— 86 Hiver — Winter 16
Géopolitique — Geopolitics
Arts + Opinions
11,50 $ CA — 11 € — 11 $ US IT / GR / ESP / LUX / Port Cont : 11 € DE : 12 € — Suisse : 16 CHF
Johnny Alam William Anastasi Yto Barrada Ute Meta Bauer & Osvaldo Sanchez Christian Boltanski Michel de Broin Hugh Broughton Architects Bureau d’Études Sandra Calvo Anne Cauquelin Hassan Choubassi Compass Group Tonia Di Risio Chantal duPont Jimmie Durham Carole Gallagher Jef Geys Grouped’ArtGravelArtGroup Milutin Gubash Guggenheim Cruises Lara Kramer Antonia Hirsch Meredith Lackey Carsten Höller Michael Light Maria Hupfield Fred Lonidier Geronimo Inutiq LOT-EK Alfredo Jaar Nathaniel Mellors Lamia Joreige Metahaven Bouchra Khalili Trevor Paglen Thomas Kneubühler Paul Poet Esther Polak & Ivar van Bekkum Jon Rafman Samuel Roy-Bois Allan Sekula & Noël Burch Taryn Simon Liz Sterry TeleGeography Hajra Waheed
86
Géopolitique Geopolitics
Direction — Editor Sylvette Babin
Impression — Printing Imprimerie HLN inc.
Comité de rédaction — Editorial Board Dominique Allard, Sylvette Babin, Ariane De Blois Invité : Steve Lyons
Distribution Canada & U.S.A. : LMPI France : Dif’Pop & POLLEN Diffusion Belgique, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Portugal, Singapour, Taiwan & Australie : Export Press — Belgium, United Kingdom, Italy, Netherlands, Portugal, Singapore, Taiwan & Australia: Export Press Envoi de publication — Publications Mail Registration : Enregistrement n° 40048874
Conseil d’administration — Board of Directors Anne-Claude Bacon (prés.), Julie Bélisle (v.-p.), Sylvette Babin (trés.), Bastien Gilbert (admin.), Michel Paradis (admin.) Coordination de production — Production Manager Catherine Fortin Adjoint.e à l’administration — Administrative Assistant Sheena Hoszko Marketing et publicité — Marketing and Publicity Jean-François Tremblay Développement web — Web Development Jérémi Linguenheld Abonnements — Subscriptions Sheena Hoszko abonnement@esse.ca Comptabilité — Accounting Sheena Hoszko Conception graphique — Graphic Design Feed Infographie — Computer Graphics Zoé Brunelli, Catherine Fortin, Feed Révision linguistique — Copy Editing Céline Arcand, Sophie Chisogne, Joanie Demers, Pauline Morier, Käthe Roth, Vida Simon
Indexation — Indexing Esse est indexée dans ARTbibliographies Modern, BHA et Repère et diffusée sur la plateforme Érudit. — Indexed in ARTbibliographies Modern, BHA, and Repère, available on the Érudit Platform. Dépôt légal — Legal Deposit Bibliothèque nationale du Québec Bibliothèque nationale du Canada ISSN 0831-859x (revue imprimée — printed magazine) ISSN 1929-3577 (revue numérique — digital magazine) ISBN 978-2-924345-09-2 (revue numérique — digital magazine) Appuis financiers — Financial Support Conseil des arts et des lettres du Québec Conseil des arts du Canada Conseil des arts de Montréal Associations Esse est membre de la Société de développement des périodiques culturels québécois (www.sodep.qc.ca) et de Magazines Canada (www.magazinescanada.ca). — Esse is a member of the Société de développement des périodiques culturels québécois (www.sodep.qc.ca) and of Magazines Canada (www.magazinescanada.ca).
Correction d’épreuves — Proofreading Céline Arcand, Vida Simon
Mandat — Mandate La revue esse s’intéresse activement à l’art actuel et aux pratiques multidisciplinaires. Elle porte un regard approfondi sur des œuvres d’actualité et sur diverses problématiques artistiques en publiant des essais qui abordent l’art en relation avec les différents contextes dans lesquels il s’inscrit. Esse se démarque également par son engagement à tisser des liens entre la pratique artistique et son analyse. Fondée en 1984, la revue est publiée 3 fois l’an (septembre, janvier et mai). — Esse magazine focuses on contemporary art and multidisciplinary practices. It offers in-depth analyses of current artworks and artistic and social issues by publishing essays that deal with art and its interconnections within various contexts. The magazine also stands out for its commitment to creating links between art practice and theory. Founded in 1984, the magazine is published 3 times per year (September, January and May). Politique éditoriale — Editorial Policy Les auteurs sont invités à proposer des textes de 1000 à 2000 mots les 10 janvier, 1er avril et 1er septembre de chaque année. Les documents doivent être envoyés par courriel en format Word ou rtf à redaction@esse.ca. Toutes les propositions seront soumises au comité de rédaction. Nous demandons aux auteurs de joindre leurs coordonnées (adresse postale, téléphone et adresse électronique), ainsi qu’une courte notice biographique et le résumé de leur texte. Prenez note que les Éditions esse utilisent la nouvelle orthographe. — Writers are invited to submit essays ranging from 1,000 to 2,000 words. The deadlines are January 10, April 1, and September 1. Texts must be emailed in Word format or RTF format to redaction@esse.ca. All proposals will be forwarded to the Editorial Board. Writers should include their postal address, telephone numbers, and email address, as well as a short biography and an abstract of their text.
CÉLESTE BOURSIER-MOUGENOT
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from here to ear v.19
Canada & U.S.A. 1 an, 3 numéros — 1 year, 3 issues Individu — Individual Étudiant — Student OBNL — NPO Institution
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2 ans, 6 numéros — 2 years, 6 issues Individu — Individual Étudiant — Student OBNL — NPO Institution
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International 1 an, 3 numéros — 1 year, 3 issues Individu — Individual 30 € Étudiant — Student 26 € Institution 42 € 2 ans, 6 numéros — 2 years, 6 issues Individu — Individual 50 € Étudiant — Student 42 € Institution 72 € Taxes et frais d’envoi inclus Taxes & shipping included TPS 123931503RT TVQ 1006479029TQ0001
Correspondance — Correspondence esse arts + opinions C. P. 47549, comptoir Plateau Mont-Royal Montréal (Québec) Canada H2H 2S8 T. 514-521-8597 F. 514-521-8598 Courriel : revue@esse.ca www.esse.ca
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Traduction — Translation Louise Ashcroft, Emmanuelle Bouet, Sophie Chisogne, Margot Lacroix, Käthe Roth
Couverture — Cover Thomas Kneubühler (détails | details) Take off & Under Siege # 5, de la série | from the series Land Claim, 2014 ; Electric Mountains # 6, de la série | from the series Electric Mountains, 2009.
Jusqu’au 27 mars 2016
Photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist
Une présentation de
Grâce au soutien de
Céleste Boursier-Mougenot, from here to ear v.19. Avec l’aimable concours de l’artiste et de la Paula Cooper Gallery, New York. Photo MBAM, Christine Guest
mbam.qc.ca
Dossier — Feature
38 Survivre par-delà la ligne verte — Surviving Beyond The Green Line
Géopolitique Geopolitics
6 Architecture de réseau vs géométrie de la séparation — Architecture of Network vs. Geometry of Separation Lina Malfona
14 After Cognitive Mapping — Après la cartographie cognitive Michael Eddy
Édito
4 Art + géopolitique — Geopolitics + Art
22 The Surveillance Economy: Toward a Geopolitics of Personalization — L’économie de la surveillance : vers une géopolitique de la personnalisation Emily Rosamond
Articles
84 Architectes du quotidien Sandra Calvo à la Biennale de La Havane
30 Offshore Havens and SupraJurisdictional Space — Paradis fiscaux et espace extraterritorial Robin Lynch
Mirna Boyadjian
46 (Im)possible Bouquets — Des bouquets (im)possibles Noa Bronstein
54 Jimmie Durham : le décentrement du monde — Jimmie Durham: Decentring the World Jean-Philippe Uzel
62 Reading Contrapuntally: Geronimo Inutiq’s ARCTICNOISE — Une lecture en contrepoint : ARCTICNOISE, de Geronimo Inutiq Sydney Hart
Portfolio
68 Thomas Kneubühler Bouchra Khalili
Édith-Anne Pageot
Trevor Paglen
88 Samuel Roy-Bois : La pyramide Marie-Ève Tanguay
91 Take me... Drop me Nathalie Desmet
94 Deconstructing Nuclear Visions Jill Glessing
Comptes rendus — Reviews
100 Tonia Di Risio Parts and Labour Toronto / Red Head Gallery
102 Chantal duPont Montréal / Dazibao
104 Schizes
98 Borderline Michel F. Côté et Catherine Lavoie-Marcus
Milutin Gubash Ordinary folk Montréal / Galerie Trois Points
105 Hajra Waheed Asylum in the Sea Montréal / Darling Foundry
106 Michel de Broin La dissipation sur le virage Paris / Galerie Eva Meyer
108 Maria Hupfield Stay Golden Montréal / Galerie Hugues Charbonneau
109 Antonia Hirsch Negative Space Toronto / Gallery TPW
110 Paul Poet My Talk with Florence Marseille / FIDMarseille 2015
112 Grouped’ArtGravelArtGroup This Duet That We’ve Already Done (so many times) Montréal / Agora de la danse
113 Lara Kramer Tame Toronto / Weesageechak Begins to Dance 28
114 Alfred Jarry Archipelago : La Valse des pantins - Acte II Noisiel / Ferme du Buisson
115 Anne Cauquelin Les Machines dans la tête Paris / PUF
Contributeurs Contributors Dominique Allard
Zoë Chan
Robin Lynch
Emily Rosamond
Doctorante en histoire de l’art à l’UQAM, Dominique Allard s’intéresse aux croisements entre l’art, la science et la nature dans l’art actuel et le discours de l’histoire de l’art. Elle travaille comme assistante de recherche dans le milieu universitaire et en tant que chargée de cours à l’Université de Sherbrooke. Elle collabore comme auteure à divers projets et fait partie du comité de rédaction de la revue esse arts + opinions.
An independent curator and critic whose research interests include youth, food, documentary, and discourse around representation and identity, Zoë Chan has previously published in Canadian Art, C Magazine, and esse, among other publications.
A Canadian independent writer, critic, and curator, Robin Lynch graduated with an MA from the Center for Curatorial Studies, Bard College (New York). She is the co-founder of offshoreart.co, a research platform investigating the role of offshore strategies in art and infrastructure. Lynch is currently a Pendaflex research fellow at Henie Onstad Kunstsenter in Norway, where she will be looking at the early electronic arts and Internet art show Electra 1996. She is also a 2015–16 curatorial fellow for the artist-run centre 221A in Vancouver.
A Canadian artist and writer, Emily Rosamond is currently completing a PhD in art from Goldsmiths in which she explores cultural concepts of character in the age of big data. She is a lecturer in fine art at the University of Kent.
Claire Astier Titulaire d’une maitrise en anthropologie politique, Claire Astier est commissaire d’exposition et critique d’art. Elle a participé à la 23e session de l’École du Magasin. En 2015, elle a été lauréate du programme de résidence curatoriale mené par la Fonderie Darling (Qc) et Astérides (Fr). Elle travaille en France.
Alex Bowron Artist and freelance art writer, Alex Bowron holds a BFA in sculpture/installation and an MA in critical cultural theory. Bowron’s writing ranges from academic to experimental and has appeared in publications, galleries, and collaborative projects with other artists. She is based in Toronto.
Mirna Boyadjian Doctorante en histoire de l’art, Mirna Boyadjian étudie les modes de représentation des conflits dans l’art libanais d’après-guerre (1991-2015) et les enjeux liés aux questions de la temporalité et de la tradition. En plus de contribuer à diverses publications, elle tient cette année, en collaboration avec l’artiste Sophie Jodoin, une rubrique intitulée «Chroniques guerrières» dans la revue Spirale.
Noa Bronstein A researcher and curator based in Toronto, Noa Bronstein’s recent curatorial projects include Memories of the Future (2015), co-curated with Katherine Dennis at Campbell House Museum with Bambitchell and Aleesa Cohene, and Data Mine (2014) at Gallery 44 with Lili Huston-Herterich, Colin Miner and Maggie Groat. Bronstein is currently the executive director of Gallery 44 Centre for Contemporary Photography.
Sylvain Campeau Poète, critique d’art, ’art, art, essayiste et commissaire d’exposition, Sylvain Campeau a organisé quelque 35 expositions. Il est aussi l’auteur de nombreux textes et essais, parus dans des catalogues et des revues (Ciel variable, ETC Media). Parmi ses ouvrages récents, on compte Chantiers de l’image et Imago Levis. Sur Rober Racine.
Béatrice Cloutier-Trépanier The assistant to the director at Battat Contemporary, Béatrice CloutierTrépanier lives and works in Montréal. She holds an MA in art history from Concordia University.
Nathalie Desmet Critique d’art et théoricienne, Nathalie Desmet mène des travaux de recherche qui portent principalement sur les théories de l’exposition et les formes contemporaines de la critique d’art. Elle enseigne à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis (Laboratoire Arts des images et art contemporain).
Michael Eddy An artist and writer, Michael Eddy works across various disciplines and media, including performance, drawing, writing, and installation. His interests lie in rhetoric and decision making, in negotiations of autonomy, and in questions relating to experience and value. Eddy frequently works in collaboration with others, the longestterm of which is the collaborative trio Knowles Eddy Knowles. From 2010 to 2013, he was co-organizer of the independent artist-run space HomeShop in Beijing (homeshopbeijing.org). His work has been exhibited and published internationally. Web: conceptualyouthhostel.net
Jill Glessing In addition to writing on art and culture for a number of Canadian and international publications, including Public, frieze, Canadian Art, Afterimage, CineAction, Ciel variable, Journal of Curatorial Studies, BlackFlash, The Senses and Society, Aesthetica, and C Magazine, Jill Glessing teaches history of photography and art history at Ryerson University.
Sydney Hart An artist and writer based on unceded Coast Salish territory in Vancouver, B.C., Sydney Hart is a founding co-editor of livedspace, a research and publishing organization that investigates the social production of space in relation to contemporary cultural production. Hart holds an MA in aesthetics and art theory from the Centre for Research in Modern European Philosophy (U.K.).
Lina Malfona An architect with a PhD in architecture and urban design, Lina Malfona is a critic and the author of essays and monographs on issues related to architectural theory and the relationships between the built form and urban space. Since 2008, she has been a founding partner in Malfona Petrini Architects (www.malfonapetrini. it). Currently, she is a lecturer in architectural design at the School of Architecture of the Sapienza University of Rome and a visiting fellow at the ATCH Research Centre of the School of Architecture of the University of Queensland.
Fabien Maltais-Bayda Writer and editor based in Toronto, Fabien Maltais-Bayda is currently pursuing graduate studies at the University of Toronto’s Centre for Drama, Theatre and Performance Studies. He writes on contemporary performance for publications including Rover Arts, Grey on Grey, MOMUS, and esse. He has previously worked with Tangente, and the International Community of Performing Arts Curators.
Marie-Ève Tanguay Titulaire d’une maitrise en histoire de l’art de l’Université Laval, Marie-Ève Tanguay mène actuellement des travaux de recherche sur la notion de métamorphose et de mouvement en art actuel, principalement en sculpture et en installation.
Jean-Philippe Uzel Titulaire d’un doctorat en science politique de l’Université de Grenoble, JeanPhilippe Uzel est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal et membre du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA). Ses travaux sur l’art autochtone contemporain ont été publiés dans différentes revues et ouvrages collectifs, au Québec et à l’étranger.
Sylvain Verstricht Détenteur d’une maitrise en études cinématographiques de l’Université Concordia, Sylvain Verstricht écrit sur la danse depuis plus de neuf ans. En 2013, il se joint à l’émission culturelle Le Quartier Général sur les ondes de CIBL. Ses nouvelles ont été publiées dans Headlight, Cactus Heart et Birkensnake.
Vanessa Morisset Docteure en histoire de l’art contemporain et critique d’art, Vanessa Morisset s’intéresse tout particulièrement aux relations entre arts et cinéma. Elle collabore régulièrement à la revue esse.
Édith-Anne Pageot Chercheuse indépendante, professeure auxiliaire à l’Université d’Ottawa et chargée de cours à l’UQAM, ÉdithAnne Pageot est titulaire d’un baccalauréat en science politique ainsi que d’une maitrise et d’un doctorat en histoire de l’art. Elle est l’auteure d’une cinquantaine d’articles et a participé à la rédaction d’ouvrages collectifs. Elle s’intéresse aux manières dont les dispositifs culturels – l’exposition, le discours critique, le marché de l’art, les Alfredo Jaar technologies – définissent les concepts The Cloud, Valle del Matadar, Tijuana de genre, d’ethnicité, de territoire, de San Diego, frontière U.S.A.-Mexico communauté et de connectivité et border, 2000. façonnent l’identité. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
Esse
Art + géopolitique Geopolitics + Art Sylvette Babin
4 — Édito
Géopolitique
La géopolitique traite des interactions entre le politique et le territoire géographique, et ces interactions, lorsqu’elles sont soumises à des relations de pouvoir et de domination extrêmes, deviennent synonymes de conflits menant – on le vit actuellement – à la migration de populations, au renforcement des frontières et à la mise en place de diverses formes de surveillance. L’inscription de l’art dans ce contexte peut difficilement faire abstraction de ces tensions qui suscitent spontanément des pratiques activistes. Quelques-unes sont analysées dans ce dossier, qui souligne la suprématie de la politique sur la géographie dans la question du droit des peuples autochtones, les travers de la mondialisation et l’usurpation du monde naturel par les mécanismes du pouvoir, ou encore l’embourgeoisement menant à l’homogénéisation des populations. On y voit également comment des frontières symboliques et des régions historiquement chargés, tels la « ligne verte » à Beyrouth ou le Grand Nord canadien, incitent des artistes à proposer une relecture de l’Histoire hors des balises habituelles du discours dominant. La notion de territoire prend par ailleurs une tout autre dimension depuis l’avènement d’Internet, qui ajoute aux espaces géographiques traditionnels les nouvelles entités extraterritoriales formées par les multiples réseaux numériques. Le Web, le nuage informatique et les centres de données sont désormais des joueurs importants de l’échiquier géopolitique international. Si, d’une part, le Web permet d’observer le monde dans sa totalité, et ainsi d’en tracer une cartographie plus éclairée, il peut d’autre part être utilisé à des fins de surveillance et de contrôle du citoyen, via l’Agence nationale de sécurité américaine, par exemple, de même que par les mesures d’audience qui dressent le portrait du consommateur. Cette économie de la surveillance qui consiste à identifier, à cataloguer, à brosser des portraits, nommée géopolitique de la personnalisation dans ce dossier, s’observe également à la lumière de la cartographie cognitive. Celle-ci permet non seulement de reconnaitre ces relations de pouvoir, mais aussi de prendre conscience de notre position en tant qu’objets, ou en tant que données, sur l’ensemble des cartes géopolitiques (économique, politique, idéologique, etc.). Notre dossier pose également un regard sur la coexistence nouvelle de l’espace géographique, qui se définit par des frontières, et de l’espace virtuel, qui se construit plutôt sous forme d’interconnexions. Cette coexistence mène à repenser l’architecture des espaces publics et les infrastructures des différents centres de contrôle et de pouvoir technologiques (les sièges sociaux des géants du Web, par exemple). C’est un fait, les phénomènes naturels et politiques qui façonnent le paysage mondial se répercutent sur le champ de l’art et influencent plus ou moins sensiblement ses diverses manifestations ; les phénomènes économiques également, si l’on en juge par la tendance de l’art à devenir marchandise. Une réflexion sur les liens entre
Esse
le marché de l’art et les paradis fiscaux – autre forme de territoire géopolitique – est éclairante à ce propos. Resterait à cerner l’impact de l’art sur les grands enjeux géopolitiques. Est-il possible encore d’imaginer que l’art puisse adopter une position critique envers ce qui nous semble inacceptable, et être un réel vecteur de changement ? Qu’il puisse influencer les décisions d’ordre politique ou économique, rendre plus poreuses les frontières tracées par les différentes formes de pouvoir, ou encore inciter à tendre la main aux migrants qui cherchent asile ? «[S]i le pouvoir de la mondialisation a invalidé la notion même de frontière, des gens meurent encore en essayant de les franchir », écrit Lina Malfona. Que ce soit à travers l’art ou la politique, il importe de penser le territoire comme un lieu de rencontres et d’échanges motivés par le respect de la différence et de la démocratie, plutôt que comme une zone de conquête et d’oppression. Plus qu’une simple option géopolitique, c’est une nécessité pour l’avenir de l’humanité. •
Geopolitics deals with interactions between politics and geographic territory. These interactions, when subjected to extreme force and abuse of power, become synonymous with conflicts that lead — as we are seeing today — to the migration of populations, the hardening of borders, and the instituting of various forms of surveillance. It is difficult for art, when inserted into this context, to disregard these tensions that spontaneously call for activist practices. Some of these practices are analyzed in our thematic section, which underlines the dominance of politics over geography when it comes to the rights of Indigenous peoples, the indiscriminate force of globalization, the usurpation of nature by mechanisms of power, and the gentrification that leads to homogenization of populations. We also see how symbolic borders and historically meaningful regions, such as the Green Line in Beirut and the Canadian Far North, spur artists to propose a rereading of history beyond the usual signposts of the dominant discourse. It is true that the notion of territory has taken on a completely different dimension since the advent of the Internet. Because of the Internet, traditional geographic spaces now include extraterritorial entities comprised of multiple digital networks. The Web, the cloud, and data centres have become important players on the international geopolitical chessboard. On the one hand, the Web enables us to see the world in its entirety, and thus to create a better-informed mapping of it. On the other hand, the Web can also be used for surveillance and controlling citizens—not only via the U.S. National Security Agency, among other bodies, but also through analytic systems that build consumer profiles. This surveillance economy, which consists of identifying, cataloguing, and painting portraits (termed “a geopolitics
5 — Edito
Geopolitics
of personalization” in this thematic section) can also be observed in light of cognitive mapping, which enables us not only to recognize these power relations but to become aware of our position as objects, or as data, on different geopolitical maps (economic, political, ideological, and others). In this issue, we also take a look at the new coexistence of geographic space, which is defined by borders, and virtual space, which is constructed, instead, in the form of interconnections. This coexistence leads to a reconsideration of the architecture of public spaces and the infrastructure of certain centres of technological control and power (the head offices of corporate Web giants, for instance). It is a fact: the natural and political phenomena present in the global landscape have an impact on the field of art and to a greater or lesser degree influence its diverse manifestations. So do economic phenomena, if one judges by the trend toward the commercialization of art. Thinking about the connections between the art market and tax havens—another form of geopolitical territory—is enlightening in this regard. What remains to be uncovered is the impact of art on major geopolitical issues. Is it still possible to imagine that art might adopt a critical stance with regard to what seems unacceptable to us and be a real vector of change; that it might influence political and economic decisions; that it might make the borders drawn by the different forms of power more porous; or that it might encourage us to hold a hand out to migrants seeking asylum? “Although the power of globalization has invalidated the very concept of a boundary, people still die simply trying to cross borders between two countries,” writes Lina Malfona. Whether it is through art or through politics, it is important to think of territory as a site of encounters and exchanges motivated by respect for differences and democracy, rather than as a zone of conquest and oppression. More than simply a geopolitical option, it is a necessity for the future of humanity. Translated from the French by Käthe Roth
Esse
Lina Malfona
Hugh Broughton Architects & AECOM Halley VI British Antartic Research Station, 2005-2012. Photo : © James Morris
6 — Dossier
Géopolitique
Esse
Si les processus de connectivité s’intensifient aujourd’hui à l’échelle planétaire jusqu’à prévaloir, en apparence du moins, sur les frontières à la fois physiques (comme la Grande Muraille de Chine ou la Ligne verte à Chypre) et psychologiques (comme les barrières idéologiques posées par la censure, la religion et la xénophobie), la géographie mondiale présente encore de profondes divisions. Autrement dit, et pour emprunter une image plus parlante, le globe reste parcouru de failles profondes, à l’instar du Grande Cretto1, célèbre œuvre de land-art réalisée par Alberto Burri à Gibellina, en Sicile. À l’ère de l’omniprésence extraspatiale et extratemporelle du Web, nous assistons encore à un conflit entre deux modèles mondiaux : l’un fondé sur la notion de mur, conçu comme un instrument de fragmentation, de ghettoïsation et de division ; l’autre sur la notion de réseau, grâce au développement d’un nouvel espace virtuel où connectivité et continuité spatiotemporelle sont maitres. La situation est paradoxale : d’un côté, la carte du monde est marquée par de profondes fissures – limites physiques, frontières, murs... De l’autre, le monde apparait comme un réseau de lieux connectés, où la ville a perdu son rôle d’accumulateur. En effet, les exigences de compétitivité et d’efficacité, associées à une logique d’entreprenariat, incitent les municipalités à se comporter comme des sociétés privées pour attirer les investisseurs, tandis que le besoin d’espace pousse les entreprises à choisir la périphérie des zones urbaines. Les villes s’éparpillent donc en différents agrégats – chacun doté d’une activité spécifique – et l’espace public se concentre dans des arénas ou des stades, des centres de bienêtre, et des complexes gigantesques dédiés aux congrès, expositions et foires, selon un modèle d’isolation physique et de connexion virtuelle. Il existe en outre un
7 — Feature
autre genre d’espace consacré aux relations sociales – l’espace post-public2, où la puissance d’Internet est centralisée : plateformes technologiques privées, technopôles, sièges sociaux des géants du Web, universités, centres de recherche où vivent et travaillent les inventeurs. Un tel réseau peut être représenté sous la forme d’une carte où ces plateformes sont mises en relation avec les routes aériennes qui les relient. Les frontières physiques, politiques, idéologiques et architecturales – où se matérialise l’idée de conflit – peuvent être quant à elles illustrées par un organigramme du monde qui montre les lieux d’exclusion, avec des points indiquant les zones d’affrontements. On pourrait aussi composer une carte globale – constituée de points (les nœuds de connexion) et de traits (les lignes de séparation) – révélant les tensions entre l’omniprésence d’Internet et l’existence des barrières physiques. Il s’agirait d’une projection figurative, à la manière des œuvres d’Alighiero Boetti3, qui mettrait en lumière un nouveau paradigme dans l’étude de l’espace social, conçu désormais comme un lieu à la fois physique et virtuel. Dans le second modèle mondial évoqué cidessus, le globe est appréhendé sous la forme
Geopolitics
d’un réseau, un système de connexions fluides et continues. Ce modèle a rapidement été adopté en tant qu’expression d’un nouveau paradigme démocratique, grâce au développement de trois composantes de l’ère postindustrielle : la mondialisation, l’industrie de l’informatique et Internet 4 . Pourtant, le modèle relationnel de la métropole transformée en territoire sans
1 — Cretto signifie « terrain crevassé et aride ». L’œuvre commémore la destruction, par un tremblement de terre, de la ville italienne de Gibellina. 2 — Daniel Van der Velden, Katja Gretzinger et coll., « Hybridity of the Post-Public Space », Open, n° 11 (2006), p. 112–123. 3 — Les planisphères et les alphabets d’Alighiero ’Alighiero Boetti explorent la notion de classification et le principe des listes en tant que système d’écriture. 4 — Lina Malfona, « La Critica in rete (La critique en ligne) », Riti di passaggio dell’architettura italiana contemporanea, dans F. Purini et L. Malfona (dir.), Rassegna di Architettura e Urbanistica, numéro spécial, n° 133 (janvier 2011), p. 94–107.
Esse
Internet est peutêtre un symbole de liberté, de démocratie et de mondialisation, mais ses points de convergence physiques sont-ils véritablement des espaces de liberté ?
8 — Dossier
frontières, et caractérisée par une interrelation des connexions réelles et virtuelles, n’a pas encore fait ses preuves. La naissance du Web a introduit un changement dans la relation entre la ville et sa topographie urbaine ; en fait, le réseau qui regroupe les centres financiers internationaux, les multinationales, les sites industriels, les entreprises d’informatique et les producteurs de logiciels ou de services en ligne constitue une cité mondiale dont les composantes sont réparties sur divers circuits transnationaux. Il est intéressant d’analyser la nature des nœuds de connectivité, de ces points de jonction où les réseaux perdent leurs propriétés en devenant les centres de contrôle du système réticulaire, car c’est précisément dans ces plateformes physiques et virtuelles que le conflit entre connexion et séparation, implicite en architecture, nous apparait plus clairement. Les nouveaux modèles architecturaux semblent inspirés d’Internet : pensons notamment aux tout derniers sièges sociaux des géants du Web. C’est dans la Baie de San Francisco et Silicon Valley, en particulier, que se trouve la plus grande concentration de ces centres stratégiques, dont la construction n’est pas encore achevée dans la plupart des cas. Ces projets en cours de réalisation révèlent possiblement de nouvelles façons de concevoir les espaces destinés à la « classe créative5 » ; cela reste à vérifier. La question qui se pose est la suivante : Internet est peut-être un symbole de liberté, de démocratie et de mondialisation, mais ses points de convergence physiques sont-ils véritablement des espaces de liberté ? Les centres de contrôle et de pouvoir technologiques ne sont-ils pas, au contraire, des forteresses autoréférentielles ? À y regarder de plus près, les principaux lieux de production et de consommation du Web s’inscrivent dans un système réticulaire où les plateformes stratégiques de la technologie constituent également des zones fortifiées. Ainsi, le réseau en ligne des principaux instituts de recherche, des technopôles et des lieux de production du savoir à travers le monde pourrait bien incarner, dans les faits, une vision néocolonialiste, si l’on considère les théories de Manfredo Tafuri sur les aspects technocratiques de l’économie américaine6 . À l’heure actuelle, les projets de ces bâtiments ne sont plus confiés à des designeurs d’intérieur, mais à des architectes de renom. C’est par exemple Frank Gehry qui dessine le nouveau site du géant Facebook, annoncé comme le plus vaste bureau à aire ouverte au monde, tandis que Foster + Partners conçoit le futur bâtiment d’Apple, version fantaisiste de la soucoupe volante. Parallèlement, selon notre premier modèle, le monde apparait sous forme de cretto, sillonné de murs épais et difficiles à démolir : un territoire global façonné par des barrières concrètes et virtuelles, des frontières et des douanes. Ces lignes de démarcation présentent de nombreuses configurations et typologies7. Ce sont parfois des frontières physiques qui sont elles-mêmes source de conflits, comme la rivière Hussuri située entre la Chine et la Russie ; ce sont aussi
Géopolitique
des lieux d’exclusion et des frontières contestées, comme celle qui sépare la Corée du Nord et la Corée du Sud, ou la Ligne verte à Chypre, citée par le poète Michalis Pierìs dans son recueil Métamorphoses des villes. Dans cette catégorie figurent aussi les lieux publics qui sont le théâtre d’affrontements politiques, tels que la Place Tahrir au Caire ; les secteurs interdits et zones militaires ; ou les murs dotés d’une signification symbolique. N’oublions pas les barrières idéologiques, qui peuvent s’avérer aussi efficaces que des murs (la censure chinoise, par exemple), les enceintes ségrégationnistes qui isolent certaines communautés, et des murailles comme le mur antique d’Aurélien à Rome, autrefois habitable. De nombreux artistes travaillent à la possible transformation des espaces de séparation. Dans certains cas, des gens s’associent aux concepteurs pour tenter de faire de ces derniers des espaces d’inclusion, par exemple, dans un village à proximité de Tel Aviv filmé par Amos Gitai pour son long métrage Ana Rabia (2013) : une frontière le long de laquelle se côtoient des communautés différentes, mais capables de communiquer. Des architectes, des artistes et des photographes – parmi lesquels Eyal Weizman8, Alfredo Jaar, Teddy Cruz, Bansky, Guy Delisle, Fred Lonidier et Josef Koudelka – se sont mesurés à des frontières célèbres, depuis le mur de Tijuana, séparant le Mexique et les États-Unis, au mur de béton édifié le long de la rive occidentale du Jourdain, qui marque la frontière entre Israël et la Palestine sur plus de sept-cents kilomètres. Alfredo Jaar élabore notamment une œuvre exemplaire, à la fois comme artiste et comme architecte, en dénonçant les mesures militaires destinées à empêcher les travailleurs immigrants de traverser les frontières. Car si le pouvoir de la mondialisation a invalidé la notion même de frontière, des gens meurent encore en essayant de les franchir. Son installation The Cloud (2000) est un monument éphémère dédié à la mémoire de ceux qui ont ainsi perdu la vie à Tijuana. L’activiste Fred Lonidier s’est également intéressé au mur de Tijuana, en photographiant des structures de surveillance, des topographies désordonnées, des travailleurs et des migrants qui tentent de traverser la frontière. Il a notamment participé à l’exposition inSite_05 San Diego/Tijuana transborder mobile archive project (2005),, organisée par Ute Meta Bauer et commissariée par Osvaldo Sanchez. La mission de cette « archive transfrontalière » était de créer des liens entre les militants, les créateurs et les chercheurs à San Diego et à Tijuana, des deux côtés de la frontière, en les invitant à échanger des archives. Mais le projet a également permis de faire connaitre ces œuvres à divers publics et visiteurs : des unités mobiles proposaient des évènements, des discussions, et des projections de films dans plusieurs localités. Les expositions fixes abordaient un éventail de thèmes : travail, migration, droits humains, identité et culture des jeunes dans la région frontalière ; le tout à travers une combinaison de textes, livres, cartes postales et photographies, films, vidéos et
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LOT-EK Mobile Dwelling Unit, 2003. Photo : permission de | courtesy of Walker Art Center, Minneapolis
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ressources en ligne. Selon Sanchez, ce projet a permis de rendre plus visibles à la fois les similarités structurelles des régions frontalières et leurs spécificités. Sans aucun doute, la cité globale est le terrain de jeu où se déploie un nouveau paradigme pour la conception d’espaces publics au-delà de la piazza. D’après le juriste Stefano Rodotà, auteur du livre Tecnopolitica 9, le processus a commencé avec le « village global » de Marshall McLuhan, qui introduisait une relation forte entre le monde virtuel et l’espace urbain. Par la suite, de nouvelles métaphores urbaines – telles que l’agora technologique10, la place télématique (telematic square) et la cité virtuelle – ont proposé une sorte de correspondance entre les deux notions. Qui plus est, le nouveau monde des communications globales s’inspire à la fois de l’organisation spatiale et temporelle de la cité ; le terme agora se réfère d’ailleurs à un modèle de démocratie directe. Parmi les analogies entre l’espace numérique et l’espace réel, la métaphore de l’autoroute virtuelle (que l’on emprunte pour naviguer sur Internet) suggère un nouveau modèle de nomadisme, relativement éloigné de la notion de village global : l’image évoque l’idée d’un voyage sans fin. Dans le domaine artistique, ce concept correspond aux dernières innovations de l’architecture mobile, où les bâtiments sont conçus comme des structures innovantes, adaptables, amovibles et aisément transportables. En témoignent les créations récentes d’Atelier Bow-Wow (telles que le restaurant mobile Limousine Yatai,
Geopolitics
2003), Hugh Broughton (Halley VI, la station de recherche scientifique en Antarctique, 2005) et LOT-EK (MDU, Mobile Dwelling Unit, 2003). Parallèlement, l’architecture des installations de secours, des cockpits ou voitures habitables, et des abris temporaires illustre une vision nouvelle et plus dynamique du logement, reprenant les concepts d’ubiquité et d’instantanéité caractéristiques d’Internet. À ce stade, la cité virtuelle a adopté les lois et les règles de la cité physique, au point que celleci, en se regardant dans le miroir, contemple son alter égo électronique. Cependant, le monde virtuel a besoin de lieux physiques, et ceux-ci s’apparentent plus souvent à des lieux fermés
5 — Richard Florida, L’ascesa della nuova classe creativa. Stile di vita, valori e professioni, Milan, Mondadori, 2003. 6 — Manfredo Tafuri, « Lavoro intellettuale e sviluppo capitalistico », Contropiano n° 2 (1970), p. 241–281. 7 — Claude Quétel, Muri, Turin, Bollati Boringhieri, 2013. 8 — Eyal Weizman, A Civilian Occupation: The Politics of Israeli Architecture, Londres et New York, Verso Books, 2003. 9 — Stefano Rodotà, Tecnopolitica, Rome et Bari, Laterza, 1997. 10 — Simon Nora et Alain Minc, L’informatisation de la société, Paris, Seuil, 1978.
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qu’à des espaces libres et ouverts. S’il est vrai que nous vivons dans une ère post-cité 11 où le concept de territoire en tant qu’espace délimité tend à s’estomper, il est également vrai que la réalité matérielle des territoires architecturaux est difficile à démanteler, ou à dépasser. Puisque le modèle de connexion globale ne peut se soustraire à la matérialité de l’architecture – selon Manuel Castells, la ville est connectée sur le plan mondial, mais déconnectée sur les plans local, physique et social12 –, nous pouvons simplement tenter de déconstruire la notion de frontière en tant que mur, en travaillant à conceptualiser ce mur sous la forme d’une membrane – c’est-à-dire une zone de contact, une frontière multiple et hétérotopique, similaire aux limites poreuses des pratiques artistiques. En effet, le monde de l’art n’est pas une sphère isolée et autonome, définie par une matrice interne ; ses limites peuvent au contraire s’infléchir pour mettre en œuvre un équilibre instable entre des forces différentes et souvent opposées. L’architecture est après tout un art controversé, oscillant entre la nécessité de construire des murs destinés à délimiter l’espace et à le diviser, et sa vocation de concevoir des espaces où les êtres humains puissent se sentir libres : un monde où ces murs, au lieu de constituer des démarcations, fondent véritablement des lieux d’origine. •
Alfredo Jaar The Cloud, Valle del Matadar, Tijuana-San Diego, frontière U.S.A.Mexico border, 2000. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Bouet
11 — Joshua Meyrowitz, Oltre il senso del luogo. L’impatto dei media elettronici sul comportamento sociale, Bologne, Baskerville, 1994. 12 — Cité dans Francesco Moschini, « Roma verso sud », Anfione e Zeto, n° 24 (2012), p. 122.
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Géopolitique
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Architecture of Network vs. Geometry of Separation Lina Malfona
Indeed, the world of art is not a separate and autonomous sphere, defined by an internal matrix; rather, its borders are deformable in order to trigger an unstable equilibrium between different and often opposing forces.
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Although the mechanisms of intense global connections appear to be prevailing over both solid physical boundaries — such as the Great Wall of China and the Green Line in Cyprus — and virtual limits—such as ideological barriers posed by censorship, religion, and xenophobia — the world’s geography still appears to have deep divisions. In other words, to use stronger imagery, the globe is still marked by deep cracks, just like Alberto Burri’s famous land art work in Gibellina, Sicily, known as Cretto.1
In the era of the extra-spatial and extra-temporal pervasiveness of the World Wide Web, we are still witnessing conflict between two world models: one based on the concept of the wall, intended as a device producing fragmentation, ghettoization, and division; and one based on the concept of the network, in reference to the development of a new kind of virtual space based on connection and space-time continuity. Therefore, on the one hand the world map is marked by deep lines of separation — physical boundaries, frontiers, walls, and so on. On the other hand, the world appears as a network of connected places in which the city has lost its role of accumulator. As a matter of fact, the demands of competitiveness and efficiency, combined with the logic of entrepreneurialism, make cities as if they are corporations in order to attract investments, while the need to occupy large areas requires enterprises to locate outside the city centre. Therefore cities are splitting into different clusters—each one with a specific activity—and public space is being concentrated in large arenas, wellness centres, and huge spaces for meetings, expositions, and fairs, following a model of physical isolation and virtual connection. Furthermore, a different kind of space is destined for social relations—the postpublic space,2 in which the power of the Internet is concentrated. Post-public space is made up of private hubs of technological power, techno poles, headquarters of Internet giants, universities, and research centres where inventors live and work. This network can be visualized on a map that puts the above-mentioned hubs in relation to the air routes that connect them. Physical, political, ideological, and architectural borders—intended as places where conflict is materialized — act as a counterpart to this map by creating a sort of diagram of the world that shows places of exclusion. According to this perspective, the squares where clashes happen can also be considered to be points on the map.
Geopolitics
These considerations can be visualized in a global map composed of points (connection nodes) and segments (separation lines) that unveil the conflict between the pervasiveness of the Internet and the existence of physical barriers. This diagram provides a figurative projection that resembles Alighiero Boetti’s artworks.3 Moreover, these considerations outline a new paradigm in the study of social space, intended as both a physical and a digital space. In the second world model mentioned above, the globe is understood as a network, a system of continuous, fluid connections. This model was quickly established as the expression of a new democratic paradigm, thanks to the development of three components of the postindustrial era: globalization, the ICT economy, and the Internet.4 However, the relational model of the metropolis as a boundless territory, dominated by the interplay between real and virtual connections, still needs to be verified.
