de la révolution atomique décrite par Nietzsche en 1874.

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Chez Artaud, cela donne sur scène une révolte du corps contre les organes, autrement dit des acteurs contre dieu (le capital, le signifiant, la substance) 1 : Le corps est le corps il est seul et n’a pas besoin d’organes, le corps n’est jamais un organisme les organismes ont les ennemis du corps, les choses que l’on fait se passent toutes seules sans le concours d’aucun organe, tout organe est un parasite, il recouvre une fonction parasitaire destinée à faire vivre un être qui ne devrait pas être là. […] Le théâtre de la cruauté a été créé pour achever cette mise en place, et pour entreprendre, par une danse nouvelle du corps de l’homme, une déroute de ce monde des microbes qui n’est que du néant coagulé.

Chez Nietzsche, cela s’établissait en une série de scènes toutes issues du plus grande livre de philosophie du monde selon Gilles Deleuze et Félix Guattari Schopenhauer éducateur (le florilège d’extraits suivant forme ce qu’il faut bien appeler la renaissance de la philosophie à l’époque du nihilisme contemporain de 2007 à 2017) : Un jour d’hiver pèse sur nous et nous habitons dans la haute montagne, en proie au danger et au besoin. Brève est toute joie et pâle le rayon de soleil qui glisse vers nous de la montagne blanche. Alors une musique s’élève, un vieil homme tourne la manivelle d’un orgue de barbarie, les danseurs s’ébranlent – ce spectacle émeut le voyageur : tout est si sauvage, si clos, si terne, si désespéré, et voici que retentit un accent de joie, de joie instinctive et bruyante ! 2 Presque tout sur terre n’est plus maintenant défini que par les forces les plus grossières et les plus maléfiques, par l’égoïsme des possédants

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et par les despotes militaires. L’État, aux mains de ces derniers, tente bien, comme l’égoïsme des possédants, de tout réorganiser à son profit et de se faire le lien et la pression de toutes ces forces antagonistes : c’est-à-dire qu’il souhaite que les hommes pratiquent à son égard le même culte idolâtre que naguère ils vouaient à l’Église. Avec quel succès ? Nous aurons lieu de l’apprendre. Nous sommes en tout cas encore dans le fleuve chargé de glace du Moyen Âge ; le dégel a eu lieu et un mouvement l’agite, gigantesque et dévastateur. Les blocs s’amoncellent, toutes les rives sont inondés et en péril. La révolution ne peut plus être évitée, la révolution atomique. Mais quels sont les éléments insécables les plus petits de la société humaine ? 3 Tous les agencements de l’homme ne sont-ils pas ordonnés pour que dans une distraction constante des pensées la vie ne soit pas sentie ? Pourquoi veut-il si fort le contraire, c’est-à-dire justement sentir la vie, c’est-à-dire souffrir de la vie ? Parce qu’il remarque qu’on veut le tromper sur lui-même et qu’il existe une sorte de consensus pour le tirer hors de sa propre caverne. Alors il se rebiffe, dresse l’oreille et décide : « je veux rester mien ! ». Résolution terrible, il ne le comprend que peu à peu. Car il lui faut maintenant plonger dans les profondeurs de l’existence, avec sur les lèvres une série de questions insolites : Pourquoi est-ce que je vis ? Quelle leçon doisje apprendre de la vie ? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi faut-il que je souffre d’être ainsi ? Il se tourmente et il voit que personne ne se tourmente ainsi, combien au contraire les mains de ses contemporains se tendent avec passion vers les événements fantastiques du théâtre politique, à moins qu’eux-mêmes sous cent masques divers ne paradent en jeune gens, en hommes, en vieillards, en pères, en citoyens, en prêtres, en fonctionnaires, en commerçants, préoccupés ardemment de leur commune comédie et nullement d’eux-mêmes. 4

