Cahiers Bataille 4

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cahiers Bataille numĂŠro quatre

dictionnaire critique de Georges Bataille

ĂŠditions les cahiers


PRÉSENTATION

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DICTIONNAIRE CRITIQUE

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amour angoisse animal artiste athéologie Bataille (Georges) bataille (nom commun) (1) bataille ( nom commun ) (2) bonheur chamanisme chance communauté communication communisme coupable Critique (revue) dépense Dieu économie générale économie restreinte Edwarda enfance érotisme errance expérience intérieure fascisme femme hétérogène

19 23 25 27 30 33 37 40 43 47 50 53 56 59 62 65 68 71 75 79 82 85 88 92 96 99 102 105

hétérologie honte impossible (l’) inconnu (l’) informe (l’) islam jeu joie littérature Mal (le) Marcelle masque matérialisme mort (la) mots musique mystique (la) non-savoir nudité nuit œil œuf part maudite perte petit (le) poésie politique porc poupée révolte sacré

108 111 113 116 119 121 125 128 130 133 136 137 141 145 148 150 153 156 169 172 174 177 179 182 186 188 191 194 197 200 203


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cahiers Bataille

dictionnaire critique de Georges Bataille

sacrifice sexe soleil souveraineté surréalisme tabou( s ) tête tombe transcendance / immanence transgression vérité Vézelay vide (1) vide (2) violence yoga DESSINS Jean-Luc Verna

206 209 212 217 221 224 227 230 231 234 236 239 242 243 246 249

161-168

ENTRETIEN

253-265

Michel Surya ACTUALITÉS

267-283

Lettres à Simone Kahn (1920-1960), André Breton The Sacred Conspiracy, Marina Galletti, Alastair Brotchie (sous la direction de) l’Art de la Faute selon Georges Bataille, Mathilde Girard la Perdi(c)tion de Georges Bataille. Essai de psychanalyse, Albert Nguyên APPENDICES index nominum auteurs

285-303



présentation

Avec ce numéro 4 des Cahiers Bataille nous proposons au lecteur un « Dictionnaire critique de Georges Bataille ». Nous l’avons appelé ainsi, premièrement, parce que cette appellation est un clin d’œil à la revue Documents ( 1929-1930 ), créée par Georges Henri Rivière et Georges Bataille, dans laquelle paraissait régulièrement une rubrique nommée « Dictionnaire critique ». On pouvait y retrouver des analyses brèves et décalées de mots d’usage tels que « gratte-ciel », « cheminée d’usine », « musée », « crachat », « poussière » etc. ; toutes les entrées parues dans cette rubrique ont été récemment rassemblées en un volume et publiées en 2016 grâce aux soins des Éditions Prairial. Deuxièmement, le titre « dictionnaire critique », appliqué aux mots-clés de Bataille, ouvre immédiatement, comme par un tour de magie, une perspective nouvelle qui permet de porter sur eux un regard décalé, donc un regard critique. Les principaux objectifs que nous nous sommes fixés avec ce projet sont de réaliser un ouvrage à la fois cohérent structurellement, compréhensible idéologiquement, à l’écoute de l’époque actuelle et incarné par les auteurs qui y ont contribué. Ce « Dictionnaire critique de Georges Bataille » est composé d’un ensemble non-exhaustif de mots-clés qui marquent son œuvre ou sont en lien avec lui. « La tâche de chaque contributeur – pour reprendre la formulation tirée de la lettre d’invitation à participer à ce volume – consistait à définir un des termes dans le sens que lui donne Bataille ( ou en restant aussi fidèle que possible ) pour ensuite le déjouer : soit en le mettant à jour, soit en le développant dans une direction insoupçonnée par Bataille à son époque ou inattendue pour le lecteur d’aujourd’hui, soit en le réfutant, soit en en donnant une lecture personnelle, soit en le détournant de manière comique ou tragique etc. ». Mais le défi qu’ont relevé les contributeurs demandait non seulement d’être proche de Bataille, de développer leur propre pensée tout en s’affranchissant de son autorité, mais aussi d’y arriver en environ 5 000 signes. Au cours des mois et des échanges qui ont précédé cette publication, la liste des mots-clés pressentis que nous avions établie a considérablement évolué : certaines notions ont disparu, n’ayant pas trouvé d’écho ( par exemple :