1 — Cretto means fissured and arid land, in reference to the artist’s land art work created as a memorial to the Italian city of Gibellina, which was destroyed by an earthquake. 2 — See Daniel Van der Velden, Katja Gretzinger, Matthijs Van Leeuwen, Matteo Poli, and Gon Zifroni, “Hybridity of the Post-Public Space,” Open 11 (2006): 112 — 23. 3 — Alighiero Boetti’s planispheres and alphabets explore the issues of classification and the list mode as a system of writing. 4 — See Lina Malfona, “La Critica in rete (Online Criticism)” in Riti di passaggio dell’architettura italiana contemporanea, ed. F. Purini and L. Malfona, special issue, Rassegna di Architettura e Urbanistica 133 (January 2011): 94 — 107.
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The birth of the World Wide Web introduced a change in the relationship between the city and its urban topography; in fact, the network of global financial centres, multinationals, industrial sites, computer-technology companies, and manufacturers of software and online products constitutes a global city, made up of fragments located on various transnational circuits. What is interesting is the nature of the nodes, the points at which the networks lose their properties by becoming the control centres of the reticular system. It is precisely in these real and virtual hubs that the conflict — implicit in architecture — between connection and separation may be grasped. New architectural models seem to be introduced by the Internet: consider, for instance, the designs for the new headquarters of the Internet giants. The new centres where the power of the Internet is concentrated (San Francisco Bay and, in particular, Silicon Valley) offer the largest collection of buildings of this kind — are still under construction; projects and partial realizations seem to bring out new perspectives in designing spaces for the “creative class,”5 but it is necessary to verify this position. The question is: Even if the Internet is a metaphor for freedom, democracy, and globalization, are the physical nodes of the Internet real spaces of freedom? Or, rather, are these centres of technological control and power a kind of self-referential stronghold? On closer inspection, the main centres related to production and consumption of the Internet are materialized as a reticular system of hubs of technological power but also an example of fortified areas. Therefore, the network of the main research institutes, technopoles, and worldwide centres of knowledge production related to the Internet could be intended as the realization of a sort of neo-colonialist thinking, if we take into account Manfredo Tafuri’s theories about the technocratic aspects of the American economy.6 Right now, these building projects are moving from interior designers’ offices to those of worldrenowned architects. Frank Gehry, for instance, is currently designing the new campus for social media giant Facebook, which claims that it will be the largest open-plan office in the world, and Foster + Partners is designing Apple’s new campus, which looks like a whimsical flying saucer. In the second model, the world is understood as a cretto, marked by thick, hard-todemolish walls; a world carved up by real and virtual barriers, boundaries, and customs. The lines of separation display many configurations and typologies.7 Among them are physical boundaries that are causes of conflict, such as the Ussuri river, on the border between China and Russia; and places of exclusion and contended borders, such as that between North and South Korea and the Green Line in Cyprus, mentioned by Michalis Pierìs in his collection of poems Metamorphoses of Cities. In this category are also public spaces where political clashes occur, such as Tahrir Square in Cairo; forbidden places such as military areas; and walls with symbolic meaning. Consider also ideological barriers, which can operate as walls (think of Chinese
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censorship), segregation enclosures such as gated communities, and city walls such as the ancient inhabitable Aurelian Walls in Rome. Many artists work on projects aimed at sensing the signs of a possible overturning of spaces of separation. There are situations in which people form alliances with designers in an attempt to transform these spaces into places of inclusion. This happened in a village in the vicinity of Tel Aviv — filmed by Amos Gitai in the movie Ana Rabia (2013) — a boundary along which different, yet communicating, identities live together. Architects, artists, and photographers — such as Eyal Weizman, 8 Alfredo Jaar, Teddy Cruz, Bansky, Guy Delisle, Fred Lonidier, and Josef Koudelka—have pitted their skills against wellknown boundaries: from the wall between Mexico and the United States in Tijuana, to the concrete wall in the West Bank between Israel and Palestine that is more than seven hundred kilometres long. Alfredo Jaar, through his work as both an architect and an artist, has been exemplary in denouncing the military measures designed to prevent immigrant workers from crossing borders. In fact, although the power of globalization has invalidated the very concept of a boundary, people still die simply trying to cross borders between two countries. Jaar’s installation The Cloud (2000) is an ephemeral monument in memory of those who lost their lives trying to cross the border at Tijuana. Activist Fred Lonidier has also investigated the Tijuana wall by framing surveillance structures, unruly topographies, and migrants’ and workers’ crossings. In particular, he participated in the exhibition inSite_05 San Diego/Tijuana transborder mobile archive project (2005), organized by Ute Meta Bauer and curated by Osvaldo Sanchez. The task of the Transborder Archive was to form connections among activists, practitioners, and researchers in San Diego and Tijuana, on both sides of the border, by creating an exchange between their respective archives. However, the project also made these works known to various audiences and visitors: mobile units held events, discussions, and film screenings in the locations that they visited. The stationary exhibitions covered such topics as work, migration, human rights, and questions of identity and youth culture in the border region, through a combination of texts, books, postcards, photographs, films, videos, and online resources. According to Sanchez, the Transborder Archive served to make the structural similarities and specific differences of border regions more visible. Without a doubt, the global city is the playground where a new paradigm is emerging for designing public spaces beyond the piazza. According to jurist Stefano Rodotà, who wrote the book Tecnopolitica,9 the process started with Marshall McLuhan’s “global village,” which introduced a strong relationship between the virtual world and the urban space. Then, new urban metaphors, such as the technological agora,10 the telematics square, and the virtual city, proposed a kind of correspondence between
Géopolitique
Ute Meta Bauer & Osvaldo Sanchez inSite_05 San Diego/Tijuana Transborder Mobile Archive Project, Tijuana, 2005. Photo : © Fred Lonidier
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the two terms. Moreover, the new world of global communications has been inspired by both the spatial and the political organization of the city; in fact, the term agora refers to a model of direct democracy. Among the analogies for digital and real space, the metaphor of the e-highway, which allows for navigation on the Internet, introduces a new model of nomadism, quite remote from the concept of the global village. It conveys the idea of an endless trip without a landing place. In the field of the arts, this concept can be found in the latest developments of mobile architecture, which conceives of buildings as innovative, adaptable, removable, and easily transportable structures. Think of the recent creations of Atelier Bow-Wow (such as the mobile restaurant White Limousine Yatai, 2003), Hugh Broughton (Halley VI, the scientific research station in Antarctica, 2005) and LOT-EK (MDU, Mobile Dwelling Unit, 2003). Furthermore, architectures for emergency facilities, cockpits, and inhabitable cars, space stations, and temporary shelters display a new dynamic idea of dwelling, connected with the concepts of ubiquity and instantaneity adopted from the Internet. At this stage, the virtual city has handed its rules and regulations over to the physical city, so the real city watches itself in the mirror and
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sees its electronic alter ego. However, the virtual world needs its physical places, which are becoming more and more like enclosures than free and open places. If it is true that we live in a post-city age 11 in which the concept of territory, intended as a delimited space, is increasingly evanescent, it is also true that the corporeality of architectural territories is hard to demolish or overcome. Given that the model of global connection cannot forgo the corporeality of architecture — Manuel Castells speaks about a city that is globally connected and locally, physically, and socially disconnected12 — we can only try to deconstruct the vision of a border intended as a wall by working on a conceptualization of the wall itself as a membrane, that is, as a zone of contact, a multiple and heterotopic boundary, similar to the light edge between the arts. Indeed, the world of art is not a separate and autonomous sphere, defined by an internal matrix; rather, its borders are deformable in order to trigger an unstable equilibrium between different and often opposing forces. After all, architecture is a controversial art, suspended between the need to build walls, divisions, and enclosures and its vocation for designing spaces in which human beings can feel free, as if walls were not spaces of limitation, but a place of origin.
Geopolitics
5 — See Richard Florida, L’ascesa della nuova classe creativa. Stile di vita, valori e professioni (Milan: Mondadori, 2003). 6 — See Manfredo Tafuri, “Lavoro intellettuale e sviluppo capitalistico,” Contropiano 2 (1970): 241 — 81. 7 — See Claude Quétel, Muri (Turin: Bollati Boringhieri, 2013). 8 — See Eyal Weizman, A Civilian Occupation: The Politics of Israeli Architecture (London and New York: Verso Books, 2003). 9 — Stefano Rodotà, Tecnopolitica (Rome and Bari: Laterza, 1997). 10 — See Simon Nora and Alain Minc, L’informatisation de la société (Paris: Seuil, 1978). 11 — See Joshua Meyrowitz, Oltre il senso del luogo. L’impatto dei media elettronici sul comportamento sociale, trans. N. Gabi (Bologna: Baskerville, 1994). 12 — Quoted in Francesco Moschini, “Roma verso sud,” Anfione e Zeto 24 (2012): 122, n.24.
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Michael Eddy
14 — Dossier
Géopolitique
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The political form of postmodernism, if there ever is any, will have as its vocation the invention and projection of a global cognitive mapping, on a social as well as a spatial scale. — Fredric Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism
Esther Polak, Waag Society & Jeroen Kee AmsterdamREALTIME, 2002. Photo : permission des artistes | courtesy of the artists
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Geopolitics and capitalist globalization share a characteristic inaccessibility to totalized understandings. The stalwart Marxist political and cultural critic Fredric Jameson identified this dilemma of late capitalism (his preferred term among many to define the era) at a pivotal moment in what we now see as the ascendancy of neoliberalism and globalization. Written in 1984, during the heated debates on postmodernism, his seminal essay “Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism” pointed toward the profound correspondences between an economic and a cultural fragmentation: postmodernism as a dominant cultural mode to match the dominant mode of economic production.1 In the midst of both a dizzying, global expansion of the horizons of political struggle and what many saw as the diminution of what the political could speak for, Jameson proposed “cognitive mapping” as postmodernism’s aesthetic antidote. 2 Jameson’s conception of cognitive mapping sought to foreground “the cognitive and pedagogical dimensions of political art and culture.”3 However, along with its role in representing and teaching the “unlived, abstract conceptions of the geographic totality,” it was further tasked by Jameson with incorporating the “coordination of existential data (the empirical position of the subject).”4 This suggests a more complex demand, including the need to take into account one’s own implication in the constitution of totality — and the role of mapping as well. This brings into play a whole host of other practices that may or may not look like maps in the traditional sense, which I hope to address as we trace the relevance of cognitive mapping in the present. Jameson’s descriptions of postmodern aesthetics still ring uncannily true for artworks produced from and for globalized networks today, when aesthetic production “has become integrated into commodity production generally.”5
Geopolitics
Jameson’s concerns resonate with the work and ideas associated with the currently popular post-Internet label, for instance. Art that identifies its existential conditions with those of commodities, that is reduced to its circulation, and that concentrates on the superficiality of the photograph — these are all motifs specified in the pages of Jameson’s essay. Despite the continuities, we need to recognize the further advancement of certain aspects only nascent in postmodernism’s heyday. Key features of Jameson’s diagnosis of the postmodern era — its spatialized character, its schizophrenia, its historical disorientation—have become only more exaggerated. Initially, perhaps, it seemed like a problem of perception; we simply could not “grasp our positioning.”6 It was impossible to comprehend how this sublime bogey-economy could encircle the globe. If cognitive mapping were only about making the global visible, as some optimistic technologist thinking goes, then one might conclude that we were already getting
1 — See Fredric Jameson, “Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism,” New Left Review 146 (July — August 1984): 53 — 92. 2 — Jameson’s mapping was oriented toward the global, but totality was clearly not a term embraced by all at the time, as evidenced by the turn toward themes such as temporary autonomous zones, heterotopias, micro-politics, and the end of metanarratives. 3 — Fredric Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism (Durham, NC: Duke University Press, 1991), 50. 4 — Ibid., 52. 5 — Ibid., 4. 6 — Ibid., 54.
Esse Allan Sekula & Noël Burch Container Ship, image tirée du film | video still from the film The Forgotten Space, 2010. Photo : permission de | courtesy of Icarus Films
But with the omniscience granted by technological prostheses, we tacitly agree to, or have little choice in, the fact that the mapping is being done to us, rather than by us.
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close. (What is a self-driving car, after all, if not the ultimate resolution to the dangers of spatial bewilderment, pace Jaron Lanier.) In the present world, however, maps surround us and give us, in real time, all the information we need to know our place in the world. Consider, for instance, Jameson’s nervousness about photographic flatness when, in the work of Warhol and photorealist painters, its potentially realist use was drained of affect. Today there develops a cluster of problems having more to do with photography’s reference to an “original” than with its exemplary non-originality. When circulation is written into images, devices decode location through image recognition and metadata without much fanfare, easily pinpointing fleshly identities. The multiple indexical registers of digital photography enhance their pedagogical potential to some degree. But with the omniscience granted by technological prostheses, we tacitly agree to, or have little choice in, the fact that the mapping is being done to us, rather than by us. Artwork tasked with producing literal maps has been taken up by generations of artists, especially those beginning in the post-war era.7 Artists have made use of maps’ communicative graphics and data incorporation as extensions of art’s sites, as conceptual pathways, or as subversions of the voice of authority. An incredibly varied range of artworks has ensued. Though it isn’t the purpose of this article to enumerate and analyze all examples of such work, it would surely be interesting to consider each according to Jameson’s use of the term “mapping.” In light of the current topic, one could point to lineages of practices that produce maps to highlight global power relations, such as the flow charts of the late Mark Lombardi (United States) and the Bureau d’Études (France), or works that use GPS technologies to track a multiplicity of actions, such as the installations of Esther Polak and Ivar van Bekkum (the Netherlands) and the tactical media project Transborder Immigrant Tool (United States). Challenging power motivates many artists who work with references to cartography, given its proximity to historical and governmental forces such as militarism and colonialism. These are indeed difficult to put into perspective, as they stretch toward science in their pedagogical appeal. Further to its aforementioned uses in the surveillance apparatus, in our time the scientific sphere of cartography sits uncomfortably close to the terms of the knowledge economy. Art practices that support serious engagement with the field of cartography can at times enjoy certain protections and privileges within university faculties and state agencies. This doesn’t mean that knowledge and strategy are condemned tout court as privileged — if we keep in mind that ideology was crucial to Jameson’s conception of cognitive mapping. 8 In his calls for a return of the pedagogical function of aesthetics, Jameson did not intend only the scalar translations that demonstrate our relativity as beings in a world, nor did he seem to be suggesting an approach such as tactical media, whose interventions were
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claimed by some as superior to the ideology-soaked dissident practices of yore.9 Diagrammatic simplification and avant-gardism in technologically excitable work would sometimes seem to cut away ideology as so much long hair. For Jameson, bearing the long hair of ideology is essential to getting your bearings. To bear us along, the textual clippings that Jameson posits as archetypal to postmodernism have to regain a certain degree of narrativity.10 In evoking Brecht and Lukacs, Jameson clearly has the history of Realism in mind, but realist narratives are not without their problematic detours. Think of the scandal around the theatrical monologue The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs (2010), author Mike Daisey’s “creative” account of Foxconn, and the real experience of the global supply chain. When it was discovered that Daisey had embellished his supposedly non-fictional account with characters and events in order to inject more human content into it, it aroused disgrace from the journalistic community. But surely this theatricalizing of transnational capital would be permitted as pedagogical realism from certain angles? The pedagogical style still counts; the ligament between propaganda and cognitive mapping may get taut, but the two are discrete. Compare The Agony to Allan Sekula and Noël Burch’s The Forgotten Space (2010), which explored the central but unimaged role of the sea in the space of globalization by documenting a range of seemingly disparate moments in the social and historical development of the international shipping industry. Although uncovering the human costs of globalization was the task of both works, the former narrative took liberties for emotional impact, whereas the latter gave evidentiary vision (fragmentary, but admittedly syndicalist at heart) to the banal material and labour conditions of outsourcing. Both may have presented ideologically driven stories connecting human gestures to boundless systems, but by concealing ideology with a forced sentimentality, Daisey was pulled closer to the language of advertising. The artwork since Jameson’s Postmodernism that had most centrally taken up the question of ideology would surely include practices associated with institutional critique. Artists such as Hans Haacke — whose work Jameson singled out for dealing with a “crisis in mapping”11 — made their inroads by charting the latent ideologies of ostensibly neutral institutions. They were reorienting in that they shed the layers of naturalization that power accumulated, but they were always specific. Therefore, rather than conveying totality, they hinted at it by pointing to its fragmentation into numerous “semi-autonomous” institutions. As critique becomes demanded by art institutions and, according to critic Suhail Malik, contemporary art takes on the form of a permanent gaseous entity absorbing all the black pucks of negation launched into it, the relationship between critical art and its institutional support gets a little convoluted. Following the line deeper into the institution—seen as the exclusive jurisdiction of
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critique — movement toward the outside is precluded as naughty idealism.12 Once we reach the point that this very inward turn is conceived as the only exit, the global meaning of cognitive mapping takes on very small proportions indeed. However, following Jameson’s earlier diagnosis of the conjoining of aesthetic and commodity production, if everything is cultural and commodity, the inside-outside dichotomy is not so easily maintained. This doesn’t mean that consumerism becomes the only game in town, as espoused by discourses in market-reflexivity and suggested by neologisms such as “epistemology of search.”13 What it means is that we are still on the lookout for a transitional space that allows us to move between spaces, between our particular “empirical” situation and the horizon of the global. The question of autonomy thus arises again, as a space that is produced politically and intentionally, rather than as the space reserved for aesthetic contemplation. It cannot be completed practically, or it would result only in the atomism that, as Jameson warns, protects something as vast as late or neoliberal capitalism from being even conceived and mapped. Starting from totality, on the other hand, “has come to carry overtones of conspiracy and paranoia with it.”14 The experiential mapping practices of the Compass Group’s Continental Drift project comprise “a collective and mobile project of inquiry” that aims to “explore the five scales of contemporary existence: the intimate, the local, the national, the continental and the global.”15 As navigations and narrations of these scales—literally, by collectively walking, riding, discussing particular spaces — Continental Drift itineraries become engines for affects, texts, and photographs, but are also forms of production themselves. Inherent in such processes are the
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transgression of art’s boundaries, and pedagogy conceived as self-education. If collective space seems reminiscent of the secessionism of which Jameson warned institutional critique was at risk (inside the art institution),16 the mobility of Continental Drift means a passage between scales, an active crossing of disciplinary boundaries, and sure, a certain amount of getting lost. As Brian Holmes, contributor to Compass, asked, “But what would it really take to lose yourself in the abstract spaces of global circulation?”17 Losing yourself is, to some degree, part of the process of founding this necessary transitional space. •
7 — See a brief survey in Ruth Watson, “Mapping and Contemporary Art,” The Cartographic Journal 46, no. 4 (November 2009): 293 — 307. Watson’s insight about the intimate relationship between maps and war is particularly worthy of further inquiry. 8 — “Ideology has then the function of somehow inventing a way of articulating those two distinct dimensions [‘existential experience and scientific knowledge’] with each other.” Jameson, Postmodernism, 53. 9 — See Gregory Sholette’s criticisms of tactical media in Dark Matter: Art and Politics in the Age of Enterprise Culture (London: Pluto Press, 2011), 35. 10 — “The former work of art, in other words, has now turned out to be a text, whose reading proceeds by differentiation rather than unification” (Jameson, Postmodernism, 31). Unfortunately, this is not the place for the highly important investigation into “traditional” narration practices in various cultures as relational mapping models.
Geopolitics
11 — See Fredric Jameson, “Hans Haacke and the Cultural Logic of Late Capitalism” in Hans Haacke: Unfinished Business (Cambridge: MIT Press, 1986), 38. 12 — “Anarcho-realism” is the term that Suhail Malik uses for this in his series of talks called “On the Necessity of Art’s Exit from Contemporary Art” held in 2013 at Artists Space in New York (also the topic of a forthcoming book): http://artistsspace.org/ programs/on-the-necessity-of-arts-exitfrom-contemporary-art. 13 — Isabelle Graw’s High Price: Art between the Market and Celebrity Culture (Berlin: Sternberg Press, 2010) offers a consistent example of the former; the latter term is David Joselit’s in After Art (Princeton: Princeton University Press, 2013). On the links between financial power and art, Joselit also advises, “The point is not to deny this power through postures of political negation or to brush it under the carpet in fear of ‘selling out.’ The point is to use this power.” 14 — Jameson, “Hans Haacke,” 56. 15 — Claire Pentecost, “Notes on the Project Called Continental Drift” in Deep Routes: The Midwest in All Directions, ed. Rozalinda Borcila, Bonnie Fortune, and Sarah Ross (Compass Collaborators, 2012), 17. 16 — Jameson, “Hans Haacke,” 49. 17 — Brian Holmes, “Drifting Through the Grid: Psychogeography and Imperial Infrastructure,” Springerin 3 (March 2004), http://www.springerin.at/dyn/heft_text.php? textid=1523&lang=en
Esse
Après la cartographie cognitive Michael Eddy
La forme politique du postmodernisme, s’il y en a jamais une, aura pour vocation l’invention et la projection d’une cartographie cognitive mondiale sur une échelle aussi bien sociale que spatiale. — Fredric Jameson, Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif
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La géopolitique et le capitalisme mondial possèdent une caractéristique commune : on ne peut les appréhender dans leur totalité. Fredric Jameson, pilier de la critique politique et culturelle d’ascendance marxiste, a cerné cette problématique du capitalisme tardif (son terme de prédilection parmi ceux utilisés pour qualifier cette période) à un moment charnière qui marque, rétrospectivement, l’essor du néolibéralisme et de la mondialisation. Écrit en 1984, époque où le postmodernisme suscitait des débats passionnés, son influent essai « Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism » souligne le parallèle fondamental entre fragmentation économique et fragmentation culturelle : le postmodernisme en tant que modèle culturel dominant fait écho au modèle dominant de production économique1. Entre l’expansion vertigineuse des horizons de la lutte politique à l’échelle planétaire, et ce que beaucoup percevaient comme un rétrécissement du champ d’action politique, Jameson propose une « cartographie cognitive » en antidote à l’esthétique postmoderne2. La cartographie cognitive selon Jameson cherche à faire émerger « les dimensions cognitives et pédagogiques de l’art et de la culture politiques 3 ». Néanmoins, outre la représentation et l’enseignement des « conceptions abstraites et sans vécu de la totalité géographique », Jameson souhaite également y incorporer la « coordination de données existentielles (la position empirique du sujet)4 ». Il s’agit donc d’une démarche plus complexe, impliquant la nécessité de prendre en compte son propre rôle dans la constitution de la totalité – ainsi que celui de la cartographie. Ceci fait entrer en jeu tout un éventail d’autres pratiques, qui peuvent ou non s’apparenter à des cartes au sens traditionnel du terme, et que je me propose d’aborder à mesure que nous analysons la pertinence de la cartographie cognitive aujourd’hui. Les observations de Jameson sur l’esthétique postmoderne paraissent encore étrangement actuelles par rapport aux œuvres d’art produites par, et pour, les réseaux mondiaux actuels, dans lesquels la production esthétique s’est retrouvée « intégrée à la production de marchandises en général5 ». Ses considérations pourraient par exemple s’appliquer aux concepts et aux œuvres que l’on rencontre fréquemment aujourd’hui sous l’étiquette de post-Internet. Une pratique artistique qui assimile ses conditions d’existence à celles d’un objet commercial, se réduit à sa circulation, et se concentre sur la superficialité de l’image photographique – autant de schémas que l’on retrouve dans l’essai de Jameson. Nonobstant cette continuité, certains aspects émergents à l’âge d’or du postmodernisme ont indéniablement pris de l’ampleur depuis, notamment sa spatialisation, sa schizophrénie, sa désorientation historique – autant d’éléments clés du diagnostic Jamesonien. Au départ, le phénomène s’apparentait peutêtre à un problème de perception : nous n’étions tout simplement pas en mesure d’« appréhender notre position6 ». Il était impossible de concevoir comment cette sublime économie fantôme
Géopolitique
pourrait encercler le globe. Si la cartographie cognitive consistait seulement à rendre visible la globalité, comme le veut une certaine vision optimiste de la technologie, on pourrait penser que ce stade est presque atteint (une voiture autopilotée, après tout, n’est que la solution définitive aux dangers de la désorientation spatiale, sur le mode Jaron Lanier). Et pourtant, nous sommes aujourd’hui entourés de cartes qui nous donnent, en temps réel, toute l’information nécessaire pour connaitre notre place dans le monde. Jameson trouvait préoccupant, dans le travail de Warhol et des peintres photo-réalistes, une bi-dimensionnalité de la photographie qui tend à véhiculer un réalisme dépourvu d’affect. Or les nombreuses problématiques actuelles sont essentiellement liées au fait que la photographie renvoie à un « original » plutôt qu’à sa non-originalité intrinsèque ; à l’ère où les déplacements se traduisent en images, les appareils nous localisent discrètement grâce à la reconnaissance d’image et aux métadonnées, identifiant aisément les personnes. Les multiples registres indexicaux de la photographie numérique accentuent en partie son potentiel pédagogique. Mais avec l’omniscience que nous confèrent les prothèses technologiques, nous acceptons implicitement, ou bien l’on nous impose, le fait que nous soyons les objets de cette cartographie, et non les cartographes. De nombreuses générations d’artistes, notamment ceux dont la carrière a débuté durant l’après-guerre, ont produit des œuvres qui s’apparentent à des cartes au sens littéral du terme7. La capacité d’une carte à communiquer de l’information et à intégrer des données sous une forme graphique a été mise à profit par ces artistes pour étendre le territoire de leurs œuvres, tracer des itinéraires conceptuels, ou subvertir la voix de l’autorité. Les créations
1 — Fredric Jameson, « Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, n° 146 (juillet–août 1984), p. 53–92. 2 — La cartographie évoquée par Jameson tendait vers la globalité, mais le terme de totalité n’était visiblement pas adopté par tous à l’époque, ainsi qu’en témoignent ses détours par divers thèmes comme les zones temporairement autonomes, les hétérotopies, la micro-politique, ou la fin des méta-narrations. 3 — Fredric Jameson, Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris, 2011, p. 99. 4 — Op. cit., p. 102. 5 — Ibid., p. 37. 6 — Ibid., p. 104. 7 — Ruth Watson en propose un rapide panorama dans « Mapping and Contemporary Art », The Cartographic Journal, vol. 46, n° 4 (novembre 2009), p. 293-307. Les remarques de Watson sur la relation intime entre les cartes et la guerre, en particulier, appellent un approfondissement de la question.
Esse Bureau d’Études Governing by Networks, 2004 & Infocapital Exchangers, 2003, tiré de la publication | from the publication Atlas of Agendas - Mapping the Power, Mapping the Commons, 2015. Photos : @ Bureau d’Études
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Geopolitics
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La capacité d’une carte à communiquer de l’information et à intégrer des données sous une forme graphique a été mise à profit par ces artistes pour étendre le territoire de leurs œuvres, tracer des itinéraires conceptuels, ou subvertir la voix de l’autorité.
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qui en résultent sont incroyablement variées. Le but de cet article n’est pas d’en faire une énumération ou une analyse exhaustive, mais il serait certainement intéressant de les considérer chacune sous l’angle de la « cartographie » dans son emploi jamesonien. Ainsi, nous pourrions retracer les œuvres qui s’attachent à illustrer les relations de pouvoir mondiales sur une carte, telles que les organigrammes du regretté Mark Lombardi (É.-U.) et du Bureau d’Études (France) ; ou qui utilisent la technologie GPS pour suivre une multitude d’actions, comme les installations d’Esther Polak et Ivar van Bekkum (Pays-Bas) et l’application tactique créée pour le projet Transborder Immigrant Tool (É.-U.). La remise en question du pouvoir est fréquente chez les artistes dont le travail est relié à la cartographie, étant donné la proximité (gouvernementale ou historique) de celle-ci avec les forces militaires et colonialistes, notamment. Ces démarches sont difficiles à mettre en perspective, car elles flirtent avec la science dans leurs efforts pédagogiques. Outre ses diverses utilisations par les dispositifs de surveillance, la sphère scientifique de la cartographie possède aujourd’hui une proximité problématique avec les institutions du savoir. Les pratiques artistiques qui explorent de manière approfondie le domaine de la cartographie bénéficient parfois de certaines protections et privilèges au sein des facultés universitaires et des agences fédérales. Cela ne signifie pas que la connaissance et la stratégie doivent d’emblée être condamnées pour leurs privilèges – gardons à l’esprit que l’idéologie joue un rôle crucial dans la conception de la cartographie cognitive élaborée par Jameson8 . En appelant à un retour des fonctions pédagogiques de l’esthétique,
Géopolitique
Jameson ne parlait pas seulement des représentations scalaires qui démontrent notre relativité en tant qu’individus dans le monde, et ne semblait pas non plus suggérer une approche similaire à celle des médias tactiques, dont certains estiment que les interventions sont préférables aux pratiques dissidentes idéologiquement chargées d’autrefois9. La simplification schématique et l’avant-gardisme des œuvres propulsées par la technologie semblent parfois couper tout lien avec l’idéologie, comme on couperait ses cheveux longs. Pour Jameson, au contraire, les « cheveux longs » de l’idéologie sont essentiels au maintien d’une démarche équilibrée. Pour appuyer son propos, Jameson postule comme archétypes du postmodernisme des extraits de textes étrangement dépourvus de narrativité 10. En évoquant Brecht et Lukacs, Jameson a visiblement à l’esprit l’histoire du réalisme, mais les narrations réalistes empruntent elles aussi des détours problématiques. Pensons au scandale qui entoure le monologue théâtral The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs (2010), récit « créatif » écrit et interprété par Mike Daisey qui porte sur l’univers de Foxconn et la réalité de la chaine d’approvisionnement mondiale. Lorsqu’on découvrit que Daisey avait embelli son récit censément authentique avec des personnages et des évènements afin de le rendre plus humain, la communauté journalistique se déclara outrée. Mais cette théâtralisation du capital transnational, vue sous certains angles, ne pourrait-elle pas être permise à titre de réalisme pédagogique ? Le style pédagogique employé n’est évidemment pas sans importance ; les liens entre propagande et cartographie cognitive peuvent se faire plus étroits, mais les deux notions restent distinctes.
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Comparez The Agony avec le film d’Allan Sekula et Noël Burch, The Forgotten Space (2010), qui explorait le rôle central mais quasi invisible de l’océan dans l’espace de la mondialisation, en documentant un éventail de moments apparemment disparates dans le développement social et historique du transport maritime international. Si les deux œuvres s’attachent à dévoiler les couts humains de la mondialisation, la première a pris des libertés narratives pour augmenter l’impact émotionnel, tandis que la seconde constitue un témoignage probant (fragmentaire, mais implicitement porté par une vision syndicaliste) sur les conditions matérielles et humaines de la sous-traitance. Certes, toutes deux ont présenté des histoires idéologiquement orientées reliant des gestes humains à des systèmes sans limites, mais en enrobant l’idéologie de saccarine, Daisey s’est rapproché du langage de la publicité. Depuis Postmodernism, les œuvres qui ont accordé une place significative à la question de l’idéologie se rencontrent en particulier dans le champ de la critique institutionnelle. Des artistes comme Hans Haacke – dont la singularité, selon Jameson, était de répondre à une « crise de la cartographie11 » – se sont fait connaitre en dressant la carte des idéologies qui sous-tendent certaines institutions officiellement neutres. Leurs démarches ouvraient de nouvelles perspectives en déshabillant le pouvoir de ses couches de naturalisation progressives, mais leur objet demeurait spécifique. Ainsi, au lieu de représenter la totalité, elles y font allusion en révélant sa fragmentation sous l’apparence de multiples institutions « semi-autonomes ». La critique étant désormais recherchée dans le milieu des institutions artistiques, et l’art contemporain ayant pris la forme, selon le critique Suhail Malik, d’une entité gazeuse absorbant continuellement tous les éléments négatifs qui le remettent en question, la relation entre l’art contemporain et son soutien institutionnel devient quelque peu alambiquée. Si l’on poursuit cette voie au sein de l’institution – considérée comme la juridiction exclusive de la critique –, tout mouvement vers l’extérieur est proscrit pour idéalisme malsain12. Lorsqu’on atteint le stade où cette démarche autoréférentielle devient l’unique porte de sortie, le champ de la cartographie cognitive s’en trouve singulièrement rétréci. Cependant, d’après le diagnostic de Jameson évoqué plus haut sur l’assimilation de la production esthétique avec la production de biens, si tout est culturel et commercialisable, la dichotomie intérieur-extérieur n’est pas si aisée à maintenir. Cela ne signifie pas que le consumérisme devienne le seul scénario possible, comme pourraient le faire croire les discours sur la réflexivité du marché de l’art, ou l’emploi de néologismes évoquant par exemple une « épistémologie de la fonction recherche13 ». Cela signifie que nous sommes encore en quête d’un espace transitionnel qui nous permette de circuler entre les espaces, en l’occurrence celui de notre situation « empirique » particulière et l’horizon de la globalité. Nous retrouvons donc ici la question de l’autonomie, sous la forme d’un espace créé politiquement et intentionnellement,
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et non d’un espace réservé à la contemplation esthétique. Sa réalisation concrète est impossible, ou elle aboutirait à un atomisme qui, nous avertit Jameson, nous empêche tout simplement de concevoir ou de cartographier un phénomène aussi vaste que le capitalisme tardif ou néolibéral. Prendre la totalité comme point de départ, en revanche, « véhicule désormais des connotations de conspiration et de paranoïa14 ». Les pratiques cartographiques expérimentales du projet Continental Drift, proposé par le groupe Compass, comprennent « un programme d’étude collectif et mobile » qui souhaite « explorer les cinq niveaux de l’existence contemporaine : intime, local, national, continental et mondial15 ». Les membres du groupe créent ainsi collectivement et littéralement, en parcourant à pied ou à cheval des espaces spécifiques qu’ils explorent également par la discussion, des itinéraires narratifs navigant à travers ces différents niveaux. Leurs déambulations donnent lieu à un éventail d’affects, de textes et de photographies, mais constituent également, en eux-mêmes, des formes de production artistique. La transgression des frontières de l’art et la pédagogie conçue comme auto-éducation font partie des processus inhérents à une telle pratique. Si le principe de l’espace collectif peut rappeler le risque de sécessionnisme encouru, selon Jameson, par la critique institutionnelle (lorsque conduite au sein de l’institution artistique)16, la mobilité de Continental Drift permet au groupe de circuler entre les niveaux évoqués et de franchir délibérément les frontières interdisciplinaires, ce qui implique bien sûr de se retrouver perdu par moments. Brian Holmes, contributeur de Compass, s’interroge : « Mais que faudrait-il vraiment pour se perdre dans les espaces abstraits de la circulation globale17 ? » Dans une certaine mesure, se perdre fait partie intégrante du processus permettant de fonder un espace transitionnel nécessaire.
12 — « Anarcho-réalisme » est le terme que Suhail Malik utilise pour désigner cette idée, dans sa série de conférences intitulée « On the Necessity of Art’s Exit from Contemporary Art » proposée en 2013 par l’Artists Space à New York (sujet d’un prochain livre), <http:// artistsspace.org/programs/on-the-necessityof-arts-exit-from-contemporary-art>. 13 — Isabelle Graw développe ce type de discours dans High Price: Art between the Market and Celebrity Culture, Berlin, Sternberg Press, 2010 ; la seconde expression est de David Joselit dans After Art, Princeton, Princeton University Press, 2013. Au sujet du rapport entre l’art et le pouvoir financier, Joselit souligne : « Il ne s’agit pas de dénier ce pouvoir par des gestes de négation politique, ou de s’abstenir d’en parler par crainte de faire chuter sa cote. Il s’agit d’utiliser ce pouvoir. » 14 — Fredric Jameson, « Hans Haacke », op. cit., p. 56. 15 — Claire Pentecost, « Notes on the Project Called Continental Drift », Deep Routes: The Midwest in All Directions, Rozalinda Borcila, Bonnie Fortune, Sarah Ross (collaboratrices de Compass), 2012, p. 17. 16 — Fredric Jameson, « Hans Haacke », op. cit., p. 49. 17 — Brian Holmes, « Drifting Through the Grid: Psychogeography and Imperial Infrastructure, » Springerin n o 3 (mars 2004), <www.springerin.at/dyn/heft_text.php ? textid=1523&lang=en>.
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Bouet
8 — « L’idéologie a alors la fonction d’inventer un moyen d’articuler ces deux dimensions distinctes [expérience existentielle et connaissance scientifique] l’une avec l’autre » (Jameson, Postmodernisme, p. 103). 9 — Voir les critiques de Gregory Sholette sur les médias tactiques dans Dark Matter: Art and Politics in the Age of Enterprise Culture, Londres, Pluto Press, 2011, p. 35. 10 — « En d’autres termes, l’ancienne œuvre d’art s’est maintenant révélée être un texte, dont la lecture procède plus par différentiation que par unification » (Jameson, Postmodernisme, p. 74). Cet article n’est malheureusement pas le lieu d’une enquête, pourtant indispensable, sur les pratiques narratives « traditionnelles » disponibles dans diverses cultures comme modèles de cartographie relationnelle. 11 — Voir Fredric Jameson, « Hans Haacke and the Cultural Logic of Late Capitalism », Hans Haacke: Unfinished Business, Cambridge, MIT Press, 1986, p. 38.
Compass Group Continental Drift, Chine, 2011. Photo : Claire Pentecost
Geopolitics
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Emily Rosamond
Toward a Geopolitics of Personalization 22 â&#x20AC;&#x201D; Dossier
GĂŠopolitique
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On May 20, 2013, Booz Allen Hamilton infrastructure analyst Edward Snowden, having taken a leave of absence from his work, quietly fled from Hawaii to Hong Kong. Shortly afterward, stories about the classified documents that he had leaked, which revealed the enormous extent of the National Security Agency’s global surveillance program, rippled across the world. By tracking phone metadata and online activity, the NSA was enacting the ambition to collect all personal communications: email content, telephone metadata, online searches, and other information trails.
Jon Rafman The 9 Eyes of Google Street View, 2009-, vue d’installation | installation view, End User, Hayward Gallery Project Space, London, 2014-2015. Photo : Michael Brzezinski
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In doing so, it conceptualized, and put into practice, a pervasive link between two vastly different geopolitical sites. On the one hand, there was the citizen’s mind: abstractly, yet minutely, conceived as a node of viewpoints, data, and tendencies co-producing ever-shifting networks and moving through space. On the other hand, there was the data repository (notably, the Utah Data Center): a storage site for sleeper dossiers filled with personal information, which could be called upon if an individual came to be “of interest” in the future. Though these pervasive surveillance practices may be alarming, they are also, as yet, spectacularly ineffective as public security tools.1 Perhaps this comes as no surprise. As both Grégoire Chamayou and Edward Snowden point out, the NSA’s programs were never about public safety; they have always been about power. Specifically, Chamayou argues, the ambition to automatically construct sleeper dossiers on each person, such that personal information could be retroactively retrieved at any time, constitutes a form of “biographical power founded on the generalized informational capture of the microhistories of individual lives.”2 This biographical power is also, we could say, a bio-spatial one. It
Geopolitics
inscribes silent, long-distance handshakes into the geopolitics of being — a new form of remote witnessing linking the daily lives of citizens, through fibre optic cables, to data farms and desert sands. As Benjamin Bratton reminds us,3 although the NSA scandal was significant, it pales in comparison to the massive corporate surveillance apparatus. In hindsight, the NSA might appear to be the least of the public’s worries in terms of surveillance—the “public option” in a sea of corporate data captures entailing not even the slightest hope of public oversight.
1 — The NSA, in fact, contributed nothing whatsoever to public safety throughout its entire telephone metadata collection program. Grégoire Chamayou, “Oceanic Enemy: A Brief Philosophical History of the NSA,” Radical Philosophy 191 (May — June 2015): 8. 2 — Ibid., 7. 3 — Benjamin Bratton, “The Black Stack,” e-flux Journal 53 (2014), accessed May 27, 2014, http://www.e-flux.com/journal/theblack-stack/ (emphasis in original).
