Écrits complets de Laure

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laure écrits complets

ÉDITIONS LES CAHIERS



COLLECTION HORS- CAHIERS



Écrits complets



LAURE

Écrits complets Édition établie et annotée par Marianne Berissi et Anne Roche Postface de Jérôme Peignot

éditions les cahiers





Donner de ce qu’était Colette une image aussi fidèle que possible, il n’y a, pour moi, rien que cela qui compte. Lettre de Michel Leiris à Charles Peignot, 28 février 1939 1

L’histoire d’une publication Du message que représente un ensemble de manuscrits et de notes qu’a laissés Laure après avoir fait brûler ce qu’elle tenait à détruire (sans avoir eu le temps, toutefois, de mettre en forme, ainsi qu’elle en avait témoigné le désir, des écrits dont jamais elle ne se jugea satisfaite) les textes réunis ici ne forment qu’une faible partie. De certains de ces écrits, comme de l’ensemble des papiers, ses amis les plus proches connaissaient l’existence, mais à aucun d’entre eux elle n’avait estimé devoir les communiquer. Georges Bataille et Michel Leiris 2

En 1939, quelques mois après la mort de Colette Peignot, Georges Bataille et Michel Leiris publient sous le manteau un court ouvrage intitulé le Sacré suivi de poèmes et divers écrits signé du seul prénom de Laure. Le caractère clandestin et quasi-anonyme de cette publication est l’indice d’une opposition de la famille, mais pose aussi des questions d’un autre ordre. Le fait que Colette Peignot n’ait jamais communiqué ces textes, publiant uniquement des articles politiques ou des notes de lecture, sa défiance envers tout ce qui est « littérature », interrogent. Fallait-il respecter ce qui semble bien avoir été une conviction profonde chez elle ou – comme l’ont pensé Bataille et Leiris – la respecter autrement, en donnant à lire des textes qui pouvaient choquer ou ne pas être compris ? Souvarine de son côté était réticent, sans pour autant partager les craintes de la famille : « il me semble, en définitive, qu’on ne pourra rien faire de ce qu’elle a laissé. Non pas qu’elle répugnât à s’exprimer sur le monde extérieur,

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car elle a fait plusieurs tentatives, mais jamais elle n’a été satisfaite de son expression et elle avait horreur de la “chose littéraire.” Très peu de lecteurs pourraient la comprendre 3. » On remarquera qu’il s’accorde avec Bataille sur « l’horreur de la chose littéraire », même s’ils n’en tirent pas les mêmes conclusions. Bataille note en effet : « La misère inhérente à tout ce qui est littérature lui faisait horreur : car elle avait le plus grand souci qui puisse se concevoir de ne pas livrer ce qui lui apparaissait déchirant à ceux qui ne peuvent pas être déchirés 4. » Il existe en effet plusieurs obstacles au geste éditorial. Le premier est lié à la conception même de la littérature. Colette Peignot semble ne jamais avoir envisagé l’entrée en littérature comme une voie royale, ni même comme un recours. Quel sens convient-il de donner à ce rejet de la « chose littéraire » ? Disposition individuelle, héritage d’un mépris de classe ou synthèse d’influences diverses ? On peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’elle n’a pas été indifférente à l’entreprise de contestation des valeurs littéraires qui voit le jour avec les dadaïstes et les premiers surréalistes dans les années 1920. La rencontre avec les surréalistes s’est probablement faite par l’intermédiaire de Jean Bernier, selon Leiris 5 qui dit avoir fait la connaissance de ce dernier à l’occasion du rapprochement entre Clarté et la Révolution surréaliste, en 1925, rue Jacques-Callot, à Paris, au moment de la « fameuse grande réunion ». De même a-t-elle dû être sensible à l’exécration des « fadeurs du lyrisme » professée par Bataille dans sa haine de la poésie. Sans doute n’est-elle pas restée étrangère au questionnement qui traverse la littérature dans son ensemble par la remise en question de la fiction et du récit, que Jean-Paul Sartre théorise en 1938 dans la Nausée par la formule sans équivoque : « Mais il faut choisir : vivre ou raconter 6 ». Si Colette Peignot ne manifeste aucune propension à esthétiser l’existence, ni aucune inclination particulière pour l’écriture diariste, poétique ou fictionnnelle, il reste qu’elle les a pratiquées comme mue par une forme de besoin compulsif. Qu’elle ait tenu à écrire et non pas seulement, comme elle le dit elle-même, à « jeter de grands cris sur le papier », nous en avons

