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La métaphysique des algues

Avec leur collection Terroir, créée à partir d’algues marines ramassées sur le littoral, les designers Jonas Edvard et Nikolaj Steenfatt développent une nouvelle façon de penser le mobilier intérieur. Une révolution éthique et écologique.

Délicatement, Nikolaj Steenfatt caresse le fond de l’eau avec son râteau : c’est comme s’il peignait les algues brunes et blondes, avant d’en prélever quelques-unes dans le seau qu’il laisse flotter près de lui. Botté de solides cuissardes, il s’aventure un peu plus loin dans l’onde fraîche de cette anse située au nord de Copenhague, tout près du port de commerce. Le designer de 32 ans fait provision d’algues marines, appelées également goémon, pour les prochaines lampes de la collection Terroir qu’il a imaginée avec un autre designer, Jonas Edvard, 37 ans. Lequel, sur la berge, nous explique leur démarche. «La culture du design est très riche au Danemark, il nous importait de ne pas la déprécier en développant des projets toxiques pour l’environnement, en utilisant du plastique, par exemple. On sait tous maintenant la pollution qu’il engendre, notamment pour les océans. Nous voulions trouver d’autres matériaux.»

Les deux trentenaires commencent à collaborer en 2013, alors qu’ils terminent leurs études à l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague — Jonas Edvard est spécialisé en design industriel, Nikolaj Steenfatt en mobilier. «Nous avions plusieurs points communs. Nous souhaitions développer des formes inédites d’artisanat, raconter une nouvelle histoire en explorant les potentiels d’une économie verte. Faire du design circulaire, éviter les déchets, privilégier le local et le durable. Montrer que l’on peut utiliser des matériaux alternatifs et écologiques», énumère Jonas. Les designers en herbe se voient vite confrontés à un écueil : le manque de matières premières au Danemark, pays plat, sans grandes forêts. Mais avec un littoral de 7000 kilomètres. À force de gamberger, leur vient l’idée de fabriquer des objets à partir d’algues ramassées en bord de mer. «Nous avons passé un an et demi à effectuer différentes expériences sur cette matière, que l’on trouve partout dans le monde mais qui est peu exploitée. Nous ne sommes pas des scientifiques, nous nous sommes beaucoup trompés, beaucoup salis, avant d’arriver à un résultat intéressant», sourit Jonas, au moment où Nikolaj apporte sa récolte sur la berge — un plein seau comprenant sept ou huit variétés d’algues, qu’il détaille devant nous («Celles-ci sont très grasses, celles-là ont un goût sucré...») En 2015, le duo montre les premières réalisations de sa collection Terroir : une chaise et trois lampes. «Le mot “terroir” évoque une certaine relation entre un produit et l’endroit où il est fabriqué, en mettant l’accent sur un sol, un savoir-faire ou un patrimoine, précise Nikolaj. C’est ce que nous voulions faire en gardant la matière première aussi brute que possible.» Succès immédiat. Par son aspect, sa couleur et même son odeur, cette texture touche les sens et séduit les grands noms du design partout dans le monde. Les musées sollicitent ces géniaux novices, le restaurant réputé Noma leur commande une collection de dix lampes. Toutes les semaines, les jeunes designers reçoivent des demandes pour connaître leur secret, qui permet de transformer le goémon en cette matière à la fois malléable et solide, 100 % recyclable et même comestible.

Pour assister à ce processus de fabrication tant convoité, nous empruntons un chemin champêtre qui nous mène à leur atelier, établi dans un fatras de hangars, à côté de studios de designers, d’artistes et d’architectes. La grande pièce est encombrée d’étagères, de cartons, de seaux et de moules qui serviront à donner leur forme aux prochaines lampes. Dans ce désordre non dissimulé, on découvre d’autres réalisations, telles que des luminaires en calcaire, matière très présente au Danemark (le Noma en a également dix exemplaires), et des chaises, plus classiques, en acier ou en bois. Jonas Edvard sort une réserve d’algues séchées et un sac rempli de chutes de papier, ouvre un carnet dans lequel il effectue quelques calculs et se lance dans sa préparation. «La base est relativement simple, il s’agit d’un mélange d’algues séchées et de papier, lequel rend la matière à la fois plus solide et plus légère», souffle-t-il, avant de préciser : «Nous lions ces deux éléments avec notre ingrédient secret, de la colle naturelle faite à partir d’algues. C’est cet ingrédient que nous avons eu beaucoup de mal à obtenir.» Pendant que Jonas broie et malaxe le tout, Nikolaj rappelle que la collection Terroir n’a pas tant été développée pour la commercialisation d’objets que pour l’impact que ceux-ci auront sur la société : «Nous n’avons réalisé que trois chaises, qui sont exposées dans différents musées d’Europe en ce moment, et quelques centaines de lampes. Notre démarche est avant tout révolutionnaire. Nous aimerions que l’industrie comprenne que l’on peut faire des meubles et des accessoires pour la maison avec des matériaux locaux et non polluants.» En terminant d’appliquer sa mixture sur un moule, Jonas lève la tête et conclut, très sérieusement : « Nous voulons changer les mentalités, celle des producteurs et celle des consommateurs. En somme, nous leur proposons de faire une révolution.» _

Le ramassage des algues s’effectue sur le littoral de Copenhague.

Le goémon est ensuite mis à sécher avant d’être réduit en poudre.

Papier, algues et colle végétale sont mélangés en une pâte homogène.

Le matériau obtenu est à la fois malléable, solide et recyclable.

Le moulage est réalisé à la main. La forme sèche à l’air libre et durcit.

La teinte des lampes varie selon la couleur d’origine des algues et du papier utilisés.

Toutes leurs créations sur jonasedvard.dk

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