Esse
Predictive corporate surveillance practices can be traced back several decades; in the age of big data, however, they have reached new levels of ubiquity and robustness. Karl Palmås traces the use of predictive analytics back to the postSecond World War period, when former military staff took statistical analysis with them into the business sector. Yet in recent years, corporate sector analytics have become increasingly future-oriented. Today, a corporation’s success might be tied to its ability to predict, say, what customers will want to buy tomorrow (for instance, Kellogg’s Strawberry Pop Tarts™ right before a hurricane), or at what exact point of losses a particular gambler will leave the casino. The casino chain Harrah’s, for instance, uses loyalty cards to track spending, calculating and recalibrating each gambler’s “pain point” in real time and sending over a “luck ambassador” if her losses exceed that point. The luck ambassador might offer a free perk, such as a steak dinner, just when the customer is feeling at her worst — micro-managing consumer emotion through prediction.4 Similarly, a host of online audience-measurement companies invent and instantiate new, surveillant concepts of identity. For instance, Quantcast, one of many companies that provides audience-measurement services for member websites, helps its customers target advertisements to individual IP addresses by ascribing identities to users. Based on browsing history, one of Quantcast’s algorithms might decide that a user is, for instance, male. Maleness emerges as a trait, in Quantcast’s formulae, purely numerically, and purely in consumerist terms, without any reference to either the user’s body or her self-conception as a gendered subject.5 The field expands. The dossiers and storage sites multiply. Unlike the classic surveillance images envisioned by George Orwell and Michel Foucault, today’s surveillance is based on a fundamental permeability between state and corporation—and between the private and privatized spaces of homes, laptops, platforms, and data-storage facilities. What we have is not so much a surveillance state (in the Orwellian or Foucauldian sense) as a surveillance economy — what John Bellamy Foster and Robert McChesney would call surveillance capitalism6 — in which data mining and sophisticated computation vastly concentrate information, money, and power, even as they disperse this power across enormous distances, and pass it back and forth between government and corporate bodies. The surveillance economy—based, as it is, in part, on customer identification and hyperpersonalization — enacts a geopolitics of personalization, spatially redistributing relations between online sharing and data mining, personal information and personal online perspectives, in real time. In the process of all these shifts, of course, various species of spaces — bedrooms, IP addresses, sleeper dossiers, streets—are differently visible, and make bodies visible differently. Given these newly spatialized differences in visibility, some bodies come to bear more of the weight of scrutiny than do others.
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What are the implications of a geopolitics of personalization for art practices? Several artworks in the excellent exhibition End User at the Hayward Gallery in London (curated by Cliff Lauson, November 27, 2014 – February 8, 2015) can be understood as experiments with this question. (For the sake of space, I will only discuss two here.) In Liz Sterry’s installation Kay’s Blog (2011), an exact replica of a Canadian blogger’s bedroom hovers in the middle of the project space at the gallery. Through a window and a peephole, of sorts (surrounded by photos and further information about the blogger, Kay), visitors peer into a small, self-contained, messy bedroom, replete with mint-green walls, clashing green curtains, a mattress on the floor covered with a blue duvet, laundry baskets, a bra draped over an open dresser drawer, some beer cans, and a partly emptied bottle of Jack Daniels by a small television on top of the dresser. The blog becomes a blueprint, a key through which the artist remotely reconstructed every last detail of Kay’s room, a clashing, dishevelled icon of alienated, private space that acts at the edges of the blogger’s online posts. The room, in this new milieu of image exchange, becomes reframed, repurposed as a kind of storage space—thing-storage, persona-storage, a sleeper dossier with an actual, implied sleeper. Sterry’s piece examines the collapse of what appear to have once been more robust distinctions between private and public space—even if, in modernity, these distinctions were already breaking down. (Of course, private, domestic spaces have, for centuries, housed commodities that have intimately tied them to international circuits of production and exchange.) Modern architecture, as Beatriz Colomina argued in 1994, had already dramatically renegotiated the distinction between private and public space, bringing publicity into the private.7 When modern architectural spaces are retrofitted with wifi, laptops, bloggers, smartphones and fibre optic cable, this erosion, and rearrangement, of
4 — Karl Palmås, “Predicting What You’ll Do Tomorrow: Panspectric Surveillance and the Contemporary Corporation,” Surveillance and Society 8, no. 3 (2011): 338 — 54. 5 — John Cheney-Lippold, “A New Algorithmic Identity: Soft Biopolitics and the Modulation of Control,” Theory, Culture and Society 28, no. 6 (2011): 164 — 81. 6 — See John Bellamy Foster and Robert W. McChesney, “Surveillance Capitalism: Monopoly-Finance Capital, the MilitaryIndustrial Complex, and the Digital Age,” Monthly Review 66, no. 3 (2014), accessed November 8, 2015, http://monthlyreview. org/2014/07/01/surveillance-capitalism/. 7 — See Beatriz Colomina, Privacy and Publicity: Modern Architecture as Mass Media (Cambridge, MA: MIT Press, 1994).
Géopolitique
Jon Rafman 9 Rua Pereira da Costa, Rio de Janeiro, Brasil, 2010; Unknown Road, Carltonville, Johannesburg, South Africa, de la série | from the series The 9 Eyes of Google Street View, 2009 –. Photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist and galerie antoine ertaskiran, Montréal
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Geopolitics
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differences between the private and the public is extended and deepened. However, in an online surveillance economy, it isn’t so much that private space becomes public — or, at least, this is not the only thing that happens, even if it is on the surface, so to speak, of Sterry’s voyeuristic, staring gesture. Rather, the private, becoming public, is also newly privatized — turned into data-sets that will benefit a few remote corporate and governmental players whose servers are powerful enough to capitalize on personal information. This shift plays out as confusion between desire and its subjects. We are often told that self-expressive, self-exposing bloggers (and this critique is levelled particularly at young women) are narcissistic, that they deploy a naïve style of (classed) online being that trades on confusion between interpersonal connectivity and exhibitionism. Intervening in the geospatial politics of the blog and its concomitant desires, Sterry’s piece exposes and upbraids such assumptions. Kay’s Blog changes the viewpoint on the scene’s spatial diagram of desire, erodes the difference between the blogger’s desire to self-expose and the blog visitor’s voyeurism (now transferred onto gallery goers, who peer into the bedroom, completing the spectacle of privacy-becomingpublic). In doing so, the piece appears to suggest the seeming automaticity of both of these positions within the state of surveillance capital, which both feeds on and supersedes these types of desire, rendering them moot and obsolete with respect to the cooler, quieter, structural desire of the capitalist surveillance economy to “know” its subjects. If Sterry’s piece examined geopolitical shifts in the most private of personal spaces—the single bedroom — seemingly at the other end of the spectrum is Jon Rafman’s The 9 Eyes of Google Street View (2009 –). Rafman explores city streets and highways as sites of vastly shifting modes of publicity and display, scouring Google Street View for odd, interesting, uncanny, or arresting images (partly through his own intense searchexpeditions on Google Street View, and partly through searching other bloggers’ findings). A gorgeous roadside landscape, with sun streaming through pines. A flipped car on the side of the road, with a tow truck near at hand. A monkey perched on a stone wall, taking in a seaside view. A Japanese street parade. An escaped convict (could it really be?), clad in orange, running down a country road. A tiger walking
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through a strip-mall parking lot. A man running up a flooded street. A costumed gang in the road, stopping all incoming traffic. A corpse surrounded by police cars, partially covered with a body bag. A slum with two kids carrying a television. A toilet-papered house. A roadside rainbow. A van on fire. A scene of domestic violence unfurling in a doorway: a man menacingly gripping a woman’s head. Policemen arresting a group of boys, lined up with their arms on the wall. Prostitutes lining the road. Various forms of vulnerability at the edges of the streets — environmental catastrophe, prostitution, the mortal threat of the car accident or violent shooting — meet with the occasional rainbow or breathtaking landscape. Rafman’s piece enacts the exploits of the bedroom explorer, who travels the world, partakes of its idiosyncrasies and violence through images, all the while remaining safely ensconced at his desk. As such, it examines the street as a shifting geopolitical territory, subject to new regimes of visibility and invisibility, new modes of exposure, informatics, and display. From the 1850s to the 1870s, Paris underwent a vast upheaval in its spatial mesh of visibilities. Georges-Eugène Haussmann remodelled vast swaths of the city, doing away with labyrinthine, overcrowded medieval neighbourhoods in favour of the wide boulevards for which it is known today. As a result of these developments, people of different classes became more visible to each other. The flâneur, who passively took in all these new clashes of visibility, was born. Google Street View, Rafman’s piece suggests, performs an analogous shift in the conditions of visibility — except that this time, in addition to the bedroom f lâneur, of sorts (in this case, Rafman), there is also a silent, informatic witness. The street becomes a stage for the bedroom explorer. However, collecting the street’s images, for ostensibly “public” — yet for-profit — use by online users, is also a conceit for the Street View car, which trades in many forms of information as it passes through. (Its antennas also scan for local wifi networks, which help to calibrate its location services.) 8 Some kinds of information collected by the Street View car might be quite indifferent, in fact, to the human eye and its ways of seeing. By repurposing the Street View gaze, retrofitting it with photographic history, Rafman explores how the latter globalizes the Haussmannized gaze
Géopolitique
and places it at a remove, repeatedly bringing class difference and differential vulnerability (the Googler’s safe, indoor haven; the prostitute’s utter precariousness) to the fore. Ramping up the “personal” content of Google Street View by highlighting many complex unfolding human dramas, Rafman draws attention to a politics of personalization at Street View’s edges — the ways in which its images can never be divested of a personal cost, applied to some bodies more than others, in becoming visible as they become data-mined. As Ted Striphas argues, there are now two audiences for culture: people and machines. 9 Rafman’s and Sterry’s projects are geared, of course, to human eyes; yet they also reveal something of the eye’s obsolescence in a surveillance economy, which rearranges visibility according to new, remote witnesses. Even with its most distanced, ubiquitous gaze, this new economy cannot also help but be a geopolitics of personalization, presenting, as it does, new models for image-vulnerability that crisscross spatial territories, and a new obsolescence for older economies of image-desire: voyeurism, exhibitionism, flâneurism. •
8 — See Jemima Kiss, “Google Admits Collecting Wifi Data Through Street View Cars,” The Guardian, May 15, 2010, accessed November 8, 2015, http://www. theguardian.com/technology/2010/may/15/ google-admits-storing-private-data 9 — Ted Striphas, “Algorithmic Culture,” European Journal of Cultural Studies 18, no. 4 – 5) (2015): 395 – 412.
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L’économie de la surveillance : vers une géopolitique de la personnalisation Emily Rosamond
Le 20 mai 2013, Edward Snowden, analyste d’infrastructure chez Booz Allen Hamilton, s’envola discrètement pour Hong Kong depuis Hawaii, après avoir demandé un congé. Bientôt la nouvelle faisait le tour du monde : Snowden avait divulgué des documents confidentiels qui révélaient l’ampleur du programme de surveillance mondiale mis en place par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA). En s’appropriant les métadonnées téléphoniques et internet, la NSA avait mis en œuvre un projet ambitieux : recueillir le contenu de toutes les communications personnelles – courriels, appels, recherches en ligne et autres.
Liz Sterry Kay’s Blog, 2011, vues d’installation | installation views, End User, Hayward Gallery Project Space, Londres, 2014-2015. Photos : Michael Brzezinski
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Ce faisant, l’agence a conceptualisé (et créé) un lien systématique entre deux sites géopolitiques foncièrement différents. D’un côté, la pensée de l’individu : une combinaison abstraite de points de vue, de données et de tendances minutieusement analysées, qui se déplace dans l’espace tout en coproduisant des réseaux fluctuants. De l’autre, l’entrepôt de données (notamment l’Utah Data Center) : un site d’entreposage où dorment des dossiers individuels, remplis d’informations personnelles, pouvant être consultés lorsqu’ils deviennent « intéressants ». Malgré que la généralisation de telles pratiques soit préoccupante, celles-ci s’avèrent néanmoins, jusqu’ici, notoirement inefficaces en matière de sécurité publique1. Ce n’est peutêtre pas une surprise. Comme l’ont souligné Grégoire Chamayou et Edward Snowden, ce n’est pas la sécurité qui est au cœur des programmes de la NSA, mais le pouvoir. Plus spécifiquement, selon Chamayou, l’ambition de constituer automatiquement des dossiers dormants sur chaque citoyen, afin que ces informations personnelles puissent être récupérées rétroactivement à tout moment, représente une forme de « pouvoir biographique impliquant la saisie généralisée d’informations sur les microhistoires individuelles2 ». Ce pouvoir biographique est aussi, en quelque sorte, un pouvoir biospatial. Il inscrit dans la géopolitique humaine des poignées de main muettes et lointaines, et crée une nouvelle forme d’observation à distance qui relie la vie quotidienne des gens, par l’intermédiaire de la fibre optique, à des traitements de données effectués au milieu du désert. Comme nous le rappelle Benjamin Bratton3, si le programme de la NSA fit scandale, il est relativement modeste par rapport à l’imposant dispositif de surveillance corporative. Avec le recul, la NSA pourrait bien représenter la moindre de nos préoccupations en matière de surveillance : le « volet public » d’une vaste pratique d’interception des données utilisée à des fins commerciales et dont il est vain d’espérer la moindre divulgation. Les pratiques corporatives de surveillance prédictive existent depuis plusieurs décennies, mais à l’ère de la prolifération des données, ces méthodes ont soudainement gagné en ubiquité et en puissance. Karl Palmås fait remonter l’origine du processus à la période de l’après-guerre, lorsque les statisticiens militaires revenus à la vie civile ont introduit l’analyse statistique dans le monde des affaires. Depuis quelques
Geopolitics
années, cependant, les pratiques analytiques du secteur privé se font de plus en plus prospectives. Aujourd’hui, le succès d’une entreprise peut dépendre de sa capacité à prévoir ce que les consommateurs vont acheter demain (par exemple des Pop TartsMC à la fraise, juste avant un ouragan), ou à prédire le seuil de pertes audelà duquel un joueur va quitter le casino. La chaine de casino Harrar’s utilise notamment des cartes de fidélité pour suivre le niveau de dépenses, calculant et réévaluant en temps réel le « seuil de tolérance » de chaque joueur, afin de lui envoyer un « ambassadeur de la chance » si ses pertes dépassent ce seuil. L’ambassadeur pourra ainsi proposer à une cliente un cadeau de la maison – par exemple un steak gratuit – au moment précis où celle-ci se décourage. Il s’agit de microgérer, au moyen de la prédiction, les émotions du consommateur4. De la même façon, de nombreuses entreprises de mesure d’audience en ligne inventent et appliquent de nouveaux concepts identitaires fondés sur leurs observations. Ainsi, Quantcast, l’une des sociétés fournissant aux sites web des services de mesure d’audience, aide ses clients à cibler leurs publicités selon les adresses IP, en attribuant des identités aux usagers. Par exemple, un algorithme de Quantcast peut établir, d’après l’analyse d’un historique de navigation, que l’internaute associé au compte en question est un individu masculin. La masculinité se présente alors comme une caractéristique déterminée de façon purement mathématique ; elle est formulée en termes consuméristes, sans aucune référence à la conception que l’internaute peut
1 — La NSA n’a d’ailleurs fourni aucune contribution à la sécurité publique durant tout son programme de collecte de métadonnées téléphoniques. Grégoire Chamayou, « Oceanic Enemy: A Brief Philosophical History of the NSA », Radical Philosophy, n° 191 (mai–juin 2015), p. 8. [Trad. libre] 2 — Ibid., p. 7. 3 — Benjamin Bratton, « The Black Stack », e-flux journal, n° 53 (2014), <www.e-flux.com/ journal/the-black-stack/> [consulté le 27 mai 2014]. 4 — Karl Palmås, « Predicting What You’ll Do Tomorrow: Panspectric Surveillance and the Contemporary Corporation », Surveillance and Society, vol. 8, n° 3 (2011), p. 338–354.
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avoir de son identité en tant que sujet genré, aucune référence biologique5. Tandis que le champ de la surveillance s’étend, les dossiers et les sites d’entreposage se multiplient. Contrairement au système de surveillance étatique imaginé notamment par George Orwell et Michel Foucault, celui qui prédomine aujourd’hui est axé sur une perméabilité fondamentale entre l’État et l’entreprise – ainsi qu’entre les espaces privés et privatisés des maisons et des ordinateurs portables, des plateformes et des lieux d’entreposage de données. Il s’agit donc plutôt d’une économie de la surveillance – que Bellamy Foster et Robert McChesney nomment capitalisme de la surveillance6 – où l’exploitation des données par des logiciels sophistiqués opère une concentration vertigineuse de l’information, de l’argent et du pouvoir, tout en faisant circuler ce pouvoir à travers le monde, ainsi qu’entre les identités gouvernementales et corporatives. L’économie de la surveillance – laquelle consiste, entre autres, à dresser un portrait le plus personnalisé possible de chaque consommateur – instaure une géopolitique de la personnalisation, qui réorganise en temps réel le partage et l’exploitation des données, les informations personnelles et les points de vue individuels des internautes. Or, selon le découpage des espaces – chambres à coucher, adresses IP, dossiers dormants, rues –, différents portraits émergent. De nouveaux schémas de visibilité s’appliquent aussi aux personnes : certaines deviennent plus visibles que d’autres. Quelles sont les répercussions d’une géopolitique de la personnalisation sur les pratiques artistiques ? Lors de l’excellente exposition End User (commissariée par Cliff Lauson et présentée à Londres par la Hayward Gallery du 27 novembre 2014 au 8 février 2015), plusieurs œuvres exploraient précisément cette problématique. (Pour des raisons de concision, le présent article en aborde seulement deux.) Avec son installation Kay’s Blog (2011), Liz Sterry a minutieusement reconstitué la chambre d’une blogueuse canadienne, qui trône au milieu de l’espace d’exposition. Une fenêtre et un judas (autour duquel l’artiste a disposé des photos et des informations supplémentaires sur la blogueuse, Kay) permettent aux visiteurs de découvrir l’espace confiné, autosuffisant et désordonné d’une chambre aux murs vert menthe, avec des rideaux verts qui jurent, un matelas recouvert d’un duvet bleu, des paniers de linge sale, un soutien-gorge débordant d’un tiroir, des canettes de bière, et une bouteille entamée de Jack Daniels posée sur la commode, près d’un petit téléviseur. Le blogue est devenu un index de référence pour l’artiste, grâce auquel elle a pu recréer l’univers de Kay jusque dans ses moindres détails – emblème criard et débraillé d’un espace privé et autarcique, qui se manifeste en marge des publications de la blogueuse. Dans ce nouveau mode de circulation des images, la chambre est reformulée, recyclée en un espace de stockage rempli d’éléments concrets et imprégné de persona : un dossier dormant, impliquant une dormeuse absente, mais bien réelle.
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L’œuvre de Sterry examine l’effritement de la cloison entre l’espace public et l’espace privé, cloison autrefois plus solide en apparence, même si l’époque moderne l’avait déjà fragilisée. (Bien entendu, les espaces privés et domestiques recèlent depuis longtemps des articles qui les relient directement aux circuits internationaux de production et d’échange.) L’architecture moderne, comme Beatriz Colomina le soulignait en 1994, avait en effet radicalement redéfini les notions d’espace et de subjectivité, en introduisant les médias au cœur de la vie privée7. Avec l’apparition du wifi, des ordinateurs portables, des blogues, des téléphones intelligents et de la fibre optique, l’érosion et la restructuration de la distinction entre « privé » et « public » s’accroissent et s’approfondissent. Cependant, dans une économie de la surveillance virtuelle, ce n’est pas tant l’espace privé qui devient public – ou du moins ce n’est pas l’unique phénomène observable, même si c’est le plus flagrant – dans la démarche ostensiblement voyeuse de Sterry. C’est plutôt le domaine privé qui, tout en étant « publié », est à nouveau privatisé, cette fois sous la forme de données personnelles profitant à quelques acteurs corporatifs et gouvernementaux dont les serveurs sont suffisamment puissants pour les exploiter. Cette mutation prend l’apparence d’une confusion entre le désir et ses sujets. Les blogueurs ayant tendance à se raconter et à s’exposer sont souvent décrits, en particulier les jeunes femmes, comme des êtres narcissiques, qui étalent avec candeur (mais de manière convenue) leur « personnalité en ligne », et jouent sur la confusion entre connectivité interpersonnelle et exhibitionnisme. En intervenant dans la politique géospatiale du blogue et de ses désirs concomitants, l’œuvre de Sterry expose et met en question ce type de jugement. Kay’s Blog modifie notre point de vue sur la structure spatiale du désir dans cette scène, érodant la différence entre le désir de s’exposer dont témoigne la blogueuse et le voyeurisme des lecteurs du blogue, que les visiteurs de la galerie expérimentent à leur tour en examinant l’intérieur de la chambre, complétant ainsi le spectacle de la « vie privée devenue publique ». Ce faisant, l’œuvre semble suggérer que ces deux positions vont de soi dans une société gouvernée par une économie capitaliste de la surveillance, qui tout en se nourrissant de ces désirs, les fait paraitre modestes et obsolètes au regard du sien, plus détaché, discret et structurel : celui de « connaitre » ses sujets. Si l’installation de Sterry examine des mutations géopolitiques dans l’espace personnel le plus privé qui soit – la chambre individuelle –, l’œuvre de Jon Rafman, The 9 Eyes of Google Street View (2009–), se situe apparemment dans le registre opposé. Rafman aborde en effet les rues urbaines et les autoroutes comme des lieux d’affichage et de publicité en perpétuelle mutation : l’artiste utilise Google Street View pour rassembler une collection d’images incongrues, intéressantes, étranges ou saisissantes, soit directement sur le site où il a lui-même effectué de nombreuses expéditions, soit en débusquant les trouvailles des autres blogueurs.
Géopolitique
Une magnifique route au milieu d’une pinède ensoleillée. Une voiture renversée au bord de la route, et une remorqueuse non loin. Un singe perché sur un mur de pierre, qui contemple la mer. Une parade de rue au Japon. Un prisonnier échappé (vraiment ?) aux vêtements orange, courant sur une route de campagne. Un tigre traversant le stationnement d’un centre commercial. Un homme se hâtant dans une rue inondée. Des hommes masqués et costumés qui arrêtent les voitures. Un corps entouré de voitures de police, partiellement recouvert d’un sac mortuaire. Deux gamins transportant un téléviseur dans un bidonville. Une maison décorée de papier toilette. Un arcen-ciel. Une camionnette en feu. Une scène de violence domestique aperçue sur le pas d’une porte : un homme agrippe la tête d’une femme d’un geste menaçant. Un groupe d’adolescents en état d’arrestation, les mains plaquées au mur devant les policiers. Des prostituées le long de la route. Des images de vulnérabilité – catastrophe environnementale, prostitution, menace mortelle d’un accident de voiture ou d’une arme à feu – alternent avec des arcs-en-ciel ou des paysages somptueux. Rafman met ici en scène les exploits de l’explorateur en chambre, qui voyage à travers le monde, partageant ses idiosyncrasies et sa violence par l’intermédiaire des images, tout en restant confortablement installé derrière son écran. 9 Eyes nous montre la rue comme un territoire géopolitique en mutation, sujet à de nouveaux régimes de visibilité et d’invisibilité, de nouveaux modes d’apparition, d’informatisation et d’affichage. Entre les années 1850 et 1870, Paris a subi un bouleversement majeur sur les plans de l’organisation spatiale et de la visibilité. GeorgesEugène Haussmann a remodelé des secteurs entiers de la ville : les anciens quartiers labyrinthiques et surpeuplés, hérités du MoyenÂge, ont été rasés pour faire place aux larges avenues qui font aujourd’hui la renommée de la ville. À la suite de ces aménagements, les différentes classes sociales se sont retrouvées plus visibles les unes pour les autres. Le flâneur, qui enregistrait passivement ces nouveaux contrastes visuels, était né. Dans l’œuvre de Rafman, Google Street View bouleverse de manière semblable les conditions de la visibilité urbaine – mais cette fois, le flâneur virtuel (incarné ici par l’artiste) est doublé d’un témoin informatique et silencieux. En effet, tout en transformant la rue en spectacle pour l’explorateur en chambre, la collecte d’images urbaines pour usage « public » (mais à but lucratif) permet également au véhicule de Google Street View de recueillir, au passage, d’autres types d’information. (Ses antennes se connectent aux réseaux wifi locaux, qui l’aident à calibrer ses programmes de localisation8.) En réalité, certaines de ces données ne présentent aucun intérêt pour l’œil humain. Rafman confère une nouvelle portée au regard de Google Street View en l’inscrivant dans l’histoire de la photographie : la vision haussmanienne est transposée à l’échelle internationale, avec un
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effet de distanciation qui révèle à la fois les inégalités sociales et les différents niveaux de vulnérabilité – ne serait-ce qu’entre l’internaute en sécurité chez lui et la prostituée en situation particulièrement précaire. L’artiste transforme le contenu « personnel » de Google Street View en montrant les nombreux drames humains qui se déroulent sous nos yeux. Il attire ainsi notre attention sur une stratégie de personnalisation qui forme une composante implicite de Google Street View, et sur le fait que ses images ont nécessairement un cout, notamment pour ceux qui sont ainsi exposés aux regards tout en devenant une source de données. Selon Ted Striphas, la culture est désormais produite pour deux types de publics : les gens et les machines9. Les projets de Rafman et Sterry s’adressent bien sûr à un regard humain, mais ils révèlent en même temps une sorte d’obsolescence de l’œil dans cette économie de la surveillance, où de nouveaux témoins réorganisent à distance les conditions de visibilité. Même le regard détaché et omniprésent de cette nouvelle économie implique une géopolitique de la personnalisation, qui aboutit à de nouveaux modèles de vulnérabilité visuelle quadrillant le territoire, et à l’obsolescence des anciennes économies du désir visuel : le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le « flâneurisme ».
Jon Rafman 139 Rua Indiaporã, Campinas, São Paulo, Brazil, 2012 ; Nacozari De Garcia-Montezuma, Sonora, Mexico, de la série | from the series The 9 Eyes of Google Street View, 2009-. Photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist and galerie antoine ertaskiran, Montréal
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Bouet
5 — John Cheney-Lippold, « A New Algorithmic Identity: Soft Biopolitics and the Modulation of Control », Theory, Culture and Society, vol. 28, n° 6 (2011), p. 164–181. 6 — John Bellamy Foster et Robert W. McChesney, « Surveillance Capitalism: Monopoly-Finance Capital, the MilitaryIndustrial Complex, and the Digital Age », Monthly Review, vol. 66, n° 3 (2014), <http:// monthlyreview.org/2014/07/01/surveillancecapitalism/> [consulté le 8 novembre 2015]. 7 — Beatriz Colomina, Privacy and Publicity: Modern Architecture as Mass Media, Cambridge (MA), MIT Press, 1994. 8 — Jemima Kiss, « Google Admits Collecting Wifi Data Through Street View Cars », The Guardian, 15 mai 2010, <www.theguardian. com/technology/2010/may/15/googleadmits-storing-private-data> [consulté le 8 novembre 2015]. 9 — Ted Striphas, « Algorithmic Culture », European Journal of Cultural Studies, vol. 18, n os 4–5 (2015), p. 395–412.
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Robin Lynch
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The representation of geopolitics is a site of theoretical and artistic tension and, at times, contradiction. There are numerous parallels between the debate around the murky ownership and power of telecommunications and debates around the unregulated circulation of art. In this essay, I consider the entanglement of art and telecommunications in order to pose some vital questions about art’s struggle with its own use as a tool for manipulation on a geopolitical scale. By observing the emergence of supra-jurisdictional zones that bypass exclusive regulation and control by state power, including offshore havens for art, I will attend to the embeddedness of art—a largely unregulated sphere—in a broader geopolitical process.
TeleGeography Submarine Cable Map, 2015. Photo : © TeleGeography
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The theory and design collective Metahaven has produced much of its work around data: their transparency or lack thereof, their ownership, their use by states and corporations, and their power. In its two-part article “Captives of the Cloud” (2012), Metahaven uses the term “supra-jurisdiction” to describe how, under the Patriot Act, the United States government has the authority to access information hosted by any data centre owned by a company registered in the U.S.1 The Patriot Act extends the government’s authority beyond its own territory and citizens, granting it power over some of the largest search engines in the world, including Google. In a similar vein, Benjamin Bratton describes how conventional models of map and territory have been reworked on a planetary scale, and he calls this new political formation a stack: a “vast software/hardware formation, a protomegastructure of both bits and atoms, literally circumscribing the planet, which, as said, not only perforates and distorts Westphalian models of State territory, it also produces new spaces in its own image: clouds, networks, zones, social graphs, ecologies, megacities, formal and informal violences, weird theologies, each superimposed on the other.”2 The stack structure of physical and telecommunications infrastructures folds every transnational corporation into a tangled web of jurisdictional entities. It would not be doing the power dynamics justice to place the power solely in the hands of the United States, as Metahaven implies. Indeed, representing it as such risks negating many crucial bodies that are implicated in this vast infrastructure, as well as glossing over the pivotal understanding that this formation shifts depending on the other jurisdictional and corporate interests with which it overlaps. For example, if the United States
Geopolitics
wanted to shut down a data centre outside of its borders, it would require the consent of the government of the nation in which these data centres are located, and of the various corporate and private stakeholders involved. Therefore, although the United States may exert a significant pressure point, it does not have sole discretion in the matter. The usual critique aimed at the state as the culprit, or at capital as the overarching nemesis, cannot be easily applied to telecommunications, because of both the sublime scope of telecommunications and its increasingly intricate and personalized use in everyday life. Telecommunications encourages an “it’s all about me” attitude in users who demand personalized creativity and freedom — an attitude that implies boundarylessness, individual autonomy, and convenience for the user. No Apple commercial is complete without the call to realize one’s personal freedom, potential, and creativity. Such mentalities certainly do not impede the expansion, mobility, and “supra-jurisdictional” nature of communications. Indeed, it is these qualities of libertarianism that fuelled Richard Barbrook and Andy Cameron’s 1995 critique of “Californian Ideology.” Barbrook and Cameron stated that the idealistic views of
1 — Metahaven, “Captives of the Cloud: Part 2,” e-flux Journal 38 (October 2012), http://www.e-flux.com/journal/ captives-of-the-cloud-part-ii/. 2 — Benjamin Bratton, “On the Nomos of the Cloud: The Stack, Deep Address, Integral Geography” (2011), bratton.info/projects/ talks/on-the-nomos-of-the-cloud-the-stackdeep-address-integral-geography/.
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early telecommunications orchestrators made telecommunications a perfect pairing for the market expansion demands of the right, and helped to advance the free market and neoliberal economics.3 The inability to pinpoint one culprit, or even one locale, for the vast telecommunications network is only one of the many difficulties in its representation and theorization. In response to the problem with tackling the nebulous nature of data and Web 2.0, many cultural practitioners have attempted to map the actual material of submarine cables in order to track their geopolitical lives. Nicole Starosielski’s book The Undersea Network contains a mass of research on this topic, demonstrating the wealth of knowledge that can be generated from the study of these cables. 4 However, as artist Meredith Lackey — whose latest work documents and maps the laying of cables in Africa—states, observing these cables does not equate to understanding their massive and, at times, incomprehensible histories, consequences, and effects. 5 In essence, one cannot immediately resolve the grey status of telecommunications by focusing on and referencing the cables that provide its material support. Observing the slippery politics of telecommunications in relation to finance, financial anthropologist Bill Maurer has noted that the laying of submarine cables in relation to trade has played a significant role in the development of offshore subsidiaries in the Caribbean, Singapore, Bermuda, and other locations. 6 Due to their position as significant trade nodes, these locations’ communications infrastructures were more extensively developed than were others’. Consequently, they have become zones through which capital can move rapidly. Offshore havens are often portrayed as murky geopolitical regions, where jurisdictional lines are supposedly skewed to reroute or hide capital. However, contrary to their historical status as shady zones and the frequent portrayal of them as illegal and unknown holes — due to increasing awareness of offshore tactics and, at times, states’ acceptance of them — many offshore bodies not only are very legible in legal terms, but are actually quite transparent. Art, on the other hand, due to its own insistence on resisting ties to capital, has left itself with fairly lax market regulations and pricing and has formed its own internal hierarchies and codes.7 This is not to say that art resists all ties to capital such as taxes and economic fluxes. Rather, it is to say that art’s financial transactions do not rely on a fixed pricing system, are often not recorded where they can be accessed, and therefore can frequently be manipulated for selling or collecting tactics such as upselling.8 In addition, such transactions are shaded by codes and beliefs internal to the art world, such as a love of art or belief in its global status.9 Often sharing libertarian attitudes toward
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telecommunications, art’s individualized pricing, speculation, and mobility make it very well attuned to the free market. This has enabled art to become an investment for offshore subsidiaries and money laundering, as it is loosely regulated and able to pass smoothly through various geopolitical zones by its very virtue as art—a “global” and boundaryless medium. New York-based lawyer Nathan Newman goes one step further to call art the new offshore haven and an investment gold mine.10 A concrete example of this new trade can be found in the Singapore FreePort, where it is estimated that millions of assets held in art are stored in a jurisdictional “free zone” — out of reach of law and tax. The FreePort was recently described by artist Hito Steyerl as one of the “prime spaces for contemporary art,” functioning as an “offshore or extraterritorial museum.”11 Indeed, the rapid mobility of contemporary art, as well as its dependence on wealth and power, make it a good match for offshore strategies such as “roundtripping.”12 Coincidentally, the Singapore FreePort also happens to be located at a significant landing point for the country’s telecommunications cables. I bring these two points together — the difficulty of representing geopolitics in huge infrastructures such as telecommunications, and art’s nebulous relationship with finance and global trade — in hopes of encouraging future research into art’s jurisdictional status. In essence, there is a need for art to examine its own geopolitical function as a “supra-jurisdiction,” and this ties into its own calls for boundarylessness and antistatism. The frequent insistence on freedom from fixed pricing — the regulation of art in a financial sense — is similar to the free market’s insistence on boundarylessness. If we associate the desire of those who control the circulation of art to protect art from regulation with art’s own attraction to global movement, we can see that art is a very fast-moving grey matter that is difficult to represent and pinpoint. These are some of the same qualities that made submarine cables ideal for large financial institutions and trading in areas such as the Cayman Islands. Like the cables, the material status of art proves to be another point that — though rich in history and information — does not provide a resolution or a concrete mapping of this geopolitical movement, as so much of art’s evaluation and market is not contingent on any material basis. Indeed, if art has become a “stack” formation, a mapping or understanding of how it is being utilized is necessary in order to comprehend what possibilities and consequences this new configuration opens up. Furthermore, research and projects by cultural practitioners are a vital step in re-investigating what grounds, if any, remain for critique of capital in art, especially as it would seem that art is currently just as implicated as are the large power structures that it critiques. •
Géopolitique
3 — Richard Barbrook and Andy Cameron, “The Californian Ideology,” [1995] Mute (October 2008), http://www.metamute.org/ editorial/articles/californian-ideology. 4 — Nicole Starosielski, The Undersea Network (Durham, NC: Duke University Press, 2015). 5 — Meredith Lackey, speaking at “Offshoring and Virtual Infrastructures,” conference by offshoreart.co, April 2015, http://offshoreart. co/online.html#event-1. 6 — Bill Maurer, “Islands in the Net: Rewiring Technological and Financial Circuits in the ‘Offshore’ Caribbean,” in Non-Sovereign Futures: French Caribbean Politics in the Wake of Disenchantment, ed. Yarimar Bonilla (Chicago: University of Chicago Press, 2015), 461 — 501. 7 — For an apt summary of some of these characteristics in art’s mobile nature and its internal codes in relation to finance, see Suhail Malik and Andrea Phillips, “Tainted Love: Art’s Ethos and Capitalization,” in Contemporary Art and its Commercial Markets: A Report on Current Conditions and Future Scenarios, ed. Maria Lind and Olav Velthuis (Berlin: Sternberg Press, 2012), 209 — 40, http://bnarchives. yorku.ca/327/2/20120000_malik_phillips_ tainted_love.pdf. 8 — Ibid. Using references to Noah Horowitz’s work, Malik and Phillips give more concrete examples of how pricing and markets within the art world are manipulated by dealers, collectors, and other internal members. 9 — Ibid. 10 — Nathan Newman, speaking at “Incorporating Offshore: The Stakes of Going Offshore for Art,” conference by offshoreart. co, April, 2015, http://offshoreart.co/online. html#event-2. 11 — Hito Steyerl, “Duty-Free Art,” e-flux Journal 63 (March 2015), http://www.e-flux. com/journal/duty-free-art/. 12 — Roundtripping is a financial strategy in which capital goes from a central source to a foreign jurisdiction and then returns to the originating country in order to distort statistics on investment economies. See Bill Maurer, “Jurisdiction in dialect: Sovereignty Games in the British Virgin Islands,” In European Integration and Postcolonial Sovereignty Games: The EU Overseas Countries and Territories, ed. Rebecca Alder-Nissen and Ulrik Pram Gad (New York: Routledge, 2013), 130 — 44.
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Meredith Lackey Elephant in Cairo, image tirée du film | video still, 2015. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
33 — Feature
Geopolitics
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Paradis fiscaux et espace extraterritorial Robin Lynch
La représentation du géopolitique est un lieu de tensions sur le plan théorique et artistique et, parfois, de contradictions. On peut dresser de nombreux parallèles entre le débat sur la propriété et le pouvoir diffus des télécommunications et les débats sur la circulation, non règlementée, des œuvres d’art. Dans cet essai, je propose de décortiquer l’enchevêtrement des rapports entre l’art et les télécommunications. Mon but est de soulever quelques questions fondamentales sur le problème de la résistance opposée par l’art à son utilisation comme instrument de manipulation à l’échelle géopolitique. Dans un premier temps, j’examinerai l’émergence de ces zones supraterritoriales qui permettent aujourd’hui de contourner la règlementation et le contrôle exercés par les États, dont les paradis fiscaux destinés à l’art. Dans un deuxième, j’analyserai comment le champ de l’art – une sphère non règlementée pour une bonne partie – s’imbrique dans le contexte géopolitique.
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Géopolitique
Esse Guggenheim Cruises captures d’écran du site web | screenshots of the website, 2015.