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d’abord la preuve dans le nombre de brouillons et variantes du Fonds Colette Peignot, constitué à la B.N.F., encore ce Fonds n’est-il que ce qui reste des destructions que Colette, puis d’autres, ont pu effectuer. La modernité a admis que le régime de l’œuvre littéraire ne réside désormais ni dans la composition ni dans l’achèvement. Pour autant, les écrits de Colette Peignot n’obéissent pas à une esthétique du discontinu assumée et ce, pour d’évidentes raisons. Ils donnent le sentiment d’une écriture précaire qui diffèrerait continuellement la mise en ordre ou la composition, donnant à lire un texte sans fin, interrompu par la mort en 1938, fait d’esquisses inabouties, mettant au jour des ténèbres et traversé de fulgurances d’une étonnante lucidité. Cette dispersion a des répercussions sur le style même, souvent caractérisé par des phrases elliptiques ou par une liberté proche de la conversation, d’où une prédilection pour la forme dialogale ou des formes s’apparentant au monologue délibératif, dans les injonctions qu’elle s’adresse. L’ensemble est travaillé par des tensions internes, des effets d’échos et de reprises, tissant des fils entre les poèmes, fragments et Histoire d’une petite fille, par exemple. La plupart des textes qui font l’objet de multiples remaniements se révèlent d’une importance capitale. Il en va ainsi d’« Histoire de Donald », « Bords de villes », « Esmeralda » ou encore « la même sirène hurle à la guerre et à l’esclavage… » dont il existe plusieurs versions. Les brouillons donnent également à lire des variantes non dénuées d’intérêt comme l’hésitation entre « le temps me gagne de vitesse » et « le temps me gagne de tristesse » ou encore : « [Les églises et les bordels] Les lieux saints et les lieux [honnis] infâmes se côtoient, se confondent car les entrées également sombres, mystérieuses sont éclairées de lueurs identiques [des visages troubles et blafards] 7 ». De même les hésitations entre troisième et première personnes témoignent de la difficile genèse de l’écriture de soi. De façon générale, le brouillon revêt plusieurs fonctions : celle de rebut, comme la lettre adressée probablement à Paul Éluard écrite à l’encre rouge, jamais envoyée, inaugurée par une formule à la fois

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intime et révérencieuse : « voici plusieurs mois que votre nom et votre être s’imposent à moi 8 », celle de brouillon d’écrivain comme en témoignent les différentes versions de fragments qui figurent dans les archives. Ces versions n’étant pas datées, elles ne donnent pas à lire le travail d’un écrivain qui cherche à améliorer son texte, à en ciseler l’expression mais plutôt des essais-erreurs, des avancées et des repentirs… L’étude détaillée des brouillons de Histoire d’une petite fille par Catherine Maubon 9 nous renseigne sur la façon d’écrire de Colette : nombreuses ratures, séries de doubles numérotés de sa main et corrigés par elle, autant d’indications du souci qu’elle apporte à la justesse de l’expression, mais aussi d’une anxiété d’écrire, d’un perfectionnisme jusqu’à l’empêchement, qui se lisent également dans le témoignage de Boris Souvarine à propos d’une lettre 10 : « Elle l’avait écrite fiévreusement, comme à coups de sabre, avec beaucoup de ratures et de surcharges. Après cela, angoisse : “je ne peux tout de même pas l’envoyer telle quelle.” Ensuite : “et si je la tapais à la machine ?” Je réponds sur le thème : “excellente idée.” Après cela, nouvelle angoisse : “je ne peux tout de même pas l’envoyer tapée à la machine.” Moi : “pourquoi pas ?” Finalement, elle ne s’est pas décidée. Il en était ainsi de tout, et singulièrement de tout ce qu’elle écrivait. 11 » Ce témoignage peut paraître anecdotique, il n’en caractérise pas moins une attitude générale vis-à-vis de l’acte d’écriture. Envers la lecture, signe qui indexe l’écrivain en formation, on constate, avec l’ampleur et la modernité des lectures, leur caractère inorganisé, ou du moins le manque apparent de méthode. Les listes de lectures connues 12 montrent une dominante littéraire, avec une incursion vers la sociologie (Émile Durkheim) mais ces listes ne donnent qu’une image partielle de ses centres d’intérêt. Y sont représentées la littérature française contemporaine (André Gide, Julien Green, Jean Giono, Henri Michaux, Jean-Paul Sartre, Marcel Proust, Romain Rolland…) la littérature de langue anglaise (George Blake, Joseph Conrad, Charles Dickens, David Herbert Lawrence, Scott Fitzgerald…), italienne (Gabriele D’Annunzio), allemande (surtout Friedrich

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Nietzsche). Pour la littérature russe, si la liste de livres du « carnet rouge » ne mentionne que Dostoïevski pour les Possédés 13, sa maîtrise de la langue russe, qu’elle a étudiée aux Langues Orientales, semble attestée par la traduction en 1936 du roman l’Étoile rouge d’Alexandre Bogdanov, « roman d’anticipation scientifique et sociale. » 14 Par ailleurs, et bien qu’elle n’ait pas tenu des carnets de lectures systématiques et organisés, les archives conservent des notes désordonnées : titres, noms d’auteurs, relevés de citations ou commentaires qui rendent compte de ses nombreuses lectures et de leur éclectisme. On peut lire, par exemple, dans une chemise usagée datée de 1932 (datation probablement sans valeur ?), une lettre déchirée dont les morceaux partiellement scotchés portent les mentions suivantes : • Lord Jim 15 • Ibsen • le travail la plus haute expression d’un être humain • réactions infantiles des êtres évolués • comment un être humain se fait, se défait se refait c[on]s[cience]s de soi Des lectures de braconnage juxtaposent Machiavel, le Discours préliminaire avec dictionnaire des Athées de Sylvain Maréchal 16, Kierkegaard… Mais Colette Peignot a également une pratique de la lecture de l’ordre de la glose dans laquelle la réflexion se nourrit de références : • « titre du roman / le mal-être / exergue Lautréamont / “le mort saisit le vif” 17 » • les mots-conventions… tous les mots-rites… Nietzsche une fois de plus… • et alors pour finir même 18 » S’il est difficile de mesurer l’impact de ces diverses références, on peut constater que l’écriture de Colette Peignot est imprégnée de lectures, qui ne sont pas toujours explicitées. Par exemple, les citations de Rimbaud obéissent rarement aux usages académiques (guillemets, références) et sont souvent de simples allusions, des « implicitations ».