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« Extase », « Instant », « Manque », « Projet » ), d’autres – plus inattendues – l’ont enrichie ( par exemple : « Chamanisme », « Masque », « Mots », « Poupée » ). De la sorte, l’ensemble s’est formé de manière spontanée en affirmant son caractère propre, voire sa subjectivité. Au fil des pages, le lecteur identifiera trois principaux types d’entrées : 1. entrées directes – notions présentes dans l’œuvre de Bataille, explicitement conceptualisées et largement développées dans ses textes, par exemple : « Angoisse », « Érotisme », « Impossible », « Non-savoir », « Souveraineté », « Transgression », etc. ; 2. entrées latentes – notions présentes dans l’œuvre de Bataille mais jamais explicitement conceptualisées ou bien laissées à l’état embryonnaire, par exemple : « Musique », « Poésie », « Vérité », « Coupable », etc. ; 3. méta-entrées – notions absentes dans les textes de Bataille mais qui pourtant font partie de son œuvre ou de sa vie, par exemple : « Vézelay », « Critique ( revue ) », « Bataille ( nom propre ) ».

Tous types confondus, les entrées sont rassemblées et ordonnées par ordre alphabétique. Les registres d’écriture et les styles présentent un échantillon assez large : essais, textes savants, comptes rendus, interviews, poèmes, récits etc. Mais parmi toutes ces entrées, il y en a une qui mérite tout particulièrement d’être mentionnée. Il s’agit d’un fragment inédit de Bataille, un texte aphoristique daté probablement de 1946 ou 1947 et conservé dans l’enveloppe 127 au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale. N’ayant pour titre que les mots par lesquels il commence, à savoir « Il y a longtemps qu’un derrière révélé hors de propos fait rire… », nous l’avons placé sous l’entrée « Honte », entrée qui semble correspondre à son idée principale. Ainsi, Georges Bataille lui-même est devenu l’un des auteurs du présent ouvrage. Nous tenons à remercier Marina Galletti de nous l’avoir suggéré et communiqué ainsi que Julie Bataille d’avoir aimablement autorisé sa publication dans les Cahiers Bataille. Au-delà du « Dictionnaire », ce numéro contient également deux autres volets : – un « Entretien » avec Michel Surya qu’on connaît surtout comme l’auteur de la biographie Georges Bataille, la mort à l’œuvre ( Séguier, 1987 ; Gallimard 1992 ) et le fondateur de la revue Lignes qu’il dirige depuis déjà trente ans. Dans l’entretien proposé ici, nous voulions nous rapprocher davantage de son œuvre

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présentation

littéraire et théorique, de son engagement actuel mais aussi de sa personnalité tout court ; – une partie « Actualités » dans laquelle le lecteur retrouvera quelques comptes rendus de parutions récentes. Nous tenons aussi à souligner que les auteurs de ce numéro : – proviennent d’horizons divers : écrivains, enseignants et chercheurs, éditeurs, commissaires d’expositions, libraires, psychanalystes, artistes, etc. ; – appartiennent à des générations différentes : • ceux qui ne connaissent la pensée de Bataille qu’à travers les textes ; • ceux qui connaissent Bataille via la parole des personnes qui l’ont connu ; • ceux qui l’ont connu directement ; • et aussi Bataille lui-même. – viennent de nombreux pays : Allemagne, Belgique, Brésil, Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Iran, Italie, Japon, Pologne, etc. Ainsi, ce « Dictionnaire » – où la subjectivité et la sincérité prévalent à l’exhaustivité – se veut un ouvrage œcuménique. Enfin, le principe qui guidait notre entreprise consistait à considérer la fidélité à Bataille comme secondaire en regard de la fidélité de chaque auteur à luimême. L’idée qui soutient ce principe étant la suivante : plus nos propos sont sincères, alignés avec nos pensées et nos actes, plus notre esprit s’approche de celui de Bataille ; plus notre pensée est sous l’influence de ses textes, plus elle perd en force et en pertinence. C’est l’une des raisons pour laquelle nous avons souhaité que les auteurs se sentent véritablement libres d’affirmer leur présence à travers ces textes que nous livrons aujourd’hui à votre propre liberté. n Monika Marczuk & Nicola Apicella Direction de rédaction des Cahiers Bataille



