Cahiers Bataille n°1

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c E A L

A R T L

H S A E

éDITIONS LES cAHIERS

I B I 1


Ouvrage publié avec le concours du CRL de Franche-Comté et de la Région Franche-Comté


CAHIERS BATAILLE

numéro premier

éditions les cahiers


comité d’honneur Julie BATAILLE, Denis HOLLIER, Christian PRIGENT, Michel SURYA comité de lecture elisabeth bloomfield, gilles ernst, marina galetti, sylvain santi, milo sweedler, laurent zimmermann comité de publication Jean-sébastien gallaire, vincent teixeira


sommaire michel surya – Nul ne sait au juste... claude minière – Par delà la poésie

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entretien Christian PRIGENT – Retour à Bataille suivi de Du désir de littérature

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contexte michel surya – Felix culpa (Discussion sur le péché) frédéric aribit – Autopsie du Cadavre

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critique koichiro hamano – Introduction du Bleu du ciel jean-louis cornille – Bataille entre boudoir et bibliothèque chiara di marco – « Moi, j’existe » Connaissance et existence jean pierrot – Bataille et le sensible georges sebbag – Breton, Bataille et la guerre d’Espagne muriel pic – Le péril de l’incommensurable dominic marion – Figuration et irreprésentable : à propos d’une économie du non-savoir Felice CIRO PAPPARO – Rien ou la langue des formes vincent teixeira – L’œil à l’œuvre : Histoire de l’œil et ses peintres

75 85 95 115 133 155 167 181 197

contexte Kuniyoshi kaneko – Esprit d’enfance : Georges Bataille

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inédit Georges BATAILLE – Définition de l’hétérologie

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Nous n’aurions rien d’humain si le langage en nous devait être en entier servile.



nul ne sait au juste... michel surya écrivain, philosophe, éditeur, Michel Surya est l’auteur de plusieurs récits et d’un roman. D’essais également, d’aucuns s’intéressant principalement à la littérature, d’autres à la politique. Il est le fondateur de la revue Lignes.

Nul ne sait au juste qui meurt, ni qui a vécu. De Georges Bataille, le 8 juillet 1962, moins qu’un autre. Il n’y eut d’ailleurs à peu près personne pour le dire (peu d’articles, pas d’hommages). Moins encore pour l’accompagner au cimetière de Vézelay où il fut inhumé. Ce qu’on peut dire autrement – d’une façon qui génère une certaine étrangeté : serait-il mort « seul », sa mort n’aurait pas été faite pour compter plus que celle de l’auteur de quelques livres confidentiels et difficiles, peu lus, mal lus. Loin de suffire à faire de lui celui qu’il est aujourd’hui. « Serait-il mort “seul” » : la formule est étrange en effet. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’est pas mort seul. C’est seul, ou à peu près, qu’il est mort. Il s’agit de dire qu’il n’est pas seulement mort seul. Il s’agit de dire qu’il en a entraîné d’autres que lui et avec lui dans la mort. Autrement dit, que sa mort en a dissimulé d’autres, rendues secrètes par le coup, faites pour passer encore plus inaperçues que la sienne. Et c’est ce qui s’est passé en effet : d’autres sont morts avec lui, comme autant de doubles de lui-même – Lord Auch, Pierre Angélique, Louis Trente –, auxquels il avait attribué (des noms desquels il avait signé) rien de moins que : Histoire de l’œil, Madame Edwarda, Le Petit, que personne, ses proches exceptés, ne connaissait. Il

faut y insister un instant, sans quoi on ne comprendra pas l’extravagant prestige de ces titres depuis : l’époque voulait encore qu’il y eût des livres « honteux », des livres « scandaleux », que leurs auteurs ne « reconnaissaient » pas, ou pas sans risque ; auxquels on ne reconnaissait pas leurs auteurs ; des livres, fussent-ils admirables, et ceux-là l’étaient, dont mieux valait nier d’en être l’auteur (pour cette époque – on la regretterait presque –, la littérature constituait encore un danger, qu’elle ne constitue plus). D’autres sont morts avec lui, disaisje : mais d’autres allaient naître aussi de cette mort, auteurs d’autres livres, quoique de Bataille eux aussi, quoique tous de lui, mais ceux-là inédits, que celui-ci aurait peut-être publiés et signés des mêmes noms – faux ou moqueurs – si le temps lui en avait été laissé, ou d’autres noms – qui sait ? D’autres livres auxquels leur éditeur posthume (Jean-Jacques Pauvert) donnera cette fois son nom (Pauvert restera celui qui aura forcé le passage à ce nom fait pour être réprouvé). Et quels livres ! Ma Mère, Le Mort, publiés pour la première fois dans les années qui suivirent ; Histoire de l’œil pour la quatrième fois, mais à dix mille exemplaires cette fois, soit dix fois plus que les trois éditions précédentes réunies. Au total, plus de la