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Autre exemple, le commentaire qu’elle consacre au Sang noir de Louis Guilloux juxtapose des phrases entières du roman et ses propres réactions, sans qu’une ponctuation permette de les différencier 19. Cette insouciance des usages académiques est sans doute l’indice d’une écriture « pour soi » qui ne se préoccupe pas de la propriété littéraire et d’un éventuel lecteur. D’une pulsion d’écriture, qui se manifeste dans la multiplicité des supports qu’elle utilise : « En feuilletant l’ensemble de ces documents, je fus d’abord frappé de constater qu’ils avaient été écrits un peu partout. Il y avait là des papiers à en-tête d’un hôtel de Lyons-la-Forêt, d’autres d’Avignon, une lettre d’embauche de l’Agence Opéra Mundi, des phrases griffonnées dans des marges de journaux déchirés 20. » Au-delà de l’aspect matériel de cette écriture et des renseignements biographiques sur l’itinérance qu’ils dessinent, ces papiers donnent souvent à lire une détresse d’autant plus émouvante qu’elle est contextualisée, ancrée dans un décor, comme ce cri, couché sur le papier à en-tête de la Brasserie Lumina, 76 rue de Rennes à Paris : il y a la foi la vie décomposée — me dissoudre… Se sentir bafouée être bafouée plus que jamais affreusement et magnifiquement seule

ou des rêves interrompus prenant des allures d’aphorismes, tel celui qu’elle écrit dans les marges d’une coupure de journal : “la vie serait plus pleine plus grande plus expressive…” D’autres fois, le support semble entretenir un rapport très lointain avec le thème de la réflexion, comme cette remarque rédigée au recto d’un papier « le Cosmopolite » / groupe universaliste d’études traditionnelles / directeur Claude Ygé : « la sociologie se fait en Russie s’applique en Europe. » Confronté à ce désordre, ou du moins à cette absence d’organisation qui fait l’écrivain « professionnel », le lecteur peut à bon droit se sentir déconcerté. Mais c’est que Colette Peignot n’écrit pas pour écrire. L’origine de son désir d’écrire, c’est une révolte, mais une révolte

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qui se dit d’emblée travaillée par la contradiction : « Par un ave maria libérateur le sacrilège pénétra dans ma vie qu’il emprisonna 21. » Les mots sacrilèges libèrent la petite fille de l’emprise de la religion, mais cette libération ne suffit pas : il faudra aussi se libérer du sacrilège… D’où vient cette révolte ? La guerre de 1914 a tué le père de Colette Peignot et ses trois oncles, et la mère, veuve dévote et rigide, n’a pas su protéger ses filles d’un prêtre prédateur sexuel. Cette « éducation » mutilante a préparé les révoltes de la jeune fille contre la religion, la famille, et par là contre la société dont elles sont le symptôme. Révolte qui touchera aussi les relations de couple : Colette Peignot, même amoureuse, n’a jamais accepté la soumission à un compagnon. Elle se rebiffe contre la sollicitude bien intentionnée de Souvarine 22, comme elle se cabre contre l’emprise de Bataille 23. Et, de proche en proche, la révolte amène Colette Peignot au militantisme. La dimension politique de l’œuvre apparaît à la fois dans les textes achevés et publiés dans des périodiques militants (le Travailleur communiste syndical et coopératif, la Critique sociale) mais aussi dans les textes posthumes, y compris dans les tout premiers. On se tromperait en ne retenant que ceux qui comportent des allusions directes à l’actualité, comme au Front populaire ou à la guerre d’Espagne. La conscience politique organise sa lecture du monde : ainsi le texte, plusieurs fois retravaillé, qui commence par « La même sirène hurle à la guerre et à l’esclavage… 24 » articule la « condition d’homme, de prolétaire », les révoltes vaines, l’horizon des luttes ouvrières, avec la mise en question des privilèges de sa classe sociale (« Tout ce que j’ai à moi est volé 25 ») et la mise en demeure qu’elle s’adresse à elle-même : « Qu’est-ce qu’une conviction non prouvée ? […] Sommes-nous à jamais prisonniers du monde qui nous a faits ? 26 » Une exigence analogue apparaît dans la vie de son amie Simone Weil. Elles sont de la même génération (respectivement nées en 1903 et 1909) et meurent toutes deux prématurément, à trentecinq ans pour Colette Peignot, trente-quatre ans pour Simone Weil. Leur milieu familial semble analogue, mais en fait rien de commun

