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Bornholm, l’île enchantée

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Stars des tasses

Stars des tasses

À moins d’une heure d’avion de Copenhague, Bornholm fascine les Danois, mais pas seulement. Ses paysages, son artisanat et sa créativité font d’elle un paradis à portée de main.

C’est un confetti posé sur la mer Baltique, une terre féconde et radieuse située à 150 kilomètres de Copenhague. Sur ce losange d’à peine 40 kilomètres de long où se dressent les hautes cheminées des traditionnelles fumeries de poissons, s’entrelacent plaines, bosquets, collines, rivières, cascades, lacs, plages de sable blanc, falaises, criques, champs de céréales, ports charmants, routes sinueuses, fermes isolées équipées d’une éolienne bricolée… Entre ses villages espacés d’une heure de marche, ses prés accueillant des chevaux, des moutons, des vaches à la fourrure épaisse et même, depuis quelques années, des bisons en semi-liberté, Bornholm est un jardin d’Éden, un décor de carte postale, mais pas uniquement. L’île de 40 000 habitants est à la pointe de l’engagement écologique : elle produit les trois quarts de son énergie avec des renouvelables (éoliennes, panneaux photovoltaïques, petits barrages, centrale au biogaz) et vise l’autonomie totale en matière d’électricité et de chauffage. Surtout, son état d’esprit libre et indépendant l’inscrit durablement dans la vie des Copenhaguois, et des Danois en général. « Chaque année, nous accueillons des centaines de classes vertes », avance Mie Mølgaard, céramiste installée à Rønne, la ville principale de l’île. « Beaucoup de collégiens gardent un souvenir enchanté de leur passage, qui les accompagne toute leur vie. » Elle découvre l’île à 27 ans, en 2004. « Le coup de foudre a été immédiat. » Alors enseignante dans une école de céramique à Kerteminde, une ville moyenne du Danemark, elle tombe amoureuse des paysages, mais aussi du souffle de créativité qui vivifie cette terre à part. Elle y emménage, intègre un premier atelier avant d’ouvrir celui-ci en 2010. Depuis, ses tasses, ses assiettes, bols, bijoux et horloges aux jolies teintes pastel remportent un succès grandissant. « Je n’ai jamais regretté mon choix », assure-t-elle.

Par sa situation centrale dans la Baltique, Bornholm a toujours été convoitée par les États scandinaves. Au xvii e siècle, les habitants choisissent de rester danois et le stratégique microterritoire sera désormais considéré comme un lieu d’échange et de négoce. À partir du xix e siècle, le fumage du poisson devient son activité principale : dans tous les villages, on voit pousser de hautes cheminées, qui servent à préparer les stocks apportés par les pêcheurs de la région. Fumés et salés, donc plus faciles à conserver, les poissons (harengs, saumons, morue, maquereaux…) sont ensuite livrés à Copenhague — ce qui pose les bases de la forte relation nouée entre l’île et la capitale danoise. D’autant que sont aussi exportées les céréales de ses plaines fertiles et les pierres prélevées des falaises. « Dans les années 1950, l’odeur de hareng fumé était présente partout », raconte Søren Heide Jensen, patron de la fumerie de Hasle, sur la côte ouest, une des dernières en activité. « L’île a compté jusqu’à 135 fours de fumage, dit-il. Aujourd’hui, seulement 11 fonctionnent. La pêche n’a pas cessé de décliner depuis le milieu du xx e siècle. » Mais les activités d’artisanat ont pris la relève — au point que le Conseil mondial de l’artisanat a décerné à Bornholm le label Région d’artisanat en 2017. « Il existait une importante tradition de céramistes, rappelle Mie Mølgaard. L’île dispose de réserves d’argile et de grès, qui étaient exploitées pour produire la vaisselle locale. » Dans les années 1970, en pleine période hippie, quelques artistes et artisans s’établissent à Bornholm, séduits par sa culture libertaire. Graveurs, bijoutiers, peintres, ébénistes, tailleurs de pierres posent les bases de ce qui est aujourd’hui devenu la spécialité de l’île : son savoir-faire créatif et exigeant. Une école de céramique et de soufflage du verre est créée en 1998 dans le port de Nexø, sur la côte est : ses résultats sont si bons que l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague l’intègre dans son giron quelques années plus tard. « Verre et céramique sont deux corps de métier intimement liés, explique Anna Reimers Overbeck, étudiante en troisième année. Nous travaillons à partir de la même matière, dans des fours à très haute température. » En nous faisant visiter les locaux de cette institution qui accueille 60 élèves venus du monde entier, tous passionnés, la jeune femme ajoute : « Et Bornholm a la réputation d’être un environnement particulièrement intéressant pour les artistes et les artisans. L’atmosphère y est paisible, on a du temps pour se consacrer à notre activité, on peut faire de longues balades pour trouver l’inspiration, la vie n’est pas trop chère en hiver et la saison estivale, très touristique, nous apporte une bonne clientèle. »