Pour finir, on rappellera que Nietzsche en 1874 est encore professeur de philologie à l’Université de Bâle, qu’il veut trouver un éditeur digne des ce nom (qui lui ferait gagner sa vie en tant qu’auteur) et changer de mode vie afin d’avoir des conditions de travail meilleures et de devenir le philosophe de ses rêves. Il l’écrit en ce sens, en mai 1874, à son ami Erwin Rhode :

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Me voici à nouveau plongé dans l’élaboration de plans pour m’assurer une pleine et totale « indépendance » pour échapper à toute relation officielle avec l’État et l’Université et pour faire retraite dans la plus éhontée des existences singulières…

Friedrich Nietzsche en mai 1874 avance sa danse et pousse son rêve d’homme sur la scène ouverte du théâtre de la cruauté joué à mort par Antonin Artaud en mars 1948. n Alain Jugnon


Images de l’inquiétude Voici venu le temps des âmes incendiées À Antonin Artaud I

Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été angoissé par la vue d’un mur en trompe-l’œil. La dernière fois que j’ai vu Lyon, j’ai failli concrètement m’évanouir. J’ai été pris d’un violent malaise alors que je traversais la rue de la Martinière. C’était devant la « fresque des Lyonnais » : un gigantesque trompe-l’œil de la taille d’un immeuble où sont représentés toutes les célébrités de la ville, de Irénée de Lyon à Bertrand Tavernier, en passant par les frères Lumière et Bernard Pivot… Mais je m’exprime mal. Ce n’est pas devant ce trompe-l’œil que j’ai été pris de malaise. C’est devant sa continuation sur le haut d’un immeuble qui lui faisait face : de fausses fenêtres peintes présentant de faux voisins dans leur fausse vie quotidienne, suspendus dans le temps et comprimés dans l’espace. Et sur la gauche de celui-ci, une femme tenant dans ses bras un enfant ouvrant grand la bouche comme s’il s’apprêtait à crier et pointant du doigt le passant, c’est-à-dire ce con qu’on appelle moi. Dans l’hallucination vertigineuse qui m’avait instantanément atteint, je me demandais dans quelle mesure la troisième dimension de l’espace n’allait pas se replier sur les deux précédentes et si j’allais éventuellement me retrouver emprisonné avec les hommes plats de la « fresque des voisins » : ombre parmi les ombres, au milieu des « images de l’inquiétude ». Certes, ça n’arrangeait rien de savoir que c’est dans cette même rue qu’en 1884, l’informateur de Huysmans pour la documentation de « LàBas », Joseph-Antoine Boullan (mystérieusement absent de la fresque des stars !) avait déplacé le Carmel d’Elie, dans lequel il pratiquait sa version customisée du dogme de la « réparation », intercédant à la « rédemption