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entre la bourgeoisie étriquée de la veuve Peignot et la bourgeoisie libérale, ouverte, des parents Weil. Si Simone Weil ne se révolte pas contre sa famille, toutes deux ont très tôt le vif sentiment du privilège de leur classe, d’une vie à l’abri, ce qui débouche sur la volonté de solidarité avec les opprimés. Chez Simone Weil, le militantisme à la CGT, inouï pour une agrégée, puis le travail en usine, l’engagement en Espagne, le travail agricole, les privations par solidarité envers la France occupée ; chez Colette, le militantisme au Cercle communiste démocratique, le voyage en U.R.S.S., la participation au Travailleur…, à la Critique sociale, puis, dans la période de sa vie avec Bataille, l’alcool, les excès divers. Toutes deux usées par une vie où ni l’une ni l’autre n’ont songé à s’économiser. Si exceptionnelles que soient ces deux femmes, il faut rappeler que leur trajectoire s’inscrit dans une période (l’entre-deux-guerres) caractérisée par un intense bouillonnement politique et intellectuel. Ce qui domine ces deux décennies, c’est, d’une part, la montée du fascisme, d’autre part les mouvements révolutionnaires, l’une culminant dans l’arrivée au pouvoir de Mussolini, de Hitler, de Franco, les autres avortant en diverses social-démocraties et tactiques frontistes impuissantes à enrayer le fascisme et la guerre. Or, pendant cette période, des hommes, des groupes, tentent de penser la crise, à leur manière. La France sur ce plan est à la traîne. Ce qui se pense de plus radical à ce moment vient d’Allemagne, avec un retard plus ou moins important : la philosophie de Hegel par l’intermédiaire du séminaire de Kojève, Marx et la référence au marxisme, qui, dans cette période d’agitation révolutionnaire, semble trouver une actualité brûlante 27, la pensée de Freud dont les textes commencent à être traduits en français malgré les réticences des milieux scientifiques et médicaux 28, l’œuvre de Nietzsche qui commence également à être traduite et connue, malgré son instrumentalisation par la droite allemande, puis les nazis. De ce dernier, la critique de la religion chrétienne en particulier pouvait parler à Colette Peignot, qui le cite à plusieurs reprises, sans que l’on sache précisément ce qu’elle a lu de lui. Par ailleurs, Nietzsche

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fut une influence majeure pour Bataille. Tous ces bouleversements théoriques, d’ordre avant tout anthropologique, ne sont pas sans effet sur les mouvements artistiques et littéraires : Dada, le surréalisme, la prolifération de revues et de groupes plus ou moins éphémères, en sont le signe. La formation intellectuelle et sensible de Colette Peignot se fait dans ces années-là, et par le biais de ces avant-gardes. À l’aune de cette révolte, les textes érotiques, quantitativement peu nombreux, prennent leur juste place. Il s’agit bien de n’accepter aucune limite : « Hands off Love 29 » disent les surréalistes. Ce sont avant tout ces textes, et la mise en cause de la famille dans Histoire d’une petite fille, qui expliquent sinon justifient les refus opposés aux publications des Écrits, et qui par ailleurs orientent la réception univoque de l’œuvre. Or le « sacrilège », on l’a suggéré, n’est qu’une phase dont il faut également se libérer. Pour Colette Peignot, la subversion est d’une autre ampleur. Or, cette lecture réductrice était d’emblée celle de la famille, et en particulier celle de Charles, le frère de Colette, qui s’est opposé dès 1939 à la publication posthume de ses textes. Avisé du projet de publication, Charles écrit au docteur Borel 30, le 25 mars 1939 31 : Après avoir envisagé toutes les solutions possibles concernant la publication des poèmes et notes laissés par Colette, j’ai pris à ce sujet, après mûres réflexions, une décision négative. Je ne puis considérer le fait pour Colette d’avoir épargné ces papiers alors qu’elle en a brûlé d’autres, comme une volonté formelle de les publier. J’en conclus seulement qu’elle admettait qu’ils fussent lus par ses proches. Mais si Colette n’a pas publié ses écrits c’est sans doute parce qu’elle avait à cela des raisons profondes auxquelles sa mort n’enlève rien de leur valeur. Toute autre décision relève de l’initiative la plus arbitraire.

Un mois après, Georges Bataille écrit à la mère de Colette, au sujet de quelques meubles et objets à « déménager », et ajoute : « Colette m’a donné les quelques papiers qu’elle n’a pas détruits. Il y avait dans ce qu’elle m’a remis des notes destinées à Michel Leiris. Il n’y a rien d’autre 32. »

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Peu après a lieu la première publication. Charles Peignot proteste en adressant une lettre recommandée à Bataille, affirmant qu’il a prêté à ce dernier « des manuscrits dont [il ignorait] même l’existence ». Il en réclame la restitution, et réitère son opposition formelle à toute publication : […] étant donné l’absence de toute volonté exprimée à ce sujet par ma sœur. […] On m’a dit aujourd’hui que vous auriez passé outre et que vous

auriez publié, sous une forme anonyme et en édition limitée, tout ou partie des manuscrits que je vous avais prêtés 33.

Après un refus péremptoire de Bataille (« Vous ne m’avez jamais rien prêté. Je n’ai donc rien à vous rendre […]. 34 », Charles, qui visiblement a pris connaissance du volume, attaque plus violemment 35 : Vous avez trahi Colette en ne publiant que les morceaux qui vous convenaient pour des raisons de préférence intellectuelle. Vous l’avez trahie en publiant des textes dont je suis de plus en plus convaincu qu’elle ne l’aurait pas fait d’elle-même ! Sans doute croirez-vous que les motifs qui dictent mon avis relèvent de l’esprit conventionnel et de préjugés bourgeois courants en cette sorte d’affaires, et pourtant vous savez qu’il n’en est rien 36. […] Si Colette voyait la liste des 200 « amis » à qui vous l’avez livrée elle rirait de votre insensibilité, mépriserait votre trahison et vous cracherait au visage.