Le collectif Metahaven, qui intervient dans les sphères de la théorie et du désign, consacre une large part de ses travaux aux données informatiques, à la question notamment de leur transparence (ou de leur opacité), de leur propriété, de leur utilisation par les États ou les grandes entreprises et de leur pouvoir. Dans un article en deux parties intitulé « Captives of the Cloud », Metahaven emploie le terme « supraterritorial » pour expliquer qu’en vertu du Patriot Act, le gouvernement américain a le pouvoir d’accéder aux données hébergées dans n’importe quel centre enregistré aux États-Unis1. Ce pouvoir s’étend au-delà de son territoire et de ses citoyens ; il s’applique même à certains moteurs de recherche parmi les plus importants au monde, dont Google. Dans un même ordre d’idées, le théoricien Benjamin Bratton s’est appliqué à décrire la façon dont les modèles traditionnels de la carte et du territoire se sont transformés à l’échelle planétaire. Il désigne par le terme de « pile » ce qu’il conçoit comme une nouvelle structure politique : « u ne vaste architecture constituée de matériel informatique et de logiciels, une protomégastructure de bits et d’atomes qui circonscrit littéralement la planète entière et qui, comme nous l’avons expliqué, non seulement perfore et distord le modèle westphalien du territoire national, mais engendre également de nouveaux espaces à son image, nuages, réseaux, zones, graphes sociaux, écologies, mégavilles, violences formelles et informelles, théologies étranges, qui toutes se superposent 2 ». Cette structure d’empilement des infrastructures matérielles et télécommunicationnelles intègrerait la totalité des sociétés transnationales dans un enchevêtrement d’entités territoriales. L’idée que le pouvoir réside dans les seules mains des États-Unis, comme semble le suggérer Metahaven, ne tient pas compte de la dynamique inhérente au pouvoir. En effet, on risque d’oublier que de nombreux organes participent à cette vaste infrastructure et de passer sous silence un fait essentiel : cette dernière se modifie au gré des intérêts territoriaux et privés qu’elle chevauche. À titre d’exemple, si les États-Unis décidaient de fermer un centre de données à l’extérieur de leurs frontières, il leur faudrait obtenir le consentement du pays où elles sont hébergées et celui des parties prenantes privées que cela concerne. Par conséquent, le pouvoir de décision n’appartient pas exclusivement aux États-Unis, même s’ils pèsent lourd dans la balance. La critique habituelle qui impute à l’État ou au capital la responsabilité des dérives de la mondialisation ne peut pas s’appliquer aisément
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aux télécommunications en raison de leur portée prodigieuse et des fonctions de plus en plus complexes et personnalisées qu’elles remplissent dans la vie quotidienne. Les télécommunications encouragent chez les usagers en quête de créativité et de liberté personnelle une attitude « nombriliste » qui préconise l’absence de frontières, l’autonomie et la convivialité. En effet, les publicités d’Apple seraient incomplètes sans leur appel caractéristique à la liberté, au potentiel et à la créativité des individus. Cela dit, cette mentalité n’entrave en rien l’expansion des communications, ni leur mobilité ou leur nature « supraterritoriale », bien au contraire. D’ailleurs, ce sont ces mêmes valeurs, prônées par le libertarisme, qui ont nourri la critique de « l’idéologie californienne » formulée en 1995 par Richard Barbrook et Andy Cameron. Ces derniers avaient affirmé à l’époque que les visées idéalistes des premiers orchestrateurs de l’univers des télécommunications correspondaient parfaitement à celles de la droite en matière d’expansion du marché et qu’elles contribuaient à l’avancement du libre marché et des thèses économiques du néolibéralisme3. Ainsi, s’agissant du réseau des communications, l’impossibilité de désigner un coupable, voire de le cerner géographiquement, compte parmi les multiples difficultés qui se posent quant à sa représentation et à sa théorisation. Pour s’attaquer au problème de la nature nébuleuse des données et du Web 2.0, nombre de travailleurs culturels se sont employés à cartographier le réseau matériel constitué des câbles sous-marins dans la perspective d’illustrer leur emprise géopolitique. The Undersea Network, de Nicole Starosielski, renferme une masse d’information à ce sujet qui confirme la richesse des connaissances que peut engendrer leur étude4. L’artiste Meredith Lackey, qui a documenté et cartographié dans ses travaux récents les câbles installés en Afrique, rappelle toutefois que la possibilité de les visualiser ne permet pas forcément de saisir la portée incommensurable et parfois incompréhensible de leur historique, de leurs implications et de leurs répercussions 5 . Pour éclairer les zones grises créées par les télécommunications, par conséquent, il ne suffit pas de répertorier les câbles qui leur donnent une structure matérielle. Dans une réf lexion sur la politique élusive des télécommunications sous l’angle de la finance, l’anthropologue Bill Maurer souligne que l’installation des câbles sous-marins a joué un rôle notable dans l’implantation de filiales extraterritoriales dans les Caraïbes, à Singapour, aux Bermudes et ailleurs6. Vu leur
Geopolitics
situation en tant que nœuds commerciaux importants, les infrastructures de télécommunications se sont développées davantage dans ces emplacements qu’ailleurs ; ce sont aujourd’hui des zones favorables aux mouvements de capitaux accélérés. On se représente souvent les paradis fiscaux comme des régions géopolitiques aux contours imprécis censés faciliter le détournement ou la dissimulation de capitaux. Cependant, un grand nombre de ces entités extraterritoriales ont adopté des méthodes conformes sur le plan juridique, et sont même devenues assez transparentes à cet égard, ce qui contraste avec leur image de trous perdus et louches. Les révélations sur les manœuvres qu’elles pratiquaient – dans certains cas avec le consentement des États – sont sans doute pour quelque chose dans cette évolution. Le champ de l’art, du fait de sa détermination à résister à la formation de liens avec le capital, s’est retrouvé avec une règlementaèglementaglementation plutôt laxiste en matière de marché et de fixation des prix, puisqu’il a établi ses propres
1 — Metahaven, « Captives of the Cloud: Part 2 », e-flux Journal, n° 38 (octobre 2012), <www.e- flux.com/journal/ captives-of-the-cloud-part-ii/>. 2 — Benjamin Bratton, « On the Nomos of the Cloud: The Stack, Deep Address, Integral Geography », 2011, <bratton.info/projects/ talks/on-the-nomos-of-the-cloud-thestack-deep-address-integral-geography/>. [Trad. libre] 3 — Richard Barbrook et Andy Cameron, « The Californian Ideology » [1995], Mute (octobre 2008), <www.metamute.org/editorial/articles/ californian-ideology>. 4 — Nicole Starosielski, The Undersea Network, Durham, NC, Duke University Press, 2015. 5 — Meredith Lackey, conférence donnée dans le cadre du colloque « Offshoring and Virtual Infrastructures », organisé par offshoreart.co, avril 2015, <http://offshoreart.co/online. html#event-1>. 6 — Bill Maurer, « Islands in the Net: Rewiring Technological and Financial Circuits in the “Offshore” Caribbean », dans Yarimar Bonilla (dir.), Non-Sovereign Futures: French Caribbean Politics in the Wake of Disenchantment, Chicago, University of Chicago Press, 2015, p. 461–501.
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Metahaven Captives of the Cloud - Scanlation, 2013. Photo : © Metahaven
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Géopolitique
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hiérarchies et ses propres codes7. Cela ne revient pas à dire que l’art rejette tout lien avec le capital, notamment en ce qui concerne l’impôt et les flux économiques. Cela signifie plutôt que, dans le monde de l’art, les transactions financières n’observent pas de mode de détermination des prix ; que souvent, on ne les enregistre pas en un lieu accessible ; et qu’elles font fréquemment, par conséquent, l’objet de manœuvres de vente ou d’acquisition, telles que la surenchère8. Par ailleurs, ces transactions sont teintées de codes et de convictions propres au monde de l’art, comme l’amour de l’art ou une croyance en sa portée mondiale9. Souvent proche de la doctrine libertarienne en matière de télécommunications, l’attitude dominante à l’égard de la fixation des prix, de la spéculation et de la mobilité des échanges a fait en sorte que l’art s’accorde souvent très bien avec le libre marché. C’est ce qui lui a permis de devenir un instrument d’investissement extraterritorial et de blanchiment d’argent ; de surcroit, le monde de l’art est peu règlementé et les œuvres peuvent transiter sans heurts entre les zones géopolitiques en raison même de leur essence en tant que moyen d’expression « universel », qui ne connait pas de frontières. Nathan Newman, un avocat de New York, va plus loin et considère même l’art comme le nouveau paradis fiscal et une mine d’or sur le plan de l’investissement 10. Le FreePort de Singapour en offre un exemple concret ; des millions de dollars d’actifs sous forme d’œuvres d’art seraient conservés dans cette « zone franche » – à l’abri des impôts et des taxes. Récemment, l’artiste Hito Steyerl a même qualifié Le FreePort d’« espace exceptionnel pour l’art contemporain », qui fonctionne à la manière « d’un musée extraterritorial11 ». Vu sa grande mobilité et sa dépendance envers la richesse et le pouvoir, l’art contemporain convient bien en effet aux stratégies extraterritoriales telles que les opérations circulaires12. Comme par hasard, Le FreePort de Singapour est situé à proximité d’une importante station d’atterrissement des câbles de télécommunications du pays. Si je fais ici le rapprochement entre la difficulté de représenter la réalité géopolitique de méga-infrastructures comme celles des télécommunications et la relation nébuleuse entre l’art, la finance et le commerce mondial, c’est dans l’espoir de susciter d’autres recherches sur la position territoriale de l’art. Il y a lieu d’examiner le rapport entre la fonction géopolitique de l’art en tant qu’entité « ssupraterritoupraterritoriale » et les appels à l’abolition des frontières et à l’antiétatisme qui en émanent. L’insistance récurrente sur la libre fixation des prix (et contre la règlementation de l’art au sens économique du terme) comporte des ressemblances avec le discours sur l’élimination des frontières au sein du libre marché. Si l’on associe, d’une part, le désir des acteurs qui contrôlent la circulation des œuvres de protéger l’art de la règlemenèglemenglementation avec, d’autre part, l’attrait qu’exerce la circulation mondiale des œuvres, on se rend compte que l’art est une entité indéfinie en mutation rapide difficile à représenter et à saisir. Ce sont là des caractéristiques semblables
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Geopolitics
à celles qui font des câbles sous-marins un instrument idéal pour les grandes institutions financières et commerciales dans des régions comme celle des iles Caïmans. À l’instar de ces câbles, la matérialité de l’art est constituée d’éléments riches en histoire et en information, certes, mais qui ne permettent pas de tracer de carte géopolitique concrète de ses mouvements, étant donné qu’une large part du marché et de l’évaluation dans le monde de l’art ne repose sur aucune assise matérielle. Si le champ de l’art est bel et bien devenu un « empilement » au sens que nous lui donnions précédemment, il sera nécessaire de cartographier et d’analyser son utilisation afin de bien saisir les possibilités et les conséquences qui accompagnent cette nouvelle configuration. Par ailleurs, les recherches et les projets menés par les travailleurs culturels constitueront une étape essentielle dans cette démarche d’investigation. Ils permettront de déterminer s’il est encore possible de s’appuyer sur l’art pour proposer une critique du capital, et sur quels fondements. Pour l’heure, la sphère de l’art semble de nos jours tout aussi compromise, en matière de liens avec le capital, que les grandes structures du pouvoir qu’elle prétend critiquer. Traduit de l’anglais par Margot Lacroix
7 — Pour un résumé pertinent des caractéristiques qui définissent la mobilité de l’art et de ses codes en relation avec le monde de la finance, lire Suhail Malik et Andrea Phillips, « Tainted Love: Art’s Ethos and Capitalization », dans Maria Lind et Olav Velthuis (dir.), Contemporary Art and its Commercial Markets: A Report on Current Conditions and Future Scenarios, Berlin, Sternberg Press, 2012, p. 209–40, <http://bnarchives.yorku. ca/327/2/20120000_malik_phillips_tainted_ love.pdf>. 8 — Ibid. Malik et Phillips se réfèrent au travail de Noah Horowitz pour donner des exemples concrets de manipulation des prix et des marchés par les commerçants, les collectionneurs et d’autres acteurs du monde des arts. 9 — Ibid. 10 — Nathan Newman, conférence donnée dans le cadre du colloque « Incorporating Offshore: The Stakes of Going Offshore for Art » organisé par offshoreart.co, avril 2015, <http://offshoreart.co/online.html#event-2>. 11 — Steyerl, Hito, « Duty-Free Art », e-flux Journal, n° 63 (mars 2015), <www.e-flux.com/ journal/duty-free-art/>. 12 — Une opération circulaire est une manœuvre financière permettant de déplacer des capitaux d’un pays vers l’étranger, puis de les rapatrier dans le pays d’origine. Elle a pour but de fausser les statistiques sur les investissements. Voir Bill Maurer, « Jurisdiction in dialect: Sovereignty Games in the British Virgin Islands », dans Rebecca Alder-Nissen et Ulrik Pram Gad (dir.), European Integration and Postcolonial Sovereignty Games: The EU Overseas Countries and Territories, New York, Routledge, 2013, p. 130-144.
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Mirna Boyadjian
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Géopolitique
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Une image réalisée en 1982 par le photojournaliste francoiranien Abbas montre, au milieu des édifices en ruine du centre-ville de Beyrouth, une rue entièrement recouverte d’une végétation dense qui s’étend au loin, indéfiniment. Durant la guerre civile libanaise de 1975 à 1990, la rue de Damas se transforma en un no man’s land désigné sous l’appellation de « ligne verte1 » en raison de la verdure des plantes sauvages qui avaient envahi ses espaces désertés. De la place des Martyrs vers le Mont-Liban, la rue de Damas constituait le lieu de démarcation entre deux secteurs de la capitale, chacun étant défini par une identité confessionnelle. Beyrouth-Est était majoritairement contrôlée par les phalangistes chrétiens et Beyrouth-Ouest, par les partis musulmans, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et les gauchistes révolutionnaires.
Johnny Alam Beirut’s Green Line, 2015. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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La « ligne verte » fut le terrain de combats meurtriers entre les milices chrétiennes et musulmanes, sans oublier les affrontements entre les groupes de même confession ainsi que les milliers d’enlèvements – un espace redoutable donc, qu’il valait mieux éviter. C’est pourquoi la plupart des Beyrouthins nés pendant la guerre ne traverseront la ville qu’à partir de 1989, au moment où l’accalmie regagne le territoire. Dans Je me souviens, la bédéiste Zeina Abirached fait état de cette réalité en racontant comment, plus jeune, elle s’étonnait que les gens de Beyrouth-Ouest parlent la même langue qu’elle, alors qu’elle avait l’impression de visiter un pays étranger2. Souvent comparée au mur de Berlin3, la « ligne verte » représente une frontière qui n’a évidemment rien d’une simple ligne. Artiste et commissaire de l’exposition Art on a Green Line4, Johnny Alam s’est intéressé aux origines de cette ségrégation territoriale des groupes en fonction de leur confession en revisitant une période historique déterminante qui jette un éclairage complexe sur ce phénomène injustement réduit à une simple opposition entre musulmans et chrétiens : 1920-1943, période où le Liban s’est retrouvé sous tutelle française. Le collage Beirut’s Green Line consiste en la superposition d’une carte de la « ligne verte » élaborée
Geopolitics
par l’Université américaine de Beyrouth (en collaboration avec le Collège universitaire d’Østfold, en Norvège)5 à l’issue de la guerre civile à une carte de Beyrouth datant de 1920-1943.
1 — Le toponyme « ligne verte » fut également employé en référence aux frontières établies par les accords d’armistice israélo-arabe de 1949, qui ont présidé à la fondation de l’État d’Israël. 2 — Zeina Abirached, Je me souviens, Paris, Éditions Cambourakis, 2008. 3 — Joseph L. Nasr, « Beirut/Berlin: Choices in Planning for the Suture of Two Divided Cities », Journal of Planning Education and Research September, n° 16 (1996), p. 27-40. 4 — Cette exposition s’est tenue au Carleton Curatorial Laboratory de la galerie d’art de l’Université Carleton du 19 janvier au 14 avril 2015. Les œuvres que j’aborde dans ce texte y étaient présentées. 5 — « The Beirut Green Line, 1975-1990 », Al Mashriq, The Levant: Cultural riches from the countries of the Eastern Mediterranean, <http://almashriq.hiof.no/ lebanon/900/910/919/beirut/greenline/> [consulté le 1er septembre 2015].
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À la suite du démantèlement de l’Empire ottoman vers 1920, la Société des Nations avait mandaté la France pour développer certaines régions, ce qui occasionna une redéfinition géopolitique sans précédent. D’ailleurs, l’annexion de Beyrouth au moutassarifat du Mont-Liban, ancienne subdivision de l’Empire, en découle directement et préside à la constitution de l’État libanais tel qu’on le connait aujourd’hui. La superposition des deux tracés cartographiques incite à un examen attentif du rôle de l’intervention coloniale française dans la construction d’une histoire du Liban qui ne cesse d’être l’objet de controverses 6 . Selon Alam, les livres scolaires contribuent à nourrir un imaginaire de la division confessionnelle à l’aube de la fondation de l’État-nation de 1920. Ce discours entretient l’interprétation selon laquelle les chrétiens étaient favorables à l’État-nation, au contraire des musulmans, qui auraient souhaité participer d’une grande nation arabe7. Or, on ne fait aucun cas de l’intérêt à la fois idéologique et politique de la France vis-àvis de l’Empire dans son soutien à la communauté maronite chrétienne du Mont-Liban dès les années 1840, soit après les hostilités entre les maronites et les druzes, ce qui appauvrit du même coup la possibilité d’une explication nuancée. En plus de s’interroger sur la division du peuple libanais en regard de son histoire coloniale, Alam met en évidence la difficulté qu’a à ce jour le gouvernement libanais, dont le partage du pouvoir s’effectue au prorata des différentes confessions, à faire consensus quant à l’histoire contemporaine du pays8. Des désaccords subsistent dans l’imaginaire collectif malgré les efforts de reconstruction physique de la ville au lendemain de la guerre. Dans ce contexte, le tracé de la « ligne verte » exécuté par l’artiste à l’aide d’un fil vert rappelle la suture chirurgicale d’une blessure profonde. Cette métaphore a également été utilisée en 1996 par l’architecte Joseph L. Nasr pour critiquer le réaménagement radical de la « ligne verte » – surtout la zone du centre-ville – par un gouvernement prônant l’amnésie collective : « Au lieu de laisser cette blessure profonde “guérir” et se cicatriser d’elle-même, on a décidé dans les deux cas [à Berlin et à Beyrouth] de la “suturer, ” c’est-à-dire de recoudre le tissu urbain de manière planifiée, chirurgicale 9. » La guérison ne pourra s’effectuer au rythme de la reconstruction matérielle. Pour Alam, elle nécessite une relecture profonde de l’histoire. Hassan Choubassi conçoit en 2005 un système de transport souterrain de Beyrouth qui emprunte la syntaxe visuelle des plans de métro que l’on retrouve dans la plupart des grandes villes. Seulement, Beirut Metro Map évoque un métro fictif, car à Beyrouth, il n’en a jamais existé. Dans l’axe nord-sud se tient la fameuse « ligne verte », laquelle semble de part et d’autre infranchissable par les lignes du métro en provenance de l’est ou de l’ouest. La seule manière de traverser consiste à opter pour l’un des sept points de passage piétonniers établis à des endroits précis. C’est à la lecture des légendes que se révèle la dimension hautement symbolique de la démarcation, qui, malgré la fin de la
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guerre, n’a rien perdu de sa prégnance. Voici ce qu’indique, par exemple, le passage de Barbir à Hippodrome : « Pour aller d’UL Fine Arts II au Barometre dans le quartier de Hamra, prenez la ligne E1 en direction Charles-Helou–Port jusqu’à Hippodrome. Jamila Haboush s’est rendue à Beyrouth-Ouest par le passage du Musée afin de récupérer la dépouille de son mari, chauffeur de taxi, qui a été tué en conduisant des passagers à l’aéroport de l’autre côté de la ville 10. »
6 — Une seconde proposition artistique, Origins of the Green Line: A Media Archeology (2015), s’avère fortement révélatrice pour ce qui est de remettre en question la disparité narrative entre le récit historique libanais et celui élaboré par les Français concernant les massacres de 1841 et de 1860 entre chrétiens et druzes du Mont-Liban, région qui deviendra le moutassarifat du Mont-Liban avant d’être annexée à Beyrouth sous l’impulsion coloniale française. 7 — Johnny Alam, Art on a Green Line, <www. johnnyalam.com/aogl_Alam04.html> [consulté le 1er septembre 2015]. 8 — Nombre d’articles portent sur cette question. Voici celui paru dans le quotidien La Presse à l’occasion du 40e anniversaire de la guerre civile le 13 avril 2015 : Andréane Williams, « Liban : la guerre civile, ou l’oubliée des manuels scolaires », La Presse, 13 avril 2015, <www.lapresse.ca/international/ moyen-orient/201504/13/01-4860448-libanla-guerre-civile-ou-loubliee-des-manuelsscolaires.php> [consulté le 1er septembre 2015]. 9 — Joseph L. Nasr, op. cit., p. 28. [Trad. libre] 10 — Hassan Choubassi, « Beirut Metro Map », Mapping Beirut, 22 décembre 2009, <http:// mappingbeirut.blogspot.ca/2009/12/beirutmetro-map.html> [consulté le 10 septembre 2015]. [Trad. libre]
Géopolitique
Esse
Hassan Choubassi Beirut Metro Map, 2005. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
Lamia Joreige Images tirées de la vidéo | video stills, Here and Perhaps Elsewhere, 2003. Photos : ©Lamia Joreige, permission de | courtesy of the artist and Taymour Grahne Gallery, New York
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Geopolitics
Esse Lamia Joreige Image tirée de la vidéo | video still, Here and Perhaps Elsewhere, 2003. Photo : ©Lamia Joreige, permission de | courtesy of the artist and Taymour Grahne Gallery, New York
Si le système de transport relève de l’imagination, il confère néanmoins une tangibilité à cette « ligne fantôme » qui a eu des « conséquences réelles sur les déplacements humains ».
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La référence aux évènements tragiques (fictifs ou réels) liés à la guerre déroute, car, à première vue, le plan ressemble à n’importe quel autre. Pourtant, ses informations tranchent avec celles que donnent d’habitude les cartes de métro. Cette stratégie densifie la ligne, lui donne une consistance au-delà de son invisibilité. Si le système de transport relève de l’imagination, il confère néanmoins une tangibilité à cette « ligne fantôme » qui a eu des « conséquences réelles sur les déplacements humains11 ». Les passages piétonniers font ici écho aux postes de contrôle improvisés des différentes milices le long de la « ligne verte », où des milliers de personnes ont été enlevées pendant la guerre. Dans le film Here and Perhaps Elsewhere (2003), Lamia Joreige déplace la perspective en adoptant une approche ethnographique pour étudier ce phénomène. « Connaissez-vous des gens qui ont été enlevés ici durant les hostilités ? » demande l’artiste aux habitants qu’elle croise en suivant le tracé de la « ligne verte ». Munie d’une caméra, l’artiste entreprend une enquête de terrain visant, non pas à retrouver les disparus, mais à évoquer leur souvenir par le récit des survivants. Pour établir un contact avec eux, Joreige leur tend des clichés de la ville réalisés pendant la guerre. Captivés et émus, certains observent les images avec intensité en se remémorant le passé ; certains préfèrent taire le nom des disparus alors que d’autres témoignent avec précision d’évènements tragiques, allant même jusqu’à montrer des portraits photographiques. Ainsi, il est remarquable d’éprouver, par l’intermédiaire des témoignages, le lien qui unit tous ces individus par la perte d’un ou de plusieurs êtres chers, et ce, par-delà leur confession. Cette impression est d’autant plus saisissante quand, au hasard d’une conversation, un homme dévoile à l’artiste des détails insoupçonnés sur la disparition de son oncle Alfred Junior Kettaneh. Joreige nous laisse donc pressentir à la fois l’ampleur du deuil collectif et l’actualité de la « ligne verte », à savoir sa réalité vivante et quotidienne.
Géopolitique
C’est à une vitalité qui persiste en dépit de la guerre qu’en appelle l’essai photographique12 de Fouad Elkoury. En temps de guerre, vie et mort s’entrelacent dans une coexistence fragile. Un passage se démarque à cet égard. Retourné à Beyrouth en 1982 après un long séjour à Paris, le photographe raconte qu’il fut tout d’abord ébranlé de voir des Israéliens en chair et en os, puis d’avoir à traverser sa ville « pour rejoindre la zone Ouest, en courant par précaution à travers le dédale des ruelles, en rasant les murs jusqu’à la porte du Musée, qui était la ligne de démarcation entre les deux zones ». Les risques courus par Elkoury en parcourant la « ligne verte » pour atteindre sa demeure n’épuisent en rien la force de la vie, comme le montre si bien la suite du récit. Une fois entré dans sa maison, sale et vide, écrit-il, il découvrit, « dans la cuisine, miraculeusement, [que] le réfrigérateur fonctionnait. Dans le réfrigérateur, miraculeusement, il y avait une bouteille toute fraiche d’orangeade gazeuse [...]. Ainsi, après 74 heures d’un voyage compliqué et épuisant 13 », il s’installa sur son balcon, un verre de jus à la main, heureux de se sentir à Beyrouth. C’est cela qu’il souhaitait immortaliser et montrer au reste du monde. •
11 — Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Zones Sensibles, 2013, p. 70. 12 — Fouad Elkoury, Écrit sur l’image. Fouad Elkoury. Beyrouth aller-retour, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984, p. 41. 13 — Ibid.
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Surviving Beyond The Green Line Mirna Boyadjian
A photograph taken in 1982 by Franco-Iranian photojournalist Abbas shows, among the ruins of downtown Beirut, a street entirely covered with dense vegetation that stretches indefinitely into the distance. During the Lebanese civil war from 1975 to 1990, Damascus Street became a no-man’sland known as the Green Line1 due to the wild vegetation that had invaded its deserted spaces. From Martyrs’ Square to Mount Lebanon, Damascus Street constituted the dividing line between two sectors of the capital, each defined by a confessional identity. East Beirut was controlled by Christian Phalangists, whereas West Beirut was controlled by Muslim parties, the Palestine Liberation Organization, and revolutionary leftists.
Often compared to the Berlin Wall, the Green Line represents a frontier that is obviously much more than a simple line.
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The Green Line became the bloody battleground for fighting between Christian and Muslim militias — not to mention confrontations between groups of the same faith — and the site of thousands of abductions. It was a frightening place, one that was best avoided. For this reason, the majority of Beirutians born during the war did not cross the city until 1989, when calm was restored to the territory. In Je me souviens, cartoonist Zeina Abirached evokes this reality by telling how, as a girl, she was surprised that people from East Beirut spoke the same language as her, since she had the impression that she was visiting a foreign country. 2 Often compared to the Berlin Wall, 3 the Green Line represents a frontier that is obviously much more than a simple line. Johnny Alam, artist and curator of the exhibition Art on a Green Line,4 addresses the origins of the territorial segregation of groups based on their denomination, by revisiting a decisive period in history that sheds light on a complex phenomenon that has unjustly been reduced to a simple conf lict between Muslims and Christians: 1920–43, a time when Lebanon was under French trusteeship. The collage Beirut’s Green Line superimposes a map of the Green Line, drawn up by the American University of Beirut (in collaboration with Østfold University College, Norway)5 in the wake of the civil war, over a map of Beirut dating from 1920 – 43. Following the dismantling of the Ottoman Empire around 1920, the League of Nations had mandated France to develop certain regions, sparking an unprecedented geopolitical redefinition. Moreover, the annexation of Beirut into the Mount Lebanon Mutasarrifate, a former subdivision of the empire, was a direct result and presided over the creation of Lebanon as we know it today. The superimposition of the two cartographic drawings prompts a careful examination of the role of French colonial intervention in the construction of a history of Lebanon that is still controversial today.6 According to Alam, textbooks
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help to sustain an imaginary of confessional division that existed at the dawn of the nationstate in 1920. This discourse endorses the view that Christians were in favour of the nationstate, whereas Muslims would have preferred to join a greater Arab nation.7 It also ignores France’s ideological and political interest visà-vis the empire through its support of Mount Lebanon’s Christian Maronite community following the hostilities between the Maronites
1 — The toponym “Green Line” was also used in reference to the frontiers established by the Arab-Israeli Armistice Agreements of 1949, on which the State of Israel was founded. 2 — Zeina Abirached, Je me souviens (Paris: Éditions Cambourakis, 2008). 3 — Joseph L. Nasr, “Beirut/Berlin: Choices in Planning for the Suture of Two Divided Cities,” Journal of Planning Education and Research 16 (September 1996): 27 — 40. 4 — This exhibition, in which the works discussed in this article were presented, was held at the Carleton Curatorial Laboratory at Carleton University Art Gallery from January 19 to April 14, 2015. 5 — “The Beirut Green Line, 1975 – 1990,” Al Mashriq, The Levant: Cultural riches from the countries of the Eastern Mediterranean, accessed September 1, 2015, http://almashriq. hiof.no/lebanon/900/910/919/beirut/ greenline/. 6 — A second artwork, Origins of the Green Line: A Media Archaeology (2015), is very revealing in its questioning of the disparity between the Lebanese historical narrative and the version told by the French concerning the bloody conflicts of 1841 and 1860 between the Christians and the Druze of Mount Lebanon, a region that would become the Mount Lebanon Mutasarrifate before being annexed to Beirut under French colonial rule. 7 — Johnny Alam, Art on a Green Line, consulted September 1, 2015, www.johnnyalam. com/aogl_Alam04.html.
Esse Lamia Joreige Images tirées de la vidéo | video stills, Here and Perhaps Elsewhere, 2003. Photos : ©Lamia Joreige, permission de | courtesy of the artist and Taymour Grahne Gallery, New York
and the Druze in the 1840s. This reduces the possibility of a more balanced explanation. In addition to questioning the division of the Lebanese people with respect to Lebanon’s colonial history, Alam highlights the difficulty that the Lebanese government has had to date in reaching a consensus on the modern history of the country, 8 given that power is shared pro rata among the different faiths. Unresolved conflicts live on in the collective imagination despite efforts to physically reconstruct the city in the aftermath of the war. In this context, the path of the Green Line traced by the artist with a green thread is reminiscent of a surgical suture binding a deep wound. This metaphor was also invoked in 1996 by architect Joseph L. Nasr to criticize the radical redevelopment of the Green Line — especially the downtown zone — by a government advocating a form of collective amnesia: “Rather than allow this vital cut to ‘heal’ by developing a scar on its own, decisions were made in both cases to ‘suture’ it, that is, in a planned way, sew the torn urban fabric.”9 Healing cannot occur at the pace of material reconstruction. In Alam’s view, it demands a profound rereading of history. In 2005, Hassan Choubassi conceived an underground transport system for Beirut, borrowing the visual syntax of subway maps typical of most large cities. Only, Beirut Metro Map evokes a fictitious subway, as Beirut has never had such a system. Running north-south is the legendary Green Line, which seems impassable from either side by the subway lines operating on an east-west axis. The only way to cross is via one of the seven pedestrian crosswalks positioned at specific locations. It is the legend of the map that reveals the highly symbolic dimension of the demarcation line, which, despite the end of the war, has lost none of its resonance. The trip from Barbir to the Hippodrome, for example, is described as follows: “To go from UL Fine Arts II to Barometer in Hamra region, take Metro line E1 in the direction of Charles Helou-Port until you reach the Hippodrome. Jamila Haboush crossed to west Beirut, through the Museum crossing point, to collect the body of her husband, the taxi driver who was killed while driving some people to the airport on the other side of the city.”10 The reference to tragic events (fictitious or real) linked with the
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war is disconcerting, for, at first glance, the map resembles any other. Yet the information provided stands in stark contrast with what is usually provided on subway maps. This strategy densifies the line, giving it a consistence above and beyond its invisibility. Even though the transport system is imagined, it nevertheless lends tangibility to this “ghostly line” that has had “very real consequences for people’s movements.”11 The pedestrian crossing points echo the improvised security checkpoints maintained by various militias along the Green Line, at which thousands of people were kidnapped during the war. In the film Here and Perhaps Elsewhere (2003), Lamia Joreige shifts perspective by adopting an ethnographic approach to this phenomenon. “Do you know people who were abducted here during the hostilities?” she asks the locals she meets as she follows the Green Line. Camera in hand, Joreige conducts a field study aiming not to find the disappeared, but to evoke their memory through the stories of survivors. To establish contact, she shows them photographs taken during the war. Fascinated and moved, some examine the images intensely, recollecting the past; others prefer to withhold the names of the disappeared, and still others speak candidly of the tragic events, going as far as to show photographs of the abducted. Thus, through these testimonies, we vicariously experience the connection that unites all these individuals regardless of their faith: the loss of loved ones. This impression is even more striking when, during a casual conversation with the artist, a man discloses unsuspected details on the disappearance of his uncle, Alfred Junior Kettaneh. Joreige thus gives us a sense of both the scale of collective mourning and the ongoing resonance of the Green Line — its daily, living reality. It is the vitality that persists despite the war that is evoked in the photographic essay by Fouad Elkoury.12 In wartime, life and death intertwine in a fragile coexistence. One journey stands out in this regard. Returning to Beirut in 1982 following a long sojourn in Paris, the photographer relates that he was at first troubled to see Israelis in the flesh. He then describes how, having to cross his city [sa ville in French] “to reach the Western zone, he hastened through
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the maze of alleys, as a precaution, hugging the walls until he reached the door of the Museum, which was the line of demarcation between the two zones.” The risks taken by Elkoury as he travelled the Green Line to reach his residence by no means exhaust the force of life, as the rest of the story clearly illustrates. Once he entered his dirty and empty house, he writes, he discovered “in the kitchen, that, miraculously, the refrigerator was working. In the fridge was a fresh bottle of fizzy orangeade…. Thus, after a complicated and exhausting seventy-four-hour journey,”13 he settled down on his balcony, a glass of juice in hand, happy to feel that he was in Beirut. It was this that he wished to immortalize and share with the world. Translated from the French by Louise Ashcroft
8 — Numerous articles address this question. On the fortieth anniversary of the civil war, on April 13, 2015, the following article appeared in the newspaper La Presse: Andréane Williams, “Liban: la guerre civile, ou l’oubliée des manuels scolaires,” consulted September 1, 2015, www.lapresse.ca/international/ moyen-orient/201504/13/01-4860448-libanla-guerre-civile-ou-loubliee-des-manuelsscolaires.php. 9 — Nasr, “Beirut/Berlin,” 28. 10 — Hassan Choubassi, “Beirut Metro Map,” Mapping Beirut, December 22, 2009, consulted September 10, 2015, http:// mappingbeirut.blogspot.ca/2009/12/beirutmetro-map.html. 11 — Tim Ingold, Lines: A Brief History (London and New York: Routledge, 2007), 49. 12 — Fouad Elkoury, Écrit sur l’image. Fouad Elkoury. Beyrouth aller-retour (Paris: Éditions de l’Étoile, 1984). 13 — Ibid. (our translation).
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In the seventeenth century, Dutch still-life painter Jan van Huysum (1682–1749) depicted impossible bouquets, lush arrangements of flowers that could not naturally blossom together in the same season and location. His illusory arrangements compressed time and space and, prior to modern cultivation technologies, reconstructed nature through an artistic reimagining.
Taryn Simon Paperwork, and the Will of Capital, vue d’installation | installation view, 56th International Art Exhibition, Venice Biennale, Venise, 2015. Photo : permission de | courtesy of the artist & Gagosian Gallery
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Fast-forward several hundred years and impossible bouquets reappear, more haunted, more troubled. Although modern transportation and communications technologies continue to compress time and space, it is globalization that has made impossible bouquets possible. The globalized cut-flower market has made these once-illusory arrangements an easily attainable reality. Nevertheless, artists continue to depict impossible bouquets of sorts, denoting how flora can lay bare the geopolitical realities of territorialization and the continued commodification of nature. The works of Taryn Simon and Yto Barrada reveal the complicated and ironic ways in which impossible bouquets are manifested in present-day contexts. Exhibited at the Arsenale as part of the 2015 Venice Biennale, photographer Taryn Simon’s Paperwork, and the Will of Capital (2015) points to the oddly common occurrence of political dignitaries being posed and photographed with large floral arrangements when signing declarations, treaties, and contracts. In such instances, these blooms become anchored to the event, bearing witness to spheres of power, economic regulation, and the passing of international law. Perhaps as a means to acclimate and pacify the citizens on the receiving end of the statutes, the floral arrangements are folded into the aggrandizing tone of these official proceedings. As a way to make evident this convention, Simon reproduced and photographed the arrangements fashioned for specific signings, based on archival images of the ceremonies. The photographs are paired with the accompanying decree, marking historic events that realized new world orders, nations, and statutes that continue to influence contemporary politics. The bouquets reference the forty-four countries represented at the United Nations Monetary and Financial Conference, held in New Hampshire in 1944, a significant gathering that resulted in the establishment of the International Monetary Fund and the World Bank. The images of the arrangements and accompanying agreements are stacked in tome-like columns and enclosed in vertical vitrines. In the right stack are pressed specimens from each arrangement, serving as a catalogue of the over four thousand plant varieties that Simon had imported to her studio from Aalsmeer, the
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Netherlands, where the largest flower auction in the world is held. As stated in the didactic text introducing the installation, each arrangement represents an impossible bouquet. Due to globalization and advances in farming and shipping, impossible bouquets are no longer the stuff of fantasy. Like any other commodity within the globalized market, cut flowers are imported and redistributed from almost every part of the globe, ensuring that consumers have access to any desired flower type at any time of the year. Flowers grown in Colombia, for example, are bred in Dutch labs and sold at Dutch auctions to internationally entangled retailers and distributers. Catherine S. Dolan notes, “While the flower industry has flourished through market liberalization, deregulation, and corporate consolidation, it has also become a trope for globalization gone awry, one that bears the familiar social imprimatur of economic neoliberalism.”1 An often-cited example of this is Kenya’s thriving f lower market, which was essentially nonexistent before the 1990s.2 Although Kenya annually exports over $100 million in botanical goods to Europe, this specific asset market is responsible for environmental degradation, endangering and exploiting workers, and destroying local communities.3 The same pattern has befallen the flower industry in Bogotá, Colombia. Colombia is the second-largest exporter of cut flowers (after Holland), with greenhouses generating $600 million in annual export earnings.4 Botanical-based earnings are, however, coupled
1 — Catherine S. Dolan, “Arbitrating Risk through Moral Values,” in Hidden Hands in the Market: Ethnographies of Fair Trade, Ethical Consumption, and Corporate Social Responsibility, ed. Peter Luetchford, Geert De Neve, Jeffery Pratt, Donald Wood (Bradford, UK: Emerald Publishing Group, 2008), 277. 2 — Michael Blowfield and Alan Murray, Corporate Responsibility (Oxford: Oxford University Press, 2014), 100. 3 — Ibid. 4 — Kevin Watkins, “Deadly Blooms,” The Guardian (August 29, 2001), http://www. theguardian.com/society/2001/aug/29/ guardiansocietysupplement5.
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with: hazardous working conditions, in which employees are required to handle highly toxic chemicals; and environmental devastation, whereby contaminants from pesticides banned elsewhere have been found in groundwater. 5 These are some of the by-products of impossible bouquets in the twenty-first century. In some ways, Simon’s bouquets seem emptied. Her gesture, however, is not a hollow one. Solitary arrangements posed with colourful backgrounds may, at first glance, seem to amount to nothing more than aesthetically resolved compositions, devoid of urgency and agency. No longer flanking important men in their march toward economic and political domination, the flowers are ostensibly stripped of any pageantry. Instead, the floral arrangements testify that the accompanying documents likewise operate as impossible bouquets, evincing man-made fantasies of fluid borders, markets, and cultures that can be manipulated and redrawn at will. Simon’s installation evokes a globalized empire governed by the few but influencing the many. The flora of this territory belongs solely to the histrionics of power—to how it is sustained, marketed, performed. In contrast to Simon’s Paperwork, and the Will of Capital, Moroccan artist Yto Barrada’s film Beau Geste (2009) focuses on the immediacy of a single action. The film documents the effort of several individuals to save the roots of a lone, ailing palm tree. This attempt to prop up the tree was organized by the artist, whose voice-over clarifies the desire to undertake such a precarious activity that will likely fail. Her even-toned narration tells us of rapid gentrification spreading across Morocco, including in her hometown of Tangier. Hamza Walker eloquently describes the artist’s approach to changing landscapes this way: “The boom and bust cycles of development featured in Barrada’s images of forgotten foundations, sporadic patterns of exurban construction, and shanties juxtaposed against high rises are set against the languor of napping indigents, colonial ruins and portraits of daydreamers.”6 We see this clearly in Beau Geste, which also filmically stresses that “modernization” enterprises ensure that vacant plots of land are quickly subsumed by urbanization. Due to its protected status, a palm tree can halt development, and this particular one has been purposefully impaired so that it will rot and eventually die, allowing the landowner to develop the site. The single tree becomes a bastion against urban sprawl as its protectors undertake a small act of resistance against the inevitable encroachment of urbanization. The almost comical effort to create a support system for the tree relays a tension among communities, developers, and the delicate growth that buttresses the built environment. It is a narrow gesture that nonetheless raises essential questions about a global condition of ecological destruction in the face of urban expansion and the homogenization of communities under pressure from gentrification. This is not the only palm tree that has occupied Barrada’s practice. Palm Sign (2010), a large painted-metal sculpture dotted with coloured
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light bulbs, further expresses the artist’s concern with rampant development in Morocco. The palm tree is a deeply embedded symbol of local “exoticism”—one that, like Simon’s florals, has been commodified by particular interest groups, including developers and hotel chains. Barrada’s focus on the palm, in this and other works, reveals the tree’s use in various marketing and promotional campaigns.7 But while this emblem has been used to sell a particular image of Morocco to tourists and investors, it is also an impossible bouquet of sorts. Ironically, the palm tree, with all its promises of consumable “paradise” and “oasis” in the form of new resorts and golf courses, is not native to Morocco and was in fact imported into the region.8 Palm Sign, like its organic counterpart in Beau Geste, holds in its characteristically pendulous crown its contradictions as an icon. The marquee-like sign seems to promote a shimmering Morocco of tomorrow, but its faded and scratched surface soon undermines it, alluding to a kind of false advertising or, rather, a confession that “modernization” processes so often benefit only a select few. In an interview with Charlotte Collins for Open Democracy, Barrada explains, “The announced goal for Morocco for 2010 is to have ten million tourists come to the country—that’s a one-way street! Everyone’s coming over — guess what? We can’t move! Legally, nobody can get out of the country — ‘nobody’ meaning a big, big majority.”9 Like an impossible bouquet, Barrada’s sign draws together conditions that might not naturally co-exist, or at least suggests that these conditions of old/new and local/global might not co-exist with the quixotic ease in which they are so commonly advertised. Simon’s and Barrada’s use of flora speaks to broader socio-political impulses to reimagine borders and reallocate spaces. This flora further discloses how the natural world has been usurped by the power mechanisms that too freely redefine our notions of place. Both artists ask that we see the trees for the forest, that we take an expanded view of how the biotic has been used in the service of the manufactured. It might not be the most scenic view, but it is a necessary one. •
5 — Ibid. 6 — Hamza Walker, “On the photographs of Yto Barrada,” Prefix Photo 16, no. 1 (2015): 48. 7 — Kyla McDonald, “Palm Sign,” http://www.tate.org.uk/art/artworks/ barrada-palm-sign-t13281/text-summary. 8 — Ibid. 9 — Yto Barrada and Charlotte Collins, “Morocco Unbound: An Interview with Yto Barrada” (May 17, 2006) https://www. opendemocracy.net/arts-photography/barrada_3551.jsp.
