Cahiers Artaud n°1

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a r t a u d 1

ÉDITIONS LES CAHIERS



cahiers artaud numĂŠro premier

ĂŠditions les cahiers



cahiers artaud sommaire numéro un

dialogue

ouverture 10

22 26

Jean-Luc NANCY, Alain JUGNON – Comparutions d’Antonin Artaud

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Camille DUMOULIÉ – Sujet Artaud

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Bernard NOËL – Artaud le lalie

critique 32

40 52

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Olivier PENOT-LACASSAGNE – Nous qui avons le nom d’Artaud à la bouche

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164 171

contexte 70

86

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Camille DUMOULIÉ – Lacan avec Artaud. De « l’entre-deux-morts » à la « tropulsion de vie » Stéphane NADAUD – Artaud/ Kerouac. Vade-me(te)cum mexicain sous Peyotl Aurélien LEMANT – Insémination Infra-Terrestre 1902. Est-ce qu’un ange est un état d’esprit ?

Atsushi KUMAKI – Deux séries d’image dans L’Art et la Mort

création littéraire

Artaud

Pascal GIBOURG – Un corps greffé sur rien

Flore GARCIN-MARROU – Artaud et Deleuze : un désamour commun pour le théâtre ?

domaine étranger

Aurélien DEUDON – Le démêlé des révoltés. Artaud surréaliste Gérard MORDILLAT mauvais sujet

Joëlle GAYOT – Il n’y a pas de preuves d’Artaud, il n’y a que des traces

181

188

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Alain JUGNON – Artaud, que ton nom... que ton règne...

Charles PENNEQUIN – Le dernier des couillons suivi de Les poètes sont des prête-noms Jérôme BERTIN – Légions Artaud vs. Envoûtements et conspirations du laboratoire social Isabelle ROMAIN – Lettre d’une fille à naître Cédric DEMANGEOT dégondé

appendices

Caisson



moi, antonin artaud, non pas un homme mais un monde qui s’appelle l’homme



ouverture


comparutions d’antonin artaud jean-luc nancy, alain jugnon

passions du corps-théâtre 1 jean-luc nancy

Le théâtre est la seule forme artistique qui ne procède pas de l’élection et de l’intensification d’une région sensible. Chacun des arts procède d’une sorte de prélèvement et de concentration dans le foisonnement sensible, forçant ici le visuel, là le sonore, etc. Même le cinéma privilégie une forme de sensibilité, certes complexe mais qui forme bien un régime propre. La danse pour sa part engage le corps entier mais un corps qu’elle détache en allure distincte. Le théâtre en revanche paraît convoquer toutes les ressources de l’image, du son, du mouvement, de la parole, mais chacun de ces éléments peut toutefois y être supprimé jusqu’à un certain point sans dommage – et ce n’est pas dans une espèce d’assemblage ou de synthèse qu’il faut chercher l’identité propre du théâtre. Ce qui fait le théâtre, c’est la scène : mais ce qui fait la scène, c’est la présence des acteurs sur elle. Le corps : fait pour le dehors, pour sentir, absorber, émettre ; corpsmilieu, c’est-à-dire corps-rapport Parole : reprise du rapport comme tel Sensation – sentiment – sens Chaque fois un « se » sentir – donc être devant soi Au théâtre cela se passe entre d’autres corps et le mien, le mien luimême entre les autres corps-spectateurs

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Fond de scène, arrière-scène, obscène : « Il y a plusieurs manières de penser l’irreprésentable au théâtre. C’est d’abord la nuit, la visibilité du visible. La visibilité est nocturne, le diaphane ne se voit pas, ce au travers de quoi l’on voit, ce qui brûle le visible. Il y a toutefois une autre manière de penser l’irreprésentable, non pas simplement comme ce qui, rendant possible la représentation, ne se présente pas, mais comme ce qui est à jamais exclu, marginalisé, censuré, réprimé ou refoulé. Nous ne devons pas oublier que le réprimé (au sens politique) ou le censuré (au sens du refoulement inconscient) subit seulement un déplacement topique ; la censure, au sens psychanalytique du terme, n’anéantit pas la mémoire, elle déplace d’un lieu dans un autre, elle met en réserve, elle métaphorise et métonymise mais elle ne détruit pas. Or nous pourrions nous demander s’il n’existe pas une destruction radicale de la mémoire, un feu qui viendrait incinérer la mémoire sans laisser de traces. Alors l’irreprésentable ou l’imprésentable ne serait plus ce qui est exclu ou empêché d’être là, simplement déplacé ou déporté, mais ce qui est imprésentable parce qu’absolument brûlé par le feu. » (Jacques Derrida, « Le Sacrifice » 2) À ça on croit sans croire, on accède sans adhérer, on adhère sans fusionner.