En 1943, sous le manteau, pendant l’occupation, paraît Histoire d’une petite fille, toujours signé « Laure » et hors commerce. En 1971, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert publie un volume intitulé Écrits de Laure, comportant, outre les deux textes de 1939 et de 1943, des inédits, précédés de « Ma mère diagonale » de Jérôme Peignot (le neveu de Colette), et de « Vie de Laure » de Georges Bataille. Lors de cette réédition, Michel Leiris, qui s’en réjouit, fait tout de même part à Jérôme Peignot d’un sentiment d’ambivalence qui marquait déjà, implicitement, la toute première publication :

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Je souhaitais une publication moins confidentielle et plus complète que celle d’il y a trente ans. Mais, d’un certain côté, je l’appréhendais : est-ce que ce ne serait pas faire entrer dans la « littérature » des écrits qui – merveilleusement et abruptement – se situent au-delà ? Or la nouvelle édition garde quelque chose d’assez marginal pour qu’on ne soit pas devant un « livre » au sens désamorçant du terme. Laure ne devient pas un auteur dont ont été académiquement rassemblés les papiers et indiqués les tenants et aboutissants. Elle reste « Laure »… 37

Cette nouvelle publication réactive le conflit avec la famille, et en particulier avec Charles. Ce dernier proteste auprès de Jean-Jacques Pauvert, dont la réponse témoigne de l’intérêt que suscite l’œuvre de Colette Peignot au-delà du cercle restreint dans lequel elle a d’abord été diffusée : J’ai très bien compris vos sentiments et les raisons que vous pouviez avoir de juger mal venue cette publication. […] Pour ma part, et toutes les réac-

tions que j’ai pu enregistrer me le confirment ; je crois qu’il était difficile de garder plus longtemps, à demi dissimulée, une œuvre aussi importante, et dont, d’ailleurs, les publications périodiques commençaient à s’emparer 38.

Par la suite, en 1977, Jérôme Peignot et le collectif Change rassemblent divers textes, fragments, lettres, publiés sous le titre Écrits et sous la signature de « Laure » : ce prénom qu’elle a choisi pour se mettre en jeu dans certains textes sert à nouveau de pseudonyme pour contourner l’opposition de la famille. Suivent diverses parutions, en revues ou en volumes, en particulier : • l’Amour de Laure (quelques lettres intégrées au récit de Jean Bernier, Paris, Flammarion, 1978) ; • Écrits retrouvés (Mont-de-Marsan, Les Cahiers des Brisants, 1987) ; • Une rupture (Paris, Éditions des Cendres, 1999) ; • les Cris de Laure (Meurcourt, Éditions les Cahiers, 2014). Ces parutions ne sont plus toujours accessibles aujourd’hui. Le propos de cette édition est donc de redonner au public un accès à

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ces textes importants. Les paroles prophétiques en quelque sorte de Charles Peignot se seraient réalisées. Il écrivait à Jean-Pierre Faye le 26 avril 1976 : « Il est inutile de chercher à me convaincre du talent de ma sœur. Je l’étais avant vous. […] [L]orsque les temps légaux seront révolus, son œuvre prendra la juste place qu’elle mérite. 39 » Où l’on voit que la postérité peut attendre car la réputation d’une famille bourgeoise importe davantage que la fortune d’un texte littéraire. Dans le Fonds Peignot de la Bibliothèque Nationale, une boîte entière d’archives documente la bataille juridique et familiale autour de ces publications, bataille qui a donné lieu à la constitution d’une éphémère « Association des Amis de Laure contre l’interdiction et l’autodafé ». Mais cette bataille a peut-être fait écran aux textes euxmêmes – les entourant d’une aura de scandale. Ce qui peut s’expliquer par la radicalité des engagements de Colette Peignot, existentiels et politiques, comme elle le signifie rudement à Bataille : Pour t’affirmer libre tu as besoin d’imaginer des chaînes qui seraient moi. Ainsi il y a quelque chose à briser, un ordre de choses établies à transgresser. […] Et tu prétends te réclamer de Sade ! […] Tu te réclames en effet des

curés catholiques. Au lieu d’un libertinage qui pourrait être une sorte de mouvement puissant et heureux même sans le Crime tu veux qu’il y ait un fond amer entre nous. Tu me présentes une apparence de gosse qui sort du confessionnal et va y retourner 40.

Ainsi dans les bordels, dont la fréquentation apparaît à Bataille et à ses amis comme le dernier cri de la révolte anti-bourgeoise, Colette Peignot voit plus justement un exemple de l’oppression des femmes, cas particulier de l’injustice sociale, et en aucun cas une mise en question de l’ordre établi : Il ne conçoit même pas ces rapports fraternels qu’un homme vrai, un révolté authentique ne peut manquer d’établir avec les femmes du bordel souvent filles de prolétaires. Aux yeux d’un tel homme, s’il existait, les prostituées n’apparaîtraient pas comme de vils instruments mais comme des êtres humains dont on veut connaître l’énigme, l’histoire, auxquelles on tend

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la main en frère / leur métier même l’empêcherait de se livrer à ses petits jeux ah oui : auxquels il se livrerait avec des femmes comme lui libres et consentantes 41.