Yto Barrada Beau Geste, images tirées de la vidéo | video stills, 2009. Photos : permission de | courtesy of the artist and Sfeir-Semler Gallery, Beirut & Hamburg
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Esse Taryn Simon Bratislava Declaration. Bratislava, Slovakia, August 3, 1968 (gauche | left); Dianthus carophyllus, Carnation, Colombia (droite | right), détail | detail, Paperwork, and the Will of Capital, 2015. Photo : permission de | courtesy of the artist & Gagosian Gallery
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Des bouquets (im)possibles Noa Bronstein
Au 17e siècle, le peintre néerlandais Jan van Huysum (1682-1749) a peint des natures mortes représentant des bouquets impossibles, soit de somptueux assemblages de fleurs qui, à l’époque, ne fleurissaient pas à la même saison ou sous les mêmes latitudes. Ses compositions illusoires compressaient le temps et l’espace ; grâce à l’invention artistique, elles reconstruisaient la nature, devançant les techniques horticoles modernes.
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Quelques siècles plus tard, des bouquets impossibles réapparaissent, mais sous une forme plus trouble, plus obsédante. C’est la mondialisation, d’abord et avant tout, qui permet aujourd’hui leur matérialisation, même si les moyens de transport et de communications modernes, avec leur capacité de comprimer le temps et l’espace, y sont aussi pour quelque chose. Grâce au marché mondial de la fleur coupée, les compositions qui autrefois relevaient de l’illusion sont désormais faciles à assembler. Cela n’empêche pas aujourd’hui des artistes de s’employer à créer d’autres genres de bouquets impossibles, en utilisant la flore pour dévoiler les réalités géopolitiques de la territorialisation et de la marchandisation de la nature. Les œuvres de Taryn Simon et d’Yto Barrada, notamment, mettent au jour les formes complexes et ironiques que prennent les bouquets impossibles dans notre monde contemporain. Présentée à l’Arsenale dans le cadre de la Biennale de Venise 2015, l’installation Paperwork, and the Will of Capital (2015) de la photographe Taryn Simon attire l’attention sur la scène détonnante, mais fréquente, de hauts dignitaires posant devant de vastes compositions florales au moment de la signature de déclarations, de traités et de conventions. Ces arrangements deviennent indissociables de l’évènement, témoignant des sphères du pouvoir, de la règlementation économique et du droit international. Juxtaposés au ton grandiloquent des cérémonies officielles, ils servent peut-être à séduire les citoyens à qui les textes de loi sont destinés. Pour mettre cette tradition en évidence, Simon a reproduit puis photographié les compositions florales conçues pour un certain nombre de séances de signature en s’appuyant sur des photos d’archives. Sous chaque photographie figure le texte officiel, rappel des évènements historiques ayant donné naissance à de nouveaux ordres mondiaux, à de nouvelles nations et à des textes de loi qui continuent d’influencer la politique contemporaine jusqu’à nos jours. Les bouquets évoquent les 44 États représentés lors de la Conférence monétaire et financière des Nations Unies qui s’est tenue au New Hampshire en 1944 et a mené à la création du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Les photos des bouquets et les textes qui les accompagnent sont empilés de manière à former d’épais volumes que l’artiste a installés dans des
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vitrines verticales. À la droite de ceux-ci, elle a placé une pile de pages sur lesquelles figurent des spécimens pressés des fleurs entrant dans chaque bouquet. Le tout constitue un catalogue des quelque 4000 variétés que Simon a fait importer à son studio depuis Aalsmeer, aux Pays-Bas, site du plus vaste encan de fleurs au monde. Comme l’explique le texte servant d’introduction à l’installation, chaque composition représente un bouquet impossible. Grâce à la mondialisation et aux progrès de l’agriculture et des transports, les bouquets impossibles ne sont plus de l’ordre du fantasme désormais. À l’instar de toute autre marchandise circulant au sein du marché mondial, les fleurs coupées sont importées et distribuées presque partout sur la planète ; ainsi, les consommateurs ont accès à longueur d’année aux variétés qu’ils désirent. Pour donner un exemple, les fleurs qu’on cultive aujourd’hui en Colombie sont issues de croisements réalisés dans des laboratoires des Pays-Bas, puis vendues à l’encan dans ce dernier pays à un réseau complexe de distributeurs et de détaillants dans le monde entier. Comme le souligne Catherine S. Nolan, « bien que la floriculture ait pris son essor sous l’effet de la libéralisation des marchés, de la dérèglementation et du regroupement d’entreprises, elle est devenue dans le même temps une figure des travers de la mondialisation, qui porte l’empreinte sociale caractéristique du néolibéralisme économique1 ». On cite souvent l’exemple du marché floricole prospère au Kenya, qui n’existait pratiquement pas avant les années 1990 2. Même si le Kenya exporte plus de 100 millions de dollars par année en marchandises horticoles, ce marché de biens est responsable de dégradation environnementale, d’exploitation de la main-d’œuvre, de conditions
1 — Catherine S. Dolan, « Arbitrating Risk through Moral Values », dans Peter Luetchford, Geert De Neve, Jeffery Pratt et Donald Wood (dir.), Hidden Hands in the Market: Ethnographies of Fair Trade, Ethical Consumption, and Corporate Social Responsibility, Bradford, R.-U., Emerald Publishing Group, 2008, p. 277. [Trad. libre] 2 — Michael Blowfield et Alan Murray, Corporate Responsibility, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 100.
Esse Yto Barrada Palm Sign, 2010, vue d’installation | installation view, Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth, 2009. Photo : permission de | courtesy of Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth & Hambourg
de travail néfastes et de destruction des collectivités locales3. Une situation semblable s’observe dans le secteur de la floriculture à Bogotá. La Colombie est le deuxième exportateur mondial de fleurs coupées (après les Pays-Bas) ; ses revenus d’exportation atteignent 600 millions de dollars par an4. Ces activités, toutefois, sont associées à des risques pour la sécurité des travailleurs (appelés à manipuler des substances hautement toxiques) et à la dégradation de l’environnement (les contaminants issus de pesticides bannis ailleurs dans le monde se sont retrouvés dans les eaux souterraines)5. En ce 21e siècle, ce ne sont là que quelques-uns des produits dérivés des bouquets impossibles. D’une certaine façon, les compositions florales de Simon semblent vidées de leur substance ; l’intervention de l’artiste, pourtant, n’est pas vide de sens. Au premier coup d’œil, ses bouquets montés sur des arrière-plans colorés ne semblent rien de plus que des objets purement esthétiques, dénués de tout sentiment d’urgence ou d’intentionnalité. Ici, les fleurs n’accompagnent plus des hommes importants en marche vers la domination économique et politique ; elles sont dépouillées ostensiblement de tout apparat. Elles servent plutôt à illustrer comment les documents auxquels elles sont associées tiennent eux aussi le rôle de bouquets impossibles, en ce sens qu’ils renvoient aux fantasmes fabriqués par l’être humain sur la fluidité des frontières, des marchés et des cultures et sur la capacité de les manipuler et les redessiner à volonté. L’installation de Taryn Simon évoque un empire mondialisé gouverné par une minorité qui exerce son influence sur la majorité. Sur ce territoire, la flore participe du caractère théâtral du pouvoir, c’est-à-dire la façon dont il est perpétué, mis en marché et mis en scène. Au contraire de Paperwork, le film intitulé Beau Geste (2009) de l’artiste Yto Barrada porte sur l’immédiateté d’une unique intervention. Celui-ci documente les efforts déployés par plusieurs personnes pour préserver les racines d’un palmier solitaire mal en point. Cette tentative de redresser l’arbre est coordonnée par l’artiste, dont la voix hors champ souligne le désir de mener ce projet précaire vraisemblablement voué à l’échec. Sur un ton monocorde, elle raconte le phénomène d’embourgeoisement qui se répand sur le territoire marocain, y compris dans sa propre ville natale de Tanger. Hamza Walker décrit avec éloquence le travail de l’artiste à l’égard de ces paysages en transformation : « Les cycles d’expansion et de déclin illustrés par ces images de fondations oubliées, de mouvements de construction sporadique
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dans des zones exurbaines et de baraques adossées à des gratte-ciels contrastent avec la langueur des indigents qui font la sieste, les ruines coloniales et les portraits de rêveurs 6 . » Beau Geste nous montre en effet que les entreprises de la « modernisation » veillent à ce que les terrains vacants soient rapidement urbanisés. Vu son statut d’essence protégée, un palmier peut faire obstacle au développement immobilier. L’arbre au centre du film a été endommagé délibérément, de façon qu’il pourrisse et meure, pour permettre au promoteur d’exploiter le site. Cet unique individu devient ainsi un bastion de l’opposition à l’étalement urbain et les efforts de ses sauveteurs, un modeste acte de résistance contre l’emprise inévitable de l’urbanisation. Frôlant le comique, la tentative de créer une structure de soutien fait ressortir une tension entre la population locale, les promoteurs et la nature fragile servant de rempart contre l’environnement bâti. Cette simple intervention soulève des questions essentielles sur le problème mondial de la destruction de l’environnement entrainée par l’expansion des villes et l’homogénéisation des populations sous la pression de l’embourgeoisement. Il ne s’agit pas du seul palmier figurant dans l’œuvre de Barrada. Palm Sign (2010), une grande sculpture en métal peint ornée d’ampoules colorées, traduit aussi l’inquiétude de l’artiste à l’égard de l’urbanisation galopante au Maroc. Le palmier est un symbole d’« exotisme » local profondément ancré dans les esprits ; des groupes d’intérêts particuliers comme les promoteurs immobiliers et les chaines hôtelières en ont fait une marchandise analogue aux compositions florales reproduites par Simon. Son traitement par Barrata, dans Palm Sign et ailleurs, met en évidence la place accordée au palmier dans les publicités et les campagnes de promotion7. S’il sert à vendre une image particulière du Maroc aux touristes et aux investisseurs, ce symbole constitue lui aussi une sorte de bouquet impossible. En effet, ironiquement, le palmier n’est pas une espèce indigène au Maroc, même s’il est emblématique d’une promesse de « paradis » et d’« oasis » consommables sous forme de nouveaux centres de villégiature et de terrains de golf ; en réalité, il a été importé dans cette région8. Tout comme son pendant naturel dans Beau geste, le palmier artificiel de Palm Sign et sa couronne retombante caractéristique laissent transparaitre son statut d’icône contradictoire. La forme de marquise que lui a donnée l’artiste semble faire miroiter le Maroc du futur, mais sa surface usée et égratignée produit l’effet inverse. Le tout donne l’impression d’une publicité
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mensongère, ou plutôt, d’un aveu sur les phénomènes de la « modernisation », qui ne profitent bien souvent qu’à une poignée d’individus. Dans une entrevue avec Charlotte Collins pour la revue électronique Open Democracy, Barrada explique : « L e Maroc a annoncé son intention d’accueillir dix-millions de touristes en 2010 – mais c’est un mouvement à sens unique ! Le monde entier va venir nous rendre visite et vous savez quoi ? On ne peut pas bouger ! Légalement, personne ne peut sortir du pays – par “personne”, je veux dire une grande, grande majorité de la population9. » À l’image d’un bouquet impossible, l’enseigne de Barrada fait allusion à des conditions qui ne cohabitent pas naturellement ou, à tout le moins, au fait que l’ancien et le nouveau, le local et le global, ne peuvent pas se côtoyer aussi facilement que le laissent entendre les chimères propagées avec tant de zèle par la publicité. La présence de la flore dans les œuvres de Simon et de Barrada participe d’une impulsion sociopolitique plus large, soit une volonté de repenser les frontières et de réattribuer les espaces. Elle sert à révéler la façon dont les mécanismes du pouvoir usurpent le monde naturel en redéfinissant trop librement la notion de lieu. Les deux artistes nous demandent de contempler la forêt que cache l’arbre et d’élargir notre perspective, de façon à saisir comment le biote est manipulé au service du fabriqué. Le paysage n’est peut-être pas le plus pittoresque, mais il est incontournable. Traduit de l’anglais par Margot Lacroix
3 — Ibid. 4 — Kevin Watkins, « Deadly Blooms », The Guardian, 29 août 2001, <www.theguardian.com/society/2001/aug/29/ guardiansocietysupplement5>. 5 — Ibid. 6 — Hamza Walker, « On the photographs of Yto Barrada », Prefix Photo, vol. 16, n° 1 (2015), p. 48. [Trad. libre] 7 — Kyla McDonald, « Palm Sign », <www.tate.org.uk/art/artworks/ barrada-palm-sign-t13281/text-summary>. 8 — Ibid. 9 — Yto Barrada et Charlotte Collins, « Morocco Unbound : An Interview with Yto Barrada », Open Democracy, 17 mai 2006, <www.opendemocracy.net/arts-photography/barrada_3551.jsp>. [Trad. libre]
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Jean-Philippe Uzel 54 — Dossier
Géopolitique
Esse Jimmie Durham The History of Europe, détails de l’installation | installation details, documenta (13), Kassel, 2012. Photos : Rosa Maria Rühling
Au cœur du travail artistique, de la poésie et des essais de Jimmie Durham, mais également au cœur de son engagement comme activiste pour la cause autochtone et comme défenseur des droits de la personne, on retrouve un constat tout simple : depuis toujours, la géographie a conditionné la politique, pourtant la politique a toujours fait comme si la géographie n’existait pas et comme si aucune limite spatiale ne pouvait entraver son action1.
Cette occultation de la géographie par la politique s’est traduite par l’expansionnisme colonial des États-nations depuis le 16e siècle et leur voracité à accaparer des « terres vierges » sur le dos des populations autochtones, mais également par une représentation biaisée de la géographie, comme celle qui nous fait croire que l’Europe est un continent. Dans cette perspective, le travail artistique de Durham peut être vu comme une volonté de redonner à la géographie la place première qui lui revient par rapport à la politique. CO N T R E LE S É TAT S - N AT I O N S Peu d’artistes ont la même légitimité que Jimmie Durham pour aborder les questions d’ordre géopolitique. En 1973, il interrompt sa carrière artistique pour rejoindre le Conseil central de l’American Indian Movement (AIM) après les violents évènements de Wounded Knee, dans le Dakota du Sud, qui opposèrent les militants de l’AIM à l’armée et au FBI. C’est comme représentant de l’AIM qu’il intègre l’Organisation des Nations unies (ONU), où il crée et dirige l’International Indian Treaty Council (IITC), la première organisation non gouvernementale à représenter les peuples autochtones de l’hémisphère occidental. C’est au sein de l’IITC que naitra le projet d’une Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones qui, trente ans plus tard, sera adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU. Mais dans les années 1970, Durham fait le constat amer que les peuples autochtones, qui ont pour point commun de n’appartenir à aucun État-nation, ne sont pas entendus sur la scène internationale.
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Désillusionné par la politique, il quitte l’ONU en 1980 pour se consacrer de nouveau à sa pratique artistique. L’ensemble de son œuvre écrite et visuelle va dès lors être marqué par son expérience de la diplomatie et des relations internationales. Dans un texte récent 2, il revient d’ailleurs sur certaines situations cocasses qu’il a vécues au sein de la Commission des droits de l’homme de l’ONU et en profite pour dénoncer l’hypocrisie qui règne au sein de l’Organisation, où les États acceptent de parler des « droits de l’homme » à l’échelle internationale tant et aussi longtemps que cela n’interfère pas avec leurs « a ffaires intérieures ». Depuis son installation en Europe en 1994, Jimmie Durham a focalisé son travail d’écriture et sa production visuelle sur la naissance de ces États-nations et sur les grands récits fondateurs qui leur servent de justification. Ceux-ci sont tous construits sur un renversement stupéfiant de l’ordre géographique et politique : celui du mythe de la Terre promise. Les colons qui arrivent sur une nouvelle terre déclarent toujours qu’elle leur appartient parce qu’elle leur a été promise par Dieu. Et elle leur appartient d’autant plus qu’elle est censée être inhabitée. Dès lors, à leurs yeux, toutes les personnes qui se trouvent sur ce territoire, c’est-à-dire les peuples autochtones, ne peuvent être que des étrangers
1 — Jimmie Durham, « Eurasia » (2002), Waiting to be Interrupted, Milan/Anvers, Mousse Publishing/M HKA, 2014, p. 222. 2 — Idem, « Against Internationalism », Third Text, vol. 27, n° 1, 2013, p. 29-32.
Geopolitics
Esse Jimmie Durham The Center of the World or How to Get at Chalma, vue d’installation | installation view, 1997. Photo : Maria Thereza Alves
qui viennent d’ailleurs. Cette violence symbolique inouïe passe d’abord, comme l’a bien mis en évidence Jimmie Durham3, par le langage. Il s’agit de dire aux « autres » qu’ils sont des étrangers, qu’ils viennent d’ailleurs, comme ces « Indiens d’Amérique » qui seraient originaires de l’Inde et qui vivent sur un continent qui aurait été nommé pour la première fois du nom d’un Européen (Amerigo Vespucci). Jimmie Durham a consacré beaucoup d’attention au « grand récit » (« Master Narrative ») des États-Unis d’Amérique qui a justifié l’annihilation quasi totale des Premières Nations. Sa contribution la plus remarquée a certainement été l’exposition The American West, qu’il a commissariée en 2005 avec Richard W. Hill, à Compton Verney, au Royaume-Uni. Elle réunissait des documents historiques, des œuvres de la culture coloniale représentant la « conquête de l’Ouest » et des œuvres d’artistes contemporains autochtones (Kent Monkman, Edward Poitras, James Luna...) et euroaméricains (Ed Ruscha, Elaine Reichek...) qui revisitaient de manière critique le mythe de l’Ouest. L’année suivante, Jimmie Durham poursuivait son investigation en présentant Building a Nation à la Matt’s Gallery de Londres, une immense installation multimédia construite autour de déclarations racistes de personnages ayant marqué l’histoire ou l’imaginaire de la nation américaine (George Washington, David Crockett, John Wayne...). Mais il serait faux de croire que Durham ne s’est intéressé qu’à l’histoire de ces nations qu’il appelle les « colonies permanentes » (le Canada, les États-Unis, l’Australie, l’Afrique du Sud...). Il a également réalisé plusieurs projets sur l’origine des nations européennes (História concisa de Portugal, 1995 ; Maquette for a Museum of Switzerland, 2011...) et sur cette « croyance » qui nous pousse à conclure que l’Europe est un continent alors que n’importe quelle mappemonde nous prouve le contraire4. Dans l’installation The History of Europe, présentée en 2012 à la Documenta de Kassel, il exposait, dans deux présentoirs en verre, un très bref texte résumant 80 000 ans d’histoire européenne (de la migration de l’Homo sapiens venu d’Afrique jusqu’à la Guerre froide), accompagné de deux artéfacts : une pierre taillée il y a 40 000 ans et une balle de fusil endommagée datant de 1941. Façon ironique pour l’artiste d’interroger le progrès
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technique si cher à la civilisation européenne, mais également de remettre en cause les limites géographiques de ce présumé continent européen qui n’est tout au plus qu’une « grosse protubérance péninsulaire sur l’extrémité ouest du continent de l’Eurasie5 ». LE C E N T R E D U M O N D E E S T PA R T O U T Depuis 1994, Jimmie Durham déclare qu’il vit en Eurasie. Bien loin de la signification romantique qu’elle pouvait avoir pour Joseph Beuys, cette notion lui permet de remettre en cause la falsification géographique opérée par la politique européenne : « Je pense que l’Eurasie est le continent idéal pour se perdre et c’est pour cette raison que je l’aime. Vous pouvez vous perdre complètement dans un espace aussi incroyablement grand. Mais j’aime aussi cette étrange idée schizophrénique d’une entité politique [l’Europe] qui s’appelle elle-même un continent et d’une entité spatiale immense, fantastiquement grande [l’Eurasie] qui ne s’appelle pas un continent6 ». Durham reconnait que le concept d’Eurasie est finalement une « absurdité », mais une absurdité utile qui nous invite à penser les choses autrement, c’est-à-dire à nous rendre compte que la géopolitique est construite sur un ordre arbitraire qui doit tout à la politique et très peu à la géographie. Cette volonté de voir autrement la géopolitique mondiale des États-nations passe également dans son travail par une remise en cause radicale du découpage entre le centre et la périphérie. Cette stratégie de décentrement s’incarne parfaitement dans la série des « bâtons qui marquent le centre du monde », qu’il a commencée en 1995 à Bruxelles avec Pole for the center of the World and Brussels (sic), et qui s’est poursuivie depuis dans différents endroits du monde, qu’il s’agisse de grands centres urbains comme Berlin (2004), Gwangju (2004) ou Winnipeg (2010), ou d’endroits plus « périphériques » comme Iakoutsk en Sibérie (1995). Au sein de cette série, l’exposition de 1997, The Center of the World or How to get at Chalma, joue un rôle particulier, tout d’abord parce qu’elle n’a pas eu lieu dans la ville qu’elle désigne, Chalma au Mexique, mais à Pori en Finlande, et surtout parce qu’elle nous renseigne sur l’origine même du projet. Lorsqu’il vivait au Mexique, entre 1987
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Jimmie Durham a consacré beaucoup d’attention au « grand récit » (« Master Narrative ») des États-Unis d’Amérique qui a justifié l’annihilation quasi totale des Premières Nations.
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et 1994, Jimmie Durham a découvert l’existence d’un lieu de pèlerinage dans le village de Chalma où un arbre sacré, un ahuahuete, plusieurs fois centenaire, est vénéré depuis toujours par les Autochtones qui le considèrent comme le centre du monde7. Ce qui est, d’un point de vue spatial, parfaitement exact : nous sommes toujours, partout, au centre du monde. Il existe d’ailleurs un proverbe cherokee qui affirme : « Je me suis rendu à tel endroit et j’ai vu que la moitié du monde était devant moi et que l’autre moitié était derrière moi8. » Pour l’exposition de Pori, Jimmie Durham avait dessiné, sur une carte du monde géante, une « route possible » qui reliait les villes de Porti et de Chalma en traversant la Russie et l’Amérique du Nord. Cette dérive poétique à travers les continents nous montrait que nous sommes toujours au centre du monde et que notre rapport à l’espace peut échapper aux dictats de l’ordre politique dominant. Ce décentrement du monde résonne encore une fois avec l’histoire personnelle de Durham, qui se décrit souvent comme un orphelin sans maison au cœur de l’Eurasie. Durham a en effet choisi de quitter définitivement les États-Unis en 1987, lorsqu’il s’est établi au Mexique. L’image de l’artiste autochtone cosmopolite peut avoir quelque chose de romantique et d’un peu éculé, ce qui n’a pas échappé à Durham qui en a fait le sujet d’un film, La Poursuite du bonheur (2002). Cet exil peut également sembler en contradiction avec son identité autochtone, qui renvoie par définition à celui « qui est issu du sol même où il habite, qui est censé [...] n’être pas que de passage9 ». Pourtant cette identité d’exilé, loin
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d’avoir été choisie, lui a été imposée dès sa naissance puisque la nation cherokee a été déportée en 1838 de l’est du Mississippi vers les Territoires indiens (l’Oklahoma actuel), comme toutes les nations autochtones qui tombaient sous le coup de l’Indian Removal Act10. Son choix de vivre et de travailler en Eurasie peut dès lors se comprendre comme une façon de s’opposer à la politique oppressive des États-nations et de se réapproprier son rapport symbolique au territoire. •
3 — Idem, « Cowboys and ... », Third Text, vol. 4, n° 12, 1990, p. 5-20. 4 — Idem, « Belief in Europe » (2000), Waiting to be Interrupted, op. cit., p. 177. 5 — Texte de Jimmie Durham présenté dans l’installation The History of Europe. [Trad. libre] 6 — Idem, « Eurasia » (2002), Waiting to be Interrupted, op. cit., p. 223. [Trad. libre] 7 — Nikos Papastergiadis et Laura Turney, On Becoming Authentic : Interview with Jimmie Durham, Cambridge, Ricky Pear Press, 1996, p. 26-27. 8 — Cité par Jimmie Durham, ibid., p. 27. [Trad. libre] 9 — Dictionnaire Le Robert, 1993, p. 160. 10 — Jimmie Durham, « Cherokee – United States Relations » (2005), Waiting to be Interrupted, op. cit., p. 275-284.
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Jimmie Durham: Decentring the World Jean-Philippe Uzel
At the heart of Jimmie Durham’s work as an artist, poet, and essayist — but also within his engagement as an Aboriginal activist and defender of civil rights — lies a simple premise: that geography has always conditioned politics, even though politics has forever acted as if geography didn’t exist and as though no spatial boundary could impede its actions.1
Jimmie Durham Building a Nation, vue d’installation | installation view, Matt’s Gallery, Londres, 2006. Photo : Maria Thereza Alves
The Pursuit of Happiness, image tirée de la vidéo | video still, 2002. Photo : Maria Thereza Alves
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The eclipsing of geography by politics has been characterized not only by the colonial expansionism of nation-states and their voracious appropriation of “virgin territories” on the backs of Indigenous populations since the sixteenth century, but also by a biased representation of geography, such as the one that makes us believe that Europe is a continent. From this perspective, Durham’s artworks can be perceived as a desire to restore geography to its rightful primary position in relation to politics. AG A I N S T N AT I O N - S TAT E S Few artists can compare with Durham in terms of legitimacy when it comes to broaching geopolitical questions. In 1973, he interrupted his art career to become a member of the Central Council of the American Indian Movement (AIM) following the violent events at Wounded Knee, South Dakota, during which AIM militants clashed with the U.S. army and the FBI. It was as a representative of AIM that he became involved in the United Nations (UN), where he served as director of the International Indian Treaty Council (IITC), the first non-governmental organization to represent Indigenous peoples of the Western Hemisphere. And it was within the IITC that the idea for the United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples was born; a declaration which, thirty years later, would be adopted by the UN General Assembly. Yet in the 1970s, Durham made the bitter observation that Indigenous peoples — whose point in common was that none belonged to a nationstate — were not being heard on the international scene. Disillusioned by politics, Durham left the UN in 1980 to return to his art practice. Thereafter, his body of written and visual work would be marked by his experience of diplomacy and international relations. In a recent essay, 2 he recalls certain comical situations that he encountered within the United Nations Commission on Human Rights and takes the opportunity to expose the hypocrisy prevalent within an organization in which states willingly discuss international “human rights” as long as they don’t interfere with their “internal affairs.” Since he moved to Europe in 1994, Durham’s written and visual work has focused on the birth of nation-states and the master narratives that serve to justify them. These narratives are constructed on a staggering subversion of the geographic and political order: that of the myth of the “Promised Land.” Colonists arriving in a new territory have always claimed that it belongs to them, as it was promised to them by God. And it belongs to them even more because it is supposedly uninhabited. Consequently, in their eyes, anyone living in the territory — that is, the Indigenous peoples — can only be foreigners who have come from elsewhere. This unprecedented symbolic violence, as Durham clearly underlines, 3 is expressed largely through language. It is a matter of saying to “others” that they are foreigners, that they originated somewhere else, like the
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“American Indians” who allegedly came from India and were living on a continent named after a European (Amerigo Vespucci). Durham has devoted much attention to the “master narrative” of the United States, which justified the near total annihilation of the First Nations. His most significant contribution to date has certainly been the exhibition The American West, which he curated with Richard W. Hill in 2005 at the Compton Verney Art Gallery and Park in England. The exhibition brought together historical documents, colonial works representing “how the West was won,” and works by contemporary Aboriginal artists (Kent Monkman, Edward Poitras, James Luna, among others) and Euro-American artists (including Ed Ruscha and Elaine Reichek) who revisit the myth of the West from a critical perspective. The following year, Durham pursued the same line of inquiry by presenting Building a Nation (2006) at Matt’s Gallery, London. The immense multimedia installation was constructed around racist statements made by individuals who have marked the history or imagination of the American nation (George Washington, David Crockett, John Wayne, and others). Yet it would be a mistake to believe that Durham is interested solely in the history of the nations that he calls “permanent colonies” (Canada, the United States, Australia, South Africa, for example). He has also produced several projects on the origins of European nations (including História concisa de Portugal [1995] and Maquette for a Museum of Switzerland [2011]) and on the “belief’ that leads us to conclude that Europe is a continent, despite the fact that any world map proves the contrary.4 In the installation The History of Europe, presented in 2012 at Documenta in Kassel, he exhibited, in two glass display cases, a brief text summarizing eighty thousand years of European history (from the migration of Homo sapiens from Africa up to the Cold War), accompanied by two artefacts: a stone carved around forty thousand years ago and a damaged rifle bullet dating from 1941. This was an ironic way for the artist to question the technological advancements so revered by European civilization, but also to call into question the geographic limits of the supposed European continent that is nothing more than “a fat-looking peninsular protrusion on the west end of the continent of Eurasia.”5
1 — Jimmie Durham, “Eurasia” (2002), in Waiting To Be Interrupted (Milan/Anvers: Mousse Publishing/M HKA, 2014), 222. 2 — Jimmie Durham, “Against Internationalism,” Third Text 27, no. 1 (2013): 29 — 32. 3 — Jimmie Durham, “Cowboys and…,” Third Text 4, no. 12 (1990): 5 — 20. 4 — Jimmie Durham, “Belief in Europe” (2000), in Waiting To Be Interrupted, 177. 5 — Text by Jimmie Durham presented in the installation The History of Europe.
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T H E C E N T R E O F T H E W O R LD I S E V E RY W H E R E
Durham argues that the concept of Eurasia is in fact an “absurdity,” but a useful one that invites us to see things differently — to make us realize that geopolitics is constructed according to an arbitrary order that owes everything to politics but very little to geography.
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Since 1994, Jimmie Durham has declared that he lives in Eurasia. Far from the romantic meaning that it may have had for Joseph Beuys, this notion allows Durham to call into question the geographical falsification advocated by European politics: “I think this [Eurasia] is the proper continent to get lost on and I am in love with the continent mostly for that reason. You can get completely lost in this unknowably large place. But I also love the strange schizophrenic idea of a political entity [Europe] that calls itself a continent and a giant, magically large physical entity [Eurasia] that is not called a continent.”6 Durham argues that the concept of Eurasia is in fact an “absurdity,” but a useful one that invites us to see things differently — to make us realize that geopolitics is constructed according to an arbitrary order that owes everything to politics but very little to geography. The will to see the geopolitical world of nation-states differently also finds expression in his radical questioning of the division between centre and periphery. This decentring strategy is perfectly embodied in the series of “poles marking the centre of the world,” which he began in 1995 in Brussels with Pole for the center of the World and Brussels (sic) and continued to develop in various locations around the world, from major urban centres, such as Berlin (2004), Gwangju (2004), and Winnipeg (2010), to more “peripheral” places, such as Yakutsk, Siberia (1995). Within this series, the exhibition The Center of the World or How to get at Chalma (1997) plays a particular role, first because it took place not in the village that it was referencing — Chalma, Mexico — but in Pori, Finland, and above all because it sheds light on the very origins of the project. While living in Mexico from 1987 to 1994, Durham discovered the existence of a place of pilgrimage in the village of Chalma, where a sacred tree, a several-hundred-year-old ahuahuete, has been venerated throughout the ages by Indigenous peoples that consider it to be the centre of the world.7 Which, from a spatial perspective, is perfectly true: we are always, no matter where we are, at the centre of the world. There is also a Cherokee proverb that says, “I got there and I saw that half the world was before me and half the world was behind me.”8 For the Pori exhibition, Durham had drawn on a giant map of the world a “possible route” linking Pori to Chalma, passing through Russia and North America. This poetic deviation across continents shows that we are always at the centre of the universe and that our relationship with space can escape the dictates of the prevailing political order. This decentring of the world once again resonates with the personal history of Durham, who often describes himself as a homeless orphan at the heart of Eurasia. Durham in fact chose to leave the United States permanently in 1987 when he moved to Mexico. This image of the cosmopolitan aboriginal artist may evoke romantic undertones and be a little hackneyed—a fact that did not escape Durham,
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who made it the subject of a film, The Pursuit of Happiness (2002). This exile might also seem in conflict with his Aboriginal identity, which, by definition, relates “to the people and things that have been in a region since the earliest times,”9 suggesting that they are not just passing through. Nevertheless, this expatriate identity, far from being chosen, was imposed on him from birth given that the Cherokee nation was deported from the west of Mississippi to Indian Territory (present-day Oklahoma) in 1838, like all Aboriginal nations affected by the Indian Removal Act.10 His choice to live and work in Eurasia can consequently be understood as a means of opposing the oppressive politics of nation-states and reappropriating his symbolic relationship with territory. Translated from the French by Louise Ashcroft
6 — Jimmie Durham, “Eurasia” (2002), in Waiting To Be Interrupted, 223. 7 — Nikos Papastergiadis and Laura Turney, On Becoming Authentic: Interview with Jimmie Durham (Cambridge: Ricky Pear Press, 1996), 26 — 27. 8 — Quoted by Jimmie Durham, Ibid., 27. 9 — Merriam-Webster Online, s.v. “aboriginal,” accessed November 2, 2015, http://www. merriam-webster.com/dictionary/aboriginal. 10 — Jimmie Durham, “Cherokee — United States Relations” (2005) in Waiting To Be Interrupted, 275 — 84.
Jimmie Durham Dessin tiré du catalogue | Drawing from the catalogue American West, 1987. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Geronimo Inutiq’s ARCTICNOISE
Sydney Hart
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Focusing on the spaces in literature obscured by colonialism, literary theorist Edward Said uses what he calls “contrapuntal readings” to uncover and challenge the colonial ramifications of canonical literary works and their appreciation. “As we look back at the cultural archive,” Said writes in Culture and Imperialism, “we begin to reread it not univocally but contrapuntally, with a simultaneous awareness both of the metropolitan history that is narrated and of those other histories against which (and together with which) the dominating discourse acts.”1 Through this process, Said unravels the narrative, geographical, and formal consistency of canonical works, contrasting this consistency with divergent contemporary histories and focusing particularly on the resistance to the imperialism that undergirds conventional narrative structures of the nineteenth-century European novel. In these contrapuntal readings, Said questions the formal economy of the novel and spatializes the economy through which its characters thrive, to encompass the geopolitical coordinates of colonial power. The term “contrapuntal” is more widely used in music, however, to refer to a composition in which two or more independent melodic parts play simultaneously. Evoking these musical origins and their metaphoric potential, Said claims that his “global, contrapuntal analysis should be modelled not (as earlier notions of comparative literature were) on a symphony but rather on an atonal ensemble.” This model also tellingly reflects a shift from synthesis and linear narrative to rhizomatic spatializations, as Said calls upon it to include “all sorts of spatial or geographical and rhetorical practices — inflections, limits, constraints, intrusions, inclusions, prohibitions — all of them tending to elucidate a complex and uneven topography.”2 The Idea of North, described as a “contrapuntal radio documentary” by its creator, the Canadian composer and concert pianist Glenn Gould, was broadcast by the Canadian Broadcasting Corporation in 1967, as part of the country’s centennial celebrations. Gould conceived this hour-long radio documentary, the first work in his “Solitude Trilogy,” as a researchbased evocation of the Canadian North, which he described as a place that was convenient for him to “dream about, spin tales about,” yet ultimately avoid. 3 The Idea of North includes
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Geronimo Inutiq ARCTICNOISE, vue d’exposition | exhibition view, grunt gallery, Vancouver, 2015. Photo : Henri Robideau, permission de | courtesy of grunt gallery, Vancouver, Vtape, Toronto and Isuma Productions
six voices — those of an anthropologist, a sociologist, a prospector, a government employee, a nurse, and a surveyor — that alternate and overlap throughout the composition, in which Indigenous perspectives from the Arctic are glaringly omitted. As a collection of first impressions introducing a vaguely delineated space, the voices seem to cultivate the experience of conversing with guides to understand a mystifying region, as much as they contribute to an image of the North as a solitary, daunting place through which southern Canadians can nevertheless romantically fulfill themselves. More overtly, however, The Idea of North echoes the disjunction between perceptions of a geographical consistency in a national imaginary and the reality that the vast majority of Canadians live, as Gould did, along a thin sliver of less than two hundred kilometres in the southernmost part of the country.4
1 — Edward Said, Culture and Imperialism (New York: Random House, 1994), 51 (emphasis in original). 2 — Ibid., 318. 3 — “Glenn Gould Radio Documentary — The Idea of North,” Canadian Broadcasting Corporation, accessed October 12, 2015, http://www.cbc.ca/player/ Radio/More+Shows/Glenn+Gould++The+CBC+Legacy/Audio/1960s/ ID/2110447480/. 4 — This disjunction is reflected in the term 49th parallel, which metonymically refers to the entire Canada-U.S. border, a paradoxical limit in the Canadian imaginary, since almost three quarters of Canadians live south of the 49 th parallel north.
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ARCTICNOISE, created by Geronimo Inutiq, a Montréal-based multi-media artist and electronic musician who also goes by the name Madeskimo, extends and renews forms of the contrapuntal, as found in The Idea of North. The piece also represents a kind of contrapuntal reading of, and overt response to, Gould’s wellknown radio documentary. Presenting different rhythms and media and widely varying content, from glitchy geometric forms to documentary footage, Inutiq’s video installation does not offer a consistent narrative or refer exclusively to a particular place or time. Instead, each of the three video projections that dominate the space of the gallery is silent and bound to its own visually consistent system. Staged at Vancouver’s grunt gallery, an artist-run centre that notably supports the inclusion of Indigenous voices across its activities, this exhibition is but one iteration of the broader, evolving ARCTICNOISE project, which accumulates new materials and takes different forms as it travels. The abundance of contextual information around the exhibition and its related program (including a workshop on the theme of disrupting archives and a panel discussion with a talk by the artist at Native Education College) may be explained by the project’s inclusion in the International Symposium on Electronic Arts (ISEA), with its theme of Disruption, as well as the extensive curatorial team involved.5 The central projection directly faces viewers as they enter the gallery. Featuring interviews and re-enactments, the video broaches topics such as the Inuit and Cree reconciliation of the late eighteenth century and shifting jurisdictions between provincial and federal governments of Canada. The video montage includes material from documentaries such as Inuit Knowledge and Climate Change by Ian Mauro and Zacharias Kunuk, in which elders and hunters are interviewed about the social and ecological consequences of the warming Arctic and about Inuit expertise regarding climate change and ways of adapting to it. This video footage is culled from the archives of Igloolik Isuma Productions, Canada’s first media-distribution company specializing in Inuit and Indigenous films. Since the late 1980s, Igloolik Isuma has produced independent community-based films and media to tell authentic Inuit stories while preserving and augmenting Inuit culture.6 Two other, smaller projections face each other on the side walls, as if corresponding to the “ears” of visual noise flanking the central projection. The left-hand video interweaves historical and cartoon images. One presents a captioned cross-section of an eye and the outline of a narwhal, with abstract, geometric forms that multiply and fragment images, creating gridlike patterns in a frenetic proliferation of colours and shapes. The idea of “noise” becomes prominent here, as the atomization of forms takes over the projection surface and images become increasingly illegible. The “noise” created by the abstraction of images thus points more to the texture of the media than to any particular thematic reference.
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The right-hand video offers a rolling view of La Vérendrye, a wildlife reserve in the province of Québec, which at first glance might seem to provide a more transparent and straightforward representation of place than the other two videos. A car window reflection betrays the technical apparatus that captures the landscape, interrupting views of an expansive snow-covered forest. The footage was shot on a consumergrade digital camera, with sequences seemingly slowed down in post-production, as if the landscape is languidly being taken in. However, any expectation that the video approximates a Romantic depiction of vast and unpeopled swaths of Arctic taiga is quickly foiled when one considers that La Vérendrye is less than three hours from Montréal, in the southern part of the province. In the central video, we see footage of snow banks, with someone lamenting their diminishing numbers and another person decrying how wind directions have changed, thus eradicating landmarks traditionally used by the Inuit. Such accounts of climate change in Inuit lands open a possibility of understanding “arctic noise” as the background environmental changes that scramble paths, rendering the landscape more unfamiliar and unintelligible. This echoes the symbolic failure of noise: noise that reveals the background while we wait for content, noise that belies the limitations of a technological apparatus, noise that muddles content to render meaning undecipherable. Inutiq’s rearranging of interviews, documents, and artefacts so that their content is scrambled and problematized into “noise” may suggest the foregrounding of environmental factors, inviting the viewer’s criticality and openness to alternative and potentially urgent meanings.7 The noise of the exhibition thus complicates an understanding of place by resisting coherent narratives, and it instead
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highlights how media and place can be tightly intertwined to inform each other. In this way, Inutiq displaces the Romantic aspects of Gould’s project, shifting the infinite object from place to media. The bewildering noise of media in ARCTICNOISE, how it evokes varied perceptions of place, also cautions us against mistaking representations that seem unintelligible for those that are meaningless. As an artist whose practice is informed by Inuit traditions and foregrounds Inuit voices, Inutiq’s use of media and archival material differs widely from Gould’s The Idea of North. ARCTICNOISE strengthens a correspondence between contrapuntal forms and methods, while suggesting various narratives that the project can be read with, or against. Crucially, however, the contrapuntal aspects of Inutiq’s work avoid any semblance of a seductive, totalizing image of place, providing instead noise that elicits questions about identity, historical continuity, and how media shapes our understanding of place. •
5 — The exhibition was guest curated by Yasmin Nurming-Por and Britt Gallpen and produced in conjunction with Glenn Alteen and Tarah Hogue, of grunt gallery, and Kate Hennessy and Trudi Lynn Smith, of the Ethnographic Terminalia Collective. 6 — Isuma.tv, the organization’s current iteration, is an online video distribution platform for Inuit and Indigenous cultures worldwide, at which Inuit Knowledge and Climate Change, among other source material for ARCTICNOISE, is available to view: http://www.isuma.tv/ inuit-knowledge-and-climate-change/movie. 7 — Jacques Attali, Noise: The Political Economy of Music (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1985), 33.
