Cahiers Bataille 3

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c E A L

A R T L

H S A E

éDITIONS LES cAHIERS

I B I 3



cahiers Bataille numĂŠro trois

ĂŠditions les cahiers


ENTRETIEN Edgar Morin 11

Bataille l’aérolithe

CRITIQUE Elisabeth Arnould-Bloomfield 31

Bataille et ses bêtes

Ji-Yoon Han Les « monstrueuses 51 anomalies » du Bleu du ciel

CONTEXTE Michal Krzykawski 77

Après coup : de l’effet-Bataille à l’aveu de Bataille

Takashi Ichikawa 95

La politique du mythe : débat virtuel entre Bataille et Drieu

Jean-Michel Heimonet 113

La grève du négatif et la révolte contre l’Histoire

Claire Lozier 129

Ma mère de Georges Bataille et de Christophe Honoré : regards croisés


cahiers Bataille sommaire numéro

3

COMPTE-RENDUS Monika Marczuk 145

À en-tête de Critique. Correspondance, 1946-1951, Georges Bataille/Éric Weil

Elias Pérez 148

Bataille à Lascaux, Daniel Fabre

Tobias André 150

157

la Part Maudite de Georges Bataille. La dépense et l’excès, Christian Limousin et Jacques Poirier (dir.) « Georges Bataille ou l’expérience des limites », les Hommes sans épaules no 37

Olivier Meunier 159

Georges Bataille ou l’envers de la philosophie, Frédéric Altberg, Joël Balazut

CRÉATION Léa Bismuth / Anne-Lise Broyer 165

Journal traversé / Journal de l’œil

Bruno Fern 187

B. en 12 coups

INÉDITS Georges Bataille 229

Lettres à Joseph Roche (1919-1921)

Iconographie Jean-Gilles Badaire Dessins

22-27

Jean-Sébastien Rossbach « Combarelles »

73, 127, 161

Typhaine Garnier 201

Scènes du puits

Christian Limousin 215

« Un monde habitable » (extraits), illustré par Claude Stassart-

Springer

Notes

237

Bibliographie

251

Index

257

Auteurs

261



j’irai toutefois au bout de la possibilité misérable des mots



entretien



Bataille l’aérolithe Edgar Morin entretien avec Olivier Meunier

Sociologue et philosophe des sciences, Edgar Morin est directeur de recherches émérite du C.N.R.S. Il est réputé comme l’un des principaux penseurs de la complexité, prolongeant ainsi les efforts de Norbert Wiener en cybernétique et de Ludwig von Bertalanffy en biologie, afin d’appliquer la « science des systèmes » aux sciences sociales. Parmi des dizaines d’ouvrages de référence, la Méthode, somme encyclopédique composée de six volumes et publiée entre 1977 et 2004, est considérée comme son œuvre majeure. En 2012, un universitaire réunionnais, Cédric Mong-Hy, publiait une version allégée de sa thèse de doctorat sur Georges Bataille, Bataille cosmique. Ce livre a l’immense intérêt d’établir un lien fondamental entre la pensée de Bataille et les sciences dites « dures » : physique, chimie, biologie…, auxquelles il avait été sensibilisé par Georges Ambrosino 1 dans les années 1930. Il y est aussi réaffirmée la proximité intellectuelle de Bataille avec la pensée complexe : Cédric Mong-Hy insiste dans cette partie sur la « complicité de pensée » entre Bataille et Edgar Morin. Il rappelle qu’ils s’étaient côtoyés rue Saint-Benoît, chez Marguerite Duras et Dionys Mascolo à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Cet entretien porte sur cette complicité intellectuelle, du point de vue d’Edgar Morin.

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Bataille l’aérolithe Entretien avec Edgar Morin

Outre quelques repas où j’étais présent chez Marguerite Duras, je me souviens d’une conférence qu’il avait faite au Cercle ouvert, créé par Jacques Nantet 3, qui tenait ses réunions à SaintGermain-des-Prés, où les idées circulaient beaucoup. Avant que Bataille ne publie son livre sur l’érotisme, il y avait fait une conférence sur ce sujet. Et je le vois encore dire avec cette sorte de passion réfreinée que « l’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort ». J’avais été très honoré qu’il publie son article « Le paradoxe de la mort et la pyramide » 4 à propos de mon livre l’Homme et la mort. J’ai gardé une relation avec lui bien après cette article ; nous avons eu une courte correspondance 5. Puis j’ai cessé d’habiter chez Marguerite, et je ne vois plus les occasions durant lesquelles j’ai pu le rencontrer. Mais je peux dire qu’au cours de ces années s’est consolidée en moi l’idée qu’il fut beaucoup plus important et créateur que Sartre.