Tout, dans les écrits de Colette Peignot comme dans ses choix de vie, témoigne d’une affirmation souveraine de liberté, d’une revendication de justice, et c’est en cela qu’ils nous parlent encore aujourd’hui, près d’un siècle après. La consultation du Fonds Colette Peignot La consultation du Fonds Colette Peignot, déposé à la Bibliothèque Nationale, nous a permis quelques apports nouveaux par rapport aux éditions antérieures. Il faut néanmoins préciser que ce Fonds n’est que « ce qui reste de ce dossier, confus et lacunaire, après être passé par tant de mains prédatrices 42. » Nous avons tout d’abord rétabli les noms propres historiques, qui étaient masqués par des pseudonymes ; décrypté certaines mentions « illisibles », rempli certains blancs – sauf dans le cas où le blanc figure effectivement dans les manuscrits. Nous avons parfois complété un mot que Colette Peignot a écrit en abrégé : ces ajouts sont signalés entre crochets, dans une police différente, Kozuka Gothic Pro au lieu de Adobe Garamond Pro. Nous avons rectifié certaines erreurs, commises par les premiers transcripteurs et reproduites par les différents éditeurs. Les variantes et les répétitions d’un texte à l’autre ont été signalées, d’autant qu’elles sont l’indice d’un travail de réécriture non négligeable, réécriture dont Colette a elle-même donné la formule : arrêt subit et reprise sous une autre forme d’un journal rétrospectif 43.

La présence d’états différents d’un même texte ne permet néanmoins pas de les dater ; ce qui avait été publié n’était pas forcément

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le dernier état du texte, mais celui que les premiers éditeurs avaient sélectionné. Dans quelques cas, nous avons pu rectifier ou préciser des dates, notamment pour la correspondance. Enfin, nous avons pu mettre en évidence certaines interventions, notamment de Bataille, sur les manuscrits : coupes portant sur des allusions à l’actualité, à la politique, ou « normalisations ». Nous avons rétabli les passages omis par les éditeurs ; nous apportons également d’autres inédits, en particulier des lettres à sa mère et à sa sœur Ginette, qui donnent une idée de l’ample correspondance familiale conservée dans les archives. Dans la mesure où elle fait suite à de précédentes éditions, notre entreprise ne saurait constituer une effraction, mais reste à interroger toutefois le statut d’auteur qu’elle confère à Colette Peignot. Force est de constater que ces « cris jetés sur le papier » font corps, font œuvre littéraire, bien que leur auteur n’ait aucune révérence envers la littérature et le littéraire. Face à cette aporie, nul ne sait comment elle aurait agi si le temps lui avait été donné de s’en emparer. Se dessine ainsi une ligne de faille entre ce refus de la littérature où s’exprime probablement une révolte qui participe, on l’a vu, de l’entreprise de contestation des valeurs littéraires dans sa génération, et l’urgence vitale que représente l’écriture pour Colette Peignot. Cette édition se propose de restituer à ces textes la place qui est la leur dans le paysage littéraire, en les redonnant à lire dans leur état le plus proche possible de l’original, c’est-à-dire en les débarrassant de toutes les lectures qui ont proliféré autour en en sollicitant souvent le sens. Walter Benjamin disait que le pire défaut pour un critique littéraire était l’Einfühlung, l’empathie : nous avons tenté de trouver un équilibre entre l’intérêt qu’inspirent ces textes et les exigences de l’objectivité. Le recueil a été classé par genres, en maintenant la distinction entre « Poèmes » et « Fragments », « Le Sacré » étant placé en tête de cette dernière rubrique. À l’intérieur de chaque rubrique, l’ordre adopté est chronologique, dans la mesure où nous avons pu l’établir.

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Présentation

L’Amour de Laure évoque la relation, brève mais inaugurale, avec Jean Bernier. Bataille, « éditeur » d’Histoire d’une petite fille et du Sacré, est omniprésent dans la plupart des commentaires des Écrits. Une rupture a fait apparaître la relation avec Boris Souvarine, occultée ou minorée auparavant. Mais la définition d’une femme – d’un être humain – s’épuise-t-elle dans ses relations aux hommes ? Notre édition voudrait donner à lire ou à relire les écrits de Colette Peignot pour ce qu’elle fut – un écrivain. « Peu à peu les Écrits de Laure sortent de leur ombre dorée pour passer au noir sur blanc de l’édition ordinaire 44. » n


1. Lettre de Michel Leiris à Charles Peignot, du 28 février 1939, in Laure, Une rupture. 1943, texte établi par Anne Roche et Jérôme Peignot, Paris, Éditions des Cendres, 1999, p. 169. 2. Georges Bataille et Michel Leiris, « Notes » (pour l’édition hors commerce du Sacré), in Laure, Écrits. Fragments, lettres. Texte établi par Jérôme Peignot et le collectif Change, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 10-18, 1978, p. 160. 3. Lettre de Boris Souvarine à Charles Peignot, sans date [1972], in Laure, Une rupture. 1943, op. cit., p. 179-180. 4. Georges Bataille et Michel Leiris, « Notes » (pour l’édition hors commerce du Sacré), in Laure, Écrits. Fragments, lettres, op. cit., p. 170. 5. Michel Leiris, « Entretien avec Bernard-Henri Lévy, 18 septembre 1989 », https://laregledujeu.org/2015/04/10/20418/archives-le-dernier-entretien-demichel-leiris/10 avril 2015. Consulté le 6 juin 2019. 6. Sartre, la Nausée, Œuvres romanesques, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1982, p. 48 [1938]. 7. Variantes manuscrites. 8. Cf. infra, « Correspondance », p. 771. 9. Catherine Maubon, « Histoire d’une petite fille ou le récit découvert », Énonciations, 34-44, n° 10, 1982. 10. Cette lettre n’a probablement pas été envoyée. Elle figurait dans les papiers conservés par Souvarine, publiés depuis in Laure, Une rupture. 1943, op. cit., p. 131-132. 11. Ibid. p. 180. 12. Cf. infra, « Liste des livres relevés dans le carnet rouge », p. 158. 13. Crime et châtiment est cité dans un brouillon. 14. Paru en feuilleton dans le Populaire en 1936. Le texte a été réédité aux éditions L’Âge d’Homme en 1985, mais dans une traduction signée « W. P. » (?) qui daterait de 1912-1913. 15. Allusion au roman de Conrad plusieurs fois cité dans ses papiers. 16. Cf. infra, « Fragments », p. 293. 17. Cf. dans l’édition 10-18, la page de titre qui précède Histoire d’une petite fille, p. 68. 18. Inédit. 19. Cf. infra, « Correspondance », p. 763 note 4. 20. Jérôme Peignot, « Ma mère diagonale », infra, p. 891. 21. Histoire d’une petite fille, p. 58. 22. « Je t’étais reconnaissante de ne rien dire pour le café et de me laisser décider seule que je ne prendrais pas de café — c’est quand même fou d’en être là ! » (Lettre à Boris Souvarine, juillet 1934, cf. infra « Correspondance », p. 585.) 23. Cf. « Histoire de Donald » et passim. 24. Cf. infra « Fragments », p. 299.