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de l’humanité » par des partouzes religieusement accomplies. Pendant celles-ci, il lui arrivait de faire avaler des hosties consacrées recouvertes de son urine et de sa merde, et, au moins une fois, il fit disparaître, avec les moyens du bord, le fruit de ses saintes amours avec son ouaille favorite, Adèle Chevalier. Etait-ce le souvenir de Boullan qui avait produit l’état dans lequel je m’étais retrouvé ? Ou tout bêtement la présence d’un trompe-l’œil dans ce coin de rue ? À moins que ce soit plus probablement la coexistence des deux. Comme si l’association de ces deux éléments, la messe noire et le trompe-l’œil, touchait un point précis de mon imaginaire particulièrement accessible à la montée d’une boule d’angoisse et la compression des intestins : la psychogéographie de la Contre-Initiation, la psychogéographie du Mal. Je suis né dans le XVe arrondissement, rue de la fédération, une rue qui reliait les « deux XVe » (un seul aurait largement suffit !) : celui du pont Bir Hakeim qui donne sur la Tour Eiffel et celui de La Motte-Picquet Grenelle qui mène vers la rue du commerce. À côté de l’immeuble où mes parents et moi vivions, il y avait un grand terrain vague et un mur qui contint pendant plusieurs années une obscène peinture murale, un trompe-l’œil qui serait plus tard remplacé par la Maison du Japon. La peinture murale avait été commanditée à Bernard Heloua-Grimaldi par RTL dont les lettres s’affichaient en dégradé sous la forme de gradins en un peu discret placement de produit. Et elle représentait 437 célébrités « qui avaient fait le xxe siècle », y mêlant indifféremment Einstein, De Gaulle, Picasso, Kennedy, Marilyn Monroe, Jean Gabin, Freud, Edith Piaf, Chaplin, Hitchcock, Hemingway, Thierry Le Luron, Pétain… C’était hideux mais le mauvais goût avait pris la citadelle de l’humanité d’assaut pour ne plus jamais la lâcher. Tout était devenu moche : ça avait pris quelques années mais, au commencement des années 80, c’était prêt. Les films étaient devenus moches, les gens s’habillaient mal, les coiffures étaient atroces et les villes étaient salopées. Mais les trompe-l’œil qui m’inquiétèrent et m’inquiètent toujours le plus, eux, n’ont pas disparu de Paris. Il y a celui du 11 bis de la rue Pierre Nicole, dans le renfoncement d’un immeuble moderne, en continuation des fausses ruines qui ouvrent celui-ci : deux touristes qui se prélassent en buvant un coca devant les murs rouges d’un ancien palais

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détruit, une allégorie aussi discrète qu’entêtante de la « crise du monde moderne ». Et, de même que le « mur des Lyonnais » est situé face à l’ancienne chapelle de Boullan, les fausses ruines et la fresque de Ngoc Duong masquent ou indiquent une chapelle souterraine hypothétiquement dionysienne de Notre-Dame-des-Champs, situé en face à droite et inaccessible aux visiteurs. Et il y a cet autre, très grand, à l’angle des rue de Turbigo, de la rue Pierre Lescot et de la rue Étienne Marcel, avec un monsieur qui semble rejoindre sa petite fille en haut des marches d’un escalier pendant que deux musiciens jouent une sérénade sordide et sentimentale : pour je ne sais quelle raison absurde, je l’ai toujours associé à une sale histoire d’inceste étalée au grand jour, au nez et à la barbe des passants. J’ai appris plus tard que Fabio Riéti, l’auteur de la fresque, se mettait souvent en scène dans ses trompe-l’œil avec sa fille Leonor, qui a repris le job de son père. On les retrouve dans la fresque de la rue Quincampoix, le Musicien, là pour masquer une bouche d’aération, face au Centre Pompidou (encore lui). Et aussi dans sa plus angoissante, aujourd’hui disparue, la Porte-cochère, 27 avenue de l’Opéra, un homme devant une porte peinte à même la véritable porte de l’immeuble, qui s’apprêtait une fois de plus à rejoindre sa fille à l’étage. J’ai toujours eu la sensation, complètement injustifiable, dénuée d’arguments de valeur, que les trompe-l’œil étaient systématiquement installés dans les villes à des endroits stratégiques – des nœuds d’angoisse – pour révéler et masquer à la fois des événements abominables qui avaient pu y avoir lieu : des crimes obscènes, des sacrifices d’âmes innocentes. Si j’avais à représenter un centre contre-initiatique, je ne le figurerai ni comme un grand hôtel bâti sur un cimetière indien ni comme un cercle de douze petits arbres, mais sans doute comme un trompe-l’œil peint par-dessus un immeuble parisien ou lyonnais. Sans pouvoir y déceler une véritable « intention », on repère malgré tout une attirance naturelle de ceux-ci pour des lieux-clés dont on pourrait établir une carte comme si c’était une carte de « forces astringentes ». C’est de ce sentiment d’inquiétude personnelle qu’est probablement née mon obsession pour les délires paranoïaques attachés au sens caché des images : Les fans qui regardèrent la pochette de « Sgt. Pepper » et