Avant de le rencontrer rue SaintBenoît, connaissiez-vous les écrits de Georges Bataille ?

Oui, ma découverte de Bataille date de la Seconde Guerre mondiale : j’avais lu à cette époque l’Expérience intérieure, qui m’avait beaucoup frappé. Je me sentais tout à fait à l’aise dans cette espèce de rationalité mystique, ce mysticisme « à vide ». Suite à la parution de ce livre, j’avais lu les critiques de Sartre à propos de Bataille 2, qui ne me paraissaient pas du tout pertinentes déjà à cette époque. J’avais aussi des éléments de connaissance du Collège de sociologie. Et Dionys Mascolo, qui était lui-même un fervent bataillien, m’avait fait lire les éditions sous le manteau de Madame Edwarda et d’Histoire de l’œil. Mais le livre qui m’a beaucoup influencé un peu plus tard, c’est la Part maudite : cette façon de repenser l’économie sous l’angle de la dépense et de la consumation m’a paru tout à fait décisive. Et j’ai entièrement intégré ça dans mon travail.

Laure Adler écrit, dans sa biographie de Marguerite Duras 6, qu’il y a eu pour cette dernière deux auteurs qui ont compté réellement, à savoir

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Bataille l’aérolithe

Maurice Blanchot et Georges Bataille.

livre offre entre autres une vision nou-

Et vous précisiez vous-même que

velle de la notion de culture, qui serait

Dionys Mascolo était un fervent

la manifestation d’un débordement,

bataillien. Est-ce que c’est durant la

d’un surplus d’énergie vitale qu’il

fréquentation du « groupe de la rue

faut dépenser. Vous vous êtes donc

Saint-Benoît » que vous êtes revenu

à ce moment-là familiarisé avec les

à Bataille, ou bien il ne vous a jamais

notions de consumation, de dépense,

vraiment quitté ?

de dépense improductive. En quoi ce livre et cette pensée nourrissent votre

Non, pour moi Bataille était un auteur existant. À l’époque, il y avait des noms comme Queneau, comme Lacan, comme Bataille, qui comptaient et qui se concrétisaient autour de la table, chez Marguerite. J’étais un peu comme un provincial qui débarquait à Paris, je découvrais tout ce « monde-Gallimard », d’autant plus que Dionys y travaillait, ainsi que Robert Antelme, qui lui a participé à l’Encyclopédie de la Pléiade avec Raymond Queneau. Lacan était un nom important, qui m’incitait à aller à son séminaire à Sainte-Anne. Je fréquentais aussi Queneau avec sa femme Janine. Mais, pour moi, Bataille reste – je ne peux pas dire le « philosophe » ou l’« essayiste » – le « penseur » de cette génération ou de cette époque. C’est indubitable !

travail à cette époque, qui aboutira notamment à l’Homme et la mort ?

Avec Bataille, j’ai découvert que la dépense est destructrice, mais qu’elle détruit pour mieux créer, tout ceci dans un mouvement perpétuel. Sa réflexion rejoint d’ailleurs celle de Schumpeter 7, qui avait inventé la notion de « destruction créatrice » en économie. En réalité, la « destruction créatrice » de Schumpeter n’est qu’un autre visage de la « création destructrice » bataillienne. Tout cela m’a ouvert un horizon inconnu. Cette façon de voir l’économie à l’envers des économistes, tout en étant proprement économique, m’a semblé tout à fait magistrale. Je rédige l’Homme et la mort à la fin des années 1940, au moment de la parution de la Part maudite. Donc, cette conception du monde doit y être présente. Mais il n’y a pas que

Vous évoquiez tout à l’heure votre découverte de la Part maudite : ce

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Edgar Morin

celle-ci. Il y a aussi la présence, proche de celle de Bataille, de Roger Caillois et sa réflexion sur la fête, sur l’aspect dionysiaque de la vie. Mais la fête telle qu’elle était dans les sociétés archaïques et traditionnelles, c’est-à-dire en tant qu’excès et dépense par rapport à une vie quotidienne de sobriété. Et j’y parle aussi de la transgression. J’avais donc été contaminé par les idées de fête, de dépense et de consumation, qui s’intégraient très bien à ma vision anthropo-sociologique.