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Une lecture en contrepoint : ARCTICNOISE, de Geronimo Inutiq Sydney Hart
Focalisant son attention sur les lieux de la littérature laissés dans l’ombre par le colonialisme, le théoricien Edward W. Said utilise une méthode qui consiste à « lire en contrepoint » pour révéler les ramifications coloniales des classiques littéraires et contester l’appréciation qui en est faite. « Quand nous examinons les archives culturelles, notre lecture n’est pas univoque mais en contrepoint, écrit-il dans Culture et impérialisme. Nous pensons simultanément à l’histoire métropolitaine qu’elles rapportent et à ces autres histoires que le discours dominant réprime (et dont il est indissociable)1. »
Geronimo Inutiq ARCTICNOISE, vue d’exposition | exhibition view, grunt gallery, Vancouver, 2015. Photo : Henri Robideau, permission de | courtesy of grunt gallery, Vancouver, Vtape, Toronto and Isuma Productions
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Ce procédé lui permet d’exposer la cohérence narrative, géographique et formelle des œuvres classiques, qu’il oppose à la divergence des histoires contemporaines en insistant particulièrement sur la résistance à l’impérialisme qui sous-tend les structures narratives conventionnelles du roman européen du 19 e siècle. Dans ses lectures en contrepoint, Said interroge l’économie formelle du roman, et il spatialise l’économie dans laquelle les personnages romanesques s’épanouissent de manière à ce qu’elle englobe les coordonnées géopolitiques du pouvoir colonial. Mais le terme « contrepoint » est un emprunt au domaine musical, où il renvoie à une composition dans laquelle des mélodies indépendantes sont jouées simultanément. Dans cet esprit, et en développant la métaphore, Said affirme que « l’analyse mondiale en contrepoint ne doit pas être conçue (comme l’étaient les conceptions antérieures de la littérature comparée) sur le modèle d’une symphonie, mais de la musique atonale ». Le modèle qu’il propose est également révélateur du transfert qui s’est opéré entre la synthèse et le récit linéaire,, d’une part, et les spatialisations en rhizome, d’autre part, puisqu’il prend en compte « toutes sortes de pratiques spatiales ou géographiques et rhétoriques – accents, limites, contraintes, intrusions, inclusions, interdits – qui toutes contribuent à élucider une topographie complexe et inégale2 ». L’Idée du Nord est un « documentaire radio en contrepoint », selon son producteur, le compositeur et pianiste concertiste Glenn Gould. Première œuvre de sa Trilogie de la solitude, ce radiodocumentaire d’une heure diffusé par la
Geopolitics
Canadian Broadcasting Corporation en 1967, à l’occasion des célébrations du centenaire de la Confédération canadienne, a été pensé par le musicien comme une évocation documentée du Nord canadien, qu’il décrit comme un lieu qui convient à ses rêves et à son envie d’inventer des histoires, mais qu’il préfère en définitive éviter3. L’Idée du Nord fait entendre six voix (celles d’un anthropologue, d’un sociologue, d’un prospecteur, d’un fonctionnaire et d’une infirmière et d’un géomètre) qui alternent et se superposent tout au long de la composition, laquelle omet ostensiblement tout point de vue autochtone sur l’Arctique. Récolte de premières impressions s’efforçant de faire découvrir un espace vaguement défini, ces voix semblent tout autant cultiver l’expérience qui consiste à discuter avec un guide pour comprendre une région déconcertante que contribuer à donner du Nord l’image d’un endroit solitaire, intimidant, grâce auquel les Canadiens du sud du pays peuvent néanmoins s’épanouir, au sens romantique du terme. De façon plus manifeste, cependant, L’Idée du
1 — Edward W. Said, Culture et impérialisme, Fayard et Le Monde diplomatique, 2000, p. 97 (les italiques sont dans le texte original). 2 — Ibid., p. 441. 3 — « Glenn Gould Radio Documentary – The Idea of North », Canadian Broadcasting Corporation, <www.cbc.ca/player/ Radio/More+Shows/Glenn+Gould++The+CBC+Legacy/Audio/1960s/ ID/2110447480/> [consulté le 12 octobre 2015].
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ARCTICNOISE renforce la correspondance entre les formes et les méthodes du contrepoint, tout en proposant différents récits qui, concordants ou discordants, permettent en tout cas de lire le projet.
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Nord révèle la disjonction entre la perception d’une cohérence géographique par l’imaginaire national et le fait que la vaste majorité des Canadiens vit, comme Gould lui-même, dans une étroite bande de moins de deux-cents kilomètres tout au sud du pays4. Geronimo Inutiq est un artiste du multimédia et musicien électro installé à Montréal, connu également sous le nom de Madeskimo. Dans l’exposition ARCTICNOISE, il prolonge et renouvèle les formes du contrepoint telles qu’on les trouve dans L’Idée du Nord. L’exposition constitue aussi une sorte de lecture en contrepoint du documentaire bien connu de Glenn Gould, en même temps qu’une réaction franche à cette œuvre radiophonique. Avec ses images hétéroclites provenant de sources variées – des formes géométriques détraquées aux séquences documentaires – et présentées sur des rythmes éclatés, l’installation média d’Inutiq ne propose pas de récit cohérent, non plus qu’elle se réfère exclusivement à un lieu ou à un espace précis. Chacune des trois projections vidéos qui dominent l’espace de la galerie est silencieuse, plutôt, et ne renvoie qu’à sa propre structure visuelle. Mise en place à la galerie grunt de Vancouver, un centre d’artistes autogéré reconnu pour intégrer des voix autochtones dans toutes ses activités, cette installation n’est que l’une des occurrences du projet ARCTICNOISE, plus vaste et en constante évolution, qui amasse de nouveaux éléments et change de forme au fil de ses déplacements. L’abondance d’information contextuelle sur l’exposition et le programme qui lui est associé (qui comprend un atelier sur le thème des archives dérangeantes, de même qu’une causerie de l’artiste suivie d’une discussion en table ronde au Native Education College) peut s’expliquer par le lien entre le projet et l’International Symposium on Electronic Arts (ISEA), dont le thème est la perturbation, ainsi que par la taille de l’équipe organisatrice5 . La projection centrale se trouve directement en face des visiteurs lorsqu’ils entrent dans la galerie. La vidéo, composée d’entrevues et de reconstitutions, aborde des sujets tels que la réconciliation entre les Inuits et les Cris, à la fin du 18e siècle, et les transferts de juridiction entre gouvernements fédéral et provinciaux. Le montage exploite des séquences tirées de documentaires comme Inuit Knowledge and Climate Change, d’Ian Mauro et Zacharias Kunuk, dans lequel des ainés et des chasseurs sont interviewés au sujet des conséquences sociales et écologiques du réchauffement de l’Arctique et de l’expertise des Inuits en ce qui concerne les changements climatiques et les moyens de s’y adapter. Les séquences vidéos sont tirées des archives d’Igloolik Isuma, la première entreprise de distribution médiatique spécialisée dans les films inuits et autochtones. Depuis la fin des années 1980, Igloolik Isuma produit des films et d’autres véhicules médiatiques indépendants à caractère communautaire, afin de faire connaitre des récits inuits authentiques tout en préservant et en enrichissant la culture inuite6. Deux autres projections, plus petites, se
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font face de chaque côté, un peu comme si elles représentaient, sur les flancs de la projection centrale, « les oreilles » du bruit visuel. La vidéo située sur la gauche entremêle des images d’archives et de dessins animés. L’une représente la coupe transversale d’un œil accompagnée d’une légende et le contour d’un narval, ainsi que des formes géométriques abstraites qui, en fragmentant et démultipliant les images, créent des motifs grillagés en même temps qu’une prolifération frénétique de couleurs et de formes. L’idée de « bruit » s’impose à mesure que l’atomisation des formes envahit la surface de projection et que les images deviennent illisibles. Ici, le « bruit » créé par l’abstraction des images souligne donc la texture du support, davantage qu’une référence thématique particulière. La vidéo située sur la droite présente un panorama en mouvement de la réserve faunique La Vérendrye, au Québec – une représentation à priori plus transparente et directe d’un lieu que les deux autres vidéos. Un reflet sur une vitre de voiture trahit le procédé technique employé pour capter le paysage, et vient couper la vue sur une vaste forêt couverte de neige. La séquence a été tournée avec un appareil-photo numérique grand public et certains de ses segments ont été visiblement ralentis à la postproduction, ce qui fait qu’on semble s’imprégner langoureusement du paysage. Cependant, toute tentative de faire passer la vidéo pour une description romantique des vastes étendues inhabitées de la taïga arctique est vite déjouée, dès qu’on pense que la réserve La Vérendrye est à trois heures à peine de Montréal, dans la partie sud de la province. Dans la vidéo du centre se déroule une séquence où l’on voit des bancs de neige, une personne qui regrette leur nombre de plus en plus réduit et une autre qui déplore la variabilité des vents, qui effacent désormais les repères utilisés traditionnellement par les Inuits. De tels comptes rendus des changements climatiques en terre inuite permettent de comprendre « le bruit arctique » (arctic noise) comme l’ensemble des changements environnementaux qui viennent brouiller les pistes et rendre le paysage étrange et inintelligible. Cela évoque symboliquement, en retour, les échecs du bruit : bruit qui révèle l’arrière-plan alors que le contenu se fait attendre, bruit qui souligne les limites d’un dispositif technologique, bruit qui brouille le contenu et rend le sens indéchiffrable. Les arrangements imposés par Inutiq aux entrevues, documents et artéfacts de manière à ce que leur contenu soit brouillé et problématisé en « bruit » pourraient suggérer une importance prédominante accordée aux facteurs environnementaux, qui inviterait l’observateur à être critique et à s’ouvrir à des significations différentes – et potentiellement urgentes7. Le bruit de l’exposition se trouve ainsi à compliquer la compréhension du lieu en résistant aux récits cohérents, et à mettre en valeur, à la place, la façon dont le support médiatique et le lieu peuvent être entremêlés au point de se modeler réciproquement. Inutiq déplace ainsi les aspects romantiques du projet de Glenn Gould, en faisant du support plutôt que du lieu un objet infini. Le bruit
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déconcertant du support dans ARCTICNOISE – la façon dont il évoque diverses perceptions du lieu – est également une mise en garde : nous ne devons pas confondre les représentations qui paraissent inintelligibles avec d’autres qui ne signifient rien. Parce que sa pratique est modelée par les traditions inuites et que ses œuvres donnent à entendre des voix inuites, Inutiq fait des supports et du matériel d’archives un usage très différent de celui de Gould dans L’Idée du Nord. ARCTICNOISE renforce la correspondance entre les formes et les méthodes du contrepoint, tout en proposant différents récits qui, concordants ou discordants, permettent en tout cas de lire le projet. Mais, et la nuance est cruciale, les aspects contrapontiques de l’œuvre d’Inutiq évitent soigneusement de donner du lieu une image qui serait séductrice ou englobante ; il met en jeu, à la place, un bruit qui soulève des questions sur l’identité, la continuité historique, et la façon dont le véhicule médiatique donne forme à notre compréhension du lieu. Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne
4 — Cette disjonction se reflète dans l’expression « le 49e parallèle », qui renvoie par métonymie à l’ensemble de la frontière entre le Canada et les États-Unis, une délimitation paradoxale dans l’imaginaire canadien puisque près des trois quarts de la population du pays vit au sud du 49e parallèle nord. 5 — L’exposition était produite en collaboration par Glenn Alteen et Tarah Hogue, de la galerie grunt, et Kate Hennessy et Trudi Lynn Smith, du collectif Ethnographic Terminalia. Yasmin Nurming-Por et Britt Gallpen en étaient les commissaires invitées. 6 — Isuma.tv, la forme actuelle de l’organisme, est un portail en ligne de vidéodistribution pour les cultures inuites et autochtones du monde entier, où l’on peut consulter, parmi d’autres matériaux ayant servi de sources à ARCTICNOISE, Inuit Knowledge and Climate Change, <www.isuma.tv/ inuit-knowledge-and-climate-change/ movie>. 7 — Jacques Attali, Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Presses universitaires de France, 2001, en particulier la section intitulée « L’ordre par le bruit ».
Geronimo Inutiq ARCTICNOISE, vues d’exposition | exhibition views, grunt gallery, Vancouver, 2015. Photos : Henri Robideau, permission de | courtesy of grunt gallery, Vancouver, Vtape, Toronto and Isuma Productions
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Thomas Kneubühler
Le plus récent projet de l’artiste Thomas Kneubühler traite de la tension géopolitique entre le local et le mondial à partir du problème de la propriété territoriale. Land Claim (2014), qui regroupe une série de photographies et une vidéo, se constitue autour de l’activité minière dans les régions nord du Québec. Captées dans trois localités différentes, les images du corpus attirent l’attention sur l’articulation complexe des divers acteurs impliqués dans le processus d’appropriation d’un espace : tandis que certaines montrent l’infrastructure de la mine Raglan à Kattiniq au Nunavik, endroit isolé uniquement accessible au moyen d’un avion appartenant à la société d’exploitation, d’autres proposent des vues de Zoug, en Suisse, paradis fiscal où se trouve le siège de la compagnie minière. Parallèlement, l’artiste présente des images du village inuit d’Aupaluk, au Nunavik, l’un des lieux « assiégés » par le développement d’un nouveau projet de mine de fer, d’où le titre de cette série : Under Siege. Or, en amont de ce croisement qui met l’accent notamment sur le déplacement des populations, c’est l’imperceptibilité de la relation de pouvoir économique elle-même qui est mise en lumière, celle qui se tisse entre l’excavation locale des matières et leur commercialisation à l’échelle mondiale. Selon l’artiste, cette invisibilité est aussi liée à l’inaccessibilité des sites miniers : non seulement ils sont isolés et souterrains, mais ils sont hautement surveillés, contrôlés, protégés, voire cachés aux yeux du public. En ce sens, Land Claim poursuit l’investigation entamée dans la nuit polaire à la Station des Forces canadiennes d’Alert avec Days in Night (2013-2014), qui cherche à savoir « comment rendre visible ce qui est plongé dans l’obscurité ».
Artist Thomas Kneubühler’s latest project addresses the geopolitical tension between the local and the global through the notion of territorial property. Land Claim (2014), comprising a series of photographs and a video, is constructed around mining activities in northern Québec. Taken in three different locations, the images in this body of work draw our attention to the complex articulation among the various actors involved in the process of appropriation of a space: whereas some show the infrastructure of the Raglan mine in Kattiniq, in the Nunavik region — an isolated site only accessible via airplanes owned by the mining company—others offer views of the town of Zug in Switzerland, a tax haven, where the company’s head office is located. In parallel, Kneubühler presents images of the Inuit village of Aupaluk, also in Nunavik, one of the places “besieged” by the development of a new iron mining project—whence the title of this series: Under Siege. Yet, beyond this intersection that emphasizes the displacement of populations, what is highlighted is the imperceptibility of the economic power relationship itself—woven between the local excavation of materials and their commercialization on the global scale. In the artist’s view, this invisibility is also connected to the inaccessibility of the mining sites: not only are they isolated and underground, but they are highly monitored, controlled, protected, even hidden from the public eye. In this sense, Land Claim extends Kneubühler’s investigation begun during the polar night at the Canadian Forces Station Alert with Days in Night (2013–14), in which he seeks to understand “how to make visible what is immersed in darkness.”
Dominique Allard
Translated from the French by Käthe Roth
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Thomas Kneubühler Light Man, de la série | from the series Land Claim, 2014. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Thomas Kneubühler Take off (haut | up) & Under Siege # 3 (bas | bottom), de la série | from the series Land Claim, 2014. Photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Thomas Kneubühler Under Siege # 4 (traces), de la série | from the series Land Claim, 2014. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Thomas Kneubühler Water Line, 2013, de la série | from the series Days in Night, 2013-2014. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Thomas Kneubühler Antennas, 2014, de la série | from the series Days in Night, 2013-2014. Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Bouchra Khalili The Mapping Journey Project (2008-2011) est une installation composée de huit vidéos qui présentent une nouvelle cartographie de l’espace méditerranéen situé entre l’Afrique, l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient en suivant le trajet clandestin de huit individus. Dans chacune des vidéos, la main d’un sujet anonyme trace ses déplacements migratoires, qui irradient dans différentes directions à partir de l’espace méditerranéen. Subvertissant le modèle visuel traditionnel de la mappemonde, le tracé individuel devient l’instrument narratif avec lequel les protagonistes racontent leur périple. Les histoires, ponctuées d’instants tragiques (oppression bureaucratique, délais d’attente, détention, déportation, maladie), sont relatées en plusieurs langues, de manière factuelle et précise. Cette sobriété fait écho à la position philosophique de l’artiste, pour qui ces déplacements ne sont pas seulement la conséquence d’enjeux politico-économiques, mais un mode de résistance par lequel les sujets refusent le pouvoir tel qu’il s’exprime dans la délimitation normative des frontières, le contrôle étatique et les restrictions idéologiques1. La nature transgressive des parcours clandestins est également traitée dans les huit sérigraphies du projet The Constellations (2011), qui représentent les déplacements des protagonistes des vidéos en effaçant cette fois toutes références frontalières. En inversant la logique inhérente à la constellation qui, en navigation, sert à l’orientation, ce projet fait de l’itinéraire des sujets la réalité par laquelle prend forme la carte constellaire. C’est finalement la dimension politique du concept même de mouvement que révèle le travail de Bouchra Khalili : selon cette dernière, les trajets consistent en un acte de défaillance permettant de demander, « comment l’être humain trouve la force de résister même s’il/elle est piégé dans les filets du pouvoir arbitraire ».
The Mapping Journey Project (2008–2011) is an installation composed of eight videos that present a new cartography of the Mediterranean space situated between Africa, Europe, Asia, and the Middle East by following eight migrants making clandestine journeys. In each video, an anonymous subject’s hand traces his or her migratory movement starting in the Mediterranean Sea and radiating in a different direction beyond national borders. Subverting the visual model of the traditional world map, the individual line becomes the narrative device with which the protagonists describe their voyages. The stories, punctuated with tragic episodes (bureaucratic oppression, waiting periods, detention, deportation, disease) are related in several languages, factually and precisely. This restraint echoes the artist’s philosophical position that these movements are not simply the consequence of political and economic issues, but a mode of resistance through which the subjects reject power as it is expressed in the normative definition of borders, state control, and ideological restrictions.1 The transgressive nature of clandestine travel is also addressed in the eight silkscreen prints in the project titled The Constellations (2011), which portrays the movements of the people in the videos but deletes all references to borders. By inverting the logic inherent to the constellation — which, in navigation, is used for positioning—this project turns the itineraries of the protagonists into the reality by which the star chart takes shape. Finally, the political dimension of the very concept of movement is revealed in Khalili’s work; in her view, the journeys consist of an act of failure that allows one to ask “how human beings find the strength to resist even when they are caught in the net of arbitrary power.” Translated from the French by Käthe Roth
Dominique Allard
1 — Le lecteur se référera à l’analyse éclairante de Diana Nawi sur laquelle s’appuie ce commentaire dans « Other Maps: On Bouchra Khalili’s Cartographies », Ibraaz, Platform 008 (janvier 2015).
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1 — See the enlightening analysis on which this commentary is based: Diana Nawi, “Other Maps: On Bouchra Khalili’s Cartographies,” Ibraaz, Platform 008 (January 2015).
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Bouchra Khalili The Mapping Journey Project, 2008-2011, vue d’exposition | exhibition view, Here and Elsewhere, New Museum, New York, 2014. Photo : Benoit Pailley, permission de | courtesy of the artist & Galerie Polaris, Paris
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Bouchra Khalili The Constellations, Fig. 3, de la sĂŠrie | from the series The Constellations, 2011. Photo : permission de | courtesy of the artist & Galerie Polaris, Paris
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Bouchra Khalili The Constellations, Fig. 7, de la sĂŠrie | from the series The Constellations, 2011. Photo : permission de | courtesy of the artist & Galerie Polaris, Paris
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Trevor Paglen
Explorant les limites du visible à partir du paysage militaire états-unien, Trevor Paglen poursuit le double objectif de découvrir des infrastructures secrètes et de réaliser des images de ces sites géographiques « non existants ». Les plus récents projets de l’artiste, dont fait partie la série The Limit Telephotography, proposent une cartographie des « sites noirs » créés à des fins occultes par la communauté du renseignement des États-Unis (zones d’expérimentation technologique, centres d’essais d’artillerie et secteurs de surveillance radio, par exemple). Puisque ces espaces militaires sont édifiés dans des endroits reculés, délimités par un large périmètre de sécurité, ils sont à la fois inaccessibles et impossibles à observer directement. Les photographies de Paglen jouent sur ce seuil de la visibilité : captées du sommet des montagnes environnantes au moyen d’instruments optiques employés en astrophysique, les images sont floues, les paysages, abstraits et leurs témoignages, ambigus. Dans la série The Other Night Sky, l’artiste déplace son intérêt pour la présence terrestre du pouvoir militaire vers son occupation de l’espace interstellaire : au moyen du procédé photographique de la pose longue, il capte la trace lumineuse que dessine la trajectoire orbitale des satellites secrets. Entre l’enquête de terrain et la démarche artistique, sa méthode de travail hybride, qu’il qualifie lui-même de géographie expérimentale, permet de révéler une topographie du pouvoir qui tire notamment sa force de l’imaginaire collectif et, ce faisant, retourne l’appareil de surveillance contre lui-même. Dominique Allard
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In exploring the limits of the visible through the U.S. military landscape, Trevor Paglen has two objectives: to discover secret infrastructures and to make images of these “non-existent” geographic sites. His two most recent projects, of which the series The Limit Telephotography is a part, offer a cartography of “black sites” created for obscure purposes by the American intelligence community (technological experimentation zones, artillery test sites, and radio surveillance sectors, for example). As these military spaces are built in remote places and encircled by wide security perimeters, they are both inaccessible and impossible to observe directly. Paglen’s photographs play on this threshold of visibility: taken from the peaks of nearby mountains with optical instruments of the type used in astrophysics, the images are blurry, the landscapes abstract, and their evidence ambiguous. In the series The Other Night Sky, Paglen shifts his interest from the terrestrial presence of military power to its occupation of interstellar space: using timelapse photography, he captures the tracings of light made by the orbital trajectories of secret satellites. Somewhere between field investigation and artistic approach, his hybrid working method, which he calls experimental geography, reveals a topography of power that draws its strength from the collective imagination and, in doing this, turns the surveillance apparatus on itself. Translated from the French by Käthe Roth
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Trevor Paglen They Watch the Moon, 2010, de la sĂŠrie | from the series The Limit Telephotography. Photo : permission de | courtesy of the artist, Metro Pictures, New York & Altman Siegel, San Francisco
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Trevor Paglen KEYHOLE IMPROVED CRYSTAL from Glacier Point (Optical Reconnaissance Satellite; USA 224), 2011, de la série | from the series The Other Night Sky. Photo : permission de | courtesy of the artist, Metro Pictures, New York & Altman Siegel, San Francisco
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Trevor Paglen Canyon Hangars and Unidentified Vehicle; Tonopah Test Range, NV; Distance approx. 18 miles; 12:45 p.m., 2006 (haut | up) ; Open Hangar; Cactus Flats, NV; Distance ~ 18 miles; 10:04 a.m., 2007 (centre) ; Detachment 3, Air Force Flight Test Center, Groom Lake, NV Distance approx. 26 miles, 2008 (bas | bottom), de la sĂŠrie | from the series The Limit Telephotography. Photos : permission de | courtesy of the artist, Metro Pictures, New York & Altman Siegel, San Francisco
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Trevor Paglen STSS-1 and Two Unidentified Spacecraft over Carson City (Space Tracking and Surveillance System; USA 205), 2010, de la sĂŠrie | from the series The Other Night Sky. Photo : permission de | courtesy of the artist, Metro Pictures, New York & Altman Siegel, San Francisco
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Trevor Paglen PAN (Unknown; USA-207), 2010, de la série | from the series The Other Night Sky. Photo : permission de | courtesy of the artist, Metro Pictures, New York & Altman Siegel, San Francisco
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Architectes du quotidien
Sandra Calvo Entropic Tropic, Biennale de La Havane, 2015. Photo : Patricia Calvo, permission de l’artiste
Sandra Calvo à la Biennale de La Havane Édith-Anne Pageot L’art et l’espace urbain ont une longue histoire croisée, notamment avec la photographie qui a joué un rôle de mémoire, d’archive, de documentation et de construction des grands récits fondateurs dans de nombreux mouvements de transformation des villes en centres urbains. Voulant échapper à la logique de représentation souvent associée à cette histoire croisée de l’art et de l’urbanisation, de nombreux artistes contemporains font de la rue leur atelier en réalisant des projets qui interviennent dans l’espace public. L’installation de l’artiste mexicaine Sandra Calvo, présentée à la 22e Biennale de La Havane en 2015, s’inscrit dans cet horizon conceptuel. Entropic Tropic. Multiplication of the Inner Landscape avait pour cadre l’ancienne maison aristocratique Casa de la Obra Pía, située à l’angle des rues Mercaderes et Obra Pía. Calvo y a installé des structures architecturales – cloisons, fenêtres, balustrades, embrasures de portes, escaliers, mezzanine – faites de carton et juxtaposées à la structure actuelle du bâtiment. Ces éléments, construits grandeur nature, constituaient autant de réminiscences des nombreuses modifications architecturales ayant façonné les lieux. Malgré la puissance évocatrice de ces formes architecturales – véritables palimpsestes des interventions humaines passées et présentes –, l’essentiel du projet de Calvo, son sens le plus riche, ne se réduit pas à elles seules. Entropic Tropic est l’aboutissement d’un long processus de recherche et de création mené à la manière d’une enquête archéologique. La démarche implique des recherches approfondies dans les archives de la Ville, de nombreux entretiens avec des spécialistes du patrimoine
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architectural et, surtout, une collaboration rapprochée et exceptionnelle avec les gens qui vivent actuellement dans ces anciens manoirs désertés, dans une ville où le troc informel structure une partie de l’économie1. La force et l’intérêt de la proposition de Sandra Calvo à La Havane découlent de sa capacité à endosser une posture dialectique et à travailler l’espace havanais à partir de sa complexité et de sa spécificité, celles d’un centre historique faisant actuellement l’objet d’un processus de patrimonialisation. L’œuvre échappe aux écueils des attitudes dénonciatrices, didactiques ou salvatrices. Le projet dans son ensemble se développe dans un mouvement dialectique entre le conflit et l’harmonie, la diachronie et la synchronie, les évènements passés et la société en acte, un mouvement que conserve le produit final. Entropic Tropic. Multiplication of the Inner Landscape restitue à La Havane sa complexité et son ancrage tangible et projeté dans la « production de l’espace », pour reprendre les mots d’Henri Lefebvre. Si les sciences sociales et humaines nous ont habitués à étudier les manières dont les lieux, l’environnement ou, plus largement, « le milieu » façonnent l’identité et la culture, Lefebvre nous invite, lui, à endosser une méthode dialectique afin de comprendre de quelles manières nous les « produisons » : pour le sociologue, le milieu consiste en un ensemble de rapports sociaux qui permet au capital de se reproduire et de s’accumuler. L’espace n’est donc pas un simple réceptacle ou un assortiment de choses, d’objets, d’éléments naturels ou matériels, il « implique » et « dissimule » des relations humaines, du travail, des rapports de production et de propriété qui le transforment 2. La ville ne nous préexiste pas, dit-il : « Ni la nature – le climat et le site – ni l’histoire antérieure ne suffisent à expliquer un espace social3. » L’analyse de Lefebvre, généralement admise aujourd’hui4, nous invite donc à considérer l’importance des dimensions humaines, temporelles, économiques (qui se traduit par exemple en réseaux routiers, navigables ou aériens) et énergétiques (nœuds de mobilité, flux d’activités, énergie consommée) dans la « fabrication » de l’espace. C’est notamment dans ce rapprochement avec un « espace produit » que Sandra Calvo se distingue de nombreux autres artistes contemporains qui font, eux aussi, de la rue leur atelier.
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La production d’Entropic Tropic. Multiplication of the Inner Landscape s’est échelonnée sur un peu plus d’une année, pendant laquelle Sandra Calvo a fait de longs séjours à La Havane au sein des communautés et des lieux qui constituent son objet d’étude. Comme elle s’intéressait aux conditions de vie et de logement dans le centre historique de la vieille ville, elle s’est penchée sur l’histoire architecturale de sept grandes maisons aristocratiques construites pendant la période coloniale espagnole, dont la Casa de la Obra Pía. L’artiste a mené des recherches rigoureuses dans les archives municipales, consultant des historiens, des architectes et des résidents5. Ces demeures ayant subi de multiples transformations depuis trois siècles, l’idée de départ de Calvo était de recueillir les témoignages et les données disponibles quant aux transformations du bâti afin de reconstituer les plans d’origine. L’organisation spatiale de ces somptueuses demeures, dont l’architecture fut inspirée de la péninsule ibérique, reflète les clivages sociaux propres à l’économie de l’époque colonialiste. Les salons de réception, les chambres spacieuses et les grands espaces fonctionnels étaient destinés aux propriétaires et à leurs familles, membres de l’aristocratie coloniale. Serviteurs et esclaves étaient, quant à eux, relégués dans les espaces périphériques : mezzanine, grenier ou pavillons annexes. Progressivement abandonnées ou vendues à partir du 19e siècle, ces maisons seront profondément reconfigurées par leurs nouveaux habitants. À la suite de l’occupation américaine, pendant la période républicaine, La Havane est transformée en protectorat. Au cours des années 1930, sous la dictature de Fulgencio Batista, la culture du luxe et la vie nocturne caractérisent la ville. Si l’arrivée de Castro en 1959 ne transforme pas fondamentalement la morphologie urbaine de la vieille Havane, les nouvelles politiques de logement entrainent des déplacementss de population. Le logement est dorénavant considéré comme un devoir de l’État. On subdivise les anciens manoirs afin de pouvoir y loger de nombreuses familles. Avec des moyens de fortune, les générations successives désargentées interviendront continument sur ces espaces, fractionnant les cuisines, découpant salons et salles de bain, afin de combler les besoins d’intimité dans ces lieux devenus exigus et de pallier l’état de délabrement des structures. On comprend donc pourquoi les réorganisations spatiales de ces maisons ont échappé à toute forme organisée de documentation. Les plans architecturaux « d’origine » existent aujourd’hui sous forme très parcellaire ; les fragments et témoignages recueillis s’avèrent souvent contradictoires. Ce constat a amené Calvo à proposer aux résidents de participer à la « reconstitution » des plans architecturaux à partir de leurs souvenirs et de leurs expériences personnelles d’aménagement des lieux. Plus d’une centaine de résidents ont participé au projet6. Chacun y est allé de son dessin. À force de discussions, voire de négociations tendues en raison des souvenirs parfois contradictoires, Calvo et ses collègues sont parvenus à une version fusionnée des plans, qu’ils ont choisi d’appeler « plans initiaux ». Cette dénomination rend compte de la traduction poétique qui résulte de la fusion des dessins, des plans originaux fragmentaires, des débris, des souvenirs, des notes retrouvées sur les murs des maisons. Contrairement à l’idée d’original, qui renvoie à la notion d’authenticité, à quelque chose d’unique et de fixe, l’emploi de l’adjectif « initial » désigne le commencement d’un processus. Implicitement, c’est bien de l’inscription de l’espace dans le temps et dans le mouvement qu’il est ici question. Cela rejoint la position de Lefebvre, qui propose d’envisager l’espace dans sa complexité, c’est-à-dire en tenant compte de sa dimension temporelle, indissociable du mouvement – de l’heure du jour, du vécu, de l’horizon, de la saison, etc. Nous sommes ici à l’opposé d’une spatialité absolue, abstraite, « naturelle » ou fétichisée par la technicité, la bureaucratie ou le capitalisme.
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Dans le cadre de la Biennale, plusieurs dispositifs (photographies, vidéos, documents textuels et plans) ont servi à documenter le long processus de création des histoires officielles, rêvées ou remémorées auquel ont participé Sandra Calvo et ses collaborateurs. À la Casa de la Obra Pía, les entrevues filmées étaient projetées sur des dispositifs construits temporairement à partir d’objets utilitaires. Morceaux de balcons, briques et tonneaux servant à recueillir l’eau quotidiennement avaient été prêtés par les résidents le temps de l’exposition. Les témoignages filmés évoquent les manières qu’ont les gens d’organiser, de structurer, d’aménager et d’occuper un espace en évolution constante. A R C H I V E S V I VA N T E S : D I A LE C T I Q U E D E L’ E S PAC E Rappelons que le centre historique de La Havane fait partie du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1982. Le site protégé s’étend sur 2,14 km 2 et comprend près de 3270 édifices, dont la Casa de la Obra Pía. La reconnaissance de sa « valeur universelle et exceptionnelle » place la vieille Havane au rang des quelque 900 sites mondiaux à préserver. Dans le contexte de l’isolement économique de Cuba depuis
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l’embargo de 1962, la valorisation de la vieille Havane, icône patrimoniale et destination touristique, constitue assurément un levier économique important. La réhabilitation et la mise en valeur d’un héritage architectural reconnu participent de la construction d’un espace précieux, privilégié, consacré et donc à conserver et, bien entendu, à visiter. Le processus de patrimonialisation projette sur les bâtiments des espaces de représentation qui les revêtent d’une aura, de quelque chose qui s’approche de « l’absolu », dirait Lefebvre7 : un espace fondamental qui, en donnant l’impression d’échapper à la modernité industrielle, répond, du coup, à la logique nostalgique de l’industrie touristique. La patrimonialisation de La Havane n’échappe pas à ce processus d’abstraction de l’espace, toutefois la situation havanaise est complexe, ambigüe et dichotomique. La patrimonialisation de la vieille ville cubaine entraine, certes, les effets délétères de l’embourgeoisement et marginalise plusieurs citoyens qui se retrouvent déplacés en dehors de la ville. Exclus du processus de valorisation de la ville, ils sont relocalisés dans les provinces avoisinantes. Il n’en demeure pas moins qu’en raison du modèle de gestion privilégié, le processus de patrimonialisation récolte l’appui d’une large portion des résidents8. Face aux difficultés économiques des années 1990, en partie générées par le resserrement de l’embargo occidental contre Cuba, l’administration Castro procède à une série de mesures de décentralisation. Dans cette foulée, elle promulgue un décret (la loi 143) par lequel elle confie la gestion et la coordination du projet de rénovation à l’Oficina del Historiador de la Ciudad, où travaillent les historiens qui ont collaboré avec Calvo. Cet organisme jouit, dès lors, d’une autorité légale : il peut négocier des contrats et disposer des revenus générés par le tourisme pour les projets de rénovation9. Bien que les revenus demeurent insuffisants devant
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l’ampleur du délabrement structurel du bâti, la compagnie Habaguanex, fondée par les historiens, a généré, à ce jour, suffisamment de ressources pour rénover plusieurs édifices, cafés, bars et hôtels, de même que quelques maisons. Parallèlement aux travaux de restauration, ce modèle de gestion permet de prendre en compte certains aspects de la problématique des conditions de vie des résidents du centre historique. L’Oficina del Historiador de la Ciudad contribue, en effet, au développement de projets culturels (danse, théâtre, littérature), et à d’autres en éducation et en santé, ce qui lui vaut l’appui relatif et la collaboration active d’une partie de la population – celle qui jouit des espaces rénovés et des pésos convertibles, bien entendu. Malgré ses exclusions, le modèle de gestion havanais encourage, paradoxalement, une culture de participation citoyenne forte. Entropic Tropic est en quelque sorte le miroir ou le condensé de ce vécu. D’une part, l’installation donne une voix à ces gens, architectes de la ville, qui bâtissent le quotidien. D’autre part, elle invite à envisager les géographies urbaines comme étant productrices de discrimination sociale, et la distribution des populations selon la localisation comme un facteur d’iniquité (pollution, logements, ratio par habitant, nombre d’espaces verts par secteur). L’installation de Calvo permet d’ouvrir la réflexion aux problèmes de justice spatiale et d’implosion de l’architecture domestique dans un milieu urbain qui s’étale dans les quartiers modernes avoisinants, Vedado notamment. Les couches multiples de l’espace, constamment négociées, où le corps et le travail aboutissent à des gestes d’effacement et d’inscription, de remplacement, de substitution, d’interposition ou de superposition, constituent de véritables palimpsestes d’où émerge le champ épistémologique dans lequel l’architecture domestique trouve ses conditions de production spatiales et temporelles. Entropic Tropic intéresse le devenir historique
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de l’espace, la genèse de l’espace social. L’esthétique du recyclage et la centralité accordée au quotidien, à l’espace de vie de ces gens rejoint assurément l’analyse humaniste de Lefebvre. Posture de paradoxe, effets de mobilité, effets de tension entre l’apparition et la disparition, Entropic Tropic soulève les questions de justice spatiale à partir du quotidien tangible et, à la fois, imaginé.
Sandra Calvo Entropic Tropic, Biennale de La Havane, 2015. Photos : José Agustín Ortíz Ramirez (gauche) & Patricia Calvo (droite), permission de l’artiste
Entropic Tropic, Biennale de La Havane, 2015. Photo : Patricia Calvo, permission de l’artiste
1 — Sandra Calvo, entrevue par Skype avec l’auteure, le 28 octobre 2015. 2 — Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1986 [1974, 1981], p. 100. 3 — Ibid., p. 93. 4 — Pour saisir la portée du travail de Lefebvre, on peut consulter : Jean-Yves Martin, « Une géographie critique de l’espace du quotidien. L’actualité mondialisée de la pensée spatiale d’Henri Lefebvre », Articulo – Journal of Urban Research [en ligne], n° 2, 2006, <http://articulo.revues.org/897> [consulté le 16 octobre 2015]. 5 — Les historiens consultés, Pablo Riaño San Marful, Zenaida Iglesias Sánchez et Tatiana Guerra Hernández Proyectos, sont rattachés à la revue Arquitectura y Urbanismo et à l’Oficina del Historiador de la Ciudad de la Habana. Parmi les architectes consultés, on compte Daniel Taboada Espiniella, Sándor Pérez González ainsi que plusieurs étudiants de l’Université de CUJAE. 6 — Plusieurs résidents ont joué un rôle clé dans ce projet. Mentionnons, entre autres : Tita Fidelina, Fernández Lamas Pae, Odalmis Ricardo Ortiz, Marisela Reytor Rodriguez, Osmani Rodriguez Rodriguez, Ricardo Boucardi Rubio, Yamila Monte Gola, Pedro Andres Medrano Lopez, Rubiel Marcelo Sanchez Cruz, Gladys Franco Ramos, Idarmis Pereira Toscano et Sara Scagnamillo. 7 — Henri Lefebvre, op. cit., p. 144. 8 — À ce sujet, voir Jill Steward, « Housing and Health in Havana, Cuba », The Journal of the Royal Society for the Promotion of Health, vol. 6, n° 2, 2006, p. 69-71 ; Nigel Toft, « Old Havana as an exemplary case of World Heritage Protection », International Journal of Cuban Studies, vol. 3, n° 1, 2011, p. 32-43. 9 — Nigel Toft, op. cit.
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Samuel Roy-Bois : La pyramide Marie-Ève Tanguay Pour célébrer son trentième anniversaire et les vingt ans de la coopérative Méduse, l’Œil de Poisson a donné carte blanche à Samuel Roy-Bois. Pour l’occasion, ce dernier a présenté La pyramide, un projet « multiforme et transdisciplinaire, alliant construction architecturale et système participatif1 ». Réfléchissant aux prémisses qui ont permis d’échafauder cet ambitieux projet, Roy-Bois souligne les 30 années de soutien offertes par l’Œil de Poisson à la communauté artistique tout en interrogeant, de manière plus générale, le rôle et la nature collective des centres d’artistes. Il se penche également sur la notion d’exposition et, du même souffle, sur le processus de sélection des œuvres.