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se demandèrent s’il ne s’agissait pas de la révélation de la mort de Paul McCartney, par exemple. Et toute cette cryptologie sauvage qu’on dit « complotiste », attachée aux images produites par le cinéma, la télévision ou les pochettes de disque – dans le genre de « Kubrick et les Illuminati » – que je trouve toujours simultanément fascinante et décevante, intuitive et limitée, mais toujours pourtant « pensée à l’envers ». Pourquoi ? Parce que la cryptologie sauvage questionne toujours l’intention des auteurs, alors que les grandes œuvres d’art sont le fruit d’une inspiration impersonnelle. Les œuvres d’art ne naissent de la volonté d’un artiste que lorsqu’elles ne sont pas très intéressantes. Lorsqu’elles nous obsèdent, c’est qu’elles semblent dictées par des forces extrahumaines, parfois lumineuses, parfois ténébreuses, et le plus souvent un complexe mélange, à débrouiller, des deux. En outre, il y a toujours une méthode de désensorcellement des obsessions produites par cette cryptologie sauvage qui nous pousse sans cesse à nous demander si le diable n’est pas caché dans l’image, ou si un disque ne nous transmet pas, à couvert, des idées criminelles. Cette méthode tient essentiellement dans la phrase « Vous les reconnaîtrez à leur fruit » qui revient souvent dans les paroles de Jésus et qu’on met si rarement en pratique. « Vous les reconnaîtrez à leur fruit » : cette phrase annule à la fois l’analyse paranoïaque et la « version officielle », toutes les deux basées sur le même leurre : celle de l’intention des auteurs, que celle-ci soit déclarée ou masquée. La phrase de Jésus est à la fois non-complotiste et non-anti-complotiste, non-dogmatique et non-sceptique. Elle nous encourage à ne pas chercher des choses cachées à l’intérieur d’un discours ou d’une image, mais à être attentif à ce que ces derniers produisent en nous. Elles nous encouragent à lire les images « comme si elles n’avaient été produites que pour nous » comme disait Sohrawardi. Ce ne sont pas les racines de l’arbre qui comptent, ce sont ses fruits. Et ce ne sont pas les intentions d’un auteur qui impriment notre esprit, ce sont les images dans lesquelles il recueille son inspiration. Ce sont ces dernières qui nous font vivre, en mal comme en bien. Ce sont elles qui nous nourrissent. Enfin, c’est par ces images qu’on meurt parfois d’une maladie de l’âme ; c’est par ces images que, parfois, on en guérit.

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II Mon plus ancien souvenir est peut-être un rêve (mais peut-être pas). J’ai tenté de le retranscrire deux fois : une première fois peu de temps après mes vingt ans, une deuxième fois peu de temps avant mes quarante. Je retrouve les deux « rêves (mais peut-être) » aujourd’hui, dans le sousdossier « Divers » du dossier « Textes » de mon ordinateur. Je les relis au moment où je fais les copier-coller. « Il s’agit d’une visite au zoo, écrit le jeune homme de vingt ans que j’ai été. Je suis avec mes parents et ma cousine, et nous nous tenons en attente devant la grotte d’une espèce de lama connu pour ne passer qu’à heures fixes. Nous attendons son heure et lorsqu’il sort, il se contente de s’approcher et de tirer la langue avant de retourner, superbe, dans sa petite grotte. » Écrite sans avoir relu la première version, la deuxième rédaction est sensiblement différente : « Je suis au zoo avec mes grands-parents. Nous sommes face à un espace ouvert, protégés par un petit muret de pierres blanches, et nous attendons un animal qui doit sortir d’une grotte au milieu de l’espace. Il sort rituellement, à heures fixes, et fait une grimace grotesque avant de retourner dans celle-ci. L’animal tient du lama et de la biche. » Cette deuxième version a été rédigée alors que je commençais une psychanalyse. Je m’étais rappelé de ce rêve lors d’une conversation dans une fête avec une femme que je n’avais jamais rencontrée auparavant et avec qui une sorte d’intimité spontanée s’était un peu mystérieusement installée. Pendant notre conversation, elle m’avait raconté ce qu’elle considérait être son plus ancien souvenir ou son premier rêve (peut-être) : la vision d’une créature mi-homme mi-cerf dans une ferme isolée apparaissant devant un mur rouge. Il est possible que le cerf de la jeune femme ait influencé mon lama de sorte qu’il se transforme sensiblement en biche. L’homme-cerf de la jeune femme me rappelait immédiatement Cernunos, le dieu-cerf, et cette vision recoupait une séquence au cœur de « Industrial Symphony no 1 », le spectacle de 1990 de David Lynch et Angelo Badalamenti, où la créature, éclairée par Michael J. Anderson, « l’homme de l’autre endroit », naît de la chute brutale de Julee Cruise et sur une musique à l’orgue brûlante. Le mur rouge m’évoquait également les rideaux de la Black Lodge. Le lama