Dans l’avant-propos à la Part maudite, Bataille écrit : « […] comment nous

conduire à la mesure de l’univers, si nous nous bornons au sommeil des connaissances connues ? » Ce qui est frappant tout au long de votre carrière, c’est que vous ne vous êtes pas non plus borné en termes de connaissances, en développant comme lui une anthropologie globale et exigeante. Dans le même champ que vous – cette anthropologie totale –, que vous apporte Bataille ?

Je me sentais en effet proche de lui, parce qu’il était un omnivore qui essayait de repousser les limites du possible. Et, de fait, il a éclairé des aspects occultés ou ignorés de l’anthropologie, ce que moi je nomme, un peu comme lui, « anthropologie », c’est-à-dire une connaissance de l’homme dans toutes ses dimensions, que l’on peut mettre en opposition dans une certaine mesure avec la conception universitaire 8. Par exemple, à propos de la bipolarité homo sapiens/homo demens, il est évident que s’il n’y avait pas eu ce travail de la pensée de Bataille sur moi, l’aspect demens, qui ne concerne socialement que le résidu humain qui passionnait Bataille, me serait resté totalement

La fête est associée à la notion de sacré, qui fut une préoccupation constante et centrale pour Bataille : sa conception du sacré est-elle proche de la vôtre ?

Oui. Dans la mesure où j’ai un sentiment du sacré indépendant de tout rite religieux – bien que je sache que c’est à travers ces rites que le sacré existe – j’ai pu l’intégrer, à la suite de Bataille, dans ma vision laïcisée du monde. Or, dans la pensée laïcisée contemporaine, il n’y a plus de sacré, il n’y a plus de mystique, alors que fondamentalement, ils y sont pourtant présents.

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Bataille l’aérolithe

obscur. Ce que m’a aussi révélé mon travail sur l’Homme et la mort et qui a entre autres un lien avec Bataille, c’était la découverte de l’universalité du mythe. Dès Néandertal, intervient la croyance au spectre qui survit à la mort, à la fois conscience et négation de la mort, dans le cadre d’un mythe qui structure cette croyance. Cette idée qu’il n’y a pas de société sans mythologie, même dans les sociétés dites « laïques » – le communisme, par exemple, a été un grand mythe religieux – bien que ne relevant pas directement de Bataille, ne peut entrer que dans un champ de vision commun.

cette pensée de gauche, critique du régime stalinien, mais sans être véritablement trotskyste. Et c’est ce qui lui donnait cette lucidité. Je me souviens que lors du « rapport Khrouchtchev », en 1956 – c’est une époque où Dionys et moi, nous avions eu un fort espoir de renouveau du communisme – Bataille demeurait en marge de cette illusion. Mais ça a eu pour effet qu’il n’a vite plus trouvé de référence positive dans l’évolution politique ; il est donc resté indifférent aux pensées de gauche et s’est vraiment retiré dans un autre royaume. Mais il peut y avoir des tentations de rechercher des applications pra-

Comme vous évoquez le commu-

tiques et politiques à cette pensée :

nisme, j’en viens à la part politique

par exemple, l’idée qu’il se faisait

de l’œuvre de Bataille : est-ce que

du soleil, unique source d’énergie

vous y avez été sensible ?

(que nous qualifions aujourd’hui de « durable ») pour l’homme, et la théorie qu’il a développée dans son projet

En effet, je peux dire que notre « complicité de pensée » se retrouvait aussi dans le champ politique. Les lectures que j’ai faites de ses articles des années 1930 dans la Critique sociale 9 m’avait paru extrêmement importantes. J’avais été frappé par leur justesse, leur perspicacité dans l’analyse. Bataille se situait en effet dans

de la Part maudite, pourraient faire de lui un penseur écologiste avant l’heure ?