artautomobile alain jugnon

Jacques Derrida dans le texte que vous citez veut « entendre et penser les rapports du théâtre et de la philosophie ». On peut penser, c’est ce que je voudrais m’atteler à penser, qu’Antonin Artaud s’y entendait en théâtre et en philosophie. Mon idée est que sur la scène artaudienne, il y a des oreilles nietzschéennes qui traînent : il y a aussi un nez. Tous sens qui détournent le spectacle du regard et du visuel. Même si, comme vous l’écrivez, le théâtre « convoque toutes les ressources de l’image, du son, du mouvement, de la parole », interpelle tous les sens, joue de tous les supports (suppôts) de signification (suppliciation), le théâtre d’Artaud,

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comparutions d’antonin artaud

lui, à ce titre (être du théâtre et être celui d’Artaud) n’existe pas. On sait que cet auteur et ce metteur en scène a vécu dans la déception et dans la dépression d’un théâtre qu’il ne pouvait monter, montrer, ou à peine c’est-à-dire vaguement programmé, peu regardé, pas connu et surtout invisible. Le théâtre d’Artaud n’a pas eu lieu dans le sens où c’est Artaud qui vint au monde, en corps et vie, en lieu et place du théâtre d’Artaud. Rien dans la période créatrice et théâtrale d’Artaud (les années 1930) ne peut faire penser qu’il a inscrit sa marque, sa mise en scène, son jeu dans ladite création théâtrale de l’époque : Artaud à ce moment là pense, ce qui vaut pour lui comme penser le théâtre. C’est après guerre, retour de la folie, qu’Artaud réalise le théâtre d’Artaud. Mais sans salle de spectacle, sans espace de jeu, sans vie théâtrale et culturelle : Artaud enregistre pour la radio et il écrit et dessine des cahiers. Vraiment cela : il enregistre le théâtre de son corps parlant, hurlant, couinant et il remplit des cahiers et des cahiers de grosses lettres et de croquis à la mine de graphite épaisse. Le théâtre chez Artaud est la réalisation d’une trace sur le blanc prise dans la masse du noir. C’est ça la scène. La gorge ouverte en voix et le fond de gorge ou nez pointé en droit. Une machine à avaler/cracher et une pointe pour tracer. Artaud en son corps installe précisément la vérité de l’être lorsque celui-ci s’ imprime du caractère du devenir, cet être devenant et combattant que Nietzsche désignait comme un monstre de forces. Il faut donc savoir, en effet, quand c’est Artaud qui joue, où est le sacrifice ? où la tragédie ? sachant cela on dira ce qui fait théâtre dans la philosophie, ou l’inverse. Ce qui est donc remarquable, c’est qu’aujourd’hui encore Artaud semble bien être le seul à faire vivre la question et à faire penser la chose. Et c’est bien Derrida qui à l’orée de sa propre philosophie pose Artaud comme ce joueur, ce philosopheartiste, ayant pris sur lui le drame pour le muter en tragique et surtout en modernité. Pour aller vite, on peut penser que celui qui avait tenté cela avant Artaud, c’est Hölderlin. On trouve cette proximité et cette filiation dans le travail de Lacoue-Labarthe, mais il faudra là-dessus en dire plus et mieux. Il y a donc bien cette manière, ce théâtre, alors oui, d’Artaud à se rassembler sur son corps humain, autrement dit sur tous les hommes et toutes les femmes, cette manière de faire théâtre, faire ensemble, avec les singularités comprises/exposées, entre cul et bouche,

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jean-luc nancy, alain jugnon

peau et chair, jusqu’à la langue qui se donne organe et Dieu. Le corps sans organe est le corps avec tout ce qu’il faut pour faire du théâtre. Par exemple le monde en 1945. Dans ce qui est le dernier livre préparé, monté et publié par Artaud lui-même, Suppôts et Suppliciations, et à la toute fin de ce livre, on voit le corps d’Artaud qui prend la taille de l’histoire, qui dessine les nouvelles frontières du monde d’après guerre et d’après Auschwitz, qui fait scène. Artaud est gonflé. Il scénopoétise ou scénographie ainsi en 1946 : « Et maintenant, je demande aux hommes de me dire combien j’ai fait de morts chez les hommes depuis un certain jour du mois d’avril 1945. Combien j’ai fait tomber de maisons et de villes, [...] combien j’ai couturé et sabré de sexes humains. [...] Mais Antonin Artaud n’est-il pas cet homme désigné en France dans mille partouzes bourgeoises comme cet homme, dont on bouffe le cu, et la bouche de l’actuelle race humaine n’est-elle pas, suivant le cadastre anatomique du corps présent, ce trou d’être situé juste à la sortie des hémorroïdes du cu d’Artaud ? » 3 Peut-on sortir de cette scène qui date de 1945 et du vivant d’Artaud ? jean-luc nancy