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de mon rêve, par contre, renvoie plus probablement à celui de « Tintin et le Temple du Soleil », qui crache au visage du capitaine Haddock et au sujet duquel un petit enfant dit : « Quand lama fâché, señor, lui toujours faire ainsi. » « Qui est-ce qui m’a fabriqué des animaux pareils ? » demande alors Haddock en s’essuyant le visage. Le mot-clé, ici, est « fabriqué ». L’idée principale est celle de l’association de l’animal avec une mécanique créée par l’homme – et qui rappelle la notion détestable et stupide de Descartes qui fait des animaux des machines. Le sens du rêve est celui de l’attente d’un acte rituel, minutieusement préparé : cet acte rituel se présente comme une grimace ou une attaque surprise, mais une surprise précisément réglée pour l’amusement du spectateur. L’acte rituel chaotique ou violent y est, en réalité, le garant de la perpétuation du temps. Celui-ci assure un élément de continuité par la présentation d’un animal-totem. Ce lama est donc la première apparition de Dieu dans ma vie. Le lama est « mon premier dieu » comme l’Ours est le premier dieu de l’humanité dont la « sortie de la grotte » marque le début de Carnaval. Le « pet de l’ours » est ici remplacé par la grimace, la langue tirée ou le crachat du lama. C’est cette « sortie de l’Ours », que je ne connaissais pas à l’époque et dont je n’ai appris l’existence que très tardivement à travers la lecture de Claude Gaignebet, qui semble le moteur de toute ma quête esthétique dont ce rêve est l’annonce, presque la prophétie cryptée. À savoir traquer les traces de la Prisca Theologia ou de la Tradition Primordiale dans les œuvres d’art populaires. Le lama devenu « défenseur du Temps », c’est « Tintin et le Temple du Soleil », mais regardé d’un point de vue métaphysique ou spirituel. Un élément s’ajoute qui peut peut-être aider à expliciter ce rêve (mais peut-être seulement). Enfant, j’étais fasciné par l’automate du Quartier de l’Horloge : « Le défenseur du Temps » de Jacques Monestier, qui datait de 1979 et que j’allais observer régulièrement le Samedi avec mes parents lorsque nous passions par le quartier des Halles. « Le défenseur du Temps » était un homme se battant, avec une épée, contre trois animaux : un oiseau représentant le ciel, un dragon représentant la terre et le feu et un crabe représentant la mer. Toutes les heures il combattait pendant la durée d’une minute l’un des animaux qui se mettait à s’animer sur des sons de vagues, de grondements de terre, des crépitements XIV