Depuis les années 1950, la pêche et le fumage laissent peu à peu la place à d’autres activités telles que l’élevage et le tourisme vert

Le village de Svaneke, à l’angle nord-est de l’île, a été élu plus belle bourgade du Danemark en 2013. C’est un paradis pour les artisans. Depuis le port, en remontant un lacis de ruelles pavées bordées de maisons à colombages bleues, jaunes ou roses, on arrive dans l’atelier de Pernille Bülow. La souffleuse de verre a eu elle aussi un coup de cœur pour l’île — ce qui l’a décidée à s’y établir en 1982. « J’y ai eu mes quatre enfants, j’y ai mené toute ma carrière, j’ai passé des milliers d’heures à arpenter les sentiers côtiers qui continuent de nourrir mon travail, je ne pourrais pas vivre ailleurs », préciset-elle près de ses fours à 1200 °C, où elle chauffe sa pâte pour en faire des luminaires raffinés, des carafes, des bijoux. « Svaneke est attractive depuis environ dix ans. Chaque année, de nouveaux artisans arrivent pour s’y établir, une école vient d’ouvrir, il y a de la vie toute l’année. » À deux pas de là, Susanne Kristiansen confirme depuis le comptoir de son épicerie équitable, qui propose du thé, du café, des confitures de figues (cueillies à Svaneke) et un bric-à-brac d’objets produits sur l’île : « J’ai trouvé ici un paradis, une terre de liberté et de beauté. Avec mon mari, nous avons revendu notre appartement de Copenhague, minuscule et hors de prix, pour nous acheter une grande et belle maison. » C’est presque toujours la même histoire. Le charme de l’île opère instantanément chez les visiteurs en quête d’absolu, sa force d’attraction les attire durablement dans son cocon du bout du monde. En 1971, Jørgen Toft Christensen, baba cool de 19 ans, y pose son sac pour six semaines de vacances. « J’y vis toujours », sourit le sexagénaire tatoué et moustachu, en nous faisant découvrir la ferme qu’il a retapée. Depuis son installation en 1973, il y élève des cochons en liberté, de la manière la plus naturelle possible. Aujourd’hui, il fournit les meilleures charcuteries du Danemark et propose, dans l’auberge qu’il a ouverte avec sa femme, des recettes ancestrales glanées dans les fermes voisines — l’île est habitée depuis l’Antiquité. Sa fille, qui enseigne la littérature à Copenhague, garde son domicile principal ici : avec son mari, médecin, elle fait la navette toutes les semaines en ferry (3 h 30) ou en avion (45 minutes), comme de plus en plus de jeunes Copenhaguois.

Herbes des bois, poissons fumés et crus, joues de porc, oignons sauvages, fleurs, miel… Kadeau explore toutes les possibilités culinaires de l’île

Et qu’en est-il des familles présentes à Bornholm depuis des générations ? Nicolai Nørregaard, 40 ans, chef de Kadeau (une étoile au Michelin), est certainement l’habitant le plus connu et le plus reconnu de l’île. Il y est né, y a grandi — sa famille travaille dans les fumeries de poisson depuis la fin du xix e siècle. En 2007, sans aucune formation en cuisine, il décide d’ouvrir un restaurant avec Rasmus Kofoed, son ami d’enfance (chef et restaurateur danois qui a remporté le Bocuse d’Or en 2011 et copropriétaire du Geranium, 3 étoiles au Michelin, situé à Copenhague). Leur ambition, modeste, était de devenir la meilleure adresse de l’île : « Ce n’était pas bien difficile, il n’y avait rien d’intéressant au niveau gastronomique », confie le chef. En une saison, Kadeau commence à avoir des articles dans la presse et à bénéficier d’un boucheà-oreille très favorable. « À l’époque où nous avons ouvert, le Noma faisait le jour et la nuit en matière de cuisine nordique. Sans aller à l’encontre des dogmes proposés par René Redzepi, son fondateur, j’ai voulu les adapter au terroir de Bornholm. Nous jouissons d’un microclimat, nous avons plus de soleil qu’ailleurs au Danemark, la terre est plus fertile… » Le succès fulgurant qu’a remporté son restaurant l’a amené à ouvrir en 2016 un autre établissement du même nom à Copenhague — doublement étoilé au Michelin. Il est 18 h, le soleil caresse les larges fenêtres du restaurant, qui domine la Baltique en haut de sa dune très blanche. Le dîner va bientôt commencer, point d’orgue de ce séjour féérique : quatorze plats vont se succéder, explorant en douceur toutes les possibilités culinaires de l’île — herbes des bois, poissons fumés et crus, joue de porc, tomates séchées, chou, asperges du jardin, oignons sauvages, fleurs, miel… Le repas gastronomique se transforme en promenade idéale à travers toutes les émotions que peut délivrer cette terre enchantée – les plus classiques, les plus brutes, comme les plus fines et les plus innovantes. Et c’est peut-être cela qui fait le secret de Bornholm, ce mélange subtil de tradition et d’expérimentation, dans un écrin de rêve. _

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