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moitié de l’exceptionnelle œuvre dite de « fiction » (récits, romans) de Georges Bataille, d’abord réunie en Œuvres complètes, maintenant en Pléiade, aura été découverte après sa mort (qu’on veuille bien un instant rapporter cette proportion au nombre des livres que n’auront que trop publiés beaucoup de ceux qui mourront à l’avenir, et qu’il n’y aura personne à vouloir rééditer). Georges Bataille : ce nom pouvait exister pour la première fois réellement, maintenant qu’était mort celui qui le portait, qui allait permettre que paraisse une autre partie de son œuvre qu’on ne connaissait qu’en partie, elle aussi : les essais. On connaissait certes d’elle : L’Expérience intérieure tout au plus ; qui sait, Le Coupable et La Part maudite ? Plus sûrement L’Érotisme ou Les Larmes d’Éros qui avaient paru peu auparavant. Mais on ignorait nécessairement tout de ces autres livres qu’il faudrait dorénavant découvrir : La Souveraineté, La Limite de l’utile, Histoire de l’ érotisme, Théorie de la religion, qu’on ne sait pourquoi Bataille conserva par devers lui – qu’il ne publia pas. Les Œuvres complètes le permettront : où l’on découvrira qu’il ne s’était pas moins préoccupé de la politique, de la sociologie, de l’économie, de l’anthropologie que de l’érotisme, ce que la seule lecture des récits et des romans avait d’abord incliné à croire. Obligeant même à lire ceux-ci autrement. Et apparaîtra le philosophe qu’il est depuis devenu, fût-il d’un genre que la philosophie ne reconnaîtra jamais sans embarras – pas moins l’un des plus grands qu’il n’aura été l’un des plus grands écrivains. La postérité de Bataille aura été et reste en cela

nul ne sait au juste...

exemplaire : lui tenant lieu de « réparation » – comme lui-même s’était employé à tenir lieu de réparation à Nietzsche. Réparation innombrable que ces Cahiers illustrent à leur tour, et illustreront, ajoutant leurs études à toutes les études qui paraissent partout (pas seulement en France – il est certainement l’un des auteurs français maintenant les plus traduits et les plus étudiés). Il n’y a donc plus à craindre que ce qu’ont écrit tous les noms sous lesquels Bataille a vécu, et est mort, disparaisse. Il y a lieu cependant de veiller sur cela : que rien ne vienne – académisme, professoralité, carrières – qui atténue le caractère de scandale – pas seulement sexuel – de ce qu’ils ont écrit. Qu’on n’en soit pas bientôt à préférer aux raisons de ceux qui l’admirent celles de ceux qui le haïssent. Qu’on n’en soit pas réduit à plaider, par défaut, pour une haine de Bataille au sens où lui-même a plaidé, suivant un paradoxe semblable, pour une haine de la poésie. n

à lire Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Séguier, 1987. Rééd. Gallimard, 2002. Georges Bataille, Choix de lettres, 1917 – 1962, édition et préface, Gallimard, 1997. Postfaces à La Structure psychologique du fascisme, Lignes, 2009 et Charlotte d’Ingerville suivi de Sainte, Lignes, 2006. « L’idiotie de Bataille », Humanimalités, Léo Scheer, 2004. Georges Bataille. Une liberté souveraine, Tours, Fourbis, 1997. Rééd. Tour, Farrago, 2000.



par delà la poésie claude minière Modernité critique et réenchantement du monde forment les thèmes qui orientent les réflexions de Claude Minière. Poète, critique d’art, les œuvres de Bataille et de Pound constituent ses lectures les plus continues.