Sortir ? je ne sais pas très bien ce que cela voudrait dire ici. Échapper au bouleversement qui a été celui de l’Europe entre 1914 et 1945 ? Il semble plutôt que ce bouleversement a poursuivi ses effets, silencieusement d’abord sous l’apparence d’un progrès renouvelé, d’une démocratie elle-même progressiste, d’une décolonisation accompagnée d’ouverture d’horizons nouveaux, et puis plus bruyamment et plus visiblement lorsque ces assurances se sont fissurées et qu’on a vu venir au jour ce qu’on pouvait savoir plus tôt : le grand déplacement des pôles de puissance dans un monde toujours plus livré à la circulation de l’équivalence générale c’est-à-dire de l’argent et de la richesse en tant qu’échange généralisé et accéléré. Alors Artaud, « l’actuelle race humaine » qui se bouffe le cul et la bouche, oui. Et qui s’exhibe ainsi, bouffée, déchirée, qui se défonce et qui crie.

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comparutions d’antonin artaud

Une scène ? la scène de l’impossibilité de dresser des scènes sur lesquelles l’exposition serait non point douillette comme au vaudeville ou aux grands classiques mais puissante, imposante, sévère et puisant dans sa sévérité une joie elle-même sévère. C’est parfois aujourd’hui quelques films qui donnent un peu de ce goût-là – mais le théâtre ? je ne sais pas, je ne crois pas. Peut-être est-ce toujours la même chose : l’impossibilité de la tragédie. Ce qui faisait souffrir Hölderlin est devenu chez Artaud plus que souffrance, silence hurlant et se tordant. alain jugnon

Donner la scène à voir ? ou bien est-ce donner la scène à vivre ? Comme si nous avions passé la tragédie pour ensuite passer la farce et enfin tomber là, où nous sommes : cul par-dessus tête. Deux dramaturges me viennent à l’esprit, lorsque je me force à voir en face la scène ; il y a Debord, pour enfin comprendre ce que cela signifie pour nous la société du spectacle, et il y a Bataille, pour enfin prendre au sérieux le rire face à l’homme sans tête. Ce sont là deux éléments pour une dramaturgie post-tragique : la scène société du spectacle et l’acteur acéphale. Je veux bien tenter de préciser ce qui se joue sur le plateau en montrant que, si Artaud n’est pas de cette séquence, il est le travailleur conscient de la séquence suivante : fin du spectacle, reprise de tête de l’acteur et puis action directe avec meurtre de Dieu. Le titre de la scène qui suit la société du spectacle et l’acéphale, dans cet ordre, c’est le suicidé de la société. Nous habiterions donc le théâtre de la cruauté qui vit au cours de ces trois scènes (de 1968 à nos jours) : 1. 2. 3.

la société du spectacle l’acéphale le suicidé de la société

On connaît le début très théâtral de Van Gogh, le suicidé de la société d’Artaud, cela commence comme en bonne politique, par une adresse

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jean-luc nancy, alain jugnon

au public, à la salle, par un discours étrangement ponctué, comme si la scène posée là par la parole devait ne jamais être clôturée, devait s’affirmer comme manifestation du corps parlant le corps qui est là : « On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, / dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, / tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel. Et ceci n’est pas une image, mais un fait abondamment et quotidiennement répété et cultivé à travers toute la terre. » 4 Tout Artaud est au présent de la scène qui montre un état du corps-envie non pas cerné de toutes parts par la société, non pas attaqué de front par l’État, encore moins enfermé comme « cas social » par l’institution, mais un corps qui est là mortifié/modifié par la vie sociale tout entière, toute quotidienne et toute factuelle (il y a du Péguy à la tâche sur ses cahiers chez ce corps d’Artaud attaché à vie et aux mêmes cahiers). Ce qui est montré est réellement là, bien que nous soyons au théâtre, car nous sommes avec Artaud les mêmes êtres sociaux que lui, patients/ actants spectaculaires. La situation décrite par Artaud est donc celle-ci, objectivement (physiquement) : pour l’acteur en scène, une main est cuite, une oreille est manquante et pour la société tout autour comme devant, il y a donc un vagin cuit lui aussi et un sexe de nouveau-né prélevé dès la naissance. La situation veut que nous mangions ce qui est sexuel et que nous arrachions ce qui est organique (main et oreille). Nous apprenons en même temps que ceci n’est pas une image mais, justement, une réalité, une scène qui a lieu : le théâtre n’est plus de mise. Nous serions plutôt dans la vie ou bien devant la vie, comme une communauté des corps, découvrant pour l’un d’eux un nouvel ordre d’existence. N’est-ce alors pas quelque chose comme le mythe qu’Artaud interrompt là pour nous aujourd’hui encore ? Puisque nous nous tenons rassemblés, puisque nous continuons à être là comme ça. Et si c’est le mythe qu’Artaud continue à interrompre jusqu’à nous inclus, n’est-ce pas alors la scène, le lieu commun malgré nous, qui suit toujours la même ligne du littéraire, littéral et cruel, de la vie insensée mais matérielle. Plus de scène primitive,