Pré-écologiste, disons. Ce travail illustre surtout pour moi ses tendances « cosmologistes ». Car je suis frappé par les intuitions fortes qu’a eues Bataille – à qui il

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Edgar Morin

faut absolument associer Georges Ambrosino- et cette volonté d’associer sciences de l’homme et sciences de l’univers. Pourtant, toutes les grandes découvertes viennent après la Part maudite. Edwin Hubble 10 avait tout de même déjà démontré l’existence d’autres galaxies au-delà de la Voie lactée et établi sa loi d’expansion de l’univers. Contemporaines de ces réflexions de Bataille, il y eut aussi des découvertes fondamentales sur les problèmes de la vie, notamment par Crick et Watson 11, qui ont révélé la structure de l’A.D.N. : grâce à eux, nous savons que l’organisation de la vie a des qualités qui n’existent pas dans la matière non-vivante, mais la vie est faite de matière non-vivante, c’est-à-dire de molécules. Ceci nous a remis en parenté avec le monde physique. À partir de là, on a appris que ces molécules qui se sont formées sur Terre sont faites d’atomes de charbon qui sont nés dans une étoile, dans un soleil antérieur au nôtre. Et si l’on considère les particules, elles sont peut-être nées au début de l’univers. Tout cela pour dire que nous avons un héritage cosmique en nous, nous portons toute l’histoire de la

vie et toute l’histoire de l’univers dans notre singularité humaine. Ces découvertes se sont vraiment consolidées dans les années 1960, et pourtant Bataille, dans la Part maudite, conçoit l’être humain davantage comme un être cosmique que comme un être social. Et cette cosmologie, échafaudée à travers une « économie générale », peut-elle le rapprocher de ce que l’on nomme aujourd’hui « économie décroissante » ?

Avant de répondre, je tiens à préciser un point important : je pense qu’il faut lier la croissance et la décroissance, c’est-àdire qu’au lieu de les opposer de façon binaire comme on le fait en général, il me semble que le vrai problème c’est de voir ce qui doit croître. Or, ce qui doit croître, évidemment, c’est une économie « écologisée ». C’est aussi et surtout la régression de l’agriculture et de l’élevage industrialisés, qui sont terriblement destructeurs des êtres vivants et des sols. Et puis ce qui doit décroître, ce n’est pas seulement l’économie de guerre, mais c’est aussi l’économie de la frivolité, de l’incitation des publicitaires à faire acquérir

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Bataille l’aérolithe

des produits sans intérêt. Il faut savoir que la conscience écologique apparaît en 1970 seulement ; c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait les travaux des écologistes à partir de l’idée d’écosystème, de régulation spontanée de niches écologiques, et qu’il y ait des alertes écologiques pour qu’il y ait prise de conscience écologique. Par chance, j’étais en Californie à ce moment-là, et j’avais lu un article qui s’intitulait « La mort de l’océan » 12, tout à fait prophétique de ce qui se passe en ce moment. Puis, il y a eu le rapport Meadows 13 en 1970 qui indiquait que si l’on continuait comme ça, on allait vers l’épuisement de notre planète. Donc, si vous voulez, cette conscience apparaît et commence à se développer dans les années 1970, puis s’endort un temps, pour refaire surface après un événement comme la catastrophe de Tchernobyl. Je pense que Bataille aurait été de ce mouvement, il aurait intégré cette conscience. Mais, les éléments de cette connaissance n’ont pu être produits qu’après sa mort.

l’œuvre de Georges Bataille ? Du reste, il s’agit peut-être des mêmes facteurs de résistance à l’appréhension de votre travail.

Et là, on touche un problèmeclé. Ce qui résiste, ce n’est pas seulement l’institution qui est fondée sur la séparation et la clôture des disciplines. Ce sont aussi les mentalités. Celles du monde universitaire, et plus généralement intellectuel, auquel seuls échappent le romancier et le poète, font que les vérités transdisciplinaires ou métadisciplinaires ne sont que des bavardages. Ça m’a beaucoup frappé lorsque je suis rentré au C.N.R.S., où le mot « poésie » signifiait superficialité ou luxe, et le mot « journalisme » désignait la plus grande des réussites. Et, de nos jours, tous les responsables politiques ou économiques vivent au sein de ces structures mentales fondées sur la disjonction et la réduction. Donc, ce qui résiste le plus, c’est le paradigme, c’est la façon fondamentale d’organiser les connaissances. Par conséquent, c’est beaucoup plus difficile de détecter une erreur d’appréciation, une erreur d’observation, une erreur de logique, parce que

Qu’est-ce qui résiste de nos jours, selon vous, à la compréhension et à l’intérêt disons plus généralisé pour