Autant laisser ouvert, et je le veux, ce n’est pas résigné que j’en parle, ce rajeunissement infini du savoir par changement des points de vue. Je préfère ainsi me dire : j’y reviendrai dans un autre livre… Ce n’est pas seulement « dans un autre livre », mais par plusieurs autres livres, et des projets, des esquisses, des notes éparses que Bataille y reviendra. Le lecteur fidèle sait – et notamment grâce à l’excellent travail des responsables des Œuvres complètes – combien l’écrivain s’appliquera à justifier, préciser, prolonger et reformuler les intentions qui habitaient ses « premiers livres »1. Je note pour ma part qu’au moment de la première édition de L’Expérience intérieure, Bataille prend la poésie pour référence, et que la poésie est ainsi posée comme le point de départ et l’extrême – l’extrême d’un « possible » littéraire – et comme la limite à dépasser. Pourquoi un tel choix, une telle référence, pourquoi cette élection ? Sur ce point Bataille reviendra avec, entre autres, La Haine de la poésie, ouvrage au titre singulièrement ambivalent (haine à l’égard de la « belle » poésie / haine qui anime la véritable poésie). Ce titre ne sera pas compris ; une note, non publiée, en formulait pourtant clairement le sens : « la haine de la poésie est la haine d’une désignation ». Les récits seront-ils une « solution » de l’obstacle ? Accompliront-ils (par delà) le projet de dépassement ?

« Par delà la poésie ». Que peut bien vouloir dire une telle formule ? Que peut-elle bien signifier dans l’esprit de Bataille qui la fait figurer sur la bande du volume de L’Expérience intérieure lors de sa première édition, en 1943 ? On ne peut éviter d’y entendre Nietzsche (« Par delà le bien et le mal »), mais à côté de cette allusion on sait aussi, qu’essentiellement, se dit quelque chose de l’ambition profonde et prolongée propre à Bataille. Par « poésie » l’écrivain entend peut-être la poésie surréaliste, qu’il entend d’abord les discours poétiques qui en quelque sorte constituaient « l’environnement » de ses premiers écrits. On trouve dans les notes relatives à L’Expérience intérieure cette indication : « J’ai connu [biffé il y a 20 ans] un temps d’effervescence et de prophétisme, beaucoup de lueurs ont surgi qui tâchaient d’éblouir. Les esprits en révolution étaient les uns ivres, d’autres serrant les dents, rêvant de cataclysmes, et d’autres parlaient, s’enivraient de parler. »2 Quand on sait l’insistance avec laquelle Bataille se déclarera appliqué à la « rigueur » de la pensée et de l’expression on comprend aisément la distance avec laquelle il se situe. Mais, plus délicatement, il m’apparaît que la formulation « par delà la poésie » pourrait bien être l’esquisse d’une


claude minière

autre, plus simple, plus évidente et un jour mieux marquée : « au-delà du discours ». Ainsi, voulant préciser le déchirement et le sacrifice, Georges Bataille notera qu’« accéder à l’extrémité déserte des choses suppose réalisée une condition : le silence du discours, quand le discours (la démarche ordinaire et boiteuse de la pensée) a servi seulement d’ introducteur. »3 C’est ici le terme d’« introducteur » (que je souligne) qui m’autorise, me semble-t-il, à faire le rapprochement en apparence paradoxal, sous le signe de l’interrogation, entre discours et poésie. Préciser ce qu’il en est des « discours poétiques » dont Bataille s’est éloigné demanderait un autre chapitre mais je souhaite davantage ici appeler l’attention sur les études que Bataille consacre à deux grands poètes, Baudelaire et Blake, et qui seront recueillies dans La Littérature et le mal. Une insatisfaction

Si, quand il s’agit d’« accéder à l’extrémité des choses », le discours ne peut servir que d’introducteur, la poésie, elle, souffre d’une autre limite, d’une autre contradiction. Contre Sartre, Bataille présente un remarquable éloge de Baudelaire, polémique au cours de laquelle il reconnaît – et reconnaît pourrions-nous dire stratégiquement – une qualité à l’ouvrage de Sartre : « Je crois que la misère de la poésie est représentée fidèlement dans l’image de Baudelaire que Sartre donne. Inhérente à la poésie, il existe une obligation de faire une chose figée d’une insatisfaction. »4 Voilà bien énoncé ce qui fait la limite de la poésie ; elle doit, pour être poé-