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comparutions d’antonin artaud

plus de mythe, mais une longue séquence d’humanisation qui pour raconter l’événement n’interpelle plus aucun Dieu, père, mère, frère ou citoyen, mais plutôt quelques devenir-animal ou devenir-viande dont les effets spéciaux, pour nous faire voir, nous rapprochent plus du cinéma organophage de David Cronenberg que des films mythographiques de Martin Scorcese. Dans La Communauté désœuvrée, vous avez parlé de cette scène au bord de l’ être, celle qui pousse le mythe hors du cadre en se soumettant à sa nécessaire interruption, toujours en phase, en cours : vous disiez « le tremblement au bord de l’être » qui correspond à la « loi de la comparution » et qui serait le mode pour la singularité de se donner au monde. On passerait là d’une passion mythique à une passion consciente : « Une passion “consciente”, “lucide”, ainsi que le dit Bataille, une passion ouverte par la comparution et pour elle, la passion non de se fondre, mais d’être exposé, et de savoir que la communauté elle-même ne limite pas la communauté, qu’elle est toujours au-delà, c’est-à-dire au-dehors, offerte au-dehors de chaque singularité, et pour cela toujours interrompue sur le bord de la moindre de ces singularités. L’interruption est au bord, ou plutôt elle fait le bord où les êtres se touchent, s’exposent, se séparent, communiquent ainsi et propagent leur communauté. » 5 L’acéphale de Bataille a quelque chose de cette métastabilité du corps qui posé au bord du temps vit la mort comme un jeu et un rire : c’est bien alors la tête qui tombe dans cette situation ou plus rien de l’anatomie ancienne ne tient et où tout de la révolution humaine ressurgit. Tout ce que le théâtre des années 1970 a su travailler scéniquement est là : il faut se souvenir maintenant que Living theater signifie théâtre vivant... Ce qu’Artaud met sur scène, c’est la littérature même, rien du récit, rien du roman : c’est la littérature à la place de Dieu. L’anatomie agit directement, sexuellement, elle agence par exemple la nouveauté de l’oreille qui fonctionne avec la main, puis l’évidence de la viande qui sort du corps avec le bébé. Artaud et Bataille se retrouvent sur la scène du théâtre. Dieu même ne sait rien et ne veut rien pour une telle mise en scène. C’est précisément ça, la mise en scène qu’aucun Dieu ne peut faire à notre place.

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Or quand cette scène nous est faite par le spectacle intégré mondialisé, c’est le cirque qui prévaut, pas la littérature. La viande est partout, avec les chairs défaites et les os exposés : Artaud aujourd’hui écrirait le début d’un livre sur l’individu souverain avec beaucoup plus de sang encore. Dans cette scène, pour finir, c’est l’individu suicidé de la société qui défend son morceau de viande qui devient tout son être et le bord de l’être en même temps : le bord sur lequel du théâtre vivant a lieu pour lui, pour personne et pour tous. Debord joue conquérante cette singularité dans Panégyrique. Le mode debordien d’existence n’est pas théâtralement celui d’Artaud : pour lui tout vient à point sur la scène de l’individu à partir de la situation du monde, une situation révolutionnante plus que révolutionnaire, il s’agit d’un dérèglement dans tous les sens (vraiment dans tous les sens). La scène est clinique et critique : « Rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui bornent nécessairement cette autorité : sa propre place dans le cours du temps, et dans la société ; ce qu’on a fait et ce qu’on a connu, ses passions dominantes. » 6 Et puis : « Qui pourrait ignorer, dans notre siècle, que celui qui trouve son intérêt à affirmer instantanément n’importe quoi va toujours le dire n’importe comment ? L’immense accroissement des moyens de la domination moderne a tant marqué le style de ses énoncés que, si la compréhension du cheminement des sombres raisonnements du pouvoir fut longtemps un privilège des gens réellement intelligents, elle est maintenant devenue par force familière aux plus endormis. C’est en ce sens qu’il est permis de penser que la vérité de ce rapport sur mon temps sera bien assez prouvée par son style. Le ton de ce discours sera en lui-même une garantie suffisante, puisque tout le monde comprendra que c’est uniquement en ayant vécu comme cela que l’on peut avoir la maîtrise de cette sorte d’exposé. » 7 Debord s’est suicidé, c’est son style. Artaud meurt en scène, toute viande dehors : même style ?