XXVI


Présentation

25. Ibid., p. 300. 26. Ibid., p. 300. 27. Cf. Jean-Pierre Morel, le Roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France (1920-1932), Paris, Gallimard, NRF, 1985. 28. La Société psychanalytique de Paris n’est fondée qu’en 1926, soit bien après celles de Vienne, Zurich, Berlin, Londres et Boston. 29. Tracts surréalistes et déclarations collectives, tome I (1922-1939), Éric Losfeld éditeur, 1980, p. 78. 30. Adrien Borel (1886-1966) médecin psychiatre, analyste de nombreux écrivains et créateurs de l’entre-deux guerres (Bataille, Leiris, Queneau, Klossowski, Baron…). Membre fondateur de la Société Psychanalytique de Paris (1926), Leiris dit de lui à Jean Schuster : « Il considérait et utilisait la psychanalyse comme une thérapie parmi d’autres et non comme la panacée qui rendait obsolètes tous les autres traitements » (Entre augures, Paris, Terrain vague, p. 11-12). En 1934, Colette Peignot est hospitalisée dans la clinique du Docteur Weil, père de son amie Simone Weil, avant d’être prise en charge par le Docteur Borel. 31. Lettre de Charles Peignot au docteur Borel, du 23 mars 1939, in Laure. Une rupture. 1934, op. cit. p. 171. 32. Lettre de Georges Bataille à Madame Georges Peignot, ibid., p. 172. 33. Lettre de Charles Peignot à Georges Bataille, sans date (probablement début mai 1939), ibid. p. 173-174. 34. Lettre de Georges Bataille à Charles Peignot, du 12 mai 1939, ibid., p. 174. 35. Lettre de Charles Peignot à Georges Bataille, du 1er juin 1939, ibid., p. 175. 36. Allusion à la réputation « sulfureuse » de Charles Peignot, connue de Bataille : « son nom [le nom de Colette Peignot] avait pour moi le sens des orgies parisiennes de son frère. » (Georges Bataille, « Vie de Laure », in Écrits de Laure, Paris, 10-18, 1978, p. 339. 37. Lettre de Michel Leiris à Jérôme Peignot, du 2 août 1971, in Laure, Une rupture. 1943, op. cit., p. 179. 38. Lettre de Jean-Jacques Pauvert à Laurent Froissart, du 8 octobre 1971, inédit. Fonds Colette Peignot, B.N.F., boîte 1. 39. Lettre de Charles Peignot à Jean-Pierre Faye, 26 avril 1976, inédit. Fonds Colette Peignot, B.N.F., boîte 1. 40. Cf. infra, « Histoire de Donald », p. 257. 41. Cf. Écrits retrouvés, op. cit., p. 102 (infra, p. 741). 42. Catherine Maubon, « Histoire d’une petite fille ou le récit découvert », in Énonciations – 34-44 no 10, Université Paris VII, octobre 1982, p. 109-129. 43. Cf. infra p. 190. 44. Lettre de Leiris à Jérôme Peignot, du 31 juillet 1977, in Laure, Une rupture. 1943, op. cit., p. 182.



Faites passer votre charrue et votre soc sur les os des morts. William Blake Proverbes de l’enfer



Histoire d'une petite fille



Le Fonds Colette Peignot de la B.N.F. comporte plusieurs versions de Histoire d’une petite fille : cinq dossiers rassemblent une version autographe, des fragments manuscrits, et des versions dactylographiées, dont une au moins semble minutieusement corrigée, voire réécrite, de la main de Georges Bataille. Comme le précise Catherine Maubon : « toutes les corrections manuscrites ne sont pas la transcription de corrections effectuées par Laure sur un modèle absent […] mais des interventions “motivées” de Bataille (à qui revient la grande majorité d’entre elles) préoccupé avant tout de renforcer la consistance corporelle du texte 1. » Bien que le texte n'ait jamais connu d'état achevé du vivant de son auteur, on note une hésitation manifeste entre l'usage de la troisième et de la première personnes dans le récit qui finit par s'imposer. L’original de la copie dactylographiée manquant 2, nous suivons dès lors la leçon des éditions antérieures qui se fondent sur ces premières versions dont Leiris a si bien décrit l'aspect matériel et analysé la portée littéraire 3 : Dans cet ensemble de textes et de notes figure un récit suivi, une autobiographie d’enfance que son auteur intitula Histoire d’une petite