remerciements

L’idée de réaliser le « Dictionnaire critique de Georges Bataille » est née un après-midi de l’été 2017 passé avec Chunming Wang, notre ami chinois et lecteur attentif de Bataille et de Jean-Paul Sartre. Comme tous les ans, il est venu à Paris pour y passer quelques semaines. Nous tenons ici à le remercier, l'échange avec lui ayant été un moment décisif pour le projet. Ce numéro n’aurait pas existé sans les contributeurs. Nous les remercions d’avoir voulu faire partie de cette aventure et nous mesurons combien chacun des textes importe pour cet ouvrage et le rend riche, vivant et humain. Nous remercions notamment tous les membres du collectif « Cercle Champ de Bataille » pour leur participation au projet et l’enthousiasme continuel qu'ils ont manifesté. Ce volume n’aurait pas été le même sans le soutien de John Jefferson Selve, fondateur et rédacteur en chef de la revue Possession Immédiate, et celui d’Emmanue­l Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (Paris). Nous les remercions pour la confiance immédiate et inconditionnelle qu’ils nous ont donnée ainsi que pour la générosité dont ils ont fait preuve. Nous remercions tout particulièrement Jean-Luc Verna de nous avoir généreusement ouvert ses archives des vingt-cinq dernières années et la Galerie Air de Paris pour avoir octroyé à ce numéro des Cahiers Bataille les droits de reproduction de ses dessins. Enfin, si nous regrettons que des esprits batailliens n’aient pu nous rejoindre en raison de leurs obligations ou convictions, nous les remercions pour leur intérêt et leur suivi du projet. Nous voulons aussi prier de nous excuser tous ceux qui auraient été potentiellement intéressés de nous rejoindre mais n’en ont pas eu la possibilité ; seules notre ignorance ou notre impuissance nous ont empêchés d’entrer en contact avec eux. n

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Un dictionnaire commencerait Ă partir du moment oĂš il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots.



dictionnaire critique de Georges Bataille



note au lecteur

Toutes les références aux citations de Georges Bataille sont mentionnées entre parenthèses et renvoient aux Œuvres Complètes en douze volumes publiées par les Éditions Gallimard entre 1970 et 1988. Le chiffre romain indique le numéro de volume tandis que le chiffre arabe qui le suit le numéro de page. Exemple ( V, 125 ) : volume 5, page 125. Les citations d’autres auteurs sont mentionnées entre parenthèses et renvoient aux titres d’ouvrages sans mention d’éditeur ni de page.

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amour La vérité de l’amour exige bien les violences sans merci de l’étreinte, mais elle n’apparaît qu’au hasard, dans la transparence du repos. L’image qui me vient le plus à l’esprit est celle d’un lac, celle d’un objet qui n’est jamais isolable comme objet, car ses eaux s’écoulent et leur surface est le reflet du ciel, ses fonds vaseux lui prêtent la douceur invisible qui l’attache à la profondeur d’un sol suivant le long glissement de la planète, ses bords rocheux s’effacent dans la luminosité des airs. Tout entière, la vérité de l’amour est suspendue dans ces moments de calme où nous en perdons la limite. ( VIII, 499 ).

Qu’en est-il de l’amour ? — Si je vous aime mais que vous ne m’aimez pas, je souffre. Vous laisserai-je partir ? Non. Je ne vous laisse pas partir. Car l’amour est l’union. Et seule votre présence saurait l’accomplir. Mais quand je m’approche de vous, vous vous éloignez. Vous avez tout pouvoir sur moi, mais il vous est indifférent. Plus vous êtes détaché, plus je m’attache à vous. Et moins vous m’aimez, plus je vous aime. Drôle de mécanique que celle de l’amour. Je souffre donc. Dans mon for intérieur, je cherche la source de cette souffrance. Et je la retrouve : on peut ne pas m’aimer. Comment l’accepter ? J’essaie. Je laisse le temps agir, le mal s’agrandir et s’approfondir, en l’éprouvant sans détour. Je comprends que si je prêtais mieux l’oreille au monde, j’entendrais la même voix que la vôtre me dire : « tu n’es pas indispensable », « ta présence ou ton absence ne changeraient rien dans le cours des choses ». Coûte que coûte, j’écoute cette voix. Elle me blesse mais elle sonne juste. J’accepte de souffrir.