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de feu ou de souffles de vent. Faute de financement, l’horloge a arrêté de fonctionner depuis 2003 et n’a jamais été réparée. 2003 : date symbolique s’il en est. On peut dire qu’après ce dernier instant de grâce fugitif – le fameux discours de Villepin à l’ONU expliquant le refus de participer au meurtre de masse du peuple irakien – la France est définitivement « sortie du Temps » pour entrer dans la mort. 2003 : c’était pourri avant, mais maintenant ce serait mort. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, les débats sur l’identité nationale, le bombardement de la Libye, l’islamophobie comme sport national, l’acharnement contre les Roms, l’état d’urgence, la répression violente des manifestations contre la « loi travail », etc. etc. Tout ça parce qu’on n’a pas réparé l’horloge de Jacques Monestier ? J’ai connu des principes de causalités plus mystérieux. Malgré les souvenirs, malgré les rêves, et parce que, une fois immobilisé, l’automate est devenue une « image de l’inquiétude » au même titre que les fresques murales de mauvais goût des années 1980 ou les trompe-l’œil lyonnais, il m’arrive souvent de retourner voir mon « défenseur du Temps » qui ne défend plus rien dans le Quartier de l’Horloge, un quartier qui donne l’impression de s’être arrêté lui aussi – comme un petit morceau de banlieue en plein milieu de Paris. III Pourquoi y a-t-il François Fillon plutôt que rien ? On se souvient de la déclaration, d’un comique insoutenable, de Hollande à ses deux journalistes : « Fillon n’a aucune chance. Non pas parce qu’il n’a pas de qualités, il en a sans doute… Mais son rôle est tenu par Juppé. C’est-àdire pourquoi voter Fillon, alors qu’il y a Juppé ? Il n’y aurait pas Juppé, je dirais oui, sans doute que Fillon est le mieux placé pour disputer à Sarkozy l’investiture. Mais il se trouve qu’il y a Juppé. » Il avait tort mais il a raison. La politique aujourd’hui n’est plus qu’une question de cul posé sur une chaise. Si le mec a posé son cul sur cette chaise, « il y a » cet homme. Sa fonction est totalement distincte de celles de gouverner, de défendre ou de punir. Ce sont des types en trompe-l’œil. Ils sont là

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pour représenter une fonction qui a disparu depuis longtemps. « Il se trouve » qu’il reste toujours une vague illusion de perspective, puisqu’« il y a » des hommes pour la représenter. C’est comme la running joke de la Rubrique-à-Brac de Gotlib : « Accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle. » La fresque murale en trompe-l’œil, c’est ce que produit la perspective quand on a retiré la peinture. C’est : accroche-toi à la perspective, j’enlève le style. Accrochetoi à l’illusion, j’enlève la beauté. Rien de plus laid qu’un trompe-l’œil. Rien de plus triste aussi. Mais un trompe-l’œil n’a pas besoin d’être beau, il n’a même pas besoin d’être gai, il lui suffit d’« être », c’est-à-dire de procurer l’illusion de la perspective. Si l’œil est trompé, alors le trompel’œil a rempli sa fonction. On ne lui en demande pas plus. Alors : « il se trouve qu’il y a trompe-l’œil » comme dirait Hollande. Nos hommes politiques sont pareils : ils n’ont pas besoin d’être bons, ils n’ont même pas besoin d’être intelligents : il se trouve qu’il y a des candidats. Si les trompe-l’œil se mettent à proliférer en France sous Giscard puis sous Mitterrand, c’est parce que les politiques giscardienne et mitterrandienne étaient elles-mêmes des politiques en trompe-l’œil. L’un était une droite en trompe-l’œil (l’ordre sans la justice) et l’autre une gauche en trompe-l’œil (la morale sans le social) et elles allaient finalement fusionner en une seule forme, sarkozysto-vallso-hollandienne : la répression sans la sécurité. Et celle-ci n’a même pas besoin de trompe-l’œil ou de fresque murale : c’est l’ensemble du pays qui est devenu un trompel’œil par l’intermédiaire d’une presse et d’une télévision intégralement indifférentes à la réalité. Sarkozy a appliqué à la lettre la « nouvelle philosophie » (BHL, Glucksmann, Bruckner) en détruisant la Libye sous le prétexte de la libérer de son dictateur, Kadhafi, qui avait auparavant financé sa campagne. Il a révélé au grand jour le trompe-l’œil des « droits de l’homme » : en surface, on agite le hochet de la démocratie ; en profondeur, on multiplie les bombardements. Valls et Hollande, eux, ont accompli le néo-conservatisme à l’américaine. Ils ont accompli Bush : plus nous jouerons aux guerriers, plus nous mettrons notre pays en danger, et, à force de prétendre le protéger par l’état d’urgence, nous ne le placerons que davantage sous la menace terroriste. Il ne manque plus que la XVI