L’œuvre a été amorcée par une invitation inspirée d’un système pyramidal. Du sommet de la pyramide, Roy-Bois a invité deux artistes qui, à leur tour, en ont invité deux autres et ainsi de suite. Le processus a suivi son cours sans restriction quant au statut des invités ou du type d’œuvres proposées. Trois semaines plus tard, 175 personnes avaient répondu positivement à l’appel. Elles ont fait parvenir, sur une base volontaire, leurs œuvres au centre d’artistes. Un organigramme affiché à l’extérieur des salles permet de se forger une image mentale de l’exposition 2 dans toute son envergure et de suivre le développement quasi organique des étapes qui ont précédé la mise en place des œuvres. Le visiteur peut y voir l’évolution des invitations tout en relevant, non sans une certaine curiosité, les liens qui unissent de nombreux acteurs du milieu des arts visuels. Toutefois, si l’organigramme est clairement lisible et révèle l’identité de chaque artiste, il en va tout autrement de la présentation des œuvres dans les pièces adjacentes : nous n’y trouvons ni cartes descriptives ni œuvres accrochées au mur ou disposées sur des socles. Tous les objets sont juchés
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Samuel Roy-Bois La pyramide, Petite galerie et corridor de l’Œil de Poisson, Québec, 2015. Photos : Ivan Binet, permission de l’Œil de Poisson
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au-dessus de nos têtes et s’offrent à nous dans un arrangement des plus surprenants. Les dispositifs de monstration proposés par Roy-Bois déjouent complètement les normes habituelles de la muséologie. L’espace de la galerie principale est entièrement investi par l’artiste qui y a érigé une vaste structure en madriers. Face à cette imposante ossature de bois peinte en blanc, le visiteur a l’impression de se trouver sur un chantier à l’étape où les murs, sans parement, ne sont pas encore achevés. En fait, à l’aide de photos d’archives, de témoignages, de mesures et de calculs, l’artiste a reproduit l’ancien espace de l’Œil de Poisson alors qu’il était situé sur le boulevard Charest à Québec, avant la création de la coopérative Méduse. La disposition de cette charpente correspond à la configuration de l’ancien lieu qui se trouve dès lors imbriqué dans l’espace d’exposition actuel. Tout se passe comme si l’artiste avait orchestré une rencontre improbable entre deux endroits ayant eu la même vocation, mais n’ayant guère coexisté dans le temps. Pour y pénétrer, le spectateur doit donc se glisser entre les poutres ou même enjamber ce qui fut, à l’époque, une fenêtre de l’Œil de Poisson. À cette gymnastique du corps s’ajoute bien sûr celle du regard : engagé dans ce parcours inusité, le visiteur s’étonne de ne voir aucune œuvre disposée à la hauteur des yeux. En fait, Roy-Bois a utilisé la structure de bois pour y déposer, suspendre et même attacher des œuvres en hauteur. La variété des arrangements et des modes de présentation a comme effet de déjouer résolument les attentes intuitives que nous avons à l’égard du principe de l’exposition. Certaines œuvres sont d’ailleurs montrées de dos ou à l’envers ; d’autres sont empilées tout en étant fixées aux poutres de bois à l’aide de serres, d’étaux et de sangles. Ici, la structure qui sert de dispositif d’exposition et les œuvres fonctionnent de concert. Elles sont indissociables,
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puisqu’elles forgent ensemble l’expérience du spectateur, non seulement en déterminant son parcours, mais en influençant foncièrement le regard qu’il pose sur les pièces envoyées par les 175 artistes. Roy-Bois désirait organiser l’espace de façon à « repositionner le regard du spectateur sur une vue d’ensemble de manière à ce qu’il n’y ait pas une œuvre plus importante que l’autre3 ». Cette idée de vision globale caractérise généralement la pratique de l’artiste. Ses projets comportent souvent plusieurs dimensions (architecturale, conceptuelle ou participative) qui s’emboitent les unes dans les autres et se combinent pour former un tout, une œuvre à part entière. Dans le cas de La pyramide, en effet, le sens ne peut être donné par une seule des œuvres présentées dans l’installation. C’est plutôt la dynamique qui émerge de leurs relations mutuelles, combinée au dispositif même de présentation, qui génère le sens, si bien que l’objet d’art isolé y perd son côté sacré, sa valeur iconique. Pour Roy-Bois, La pyramide fonctionne sous le mode du dialogue. Le visiteur est invité à entrer dans une interaction atypique avec les objets. Il doit lever les yeux, scruter des recoins peu accessibles, se questionner. Il est plongé dans un espace où la médiation spatiale opère à contresens de la scénographie d’exposition ou de la présentation muséographique à laquelle nous ont généralement habitués les galeries et les musées, car ce qui s’offre à lui n’est ni mis en valeur ni facilement accessible. Il est même contraint de deviner ce qui se cache en certains endroits que le regard ne peut atteindre. À cet égard, deux tables, haut perchées, sont installées de manière à ne dévoiler que leur dessous. Une telle configuration suscite questionnements et interrogations : que pouvons-nous en déduire ? Est-ce la table elle-même qui est l’œuvre, ou sert-elle à présenter des objets ? Si des objets y sont bel et bien déposés, à quoi ressemblent-ils ? Seraient-ce
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des sculptures ? Mais de quel auteur ? Je le connais ? Au risque de générer parfois un soupçon de frustration chez le visiteur curieux qui voudrait tout voir et tout savoir, La pyramide construit quelques mystères habilement étoffés qui ne sont pas sans attiser l’imagination. En invitant la pensée à vagabonder ainsi sur le fil de quelques hypothèses, l’artiste nous laisse la liberté d’extrapoler, à notre manière, la réalité physique de l’œuvre. Pourtant, cette réalité est bien présente et affirmée chez Roy-Bois. En observant attentivement le rendu général de l’installation, on peut remarquer des vis laissées apparentes, des traces de doigts sur la surface blanche des madriers... Il s’avère que l’artiste a peint les matériaux avant de les scier, de façon à montrer les marques de coupe. Malgré l’inconfort que l’on peut éprouver devant les imperfections qu’exhibe ce fini qui, dans une certaine mesure, détourne nos attentes envers l’objet d’art, il en ressort, étrangement, quelque chose d’intrinsèquement humain, du fait que l’artiste révèle ainsi volontairement son processus de production en rendant accessibles son mode opératoire et les différentes étapes qui charpentent la construction de son œuvre. Chez Roy-Bois, il n’y a donc pas de truchement : l’action directe sur la matière est clairement affirmée. En ce sens, il trace la voie d’une réflexion sur notre rapport aux objets d’art, mais également sur notre rapport aux objets de consommation. Il souligne par exemple la non-réciprocité du rapport que nous entretenons avec certains objets de consommation tel le iPhone, notre incapacité totale de le créer ou de le réparer nous-mêmes. Ce clivage entre le sujet et l’objet de consommation nécessite un « savoir expert » que Roy-Bois s’emploie à mettre en cause et à désamorcer. Artiste bâtisseur, il tisse une relation réciproque, une proximité, voire une complicité entre le réel, l’œuvre d’art et le spectateur. L’art de Samuel Roy-Bois est à l’échelle humaine. L’artiste « pense constamment au spectateur comme étant au centre de son œuvre4 ». Les espaces qu’il crée sont destinés à être habités, explorés, parcourus. Pourtant, pour le grand plaisir de celui qui regarde, ils ne sont jamais ce qu’ils semblent être au premier regard. Ayant généralement
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tendance à dépasser leurs propres limites, soit par le questionnement qu’ils soulèvent, soit par la diversité de leurs articulations logiques, ces environnements se présentent tels des creusets fertiles aux multiples débordements. À bien y penser, La pyramide prend la forme d’une exposition collective à l’intérieur d’une exposition individuelle, présentée dans une galerie à laquelle a été greffée la configuration d’un espace du passé, un monde dans un monde, un lieu inventé où les artistes s’attribuent tout un chacun le rôle de commissaire, sans pourtant l’être tout à fait.
1 — Lettre de Samuel Roy-Bois envoyée aux artistes pour les inviter à participer à La pyramide. 2 — L’appel pyramidal ayant été lancé dans la ville de Québec, nous retrouvons un grand nombre d’artistes de cette région au cœur de La pyramide. Or l’invitation, qui a suscité un engouement certain, a rapidement pris de l’expansion, mobilisant des artistes de divers milieux et de diverses origines, notamment du quartier de Brooklyn à New York, de la Belgique et du Costa Rica. 3 — Entretien avec l’artiste à la veille du vernissage de l’exposition La pyramide, le 10 septembre 2015. 4 — Ibid.
Samuel Roy-Bois La pyramide, Grande galerie l’Œil de Poisson, Québec, 2015. Photo : Ivan Binet, permission de l’Œil de Poisson
Jef Geys !questions de femmes!, vue d’installation, Monnaie de Paris, Paris, 2015. © Jey Geys / SODRAC (2015) Photo : Marc Domage, permission de l’artiste et Air de Paris, Paris
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Take me... Drop me Nathalie Desmet Il n’est rien de plus noble que de vouloir changer les règles du jeu de l’exposition. Hans Ulrich Obrist s’en fait un programme depuis deux décennies. En s’associant à Chiara Parisi et à Christian Boltanski à la Monnaie de Paris, il reprend un projet initialement réalisé à la Serpentine Gallery en 1995, intitulé Take Me (I’m Yours)1, qui devait revisiter les règles habituelles de l’exposition en cherchant à faire de la visite une activité ordinaire, proche de celles de la vie quotidienne. La proposition actualisée, avec près de 30 artistes supplémentaires, s’attache toujours à déconstruire le rapport des spectateurs aux œuvres en mettant le don, l’échange, la participation et la dispersion au cœur de l’exposition. Par le lieu et le contexte choisi – l’institution française qui frappe la monnaie –, elle s’impose indéniablement comme une occasion de penser la valeur : celle de l’exposition, celle de l’art et, fait inhabituel, celle du spectateur.
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L’exposition est remplie d’« œuvres » que les visiteurs sont invités à emporter dans un sac en papier arborant le slogan « Dispersion à l’amiable ». Il est possible d’emporter des vêtements d’occasion d’une pièce de Christian Boltanski (19912015), des badges de Gilbert & George, des cartes postales de la tour Eiffel de Hans-Peter Feldmann, des exemplaires de journaux de Jef Geys, des affiches ou des bonbons de Félix González-Torres... Les visiteurs peuvent aussi laisser des objets, en troquer (Swap de Roman Ondák) ou en acheter (Écu de Fabrice Hyber, Vendible de Christine Hill...). Après les expériences appropriationnistes des années 1980, l’idée de casser l’unicité de l’œuvre d’art n’avait déjà rien d’original en 1995, sauf pour ce qui était de considérer ce projet comme une métacritique de l’exposition en tant que dispositif. C’est probablement dans ce sens que va Boltanski lorsqu’il s’adresse au sociologue Arnaud Esquerre et au philosophe Patrice Maniglier dans le texte du catalogue : « C’est important que vous ne soyez pas critiques d’art, parce que l’enjeu est précisément de parler du geste, des règles, de l’acte de l’exposition, mais pas nécessairement des œuvres2. » Pour conforter cette idée, il semble en effet que les œuvres ne soient pas importantes dans l’exposition, ni même qu’elles soient réellement considérées comme des œuvres par les artistes censés en faire don. La réflexion sur l’exposition amène alors une question simple : fallait-il recréer une exposition de 1995 en appliquant les mêmes règles du jeu ? En 1995, la théorisation de l’esthétique relationnelle était en cours 3. À cette période, certaines pratiques artistiques avaient été justement rassemblées par Nicolas Bourriaud, qui y voyait une qualité de relation, des domaines formels nouveaux liés à ce que l’art était susceptible de créer entre les humains. La sphère de ces rapports pouvant devenir des formes artistiques à part entière, le partage, la collaboration ou l’échange s’inscrivaient aussi au centre du propos. Les relations identifiées par Bourriaud mettaient l’accent sur les modèles de socialité que les artistes ou les œuvres étaient susceptibles de créer. On en retrouve l’écho dans Take me (I’m Yours). Comme un effet de rattrapage, l’exposition de 2015 ajoute quelques noms d’artistes assimilés à l’esthétique relationnelle tels que Rirkrit Tiravanija, Philippe Parreno ou encore Félix González-Torres. Le succès de ce vocabulaire émergeant autour de l’échange, du partage et du don, porté par les possibilités nouvelles offertes par Internet, était en 1995 une réponse à l’économie néolibérale hyper décomplexée propre au début des années 1990. Bourriaud constatait – et François Cusset, chercheur en histoire intellectuelle et politique, le réaffirmait récemment – que la forte tendance à la réification du lien social avait eu pour conséquence de faire apparaitre de nouvelles modalités de contestation et d’organisation4. Dès la deuxième moitié des années 1990, cette prise de conscience avait conduit au développement de nouvelles pensées critiques permettant d’envisager les effets du néolibéralisme, voire de les combattre. D’inspiration postmarxiste, ces nouvelles pensées ont donné naissance à de multiples théories (théories postcoloniales, études subalternes, queer, postféministes...) qui identifient et rendent plus lisibles les rapports de domination du monde contemporain. Parallèlement à ce renouveau de la critique sociale, le capitalisme a trouvé de nouvelles façons d’affirmer sa dimension artistique 5 . Les biens perdent de la valeur au profit des services et de l’immatériel. Le management se dote d’un langage créatif et s’empare des valeurs d’authenticité propres à l’art. Dans ce contexte, l’attention devient une denrée rare et chère dont il faut absolument s’emparer. Si l’on cherche à changer les règles du jeu de l’exposition, d’une part, et si l’on prétend s’attaquer à l’autonomie de l’art en s’inscrivant « au-delà des circuits économiques habituels », d’autre part, alors il est impossible
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de feindre de ne pas connaitre ces mutations majeures. Les commissaires de l’exposition Take Me (I’m Yours) semblent ignorer que les règles du jeu de l’économie et de la consommation, y compris culturelles, ont changé. Au sein du monde de l’art, ces règles ont aussi fait l’objet d’une analyse poussée dans les années 1990 à travers le renouveau de la critique institutionnelle. Il est désolant, à cet égard, de trouver Andrea Fraser ou Maria Eichhorn dans l’exposition de 2015. Leurs travaux sur la subversion des institutions prennent les atours d’une caution intellectuelle et critique pour le propos curatorial dont ces artistes auraient pu se passer. Valeurs d’échange et valeurs d’usage ne sont pas interchangeables, aussi l’exposition met-elle en œuvre une série de motifs contradictoires où se côtoient les notions d’achat et de don, d’œuvre et de produit dérivé, de consommation et de partage. Quiconque a quelque familiarité avec les écrits de Marcel Mauss est à même de constater que le fait de remplir un sac avec des objets en apparence gratuits ne satisfait aucunement les bases anthropologiques du don et n’oblige à aucun contredon. Le don possède un principe de base, le don reçu doit obligatoirement être rendu. Il obéit à des règles : donner, rendre et recevoir. Les objets proposés dans l’exposition n’ont ni la valeur économique qui procurerait une mesure étalon pour rendre ce don, ni la valeur sentimentale qui correspondrait à celle d’un don : « Accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme », nous dit Mauss6. On peut ajouter que la gratuité affichée n’en est pas réellement une ; elle a un prix. Outre celui du droit d’entrée, elle coute le prix de l’attention : « Jadis, l’attention était considérée comme acquise, et c’étaient les biens et les services qui étaient perçus comme porteurs de valeur. À l’avenir, beaucoup de biens et de services seront fournis gratuitement en échange de quelques secondes ou minutes d’attention de la part de l’utilisateur 7. » Bien que les objets de l’exposition soient « donnés », leur intérêt repose sur le degré d’attention que les visiteurs voudront bien accorder à la marque Obrist, à la marque Boltanski, voire à la marque Monnaie de Paris. Dans ce fantasme lié à l’économie de la gratuité, Obrist convoque aussi des notions très actuelles, comme celle des biens communs8. Le renouveau des biens communs, réponse à la fois aux ravages du néolibéralisme et aux possibilités offertes par l’immatériel et les réseaux numériques, est né de la nécessité de reprendre possession de certaines ressources face à la privatisation de plus en plus courante des éléments naturels, notamment. Les biens communs sont des objets sans propriétaire, des res nullius. Dans cette foulée, on pourrait à bien des égards considérer que l’art est effectivement une ressource à préserver qui devrait être accessible à tous. Mais l’idée de ce bien commun s’oppose absolument à ces petites choses que nous proposent de collecter les commissaires de l’exposition, des objets qu’ils nous encouragent à posséder ou à garder comme des reliques et qui renforcent l’appropriation privée. Cette réification conduit de plus à annihiler la portée symbolique de certaines œuvres, comme celle de GonzálezTorres, réduite à de simples bonbons à la menthe qu’on peut emporter par poignées dans un sac en papier (Untitled [Revenge], 1991), ou encore celle de Boltanski, qui ne semble pas réaliser combien son travail sur la mémoire devient dérisoire lorsque son installation se transforme en braderie, lorsqu’un tas de vêtements n’est plus qu’un amas dans lequel on espère trouver un pull pour l’hiver. Comme celle de la monnaie, la valeur fiduciaire de l’art aurait pu ici être affirmée, à condition toutefois de donner au spectateur la possibilité de penser qu’il a affaire à des œuvres d’art et non à des objets de pacotille, facilement jetables.
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Christian Boltanski Dispersion, 1991-2015, vue d’installation, Monnaie de Paris, Paris, 2015. © Christian Boltanski / SODRAC (2015) Photo : Marc Domage
Carsten Höller Pill Clock, vue d’installation, Monnaie de Paris, Paris, 2015. © Carsten Höller / SODRAC (2015) Photo : Marc Domage, permission de l’artiste et Air de Paris, Paris
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Le slogan promotionnel qui sert de générique à l’exposition, « Tout doit disparaitre », interroge aussi par ricochet les valeurs du spectateur. Le texte d’introduction à l’exposition l’aborde d’ailleurs sur un terrain moral. Cette exposition devait faire tomber « les barrières morales » qui existent généralement entre les visiteurs et les œuvres, par exemple en transformant l’interdiction habituelle de toucher. Mais ses allures de libre-service, si elles changent effectivement les règles du jeu, la rapprochent plutôt d’un temple de grande distribution un jour de soldes. Dans un mouvement analogue, la marque Chanel avait choisi, pour sa collection automne-hiver 2014-2015, de reconstituer un véritable supermarché sous la verrière du Grand Palais pour faire défiler ses mannequins. L’économie s’esthétise, un capitalisme artiste est apparu et, à travers lui, une « promotion du paradigme esthétique », rejeton du capitalisme de consommation. Toute sa réussite repose aujourd’hui sur un nouveau mode de fonctionnement qui consiste à exploiter rationnellement les dimensions esthétiques, imaginaires et émotionnelles 9. Pour changer les règles du jeu, interroger l’acte d’exposition et faire réfléchir aux modes de production des œuvres, était-il vraiment nécessaire de rendre encore plus poreux ce que le capitalisme manie déjà avec beaucoup de succès ?
1 — Take Me (I’m Yours), Monnaie de Paris, du 16 septembre au 8 novembre 2015. L’exposition initiale comptait les artistes suivants : Christian Boltanski, Maria Eichhorn, Hans-Peter Feldmann, Jef Geys, Gilbert & George, Douglas Gordon, Christine Hill, Carsten Höller, Fabrice Hyber, Wolfgang Tillmans, Lawrence Weiner et Franz West. 2 — Christian Boltanski, Arnaud Esquerre et coll., « Le degré zéro de l’objet de valeur », Take Me (I’m Yours), catalogue d’exposition, Paris, Éditions Dilecta, 2015, p. 6-37. 3 — Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998. 4 — François Cusset (dir.), Une histoire (critique) des années 1990 : De la fin de tout au début de quelque chose, Paris, La Découverte/ Centre Pompidou-Metz, 2014. 5 — Voir la notion de « critique artiste » analysée par Luc Boltanski et Eve Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999) ou de « capitalisme artiste » par Gilles Lipovetsky, L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013. 6 — Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 1966, p. 160-161. 7 — Thomas H. Davenport et John C. Beck, The Attention Economy: Understanding the New Currency of Business, Boston, Harvard Business School Press, 2001. Cité par Yves Citton, « Le marketing entre économie de l’attention et exploitation culturelle », dans Patrick Bourgne (dir.), Le marketing : poison ou remède ? Les effets du marketing dans une société en crise, Cormelles-Le-Royal, Éditions EMS, 2013, p. 179-199. 8 — Christian Boltanski, Arnaud Esquerre et coll., op. cit. 9 — Voir la note 5.
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Deconstructing Nuclear Visions Jill Glessing “I’m blown away that I made it through the twentieth century without being blown away.” James Bridle’s attempt to lighten the otherwise dark topics under discussion at the symposium Through Post-Atomic Eyes alluded to the exploitation of atomic science, for military and energy solutions beginning during the Second World War. But the anxiety expressed by Bridle’s joke, a seeming remnant from the last century’s Cold War culture, continues as an undercurrent of fear today. For, even as Fukushima’s long radioactive tail reaches Canadian shores—and it is just a sample of the nuclear particles let loose to roam the planet— nuclear arsenals are being revamped and reactor construction is surging.
Only an interdisciplinary approach deployed across various formats could take on a theme so layered with danger, history, conflict, and horror. In the Art Gallery of Ontario exhibition Camera Atomica, curated by John O’Brian in association with Sophie Hackett (July 8 – November 15, 2015), archival materials and artworks spread across three large galleries illustrating the wondrous element of uranium in diverse ways: its mining, its processing, and the wreckage that it causes. Intertwined with the topic was the integral role of photography within nuclear research, the formation of an accepting public, and resistance through art and journalism. The accompanying symposium, Through PostAtomic Eyes, organized by O’Brian and Claudette Lauzon (September 23 – 25, 2015), presented a mix of aesthetic and academic projects related to film, video, and photography.1 Additional images and essays were presented in the Camera Atomica catalogue, edited by O’Brian. Among the threads that tied together the exhibition, catalogue, and associated conference were the science, design, administration, imaging, victims, and activist critique of nuclear technology. The
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symposium also stretched this conversation into the current terrain of military drones and surveillance systems. Establishing the exhibition’s eclectic curatorial direction and dark tone were two opening pieces. The first-ever x-ray image, made by Wilhelm Röntgen in 1895 of his wife’s hand, was accompanied by the words that she uttered upon seeing her spectral image: “I have seen my own death.” Installed nearby was a chandelier, one of thirty-one made by artists Ken and Julia Yonetani, from antique glass collected in Fukushima. The set of chandeliers represents all of the countries that have a nuclear energy industry, each sized in relation to the scale of its country’s nuclear industry. Canada’s is the largest. Hanging here, its black-light illumination revealed its sinister undertone as Day-Glo green. Produced in 2013, its title, Crystal Palace: The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nuclear Nations (Canada), refers to an earlier, nineteenth-century, stage of technological hubris. Many of the exhibition’s images are documentary in nature and were originally produced for scientific research or journalism. Following four images of the first atomic bomb test — the Trinity test, on July 16, 1945, in New Mexico — were pictures of human and urban wreckage caused by the next two “tests,” just weeks later, at Hiroshima and Nagasaki. Andrea Pinheiro’s Bomb Book (2013), displayed in a fallout shelter built inside the gallery, reiterates the tight timeline of the first nuclear “tests.” Each page in the grey-covered, twelve-volume set marks one of the world’s 2,450 nuclear bomb detonations. The names and dates, ordered chronologically, are printed at the top of the otherwise blank paper: Trinity, July 16, 1945; Hiroshima, August 6,1945; Nagasaki, August 9, 1945; and so on. The development of the high-speed photographic strobe gave its MIT inventor, Harold Edgerton, a privileged place in the history of photography. Of less renown was his development, under a lucrative U.S. defense contract, of technology that recorded incremental moments of atomic explosions. A series of four images made with Edgerton’s Rapatronic Camera was displayed here, the explosion’s otherworldly shapes captured mere milliseconds apart. Joseph Masco, in his symposium presentation, “Nuclear Flashblindness: American Self-Fashioning and The Scientific Photography of Nuclear Testing,” spoke about Edgerton’s work and other examples of photography’s entanglements with the bomb, and their contributions to bringing “nuclear culture” into everyday life. Collaborations between the Department of Defense, the Atomic Energy Agency, and private industry, notably Kodak, led to camera and film stock innovations that later migrated into the realm of public consumption. Photography’s integration with bomb development was further illustrated through exhibition images that showed vast collections of cameras gathered in advance of tests (over
Esse Michael Light 100 SUNS: 057 Baker/21 Kilotons/ Bikini Atoll/1946, 2003. Photo : © Michael Light
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one hundred thousand exposures were made of the Trinity test alone). Cameras made pictures of bomb explosions, but also pictures of people watching them: viewers basking in rows of deck chairs were illuminated not by the flicker of Hollywood film, as the scene suggests, but by atomic glow. More grave were photographs of huddled soldiers forced to sit near explosions, hands held protectively over their eyes. In Carole Gallagher’s photo-text series of nuclear-exposed cancer victims, made in 1984, a veteran describes seeing right through his hands. Although atomic research was extensive, release of this information for public consumption was closely controlled. Among the select, now iconic images were tightly cropped photos of the mushroom cloud. Arranged salon style in the exhibition were twenty-four reproductions of atomic imagery from Michael Light’s 100 Suns (2003), their warm orange-red sunset colours suggesting scenic calendar images. Such “atomic picturesque” or “atomic kitsch” (the latter term including pop-culture cocktails and sexy swimwear named after military culture, such as the bikini, after the Bikini Atoll tests) differed from the aesthetic of the spectacle or “atomic sublime” illustrated in Bruce Conner’s thirty-six minute film Crossroads (1976). 2 Supporting
Esse Camera Obscura, exhibition view, Art Gallery of Ontario, Toronto, 2015. Photo : courtesy of Art Gallery of Ontario, Toronto
Carole Gallagher Ken Case, 1984. Photo : © Carole Gallagher
Masco’s research on the intensive use of photographic media, Crossroads splices together multiple film fragments of the 1945 Operation Crossroads Baker test at Bikini, taken from different perspectives (the test’s main location was chosen for its central vantage point for the five hundred cameras that recorded it). In seemingly endless repetition, the succession of film fragments, slow at first, increases in frequency in a crescendo of visual pleasure. Adding to the trance-like seduction is Terry Riley’s minimalist, Eastern-influenced soundtrack. The invisible inside of these aesthetic constructions was the trauma and morbidity that they dispersed. Devices such as Geiger counters register radioactive particles, but so do light-sensitive photographic materials. Shimpei Takeda “printed” atomic debris when he developed unexposed photographic paper that had been covered with soil from Fukushima. Two “radio contact prints” in the exhibition revealed microcosmic galaxies of radioactivity (Trace, 2012). Invisible radioactivity is also found inside human and animal bodies. In her catalogue essay, “Radical Contact Prints,” Susan Schupli discusses “radio-autographs” made from contaminated fish from the South Pacific Proving Grounds, and aerial footage shot by Vladimir Shevchenko over the Chernobyl Exclusion Zone three days after one of the town’s nuclear reactors exploded. Compiled in Shevchenko’s film Chernobyl: A Chronicle of Difficult Weeks, the footage, fogged with radioactive debris and explosive sparks (exposure to which killed him a year later), showed “what radiation looks like.” In Schupli’s view, the “atomic shadows” of Hiroshima inhabitants printed onto pavement at the moment of their death suggests a revised photographic ontology — a lessmediated “unholy representation of the real.” If the eidos of photography is death, as Roland Barthes determined in his meditation on the medium, Camera Lucida, 3 these must be the ultimate examples. Far removed from nuclear plants and weapons testing are the radioactive bodies of uranium mining communities. The Ukrainian town of Zholtye Vody, the hub of Soviet-era uranium mining and enriching, was the subject of Donald Weber’s Into the Half Life (2009). Presented in the exhibition, the video deftly combines still photographs, moving footage, sound, voice, and text. Interchanged with images of the dying
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and diseased townspeople are shots of them trying to carry on a normal life—boys jumping into the river, a bride posing within verdant greenery. Their voices emerge between Weber’s gentle questioning and the rush of river water: “As a kid, we would play on huge mountains of uranium. On the rocks, on the hills, all uranium. It was great fun.” and, “We still live here, but all our neighbours die of cancer.” Although over two-thirds of the town’s population have been afflicted by cancer, illness, and death, the mine is set to reopen. Contamination also affects Canadian communities. Most Canadian uranium ore mined from the 1930s to the 1980s was refined in Port Hope, Ontario. During the symposium Blake Fitzpatrick and documentary photographer and nuclear activist Robert Del Tredici reported on the town’s performed normalcy amidst danger. Even as nuclear-storage solutions are shifted around, ageing nuclear plants, clustered heavily around Lake Ontario, are being refurbished. A poetic meditation on trauma and healing and travel to Fukushima was offered at the symposium. Julie Salverson and Peter van Wyck told of the Dene who, from 1942 to 1960, transported uranium ore destined for the Manhattan Project from the government-controlled Deline mine in Canada’s Northwest Territories. After learning that what they had carried in sacks went into the bombs that destroyed Japanese cities, a delegation from among their own exposure survivors travelled to Hiroshima to apologize. The nuclear particles now arriving on Canada’s shores are, at least metaphorically, like spawning fish returning to their origin. Although the major powers’ current military strategies continue to be founded on nuclear deterrence (exceptions include the United States’ deployment of depleted-uranium dirty bombs in Iraq), it is counter-insurgency and nonnuclear strategies that predominate in war-making today. Symposium presenters discussed a spectrum of current military strategies: Rehab Nazzal’s video work was a moving plea against Israel’s violent occupation of Palestine. Eyal Weizman explained how “forensic architecture” can uncover the hidden particulars of military violence. For example, analysis of bomb-cloud images uploaded to social media sites from Palestine concluded that the destructive weapon was U.S.-made. Derek Gregory spoke of drone attacks, also orchestrated by the United States, and quoted the sad
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statement made by a Pakistani boy whose grandmother was killed while in the fields: “I no longer love blue skies. In fact, I now prefer grey skies. The drones do not fly when the skies are grey.” James Bridle, whose Dronestagram project (2012 – 15) disseminated U.S. drone strike details through an app, considered current deep-state power. In his talk, “Big Data, Nein Danke,”4 he mapped earlier periods of popular resistance, specifically the “elegant” tactics of Britain’s anti-nuclear movement, onto today’s subversive strategies against the surveillance state. His provocative conclusion: WikiLeakstyle information gathering in resistance to NSA-style information gathering adds to information overload but doesn’t significantly change the system. So many artists, hackers, and symposium participants pursue just such strategies. Although Bridle’s proposal risks rendering that work futile, it prompts greater imagination in countering state violence. Karen Barad’s concluding synthesis of physics, poststructuralism, and Eastern spirituality began as a primer on quantum theory (including the still-startling scientific finding that nuclear fission occurred naturally billions of years ago in Gabon) but evolved into incantatory performance, mixing the poetic, personal, and political in recognition of the Other. The interdisciplinary model operating in these collective and individual projects produced a creative dynamism that should not be contained exclusively within academic and museum realms. If this model—of engaging disciplinary spheres with critical issues — were extended into public and political spheres, might we move toward solutions to our problems, of the kind discussed here, as easily as nuclear elements slip through matter?
1 — For symposium website, speakers, and abstracts, see http://www.postatomiceyes.net. 2 — Through Post-Atomic Eyes presented this work along with three other atomic-related avant-garde films: Charles Stankievech, Zeno’s Phantasies, 2005, 7 minutes, b&w, silent, 16mm; Su Rynard, As Soon as Weather Will Permit, 2013, 15 minutes, colour, sound, digital; and Lydie Jean-Dit-Pannel, & A Fade to Grey, 2015, 28 minutes, colour, sound, digital. 3 — Roland Barthes, Camera Lucida: Reflections on Photography, trans. Richard Howard (New York: Farrar, Straus and Giroux, 1981), 15. 4 — See James Bridle’s talk at http://booktwo. org/notebook/big-data-no-thanks.
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Schizes en compagnie d’une Garde-Frontière
Borderline
AU N O R D Ces jours-ci, quelles sont les origines ethniques qui conduisent inévitablement une garde-frontière nord-américaine à la suspicion ? G.-F. : Officiellement, le préjugé raciste n’existe pas chez les garde-frontières. Aux différents postes frontaliers, lieux d’équité, tous sont à la fois égaux, suspects et innocents, il n’y a pas de différence. Mais officieusement, ça dépend de la température… Une autre question ?
Michel F. Côté et Catherine Lavoie-Marcus
Toutes les terres sont désormais revendiquées, plus personne ne peut nomadiser son chemin en paix, impossible d’échapper à l’obligation d’un passeport et au sortilège des tracés frontaliers. Ceux-ci, et la sédentarisation qu’ils imposent, ont précipité la disparition des cultures nomades. Lourde perte, puisque le nomade avait l’instinct du lieu et du territoire, le sens du temps et du retour. Ce ne sont pas les déplacements périodiques des snowbirds et autres migrants du dimanche qui feront revivre l’essence du nomadisme : cet imaginaire fait d’égards pour la nature et le vivant. Au registre des corps de métier périlleux qu’ont fabriqués les stratégies frontalières iniques, il y a ceux à courte espérance de vie : le lanceur de cailloux des territoires occupés, et le sauteur de clôtures barbelées. À l’inverse, dans le domaine des grosses affaires que favorise le dépeçage géopolitique, quelques métiers sont de retour en vogue : le fabricant de vestes de sauvetage, et le manufacturier de pelles à tunnel. Pour répondre à nos inquiétudes concernant les désordres généralisés de la géopolitique mondiale, nous avons rencontré une GardeFrontière d’expérience. De bornes en lisières, la dénicher ne fut pas aisé. Il ne fut pas plus facile de spéculer sur ses orientations : de quel côté de la Frontière se situe cette femme borderline ? à gauche ou à droite ? est-elle hostile ou cordiale ? ying ou yang ? veg ou omni ? Du nord au sud, nous lui avons posé quelques questions pièges lors d’une brève entrevue qui eut lieu en zone neutre.
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Vous n’êtes certainement pas entièrement coriace. Avez-vous souvenir d’une expérience frontalière émouvante ? (Subitement, yeux mi-clos et épaules basses, comme si elle venait d’ouvrir le double-fond de son âme et n’y trouvait personne, elle se met à chantonner ces quelques mots rendus célèbres par Johnny Cash : Because you’re mine, I walk the line.) G.-F. : Oui. Pendant quelques années, alors que j’étais petite, ingénue mais convaincue, mon désir le plus ardent était d’aller visiter Frontier Town. Situé aux États-Unis, à North Hudson dans les Adirondacks, de 1952 à 1998 Frontier Town proposait à ses visiteurs de vivre une aventure western typique, avec cowboys, indiens, sa cavalerie claironnante et son lot de morts. Théâtre inclusif et hyperréaliste, le spectacle promettait de vous faire rencontrer Jesse James, Red Bull ou Calamity Jane, puis d’assister à leurs assassinats respectifs. L’aventure offrait une plongée au cœur des mythes fondateurs de l’Amérique. Évidemment, à six ans, je n’étais pas en âge de saisir l’ampleur de cette expérience prétendument fondatrice. Je ne désirais qu’abattre quelques indiens, vite fait bien fait. Hélas, je n’ai jamais pu vivre ce happening frontalier initiatique, l’aventure étant trop couteuse pour les moyens familiaux. Pourtant je soupçonne mon père, camionneur et braconnier, d’avoir désiré cette traversée frontalière plus que moi. Et aujourd’hui, les frontières ont-elles fini de vous étonner ? G.-F. : Après une quarantaine d’années de service ininterrompu aux lignes, j’en arrive à les ressentir physiquement (même celles, nombreuses, invisibles à l’œil nu). Alors que le commun des corps vagabonds s’avance dans les fourrés touffus sans se douter d’où s’arrête son territoire prescrit et d’où commence celui du voisin, le franchissement de délimitations territoriales se manifeste en moi de diverses manières, dramatiquement, mais sans gravité : acouphènes bizarroïdes, plaques subites d’exéma aux orteils, dressement radical et instantané de toute pilosité, et perte totale du contrôle de l’œil gauche.
Lorsque dans un nord près de chez vous je traverse la pinède, je sais intuitivement où se termine le terrain municipal et où commence la Terre de la Couronne. Je n’ai aucune explication logique à ce phénomène, disons simplement que j’ai somatisé le territoire. Notre profession nous déforme plus qu’elle ne nous forme : c’est une expression de mon père – camionneur sa vie entière je vous le rappelle –, qui conservait la position assise même à l’horizontale, alors qu’il s’assoupissait dans un lit. Avez-vous un imaginaire frontalier poétique, sorte de jardin secret limitrophe ? G.-F. : Je ne suis ni poétesse ni portée sur le lyrisme topographique, mais je me plais tout de même à fantasmer des milliards de frontières, et j’aime penser qu’elles se multiplient d’une manière exponentielle. Luxuriance et intense dissémination de ces démarcations territoriales dont je fais ici une liste vagabonde : frontières de bornes perdues dans de hauts alpages, frontières de fleuves infranchissables gardées par des monstres marins, frontières de citadelles anciennes et d’interminables murailles, frontières spectaculaires avec gardes suisses, arches et fanions, frontières de bruits du bout du monde, d’iles désertes et de déserts sans fin, frontières de Patagonie, de cannibales et de réducteurs de têtes. ... Quel plaisir que cette entrevue, ça nous change des habituels questionnaires frontaliers ! À quoi servent les frontières ? G.-F. : Je réponds avec une formule toute faite apprise à l’IDG (Institut Douanier de Gatineau) : elles offrent une contenance à l’humanité, celleci ayant une tendance au débordement. ———————————————————————————
NO MAN’S LAND Dystopie : nombreux seront les résidents ésidents sidents permanents dans les no man’s lands et autres lieux heimatlos. Imaginons une fédération de toutes ces zones d’incertitudes. Imaginons une internationale constituée de ces millions d’apatrides, sans drapeaux, tous une bêche en guise d’étendard. ———————————————————————————
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Dans ce métier, qu’y a-t-il de plus imprévisible ?
AU S U D Y a-t-il des lieux où nous ne sommes jamais allés ? G.-F. : Les géographes vous diront que nous sommes allés partout, que cette planète est sans ombre. Par « nous » bien sûr ils veulent dire « eux, les géographes, anthropologues et autres explorateurs », eux qui dé-couvrent à cœur vaillant sans coloniser. Mais c’est précisément parce qu’ils ont tout découvert qu’il nous faut chercher plus loin des lieux où se perdre à leur insu, des lieux recouverts. « Vous trouverez le lieu des errances d’Ulysse lorsque vous aurez trouvé le cordonnier qui a cousu l’outre des vents », disait Ératosthène. Je me plie et replie à cet avis : il existe autant de lieux où nous n’avons pas mis les pieds que d’esprits capables de les fantasmer, ou que d’artisans pouvant assembler les courants d’air qui enflent les voiles de ceux qui se disposent au voyage. Certes, quelques lieux chimériques sont plus édifiants que d’autres : le royaume Shambhala, caché au creux de l’Himalaya, a étourdi certains esprits sérieux. Qu’il faille s’y rendre en charriot céleste, selon plusieurs légendes, n’a pas vexé les plus téméraires. Plus on cherche Shambhala, plus il se recouvre, plus il s’éloigne. Dommage qu’il n’y ait plus d’Eldorado à trouver, fâcheux que cette contrée mythique se soit évanouie, elle était commode pour liquider les excités. Confier la quête de l’Eldorado à un conquistador, c’était le moyen idéal de s’en débarrasser : des promesses en or, une immensité où se perdre et le scorbut en prime. Douce époque de la géopolitique chimérique... Avez-vous vécu une expérience frontalière extrême ? G.-F. : À la frontière du Mexique, oui certainement ! À San Diego en 2005, j’ai fait un stage de perfectionnement au côté de la United States Border Patrol, des gens sérieux, ils innovent sans cesse. Ces experts ès étanchéité imaginent dans les frontières une trace de morale qu’ils croient disparue partout ailleurs. Ils n’ont qu’une obsession : humilier les trafiquants et les illégaux en érigeant un rempart éthique, hermétique. Pour le contingent canadien auquel j’appartenais, ce stage consistait à observer l’imperméabilité de cette frontière légendaire qui conduit de San Diego à Tijuana. N’oubliez pas que le poste frontalier San Ysidro/El Chaparral est le plus emprunté du monde, quarante-etun-millions-quatre-cent-dix-sept-mille-centsoixante-quatre individus ont traversé ce seul poste l’année où j’y fus. C’est une moyenne de cent-treize-mille-quatre-cent-soixante-et-onze personnes par jour ! Ce fut un stage éprouvant, mais j’ai alors compris qu’il fallait repenser la frontière, cette réalité sans cesse déniée et inlassablement réaffirmée, en s’inspirant des lisières f lexibles et poreuses qui caractérisent les frontières linguistiques et culturelles : Bienvenidos mis amigos !