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sie, se soumettre à une obligation, et Bataille insistera sur cette contrainte, notant par exemple à propos de « Le Vin de l’assassin » que « ce qu’un projet extérieur aux limites de la formule poétique laissa entrevoir retombe dans l’ornière. »5 Il y a un extérieur que la formule, parce que formule (poétique), ne peut porter ni amener au cœur de l’écrit. Introduire, au-delà du discours, porter dans l’écrit un « extérieur », inscrire le silence de la pensée sera l’ambition de Bataille. Ambition nullement « formaliste » mais profondément critique des conditions du discours qui circonscrit le domaine de la pensée et commande la nature restreinte de la communication. À son lecteur, au lecteur des Antécédents du supplice, l’écrivain disait : « il me faut te demander maintenant, puisque tu parcours des phrases où le silence de la pensée s’est inscrit avec plus de nécessité encore que son enchaînement, de renoncer si de très loin tu ne ressens pas l’angoisse dans laquelle je suis cherchant à communiquer avec toi. »6 L’angoisse éprouvée peut-elle s’écrire, ou atteindra-t-elle à la communication, comme le rien de Heidegger (« un rien qui n’est pas rien ») seulement par le suspens du discours littéraire, de son enchaînement, et par l’inscription du silence de la pensée ? Critique, parallèlement, est la question de l’adresse, l’interrogation sur à qui s’adresser parmi les contemporains. Heidegger selon Bataille s’adresse à une communauté, une communauté d’hommes spécialistes partageant une même forme de savoir, une communauté « scientifique ». Mais après Hegel et


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Nietzsche – après eux et différemment – Bataille fait l’expérience du vide et du temps : le temps non pas qui se déroule linéairement mais qui surgit comme rupture et liaison ailleurs dans la pensée et le corps, comme le rien et le tout et dont l’épreuve entretient une impossibilité dans la communication. Dont la « communication » littéraire ou philosophique toujours reste entachée d’une insatisfaction. Quelles étaient, dans les années 50, les chances de lecture des écrits de Bataille ? Et celles de réception d’une pensée et d’écrits qui n’étaient pas recommandés par « l’obligation de faire une chose figée » ? L’étude consacrée à Baudelaire avait pour titre initial « Sartre introduit le procès de la poésie ». Publiée « à l’occasion » de la parution de l’essai de Sartre, elle s’appuyait sur cette parution et prenait le contre-pied de son auteur : « Il n’avait fait que découvrir les conditions dans lesquelles l’homme échappe aux interdits qu’il s’est donnés, que mes écrits dans leur ensemble ont pour fin de mettre en valeur. Son jugement est le contresens des contresens, venant d’un philosophe de la liberté. »7 La publication « William Blake ou la vérité du mal » bénéficiait, en quelque sorte, d’une « actualité Blake » : plusieurs ouvrages étaient alors publiés à Londres et Bataille venait de lire les « Notes sur William Blake » de Wahl. Ce n’est plus un philosophe mais un psychologue qui cette fois constitue la cible principale du critique. Bataille fait preuve d’une très intelligente amitié à l’égard de l’homme Blake dont il va jusqu’à dire qu’« il est le seul qui ait saisi, aux extrémités contraires, des deux mains, la ronde de tous les

par delà la poésie

temps. » Contre les psychologues et les moralistes, il retient cependant un trait singulier de la « psychologie » de Blake : « le glissement du dehors au-dedans ». Quant à la poésie de ce poète qu’il apprécie plus que tout autre, il y observe néanmoins, à la lecture d’« Europe », qu’« à la poésie elle-même échappe le pire ». En octobre 1946, Bataille avait donné un compte-rendu de l’ouvrage de Paul Claudel paru aux éditions du Seuil l’année précédente8. L’attaque de l’article est, quant à elle, d’un trait : « Quelques objections qu’on puisse ou doive faire à l’idée de Dieu, celle-ci a du moins l’avantage d’atténuer l’importance du moi. » Et c’est pour ensuite exprimer une conception de la place, « dans le monde moderne », du poète : « À l’extrême le poète, qu’exaspère une illumination incertaine, inconnaissable et inapaisante (je pense à Blake, à Hölderlin, à Lautréamont, à Rimbaud) est l’ennemi mais aussi l’équivalent dans le monde moderne du saint. » Cette situation pourrait-elle se déclarer dans les écrits ? Elle exigerait alors que soit atténuée l’importance du moi, et si présentement l’entreprise est manquée c’est aux yeux de Bataille en raison de « l’énorme personnalité de M. Claudel ». Mais comment la poésie pourrait-elle s’accorder au renversement9 opéré par Bataille ? Il semble bien que ce renversement ne pouvait s’inscrire dans la poésie, trop contrainte ou trop personnelle, malhabile à rendre le « glissement du dehors au-dedans ». En revanche, les récits réussiront à intégrer à leur cours l’irruption d’un extérieur : par interruption du cours même de la narration, par éclipses du discours.10 n



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