fille, après avoir songé, semble-t-il, à des titres divers (entre autres : le Triste privilège) ainsi qu’en témoignent certaines des notes manuscrites. Les circonstances ne se prêtant pas à une publication plus complète de ces documents, les mêmes éditeurs ont pris sur eux de faire imprimer aujourd’hui ce récit dans lequel – avec brièveté comme il est naturel à quelqu’un d’accoutumé à ne guère s’embarrasser de ce qui ne lui paraît pas être l’essentiel – sont relatés les faits apparemment les plus déterminants quant à la personnalité exceptionnelle, ici perceptible déjà, mais qu’affirma plus tard cette « petite fille » parisienne, pour qui la guerre de 1914-1918 fut l’occasion de nombreux deuils auxquels la famille de bourgeois riches et bien pensants d’où elle était issue tenait à se conformer strictement.

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Deux copies dactylographiées (un original et un double) dont la premier porte de nombreuses additions et corrections manuscrites alors que la seconde n’est que peu raturée, représentent la mise au net – du moins provisoire – d’une série de brouillons griffonnés sur des feuilles de papier écolier, dans une grande confusion, suite de phrases dont beaucoup sont reprises plusieurs fois et plusieurs fois modifiées ou changées dans leur ordre, parfois écrites en tous sens, avec nombre de mots surchargés ou biffés. De l’aspect même de ces brouillons il ressort qu’il s’agit ici, plus que d’une tâche à proprement parler « littéraire », d’une tentative pour coûte que coûte objectiver quelques-uns de ces nœuds profonds qui se forment dans un être à la fois abrupt et sensible, le serrant presque à l’étouffer, de sorte que c’est pour lui nécessité vitale que de les projeter au dehors à seule fin de s’en délivrer.

Le texte, tel qu’il nous est parvenu, témoigne d’une forte cohérence. Qu’il ait été retravaillé à plusieurs reprises, nous en avons la preuve grâce aux nombreux éléments de réécriture partielle que conservent les archives, mais aussi grâce aux fils tissés avec les textes de la partie « Poèmes » dont nous signalons ici quelques exemples : « Je le sens bien maintenant… » (p. 136), « Perles » (p. 153), « Et vous les malins

qui pensez de cette négation » (p. 152), « Laure Merdedieu » (p. 163), « Ma mère / Que n'étais-tu… » (p. 170). L'urgence de l'écriture revendiquée par Colette Peignot et que soulignent ses deux premiers éditeurs, Bataille et Leiris, ne doit pas occulter le travail littéraire opéré sur la structure même du texte, qui excède de beaucoup la recherche stylistique, comme en témoigne l'organisation du récit autour de la césure de la page 51. Les nombreuses versions du fragment « perles, boîtes magiques » qui suit la coupure opérée par cette ligne de points de suspension attirent notre attention sur un point nodal du texte, minorant peut-être l'importance capitale des paragraphes précédents. En effet, le propos en apparence « définitif » sur la réévaluation des rapports sociaux qui se conclut par la formule lapidaire : « À huit ans, je n’étais déjà plus un être humain » s'apparente à une clausule, point

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d'orgue venant clore le récit d'une partie de l'enfance. Le paragraphe suivant, introduit par la phrase « Il y eut la campagne… », semble établir, grâce à l’usage du passé simple, une chronologie qui se révèle pourtant trompeuse. La juxtaposition textuelle n’est en effet pas une succession temporelle mais une analepse qui renvoie à l’enfance. Ce passage se révèle, de fait, être une ode au père (« j’appris à connaître, je découvris, dominant tout cela, mon père… me montrait la nature ») dont l’expression puise dans les apprentissages scolaires par un phénomène de réminiscence involontaire. On retrouve, en effet, dans le principe de l’énumération l’empreinte des listes de vocabulaire du type de celle du Pautex, « Recueil de mots français par ordre de matières » publié en 1883, qui rompt avec l’ordre alphabétique, et dont Leiris a signalé l'importance. L’organisation binaire (« les fleurs d’ombre et les fleurs d’eau », « les arbres et les saisons ») reprend les principes de la classification par termes génériques. La plupart des mots qui constituent les énumérations de ce texte figurent dans l’ordre du Pautex : « hiboux, chouettes, chats-huants », « coquelicots, bleuets », « blé, maïs, trèfle » qui peuvent se déduire d’une association d’idées ou d’une coïncidence troublante. On ne peut manquer toutefois d’être interpellé par d’autres similitudes, telle la liste des insectes qui commence par les arachnides (« araignée »), évoque la coccinelle – une des rares occurrences à être accompagnée de périphrases (« appelée bête à Dieu, vache à Dieu, etc. ») – et se termine par « transformation » et « métamorphose » qui n’est pas sans faire écho à la phrase : « Là, je devenais araignée, faucheux, mille-pattes, hérisson, tout ce qu’on veut et peut-être même bête à bon Dieu ». Métamorphose dont la charge ironique dans ce contexte ne fait pas question. n


1. Catherine Maubon, « Histoire d’une petite fille ou le récit découvert », Énonciations, 34-44, no 10, 1982, p. 122. 2. Ibid. 3. Leiris, note du 15 avril 1942 au dos d’une version dactylographiée de son propre texte « gorge coupée, homme blessé », boîte 1 du Fonds Peignot.


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