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Edgar Morin

l’erreur est en amont dans la structure même de la réflexion, ce qui produit de l’aveuglement. Et donc, c’est une des raisons pour lesquelles l’œuvre de Bataille, et la mienne également, est assez difficile. C’est-à-dire qu’elle ne peut être intégrée que par les esprits qui n’ont pas été dominés par ce que j’appelle « l’imprinting », à savoir l’empreinte du savoir scolaire, universitaire. Et, heureusement, dans toute culture, à tous les niveaux sociaux, il y a des individus qui y échappent ; même dans des sociétés très religieuses, il y a des gens qui n’arrivent pas à croire, qui doutent. Ceux qui échappent à cette empreinte sont très dispersés dans différentes sphères : parfois dans l’économie, parfois dans l’administration, dans les universités. Je n’ai pas fondé mon travail, et je pense que ce fut aussi le cas de Bataille, sur une structure de pensée qui permet un consensus de base. Tout à l’heure, je parlais de l’opposition croissance et décroissance, afin de mieux montrer que nous vivons et réfléchissons de façon binaire : nous ne pensons pas le « et… et », nous pensons le « ou… ou ». Parfois, il faut penser le « et… et », mais cela implique d’associer

des notions contradictoires. Et, fondamentalement, qu’est-ce qui était contradictoire chez Bataille et qui n’a pas été reçu ? C’étaient le mysticisme et le non-savoir au sein d’un monde rationnel. Et il ne s’affirmait pas dans une tradition, dans un prêt-à-penser. Tradition rationaliste, prêt-à-penser structuraliste ou existentialiste. Justement, à propos de l’existentialisme, je reviens à ce que vous disiez des rapports de Bataille et de Sartre. Vous écrivez dans Mes philosophes : « [ … ] je le considère comme un

penseur essentiel, beaucoup plus important que Sartre » 14. Qu’est-ce qui différencie fondamentalement Bataille de Sartre ?

Prenez l’Être et le néant, par exemple. Les pensées de Jaspers, de Heidegger avaient déjà pénétré le monde philosophique français dès les années 1930. Des introductions de Jean Wahl avaient été rédigées sur ce sujet à cette époque, et des travaux de Heidegger avaient été traduits : c’était notamment le cas de Qu’est-ce que la métaphysique ?, que j’avais lu à ce moment-là. Donc, Sartre s’était inscrit dans cette tradition, et il l’a porté à

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Bataille l’aérolithe

maturité dans l’immédiat aprèsguerre. Ensuite, s’est imposée à lui la vulgate marxiste, qui a pris le pas sur l’aspect purement existentialiste : il est allé dans le sens de son époque, contrairement à Bataille. Et Sartre était plus abordable que ce dernier, ne seraitce que par ses romans : il a une œuvre romanesque très intéressante. Je me souviens qu’il m’en a d’ailleurs beaucoup voulu, parce que j’avais dit de lui un jour : « écrivain de génie, philosophe moyen et politique nul ». Face à cela, Bataille est un aérolithe, un aérolithe qui tombe du ciel. Bien évidemment, pour lui, il y a des racines : Nietzsche, Freud, Mauss et la notion de sacrifice humain – notion de sacrifice qui, appliquée aux sociétés modernes, était difficile à concevoir à son époque. Bataille est toujours resté en marge de toutes les tendances intellectuelles dominantes de son vivant. Et il me semble que tous ceux qui, comme Bataille, essayent de penser le contradictoire, l’unité du contradictoire, ne peuvent être que marginaux. La grande majorité des individus est prisonnière de la logique aristotélicienne : elle n’est pas assez héraclitéenne.

La pensée humaine a peut-être tendance à se fragmenter facilement ?

Surtout à notre époque : songez à la Renaissance et aux grands penseurs que furent Marsile Ficin, Pic de la Mirandole… Considérez la génération de Pascal : ce dernier était à la fois un scientifique, un mystique, un rationaliste… La fragmentation est venue avec le développement des disciplines scientifiques ; disons que l’université moderne a produit les sciences, mais, en même temps, elle a détruit ce qu’il y avait dans l’université ancienne, à savoir l’étude des auteurs classiques, qui eux-mêmes étaient pluridisciplinaires par la force des choses. Mais, maintenant, on ne fait plus cela. Donc, Bataille et moi sommes des aérolithes, bien que nous nous inscrivions dans une tradition minoritaire, mais qui existe dans la pensée occidentale : elle part de Héraclite, et elle passe par des mystiques : Jean de la Croix est tout à fait intégrable dans cette vision que pouvait avoir Bataille. Je trouve formidable cette idée du nonsavoir qui s’accroît avec le savoir et repousse les limites jusqu’au ravissement.