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Et en accueillant la souffrance, comme par surprise, je découvre une joie venir de votre indifférence, de l’indifférence du monde, je me réjouis de ne pas être aimée et ne pas l’être – paradoxalement – me donne un sentiment de paix et de gaîté. Je vous laisse partir. Car je vous aime. L’amour est une séparation. — Si je vous aime et que vous m’aimez, alors sommes-nous heureux ? Nous nous regardons, nous dormons, parlons, rions ensemble, fouillons sans fin dans nos corps. Je vous aime et, dans vos gestes, je lis aussi l’amour. Mais quand je vous embrasse de toutes mes forces – comme chaque nuit où nous nous endormons ensemble – je m’aperçois que nous ne pouvons pas nous fondre l’un en l’autre ; plus fort je vous serre dans mes bras, plus manifeste notre séparation m’apparaît. Comment est-il possible d’aimer, d’être aimé et pourtant rester séparés ? J’aimerais renoncer à moi, m’unir à vous, au moins vous appartenir, devenir votre bien ( une chose, un objet, un rien… ). Prenez-moi donc, je vous en supplie. Vous qui m’aimez, vous y répondez. Vous savez disposer de moi et vous y prenez du plaisir. Mais rapidement vous réalisez aussi que notre séparation est réelle. Est-ce pour ressentir frontalement la douleur dont cette séparation est l’origine qu’au lieu de me garder jalousement pour vous, vous m’offrez aux autres ? Vous scrutez mon plaisir sur le visage et à travers mon corps possédé par un inconnu. Vous goûtez, voyeur solitaire, dans la distance qui nous rend l’un pour l’autre inatteignables. Vous goûtez, voyeur solitaire, dans l’impuissance qui est la vôtre, feinte et réelle à la fois. Mais quand, d’un coup, nos regards se croisent fortuitement, je retrouve la douceur dans vos yeux et, dans les miens, je dois l’avoir aussi.

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amour

Nous sommes heureux dans la séparation. L’amour est la séparation. — Si vous m’aimez, mais que je ne vous aime pas, alors c’est vous qui souffrez. Me laisserez-vous partir ? Si vous me laissiez partir, je partirais, vous oublierais peut-être ou pas. Je penserais que vous n’avez jamais souffert ou je n’en penserais rien du tout. Mais si vous ne me laissiez pas partir, je vous donnerais tout ce que je pourrais. Tout, sans plus ni moins : je passerais du temps avec vous à discuter de sujets sérieux, à vous écouter avec mon âme et mon esprit, je vous donnerais mon corps aussi. Je serais sereine en vous voyant heureux. Je me dirais : je n’ai plus besoin de rien. Je vous aime même si je ne vous aime pas. Car vous êtes comme moi : seul. Comment puis-je ne pas vous aimer ? Comment ne pas aimer un être seul qui a tout à affronter ? Même dans les familles nombreuses, on ne cesse de l’être. Même dans les grandes villes. Bien qu’on me dise : « Ton affaire dans ce monde n’est pas d’assurer le salut d’une âme assoiffée de paix » ( cf. V, 416 ), je vous aime. Même si je vous quitte, je vous aime. Ne le prenez pas mal, je n’arrêterai jamais de vous aimer car on sera toujours et à jamais – séparés. L’amour est séparation. Je vous dirai plus encore : j’aime tous, sans exception. J’aimerais m’adonner à la foule : donner mon esprit, mon âme, mon corps, tout sans limite. Qu’on entende qu’il faut être rien pour atteindre tout. Comment ne pas comprendre l’orgueil du Christ qui est mort pour tous ? Il dit : « Je te comprends, je ne veux pas que tu souffres ». C’est de l’orgueil car mourir pour l’autre, on ne peut pas, même si l’on veut. On doit mourir chacun pour soi. Et c’est parce que tu dois mourir pour toi et je dois mourir pour moi que je t’aime, que tu m’aimes

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peut-être. Et je t’aime infiniment, comme infinie est l’impossibilité de mourir à ta place. Je t’aime car je ne peux le faire à ta place, car tu ne peux le faire à la mienne. Je dois le faire pour moi. Tu dois le faire pour toi. Notre amour vient de là : qu’on doit mourir chacun pour soi. — Si vous ne m’aimez pas et que je ne vous aime pas non plus ? C’est une chance : ne jamais se rencontrer. Ne jamais s’embrasser. Rien peser, ni envisager. Ne pas vous importuner ni vous encombrer. Vous laisser vivre, c’est aimer. L’amour est une séparation. n Louise Robin

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