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présidence de Marine Le Pen pour que le dernier trompe-l’œil explose en s’incarnant : l’« antisystème » qui masque le « système » suprême. Il ne faudra pas longtemps pour que le monde entier se souvienne de ce qu’il a toujours su et qu’il ne cesse d’oublier, à savoir que le repli nationaliste n’est jamais autre chose que la dernière carte du capitalisme, par laquelle le jeu s’arrête. Mais cette dernière carte est elle-même illusoire : il n’appartient pas aux hommes de décider quand le jeu s’arrête. Plus les hommes politiques, débarrassés des masques de moralité qui les protégeaient de la détestation populaire, tentent d’entraîner l’humanité dans une spirale de mort, plus celle-ci retrouve en elle la puissance visionnaire originelle que les générations précédentes avaient perdue ou oubliée. Comme dans la Matinée d’Ivresse de Rimbaud : cela commence par la rustrerie, et cela finira par des anges de flamme et de glace. Bientôt nous verrons des lièvres faire des prières aux arc-en-ciels à travers des toiles d’araignées. Bientôt nous tirerons les barques vers la mer étagée comme sur les gravures ; bientôt les castors bâtiront et les mazagrans fumeront dans les estaminets. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous en sommes encore à la déploration de la mort de nos idoles d’hier (David Bowie, Prince, Leonard Cohen, etc.), quand ce n’est pas la commémoration interminable des révolutions d’avant-hier, en témoigne la phrase fameuse qui ne cesse de circuler sur les réseaux sociaux : « All my heroes are dead and my ennemies are in power. » Nous en sommes encore à Hamlet. Nous hésitons devant l’action, parce que la conscience de ses conséquences possibles fait de nous des lâches. Le trompe-l’œil est là pour montrer quelque chose qui n’a jamais été vraiment caché. Ou plutôt pour indiquer : ici, autrefois, quelque chose a eu lieu, nous ne savons plus ce que c’est, mais nous nous souvenons que nous l’avons su autrefois, et que nous l’avons oublié. Ce qui s’inscrit sur les murs est de l’ordre du crime ancestral et de l’inéluctabilité du châtiment. Le trompe-l’œil est l’élément résiduel d’un traumatisme collectif : nous ne pouvons pas oublier, nous ne savons pas pourquoi mais nous ne pouvons pas avancer. Il y a encore ce rêve démoniaque qui nous déchire le cœur. C’est d’ailleurs comme ça qu’il faut comprendre les fresques murales morbides de l’aéroport de Denver. Rappelons les faits : au début des