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Edgar Morin

de Roger Vailland 15, mais plutôt des expériences mystico-extaticoviolentes. Je n’en dirais pas plus, mais je veux signifier par là que je suis intérieurement très proche de Bataille sur de nombreux points.

Le ravissement relève du spirituel comme du sensible, ce qui rappelle que lire Bataille est avant tout une expérience.

C’est en effet une expérience, dans la mesure où vous l’intégrez autant à votre vie sensible qu’intellectuelle. C’est une pensée à vivre. Lorsque j’ai lu l’Expérience intérieure, ça m’a renvoyé à une partie non-claire de moi-même. Tous ceux qui m’ont influencé – car pour moi, il y a aussi Montaigne, il y a Pascal, Dostoïevski et les auteurs russes – tous ceux-ci m’ont révélé une part de moi-même. Mes vérités cachées me sont apparues. Et je dois dire que Bataille, que je n’ai pas connu pendant mon adolescence – car, mes grandes découvertes, je les ai faites entre treize et quinze ans – m’a marqué profondément à un moment où, durant la Seconde Guerre mondiale, il était difficile d’être marqué par un auteur. Et en ce qui concerne l’érotisme, en ce qui concerne un aspect de ma vie dont je n’ai jamais vraiment parlé, je dois dire que j’ai eu quelques expériences d’abîme érotique très batailliennes. Pas du tout les expériences

Ce doit être justement une puissante expérience de lire Bataille, sa Somme

athéologique, au moment même où il l’écrit, somme qui n’aurait peutêtre pas été aussi intense sans les événements de la Seconde Guerre mondiale.

En effet. J’ai eu pour ma part une expérience de vie et de mort très profonde à ce moment-là. Et bien que j’étais très absorbé par mes activités de résistance, il y avait toute une part de moi-même qui était amenée à prendre du recul et à réfléchir aux événements. Et il y a des œuvres qui brisent une certaine forme rigide de rationalité dans ces moments-là. C’est le cas des livres de Bataille. Mais c’est aussi le cas du Mythe de Sisyphe, de Camus. Le mythe de Sisyphe, je l’ai vu non pas comme l’échec de celui qui arrive au sommet en pensant enfin aboutir, sans doute parce que j’étais un peu déjà dans les problèmes de la biologie, mais plutôt comme la nécessité

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Bataille l’aérolithe

de recommencer toujours. C’est ce que j’ai développé dans la Méthode, à savoir : qu’est-ce que la vie ? C’est recommencer, recommencer, recommencer encore. Et donc, pour moi, le mythe de Sisyphe était réellement l’image de la vie, et non pas l’image de l’absurdité de la vie comme le voulait Camus. Vous parliez d’influences : il y en a une qui est indéniable chez Bataille mais qui n’a pas donné lieu à un chapitre, à l’instar de Bataille, dans votre livre

Mes philosophes : c’est Nietzsche.

Oui, en effet. Mais les oublis de Nietzsche et de Bataille sont plus dus aux conditions de réalisation de ce petit livre, qu’à un désintérêt de ma part. Je n’y ai pas parlé d’auteurs que j’aurais dû relire pour qu’ils y apparaissent. Parce que Nietzsche je l’ai lu successivement, par morceaux. Le concernant, il y a eu tous ces malentendus liés à la notion de surhomme – et qui aujourd’hui ne peuvent que s’accroître avec le post-humain 16. Cela dit, j’ai été beaucoup plus frappé par la force de ses aphorismes, et je n’ai peut-être jamais eu la force ou la patience d’avoir une vision bien

organisée de sa pensée. Mais, lui et Bataille avaient bien-sûr leur place dans ce livre, et j’en tiendrai compte s’il devait connaître une nouvelle édition. Vous resterait-il quelque chose à dire : Bataille pour le xxie siècle, par exemple ?…

Mais, bien-sûr, il faut le redécouvrir, dans toutes ses dimensions. Lorsque je feuillette le numéro un de vos Cahiers Bataille, je remarque qu’il y a une forte concentration de contributions autour de l’érotisme. C’est en effet un aspect frappant, mais ce n’est pas tout. Et puis, l’érotisme chez Bataille doit être lié au mysticisme, à l’économie, à l’anthropologie. Je pense qu’il faut le voir aujourd’hui dans son ensemble, et je souhaite que vous y arriviez à travers vos Cahiers. n

Edgar Morin et Olivier Meunier, mars 2014.


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