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jean-luc nancy

La littérature à la place de Dieu ? oui si la littérature est écrite en maximes et avec son sang comme dit Nietzsche. Mais est-ce « la place de Dieu » ? non, il faut que cette place reste vide ou soit comblée de matière bien compacte. Plutôt dire que la littérature doit rayer son nom – sans cesse. alain jugnon

Parle-t-on d’une place manquante ou d’une place où cela manque : Dieu, la littérature, l’homme... ? Je voulais rendre ouvert le lieu commun qu’Artaud nous laisse voir, même mort, même perdu de vue, rendre au présent cet Artaud s’occupant lui seul de la scène, du jeu, du corps, de la vie et qu’il voulait nous faire passer, comme son acte et notre acte. On oublie là un peu le théâtre et on se retrouve sur scène et en vie. On se rapproche en douce du thaëtre cher à Brecht dans L’Achat du cuivre et donc du laboratoire pour faire venir le politique malgré lui... pour le théâtre et pour la vie, j’ai toujours aimé regarder la scène-Artaud avec des yeux brechtiens. Le théâtre, la culture, pour Artaud, ne valaient déjà plus rien (ou des ennuis, des souffrances, des viols à répétition) : ce qui reste encore et toujours demeure ce qui agit là, c’est-à-dire la mort. Ce qui agit là pourrait être pris pour le pharmakon, la petite pharmacologie humaine de toute grande santé publique : Artaud anticipe tous les tenants du care et de la biopolitique. Avec lui en scène, il y a une joie et un rire à vivre pour montrer : Artaud est déconstruit vivant et en scène par lui-même, il produit le même effet soufflant qu’un Derrida mettant au monde la déconstruction de la métaphysique ; c’est bien une question d’effet spécial et de retour au réel. C’est bien de la philosophie (ou de l’aphilosophie) dont il est question. Pour ne rien avoir à faire avec Dieu, en haine de la poésie quand elle joue la divine et la couronnée. Pour avoir tout à scénopoétiser avec la mort, en lieu et place : pour la révolution des lettres.

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Il y a la mort d’Artaud, en scène, comme il y a la mort de Céline (dans les œuvres de la fin, jusqu’à Nord) ou la mort de Jésus : il faut faire le chemin pour y être à nouveau. C’est notre naissance. Jean-Noël Vuarnet, dans un merveilleux livre sur le philosopheartiste, (d)écrivait cette place laissée là pour le corps-en-vie, fini et total, singulier et théâtral : « Les impulsions discontinues théâtralisées sous forme de gestes disjoints, cessent de constituer les éléments organiques d’un “nihilisme actif ” pensé comme supérieur au nihilisme “réactif ”. À ce stade la doctrine ne signifie plus rien – rédemption et parodie de tout volontarisme et de tout pluralisme et de toute autorité. L’absence de but comme principe révèle un monde pluricéphale ou décapité, monde des intensités dionysiaques et des impulsions chaotiques, monde préturinois d’une pluralité de volontés de puissance dont chacune postule vers sa réalisation propre, c’est-à-dire vers des buts dont le “suppôt” ne peut être pensé comme responsable puisqu’il affirme, faisant réflexion sur soi, l’absence de but en soi comme unique principe de croyance. » 8 Vuarnet parle d’Artaud et de Nietzsche. De monsieur Nietzsche et de monsieur Artaud : les mêmes philosophes et les mêmes hommes du théâtre. Théâtre contredivin et suppôt d’humanité. jean-luc nancy

Mais laissons-là Monsieur Nietzsche ! disait Nietzsche. Laissons Monsieur Artaud. Antoninons plutôt : en scène ! n


pour obliger l’esprit à être


dĂŠdale des dĂŠraisons jean-marc musial (2012)


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