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années 90, les administrateurs de l’aéroport commanditent à un artiste, Leo Tanguma, une fresque sur les enfants et la paix dans le monde, et celui-ci, comme s’il était devenu la proie d’un « fantôme affamé », s’abîme dans des images atroces d’indiens et d’africains morts, des espèces en voix d’extinction, des forêts en flammes, et une image immense de grande faucheuse traversant la Terre, occasionnant des destructions sans fin. La fresque est terrifiante mais elle apparaît néanmoins dans l’aéroport dès son ouverture en février 1995, malgré le caractère fou et absurde du projet. Les théoriciens du complot se trompent quand ils y voient, étalé au grand jour, le « projet » du Nouvel Ordre Mondial (un peu comme les Beatles auraient inscrit le secret de la mort de Paul McCartney dans les pochettes de leurs disques et les indices cachés dans les paroles des chansons). Ce que montre la fresque n’est pas un programme ; ce que montre la fresque a déjà eu lieu. Le Colorado est la proie du cauchemar de l’extermination des indiens, et, à travers elle, l’ensemble des exterminations passées. L’Amérique ne peut pas avancer, elle est bloquée définitivement sur une dette qu’elle refuse de payer, et qui la ronge de l’intérieur comme un savoir viscéral, physique, qui n’accède jamais à la conscience. Et la France des trompe-l’œil est analogue au Colorado de l’aéroport de Denver : elle ne pourra jamais échapper à son crime originel, le massacre des Albigeois. Enfin, si Lyon est, plus encore que Paris, la terre promise des trompe-l’œil, c’est parce qu’elle est le lieu d’où Irénée a originellement élaboré le chef d’accusation des gnostiques. Cette époque est sur le point de finir. Une fois assumé le deuil du magistère des héros de la culture pop qui incarnaient la continuité des communautés gnostiques comme le legs des traditions véhiculées par les nomades, nous n’aurons d’autre choix que de prendre possession de leur bâton de feu pour faire ressurgir les flammes de la vision retrouvée. Les poètes de notre passé étaient des tueurs de démons, mais, en nous épargnant cette tâche terrible, leur condition nous affaiblissait, car ils faisaient ce travail pour nous. Notre époque commence à l’instant même où leur force est partagée – et où, comme à la fin de « Buffy contre les vampires », de « potentiels » que nous étions, nous sommes tous « activés » à la fois. 2017 : Révolution gnostique. Voici venu le temps des âmes incendiées. n Pacome Thiellement



OUVERTURE Alain Jugnon V

« Je veux rester mien ! »

Pacôme Thiellement IX

Images de l’inquiétude

CRITIQUE Camille Dumoulié 27

Artaud la peste

CONTEXTE Jérôme Duwa 53

Artaud, Adamov : « … c’est-à-dire nulle part » ?

Gérard Mordillat & Jérôme Prieur 63

La véritable histoire d’Artaud le Momo

Pierre Parlant 91

Je suis le seul témoin de moi-même

Alain Santacreu 103 Artaud-Daumal : une rencontre fatidique pour le théâtre

DIALOGUE Jérôme Bertin 121

Aux faiseurs d’histoires embobinées

Gilles Chavassieux 127

Printemps 68. Le temps retrouvé du théâtre

Rodrigo Garcia 137 141

À une spectatrice en colère Raconter


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cahiers Artaud sommaire numéro

DOMAINE ÉTRANGER

Patrice Killoffer

Jordi Soler

100

155

Le cheval et l’éclair

CRÉATION J. & E. LeGlatin 168

Bande dessinée

Pacôme Thiellement 181

Menu le double

Nitcheva 187

Lâche les dermes éblouis

Jacques Sicard 195

L’œil et la peau

Zeno Bianu 213

Visage trou de lumière

Isabelle Romain 223

Café de Flore

Alain Jugnon 231

Petits Pères. Deux lettrés

J. & E. LeGlatin 186, 230 Bande

dessinée

Jean-Christophe Menu 184

Muzo 112, 113, 114, 115, 116, 117

Placid 193, 209, 210, 211

Antonio Werli 221, 222, 229

PHOTOGRAPHIES Philippe Cibille 40, 49

Rodrigo Garcia 145

Guido Mencari 146, 149

DESSINS Olivia Clavel 19

Vincent Corpet 193, 209, 210, 211

Notes

259

Illustrations

262

Bibliographie

263

Auteurs

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Cette PERSONNE très ordinaire et absolument anti-grammaticale et qui s’appelle ARTAUD c’était moi.


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