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G.-F. : Les parachutistes : on ne les voit jamais venir, et on se sait pas de quel côté ils vont tomber. (Puis, comme on serre entre les doigts un grigri ou un autre objet transitionnel, elle enchaine un extrait de la chanson de Cash : Because you’re mine, I walk the line / I keep my eyes wide open all the time.) Est-ce qu’une frontière se recoud ? G.-F. : Je ne sais pas si la couture est une activité frontalière concevable, mais je sais qu’une frontière ne se recoud pas avec un fil de béton... Je vous explique. En 1998 on m’envoie en Bosnie afin d’être médiatrice auprès des EUROFOR dans le dossier « Bobsleigh » de Sarajevo. On me briefe sur le problème dans l’avion : la longue glissoire de béton (1,3 kilomètre), construite à l’occasion des Jeux olympiques de 1984, a été laissée à l’abandon après le siège de Sarajevo en 1992. Ondulant dans la montagne de Trebevic à travers deux juridictions antagonistes, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la République serbe de Bosnie – deux zones nouvellement déclarées indépendantes –, elle est dans un état lamentable. La mission qui m’est impartie consiste à former un comité transnational qui a pour objectif de remettre la piste de bobsleigh en fonction. Trois raisons motivent cette mission : 1. Ce toboggan géant est le symbole d’une potentielle réconciliation ; 2. On craint l’adoration de sa ruine par des yougostalgics ; 3. Certaines courbes sont nidifiées par des punks à chien. Après quelques semaines de palabres inutiles, cette mission a lamentablement échoué. Soyons sagaces, je crois qu’il faut parfois, ici et là, laisser rayonner les traces de l’échec – le pouvoir des ruines est plus subtil que celui des monuments commémoratifs. Y aurait-il un soupçon d’humanité cachée aux frontières ? G.-F. : Je cède la parole à un arbre, nous le faisons trop rarement : « Puissent nos cimes vous instruire. Regardez les lignes lumineuses qui craquèlent notre canopée. Nous évitons que nos feuilles s’entrecroisent en laissant s’ouvrir entre chacun de nous une fente de timidité. C’est la modestie qui empêche les frontières de s’imposer comme déchirures. L’écart léger entre nos feuillages laisse pénétrer la lumière et empêche les parasites de sauter de branche en branche. » En terminant j’ajoute, parole d’arbre toujours : « Nos frontières ne crient pas “tu ne peux pas entrer”, elles disent seulement “à partir d’ici, je préfèrerais ne pas m’avancer davantage”. La frontière est sereine, voyez-vous, lorsqu’elle découle de nous-mêmes naturellement – comme une marge de retenue –, plutôt que maintenue contre l’autre. Je crois qu’aux humains, il manque cette hormone de la retenue. »
Petite biographie Légèrement géomanciens à leur manière (l’un pour l’autre, ils lisent dans la poussière et les feuilles mortes), les auteurs rêvent de cimes enjouées. Nostalgiques des temps nomades, ils marchent tout ce qu’ils peuvent.
Esse Tonia Di Risio Stacked and Panned, 2014. Quenelles, 2015. Eclipse Lounge, 2014. Sage Fascinator, 2013. Photos : courtesy of the artist
Tonia Di Risio Parts and Labour In what is considered his “textbook” essay on semiotic analysis, “Rhetoric of the Image” (1964), Roland Barthes examines in depth a Panzani ad featuring a simple photograph of a string shopping bag overflowing cornucopiastyle with a selection of the brand’s packaged pasta and canned sauce alongside tomatoes, onions, and peppers. He argues that certain foods placed together signify an aura of “Italianicity,” automatically associated in the popular imagination with abundance, authenticity, and a “mangia, mangia” hospitality. Tonia Di Risio both embraces and overturns these popular associations in her delightful exhibition Parts and Labour. Fitting within the current trend of artists working in collage (Paul Butler, Geoffrey Farmer, Elizabeth Zvonar, et al.), Di Risio has produced a series using photographic images cut out from food, design, and architecture magazines. Although she indulges in the pleasures of juxtaposing random elements with a surrealistic emphasis on chance and a formalist focus on line and colour, Di Risio’s “mash-up” project is also inherently grounded in studying the rich language of food as both subject matter and signifier. Parts and Labour playfully delves into the material culture and gendered history of food, with a penchant for Italian cuisine — one that includes family histories, show-and-tell recipes, kitchens, and domestic rituals, as much as it does tourism, lifestyle blogs, cooking shows, recipe books, and restaurants. For Barthes, advertising offered a case-study template for semiotic analysis, as each of its components is strategically placed to have a specific signification. Di Risio takes a broader perspective, expanding beyond the fixed limits of meaning found in the commodity-focused communicativity of commercials. Eschewing the slick style typically associated with ads for an unpolished cut-and-paste aesthetic, she combines various items of mismatched scale in this
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whimsical series of still lifes and landscapes: a Christmas tree decorated with dozens of pots and pans; farfalle in flight over a field of lettuce, artichokes, and asparagus; wedges of cheese rising as mountain ranges; a classical bust wearing a sage-leaf fascinator. In her essay “The Nourishing Arts,” Luce Giard describes how, as an adult, she learned to cook — an act that she deems ultimately as one of creation: “The preparation of a meal furnishes that rare joy of producing something oneself, of fashioning a fragment of reality, of knowing the joys of a demiurgic miniaturization.”1 Di Risio highlights this creativity by conflating cooking with architecture, art, and design, literally linking these disciplines to food and its methods of preparation: a Tower-of-Pisa-type building is constructed from stacked cakes; Roman statuary is perched atop a pickle-jar plinth; a glossy pool of syrup becomes a polished table top; the noodles emerging from a pasta machine meld with a sculptural chandelier’s decorative chainmail loops. In this way, Di Risio creates direct parallels between the processes of cooking and art practices. The medium of collage lends itself particularly well to demonstrating this equivalence: the selection, combination, and transformation of seemingly incongruous “scraps” produce new “dishes” and, in so doing, prompt new tastes, meanings, and ways of engaging with the world. Further underscoring this potential for infinite improvisation and change in the cooking process, Di Risio notably uses repositionable glue rather than a more permanent adhesive. Despite what Giard celebrates as domestic cooking’s inherent creativity, she points out that this traditionally female activity is typically seen as anything but creative; instead, it is often degraded to the “most unrespected level” and considered “devoid of intelligence and imagination.”2 There is, of course, the well-known tradition of the male professional chef celebrated for his genius and virtuosity; in
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contrast, women’s daily work in the kitchen has historically been depreciated as merely physical, unpaid employment. With its tongue-in-cheek title evoking a car mechanic’s itemization of services, Parts and Labour pays homage to the female work involved in domestic cooking, through the reoccurring trope of the hand executing activities that require confidence, technique, experience, and knowledge, such as the firm kneading of pasta dough, the delicate crimping of a pie crust, the skilful cleaning and preparation of seafood, and the intricate separating of an egg yolk and white. At other times, Di Risio evokes the merely mundane; one collage, for instance, shows a kitchen filled with pots piled into precarious columns — a reminder of the inevitable dirty dishes that follow a massive family meal. Giard writes, “Alimentary habits constitute a domain where tradition and innovation matter equally, where past and present are mixed to serve the needs of the hour, to furnish the joy of the moment, and to suit the circumstances.3 Di Risio’s series playfully shows how cooking, like language and culture, is alive and in constant development. This is especially notable within contexts of migration in which shifts in geography, availability of ingredients, contact with different gastronomic traditions, and other factors lead to ongoing innovation and variation in foods, recipes, methods, and styles. Unsurprisingly, then, many hyphenated-Canadian artists, who are interested in questions of nationalism, hybrid culture, immigrant identity, and autobiography, have explored food in their art practice — or, rather, as their art practice. Recent examples include Basil AlZeri’s Mobile Kitchen Lab (2010, ongoing), Sarah Febbraro’s Kitchen in the Basement: Lessons from Italian Canadians (2014 – 15), Richard Fung’s Dal Puri Diaspora (2012), Shié Kasai’s Survival Japanese Cooking (2008), Cindy Mochizuki’s Shako Club (2015), and Karen Tam’s Gold Mountain Restaurant series (2002–12). Likewise,
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food has long played an important role in Di Risio’s practice, which recently has included primarily socially inflected, collaborative projects that delve directly into domestic cooking and its gestures, rituals, and activities, while underscoring the culinary contribution of Italians to mainstream North American culture. In this new series, Di Risio continues to employ food as a potent lens through which to communicate and discuss such questions, but also perhaps as a possible metaphor for the artistic process itself, reminding viewers not only of the concrete pleasures of making something with one’s hands, but also the unrecognized or devalued work that can go into art making. Zoë Chan
Red Head Gallery, Toronto, April 29 – May 23, 2015
1 — Luce Giard, “The Nourishing Arts,” in The Practice of Everyday Life, Volume 2: Living and Cooking, ed. Michel de Certeau, Luce Giard, and Pierre Mayol, trans. Timothy J. Tomasik (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1998), 158. 2 — Ibid., 156. 3 — Ibid., 151.
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Chantal duPont Cartes et territoires, un parcours, images tirées de la vidéo, 2015. Photos : permission de l’artiste
Du front tout le tour de la tête, image tirée de la vidéo, 2000. Photo : permission de l’artiste
Chantal duPont
L’hiver dernier, la galerie Dazibao accueillait dans sa salle de projection une rétrospective de 11 œuvres vidéos choisies de l’artiste québécoise Chantal duPont. La sélection avait été faite par France Choinière en collaboration avec l’artiste. Orchestrée selon les liens thématiques et formels entre les vidéos plutôt que de manière chronologique, elle comprenait une nouvelle création, Cartes et territoires, un parcours (2015). Étaient également projetées des œuvres d’autres artistes – Laetitia Bourget, Belinda Campbell, Bertrand R. Pitt, Victoria Stanton, Lisa Steele et Esther Valiquette – qui abordent des thèmes se rapprochant de ceux du travail de duPont. Formée en tant que plasticienne, duPont a d’abord été une artiste de l’estampe. C’est au début des années 1980 qu’elle s’est tournée vers la production vidéographique. Ses œuvres vidéos se démarquent par leur caractère hautement sensoriel – grande attention portée à l’œil, bien sûr, mais aussi au toucher et à l’ouïe – et des thèmes récurrents : le corps et sa mutabilité, les espaces domestiques et la nature, les frontières entre le privé et le public. S’il m’a été impossible d’assister à la programmation entière en une seule séance, ce n’est pas tant en raison de sa durée de presque trois heures qu’à cause de la densité de chacune des propositions vidéographiques. Qu’elles durent 2 ou 45 minutes, les vidéos de duPont sont en effet particulièrement prenantes. Néanmoins, malgré une grande intensité tant sur le plan de la forme que du fond, l’œuvre est régulièrement ponctuée de moments de légèreté et de plaisir. Le panorama présenté par Dazibao trace un fil conducteur dans l’œuvre de duPont – œuvre que l’artiste décrit comme étant ancrée dans les expériences plurielles du corps. On y décèle, au-delà des préoccupations de toujours – l’autobiographie, la mémoire, l’identité et la sensorialité –, un langage visuel éminemment personnel, que l’artiste utilise à diverses fins. Dans Trois tours et puis s’en vont (1992), par
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exemple, duPont emploie pour la première fois la technique du balayage panoptique : la caméra tourne sur elle-même, horizontalement, pour donner une vue complète des alentours. Si, en 1992, l’usage de cette technique relevait d’un intérêt pour la surveillance et le voyeurisme dans les espaces publics, il réapparait plus tard dans des œuvres autobiographiques pour au contraire communiquer un point de vue intime. En effet, dans Du front tout le tour de la tête (2000), c’est le monde entier qui semble basculer autour de l’artiste, qu’on voit assise dans la même position que sa caméra-témoin. Le balayage panoptique qui fait le tour de son studio dédouble et inverse les prises de vue qui, à d’autres moments, font « tout le tour » de sa tête. DuPont, qui suit des traitements médicaux durant les neuf mois de tournage du journal vidéo, change radicalement d’apparence. Elle se livre à une mascarade ludique, utilisant son crâne dénudé par la chimiothérapie comme canevas pour tenter des expérimentations avec des objets divers. La caméra anonyme qui jadis observait subrepticement les places publiques s’est transformée en caméra hautement subjective qui transmet l’ivresse de la solitude et de la peur tout comme les plaisirs sensoriels que procurent les déguisements. C’est cette caméra sensorielle qui refait surface dans l’œuvre la plus récente, Cartes et territoires, un parcours, composée principalement de matériel inédit provenant des archives de l’artiste, ainsi que d’autres images tournées pour des œuvres vidéos antérieures. DuPont replonge dans ses voyages à Bali, en Catalogne, en Chine et à New York. L’entrée dans chacun de ces univers se fait toujours de la même façon : on voit et on entend les mains de l’artiste qui déplient une carte et en parcourent la surface. Étrangement, cette manipulation de l’imprimé donne déjà un indice quant au terrain qu’on apercevra : on retrouve, par exemple, les Pyrénées Orientales dans l’apparence vallonnée de la carte de Llívia, tandis que le plastique lisse et rigide de la carte de New York
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reproduit le plan en damier de la ville. La vidéo d’archives du lieu en question émerge en fondu dans l’image, comme si elle provenait de l’intérieur même de la carte : bruits et aperçus de scènes urbaines et rurales tournées en Asie, en Europe et en Amérique pour enfin revenir au Québec et suivre le fleuve Saint-Laurent. En Chine, on voit passer des effigies d’hommes politiques. En Catalogne, des habitants discutent de questions d’identité, de territoire et d’appartenance. Au Québec – seules prises enregistrées au moment de la production de cette nouvelle création –, la caméra suit le cours du fleuve sur la carte pour ensuite se fondre dans la mappemonde numérique générée par Google Maps : un grossissement de plus en plus prononcé permet de repérer les coordonnées exactes du lot de la demeure de l’artiste, certificats de localisation à l’appui. Du plus loin de la Terre et des archives de l’artiste, on arrive au cœur de sa maison actuelle, dont duPont nous permet d’explorer tous les recoins. Points de vue nombreux à partir de fenêtres sur l’extérieur – autre caractéristique récurrente de son œuvre, cet espace limitrophe entre le privé et le public qu’est la fenêtre et qui servait auparavant de support à ses gravures – jusqu’à ce que la caméra nous propose des vues de l’intérieur du corps de l’artiste. Des images médicales à l’apparence presque pointilliste témoignent du retour de la maladie. La cartographie vidéographique présentée dans cette œuvre est bien celle de duPont – celle de son parcours professionnel d’artiste, mais aussi de sa démarche où elle cherche à tisser des liens entre l’identité et l’espace propre. Le territoire dont il est question, c’est celui qu’a traversé sa personne, des rizières lointaines de Bali jusqu’à à l’espace qu’elle occupe présentement dans sa demeure. En fin de compte, le territoire de Chantal duPont, c’est celui des expériences de son corps, présentes dans toute son œuvre vidéographique. Tamar Tembeck
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Dazibao, Montréal, du 19 février au 18 avril 2015
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Milutin Gubash Ordinary folk, vues d’exposition, Galerie Trois Points, Montréal, 2015. © Milutin Gubash / SODRAC (2015) Photos : © Milutin Gubash
Milutin Gubash Ordinary folk Depuis plusieurs années déjà les œuvres de Milutin Gubash prennent assise sur de grandes et petites histoires. L’artiste est fasciné par les histoires, car la façon dont on les raconte dévoile bien plus sur qui nous sommes que l’on pourrait le croire. Il arrive qu’une histoire familiale ratisse plus large et déborde sur un récit encore plus élaboré, car si nos histoires personnelles nous modèlent, nous sommes aussi conditionnés par des pratiques autant symboliques qu’économiques et sociales des sociétés dans lesquelles nous vivons. La présente exposition montre les images d’une série dont on avait déjà vu des extraits lors d’une présentation précédente à Joliette et qui traite justement de cette problématique. Il s’agit de présenter ce qui apparait d’abord comme une certaine incongruité idéologique et historique. En effet, contrairement à bien des leaders communistes et socialistes, Tito, ancien homme politique de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, ne voyait pas comme décadentes les œuvres inspirées d’esthétiques modernistes et même abstraites. Aussi, voulant se faire valoir comme promoteur d’un art moderne, il avait demandé à des artistes de fournir à son pays des monuments aux formes et aux allures avant-gardistes. Milutin Gubash a eu l’idée de photographier ces monuments qui sont maintenant abandonnés dans une végétation parfois dense, et recouverts de graffitis, alors que sur les photos l’artiste a pris soin de les avantager en les plaçant bien nettement découpés dans un environnement bucolique. Ces monuments représentent l’histoire d’une certaine présomption artistique et politique, comme la manifestation du désir d’un dirigeant socialiste de se montrer ouvert à la modernité esthétique et d’inscrire son pays dans le circuit des nations modernes, à l’égal des démocraties occidentales. Dans une autre salle de la galerie figure le projet Lamps, des sculptures suspendues de manière à ce que nous puissions déambuler librement entre elles. Elles sont le résultat
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du même type de symbolique que pour les monuments, soit témoigner du désir en chacun de nous d’atteindre une certaine forme d’idéal. Milutin s’est employé à concevoir une esquisse pour chacune de ces lampes, puis, il a demandé à sa tante, demeurée en Serbie, de se procurer les matériaux nécessaires à leur fabrication, la plupart en provenance de pays d’Extrême-Orient. Lors d’une visite, la mère de l’artiste les lui a rapportés et celui-ci les a assemblés selon les esquisses imaginées. Il se trouve ainsi à parodier notre modèle d’échange des biens, alors que la plupart des objets que nous achetons proviennent en effet d’Asie. Du coup, il illustre la mainmise qu’exerce l’Occident sur l’Orient, qui lui présente aussi bien des modèles esthétiques qu’économiques pour son avènement en tant que société et économie modernes. Sylvain Campeau
Galerie Trois Points, Montréal, du 29 aout au 3 octobre 2015
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Hajra Waheed Asylum in the Sea, exhibition views, Darling Foundry, Montréal, 2015. Photos : © Maxime Boisvert
Hajra Waheed Asylum in the Sea Presented at Darling Foundry for the summer months was Asylum in the Sea, an exhibition composed solely of an eponymous series by artist Hajra Waheed. The series is one iteration of a larger, ongoing body of work, Sea Change (2013 –), a visual novel tracing the lives of nine Indian men. The men are revealed only partially in The Missed (2012) and reappear in The Missing (2013), two series of collages made of cut and reconfigured photographic postcards from the era of the British Empire—a collection assembled in the mid-twentieth century by a friend’s relative—pasted onto yellowed archival paper. The sepia tones, combined with the vintage appearance of the paper, allude to the visual language of colonialism and the typical portrayal of its subjects. Asylum in the Sea acts as a prequel by representing the disappearance of the nine characters, as a visual diary of their presumably fatal journey at sea. Rows of slim posts occupy a dimly lit room. The space, unlike the tumultuous ocean, evokes meditative respite. Elevated on the slender plinths are twenty-four postcardsized works, mounted on triangular wooden supports. On one side of each support is a finely pixelated monochrome gouache drawing on Mylar, laced with elusive dot patterns. Opposite this detailed—yet strangely barren—dot drawing is a magnified photograph of the sea. Seascapes were the subject of Waheed’s Witness (2013), a series of negative glass-slide collages in which the visual elements of the sea are absorbed to show only its surroundings: sand, rocky cliffs, palm trees. In Asylum, however, images of the ocean are enlarged, and the abstracted waves are framed by a delicately painted motif of graph paper. Handwritten coordinates, arrows, circular and triangular outlines, and numbers float around the photographs. They refer to unknown locations, or perhaps frequencies. The misleading “pseudo-scientific”1 quality of these symbols defies rational elucidation. The information inscribed by Waheed is intrinsically confrontational; while
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the symbols are legible, their association with referents is seemingly disrupted, and the expectation of meaning is therefore rebutted. As is true of most of Waheed’s work, the visual elements of Asylum look and read like meticulous documentation. In this particular case, it is that of “the stillness of the sea, in the moment in which an object is swallowed by it.”2 Here, the object feels like it sunk mere moments before our arrival. Hence the uselessness of the coordinates, however precise they are, and the perfectly vain impulse to search for the disappeared object’s visual imprint. One is left to deal with the disorientation imparted by the interactions of the textual, graphic, and photographic elements as anguish sets in. Within Waheed’s intricate and methodical practice, and more particularly as part of the historically charged Sea Change, Asylum in the Sea acts as a visually striking yet introspective way to address troubled histories, simultaneously describing and blurring fictional, personal, and cultural narratives to reflect on the lasting impression of colonialism on popular imagination. Béatrice Cloutier-Trépanier
Darling Foundry, Montréal, June 18 — August 23, 2015
1 — Hajra Waheed, “Sea Change: Chapter 1 — Character in the Rough,” consulted August 20, 2015, http://hajrawaheed.com/ works/sea-change/character-1-in-the-rough/. 2 — Ibid.
Esse Michel de Broin Drunkated Buckyball, 2015. Beam Tea Light, 2013. Embrase-moi, 2013. La Dissipation sur le virage, 2015. Photos : @ Michel de Broin
Michel de Broin La dissipation sur le virage L'observation et l'analyse des œuvres de Michel de Broin nécessitent souvent des détours par la chimie, la physique, la mécanique, le design moderne, l’architecture ou la futurologie. Sa dernière exposition, qui signe son retour sur la scène parisienne dans le nouvel espace de la galeriste Eva Meyer, ne déroge pas à cette règle. Fidèle à ses sujets de prédilection, il conçoit une exposition dans la droite ligne de ses œuvres antérieures, dont les modes opératoires procèdent par accumulation et reconfiguration d’objets usuels, détournement de techniques, bricolage de petite ou de grosse machinerie. Le rapprochement incongru de la sphère géodésique de Buckminster Fuller et de cuillères à cocktail dans Drunkated Buckyball rappelle que chez de Broin l’art ne se départit jamais d’un caractère joyeux et alerte, qui fait pencher les sciences dures du côté du gai savoir. L’artiste succombe facilement au trait d’esprit, au clin d’œil, au bon mot. Il écorne volontiers, avec une pointe d’insolence, les mythes autour du design et du fonctionnalisme, ici celui de Buckminster Fuller ou, dans Dissipation sur le virage, celui du célèbre tabouret chromé K700 dessiné par les designers Phillip Salmon, Hugh Hamilton et Rein Sossalou en 1969, qu’il dévoie en une structure afonctionnelle et encombrante. Malgré ces facétieuses distractions, l’observateur ne peut pourtant chasser de son esprit une certaine vision dystopique où le conduisent des œuvres telles que Beam Tea Light, des bougies chauffe-plat glissées dans des phares de voiture. Version « salon » de la fameuse Buick à pédales de Michel de Broin (Shared Propulsion Car, 2005) – on notera au passage l’aisance d’une idée qui passe d’un format à un autre tout en conservant sa parfaite intégrité –, Beam Tea Light laisse entrevoir un possible devenir des objets et des techniques une fois disparues les énergies qui les alimentent. Ces œuvres décrivent une fiction scientifique à rapprocher d’une certaine « science-fiction », monstres et navettes spatiales en moins.
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La fiction scientifique de Michel de Broin prend comme point de départ des technologies et des principes scientifiques auxquels il applique une déviation ou qu’il ferme sur eux-mêmes. L’œuvre dans son ensemble est un incubateur d’échanges, un agent de versatilité : les valeurs et les fonctions d’origine des objets sont permutées au profit d’une reconfiguration plus ou moins absurde ; les titres emploient un mot pour un autre, dans la plus pure tradition des jeux de mots ; les modes opératoires sont déviés de leurs objets habituels pour s’appliquer à d’autres. Dans le sillage de ces transferts, les phénomènes entropiques, la dépense gratuite et la part maudite sont quelquesunes des incidences provoquées par les œuvres, et que l’artiste confie préférer au tangible et à l’immuable. Par ailleurs, de Broin est un bricoleur accompli au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962), à savoir qu’il compose avec ce qu’il a à sa disposition, « une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-àdire un sous-ensemble de la culture » (Pocket, Paris, 2014, p. 33). C’est particulièrement vrai dans Vacuum Orgy où l’expérimentation joyeuse et la redécouverte de la technique du cyanotype semblent s’accomplir dans l’exaltation du moment, au moyen de ce que l’artiste a sous la main, en l’occurrence une collection de tuyaux d’aspirateur. Nous ne saurions trop quelles conclusions tirer de cette collection. Claude Lévi-Strauss affirme que « la poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu’il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il “parle”, non seulement avec les choses, mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu’il opère entre des possibilités limitées, le caractère et la vie de son auteur » (ibid., p. 35). Est-ce à dire que l’œuvre de Michel de Broin n’a de portée que sur un plan conceptuel et idéal ? Ce serait évacuer promptement sa dimension esthétique où prédominent les
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jeux de lignes et de couleurs, l’efficacité des solutions formelles, les translations de formes dans la bi et tridimensionnalité, particulièrement manifestes dans Vacuum Orgy où les silhouettes des tuyaux sont figées tandis que Dissipation sur le virage déploie dans l’espace son réseau de segments. Ce serait balayer un peu vite la délicate sculpture Embrase-moi, impérieuse résistance à message équivoque – s’adresse-t-elle au transformateur qui l’allume ou au spectateur qui approche, à moins qu’elle n’entretienne un malentendu sémantique avec l’injonction « embrasse-moi » ? Divers mouvements s’impriment dans l’œuvre de Michel de Broin, mais jamais l’ennui ni la banalité. Un entredeux est toujours ménagé, par lequel s’échappe la part des anges, l’irréductible fraction qui ne se laisse dompter ni par la raison ni par les mots – la poésie ? Laetitia Chauvin
Galerie Eva Meyer, Paris, du 22 octobre au 5 décembre 2015
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Maria Hupfield Stay Golden, vue d’exposition, Galerie Hugues Charbonneau, Montréal, 2015. Photo : permission de la Galerie Hugues Charbonneau
Trophy Wall, 2015. Photo : permission de la Galerie Hugues Charbonneau
Maria Hupfield Stay Golden « Je dirais que toute affection enveloppe le passage par lequel on arrive à elle », déclare Deleuze à son auditoire vincennois ; chercher ces passages renouvèle une réflexion sur la nature de la posture critique et la capacité de l’art à « affecter » lorsqu’il agit au cœur de l’institution. Dès le seuil de la galerie, des objets aux courbes dorées (Trophy Wall) invitent à s’engager dans l’exposition de Maria Hupfield, Stay Golden. Au centre de la pièce, Jiimaan (vidéo, 2015) présente des éléments issus de la performance éponyme réalisée durant la Biennale de Venise, soit une double projection vidéo (avec et sans public) et les objets que l’artiste y manipule. Enfin l’œuvre intitulée Shared Work with Rock Carrier Prototype (2015) métamorphose en collaboration artistique la récupération de barrières de construction, que l’artiste transforme en un lance-pierre géant. Dans Jiimaan, on observe Hupfield. Face à son public, l’artiste établit son territoire et arpente le patio vénitien, un canot de feutre sur le dos. Symbole de la culture Ojibwe dont elle se réclame, l’objet enracine ses gestes dans l’imaginaire d’un rituel teinté d’ironie, car le spectateur ne peut que spéculer sur sa nature véritable. L’artiste investit cet espace de négociation en s’assurant la collaboration active de l'auditoire dont elle troque la participation contre des tokens, itération d’un pacte historique. Au cœur de cette adresse se révèle le passage par lequel le corps de l’artiste soutient la dimension critique du travail : son attitude, consistant à se prêter avec force sourires aux regards et au jeu avec le public, contraste avec le mouvement général de la forme artistique qui fait subtilement évoluer les référents symboliques à l’œuvre, par un usage polymorphe de l’espace et des rôles des participants. Son jeu recontextualise l’espace commun, multiplie les mises à distance et les points de vue sur la situation initiale : disparaissant dans le puits central du patio, Hupfield réapparait verres en main, trinque avec
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le public, transformant l’action collective en socialisation postvernissage. Le style Hupfield digère ainsi le hic et nunc du continuum performatif au sein même de l’adhésion de son public, dont elle redéfinit constamment la nature de la collaboration. De quelle transaction s’agit-il alors ? L’exposition intervient comme une réponse et un prolongement du geste performatif ; les œuvres dorées qui composent Trophy Wall constituent les artéfacts d’une lutte aux titres évocateurs (Victory in Defeat, Stomach Knot, 2015), tandis que le visiteur s’assoit « à sa place » sur un banc recouvert de feutre (Wisdom Sits in Places, 2015). Le vocabulaire de la colonisation, les tractations entre conquérants et autochtones apparaissent en filigrane, cependant que les œuvres infiltrent la valeur des échanges qui président au système de l’art. Poursuivant cette intégration au cœur des flux des transactions qui définissent les relations entre les cultures, Hupfield établit lors de la cession d’œuvres la possibilité de leur réactivation possible, suscitant de facto l’adhésion idéologique des gardiens et promoteurs de son système de production critique. Un réseau complice s’établit entre musées, galeries, collectionneurs ; Hupfield y fait fructifier ses gestes et affecte nos perceptions par l’attraction dorée dont elle confectionne sa critique. Claire Astier
Galerie Hugues Charbonneau, Montréal, du 10 octobre au 14 novembre 2015
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Antonia Hirsch Exhibition views, Negative Space, Gallery TPW, Toronto, 2015. Photos : Toni Hafkenscheid
Antonia Hirsch Negative Space Negative Space is a solo exhibition comprised of six aesthetically cohesive and visually powerful works by Berlinbased Canadian artist Antonia Hirsch. Originally shown at SFU Galleries in Vancouver, the works — including a fivehour durational performance and a text work for a mobile device—share a deep connection to the silence and mystery of both our inner and outer worlds. Throughout the exhibition, Hirsch finds numerous ways to question the human relationship to illusion, surface, and image. Functioning as a unit, two geometric sculptures, one spherically framed archival inkjet print, and one elongated HD video installation, appear as formal rearrangements of physical darkness. With their mostly black geometry, repeated astronomical motifs, and strategic use of light, each piece appears undeniably connected to the others and inexplicably capable of rendering space physical. Negative Space is dark and quiet. Like outer space, the works seem to absorb sound and emit energy, as though they might actually be capable of converting one into the other. Positioned at the entrance to the exhibition, the threepart black steel frame of Narcissus Screen does well to evaluate the physicality of empty space. Using a sheet of perfectly transparent glass to occupy one of the work’s three frames, Hirsch cultivates the illusion of another such surface within the two empty frames. In a similar play on the real, 433 Eros presents a NASA image of an asteroid in outer space that could easily be mistaken for a dramatically-lit image of a common potato (a possibility reinforced by the title of another work in the exhibition: Cosmic Night Shade). The asteroid image is mounted on a surface reminiscent of the convex sphere of an eighteenth-century black mirror, a reference that parallels our current obsession with filtering reality through a digital lens. Hirsch continues this train of thought in Solaris Panel, a steel framed tiling of ninety satin
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black surfaces representing the various models of our current personal communication devices. In Solaris Panel, Hirsch successfully nods towards the embodied power and complicated relationship with surface that our devices possess. These all-too-familiar objects are demoted from the digital dimension to one of pure physicality. And yet, despite this turnaround, an undeniable sensuality remains, complete with all its mysterious connections to infinity. In Negative Space, Hirsch examines the boundary between the concrete and the representational. Despite their recognizable forms and ready-made construction, the works in this exhibition maintain an ambiguity of content that both denies and reaffirms what is real. Our tendency to favour the image over the real might be explained by the human desire for order and understanding. When we view reality through an image we are afforded the opportunity to sustain our gaze and uncover details that can lead us to a clearer connection to the thing being viewed. In a sense, the image can be understood as a representation of reality that has the potential to become physical. Illusion, therefore, is utilized as an entry point into the real that has the potential to nurture a more complex and nuanced definition of our world. Alex Bowron
Gallery TPW, Toronto, October 17 — November 14, 2015
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Paul Poet Images tirées du documentaire My Talk with Florence, 2015, 129 min. Photos : © Paul Poet
Paul Poet My Talk with Florence Regarder My Talk with Florence, c’est entrer dans l’intimité d’une conversation dont on devine assez vite qu’elle a commencé avant le film et qu’elle se poursuivra après. Mais c’est aussi, en suivant le parcours d’une vie très accidentée à travers la France et l’Autriche, retracer un pan de l’histoire européenne de ces cinquante dernières années : une histoire vécue et racontée par une femme, bien différente de l’histoire officielle. Le récit de Florence offre en effet un autre point de vue que celui d’une Europe en reconstruction, dans l’euphorie des Trente Glorieuses. C’est bien plutôt une société qui révèle de noires facettes. Dès les premières minutes du film, le contraste entre le minimalisme apparent du dispositif – un entretien entre le réalisateur et son interlocutrice, filmé presque toujours en plan fixe, dans un intérieur quelconque – et la complexité de ce qui va être énoncé se fait sentir. Enregistré pendant plus de deux heures, avec seulement une coupure centrale pour faire une pause, le dialogue a été préparé au préalable, afin que la parole puisse advenir, clairement et sans pathos. En cela le documentaire se rapproche du théâtre filmé : un style dépouillé au service d’un corps qui parle. Comme pour se mettre en scène, Florence commence par prendre dans ses bras une poupée aux mains coupées et au visage souillé, qu’elle dit avoir trouvée dans la rue et soignée. Elle la tiendra contre elle comme un bébé tout au long du film. La caméra zoome sur cet objet à la fois attendrissant et terrifiant qui s’annonce comme une métaphore. Puis Florence raconte très précisément comment elle a été abusée physiquement et mentalement à de nombreuses reprises dans sa vie. D’abord violée par son grand-père dans une famille bourgeoise française, elle l’a été aussi d’une certaine manière par son entourage et les institutions qui ne lui ont pas prêté secours, bien au contraire. Ensuite, après des années d’internement en hôpital psychiatrique à la demande de ses
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parents, puis de fuite et de vagabondage, elle croit trouver refuge dans une communauté alternative. C’est ainsi qu’elle se retrouve dans celle de Friedrichshof, fondée au début des années 1970, près de Vienne, par l’artiste actionniste Otto Mühl, qui s’avère s’être transformée en une organisation sectaire fascisante. Une grande partie du film est consacrée à cette période de sa vie, qui fait comprendre comment un projet utopique de mode de vie alternatif tourne court, rattrapé par les velléités totalitaires d’un gourou. Florence décrit notamment les relations sexuelles peu à peu devenues obligatoires et codifiées entre tous les membres de la communauté, y compris les adolescents, quotidiennement planifiées et orchestrées par Mühl. Ces dérives ont donné lieu à un procès en 1991 aboutissant à sa condamnation à une peine de seulement sept ans. Florence n’a pas pu témoigner au procès. Face à la parole de l’un des artistes les plus célèbres d’Autriche, celle d’une femme victime a beaucoup de mal à se faire entendre. Dans ses lettres de prison, Mühl démontre d’ailleurs ses talents de charmeur, manipulateur cultivé, se comparant constamment à Van Gogh, artiste incompris au ban de la société. Pour preuve de son emprise sur les esprits, les témoignages contre lui ne commenceront vraiment à se multiplier qu’après sa mort, en 2013. Quant au monde de l’art, il n’a pas pris position contre Mühl. Même en prison, le peintre est resté en relation avec des artistes et des personnalités ; dans sa correspondance figurent par exemple Allan Kaprow et Michel Onfray. Collectionneurs et musées ont continué d’acquérir ses toiles sans s’interroger sur leurs conditions de réalisation au sein de la communauté. Et c’est bien là l’une des questions annexes que pose le film, en marge de l’histoire personnelle de Florence. Comment les agissements criminels de Mühl peuvent-ils être traités par l’histoire de l’art ? Faut-il
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séparer sa vie de son œuvre en regardant dans les expositions ses toiles indépendamment de ce que l’on sait désormais ? Ou, au contraire, faut-il considérer qu’elles forment un tout... comme l’artiste l’affirmait lui-même ? Et plus encore, quels sont les liens des autres actionnistes avec Friedrichshof, notamment Hermann Nitsch ? Florence affirme qu’il leur rendait visite, profitant allègrement des femmes mises à sa disposition par son ami. Les échanges entre les deux hommes semblent avoir été chaleureux jusqu’à la fin, comme incite à le penser l’une des lettres où Mühl présente Nitsch comme un « vieux compagnon de combat » avec qui son accord aurait été « inné » (lettre du 7 septembre 1991). Dans les deux génériques de début et de fin du film, le réalisateur esquisse ces questions autour de la postérité de Mühl et de l’actionnisme viennois, en mentionnant par exemple les sommes folles auxquelles sont vendues encore aujourd’hui ses toiles alors que ses victimes, qu’il a souvent sollicitées pour l’aider à les peindre, vivent dans une grande précarité, comme c’est le cas de Florence. Dans un entretien récent, il laisse aussi entendre à quel point les actionnistes ont marqué la création contemporaine autrichienne, constituant le seul mouvement d’avant-garde du pays après la guerre, et incarnant, à leurs débuts, un geste libérateur au sein d’une société conformiste. On comprend dès lors toute la difficulté à se situer que rencontre la génération actuelle d’artistes autrichiens. En ce qui concerne My Talk with Florence, Paul Poet s’inscrit dans la suite d’une recherche de vigueur salvatrice, celle qui avait initialement motivé l’actionnisme viennois, mais rejetant le dévoiement autoritariste qui s’en est suivi, avec un film radical dans sa forme et au propos engagé : Florence y apparait comme l’héroïne combative d’une dramatique odyssée. Dans l’un de ses précédents films, Empire me, 2011, il s’était intéressé aux
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micronations fondées par des individus ou des communautés, telles que la Principauté de Sealand au large de l’Angleterre ou ZEGG en Allemagne, comme moyen de rébellion. Ses documentaires le conduisent en somme à explorer les manières de résister face aux formes d’oppressions sournoises à l’œuvre dans nos démocraties. Vanessa Morisset
FIDMarseille 2015, 26e Festival international de cinéma de Marseille, programmation Écrans parallèles, Histoires de portraits (première projection internationale) du 30 juin au 6 juillet 2015
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Grouped’ArtGravelArtGroup This Duet That We’ve Already Done (so many times), Agora de la danse, 2015. Photo : Claudia Chan Tak Photos : Nans Bortuzzo (gauche) et Claudia Chan Tak (droite)
Grouped’ArtGravelArtGroup This Duet That We’ve Already Done (so many times) This Duet That We’ve Already Done (so many times) nous plonge dans l’univers familier du chorégraphe Frédérick Gravel qui réinvente ici son propre matériel et laisse tomber certaines béquilles de ses productions précédentes. Le contexte y était propice. Comme le titre l’indique, il se limite à deux interprètes en se mettant en scène aux côtés de l’infaillible Brianna Lombardo. L’approche décontractée de Gravel demeure. Il opte pour une transition sonore stridente, appuyée par la posture de Lombardo, maintenant engagée dans la danse. Sur un blues rock sexy et performatif, la danseuse se campe sur le bout des orteils en cambrant le tronc, poussant son corps à la limite de l’équilibre, vacillant entre lenteur et rapidité d’exécution. Un folk aux airs de spaghetti western accompagne ensuite un duo sur fond de duel. Les bras tendus vers le haut, Lombardo brandit les poings, comme si le macaque de Tout se pète la gueule, chérie (2010) s’aventurait enfin sur deux pattes, avant de poursuivre sa transition animale, genou à 90 degrés et jambe étirée vers l’avant, tel un cheval. Sa danse se déploie entre maladresse et élégance pendant qu’un Gravel botté rôde autour d’elle sans faire grand-chose, comiquement inutile. Face à la dextérité de Lombardo, Gravel met de l’avant son charme et son autodérision. Les westerns de Serge Leone n’étaient pas sans un certain humour non plus. L’antagonisme du western fait place à celui du film noir. Les danseurs s’engagent dans un duo virevoltant, leur corps recroquevillés les entraînant dans des interactions sales et maladroites. Il y a toujours quelques portées, Gravel agrippant généralement Lombardo, mais lorsqu’il se lance et qu’elle l’attrape on se dit « Enfin ! » Le point culminant a lieu lorsque l’un se propulse dans les airs alors que l’autre le retient par les cheveux. Malgré la violence, un rire satisfait s’échappe des lèvres de Lombardo.
112 — Comptes rendus
La bande sonore flirte souvent avec la nostalgie, évoquant simultanément le magique et le kitsch. La musique de film est habituellement trop grandiloquente pour l’intimité de la danse, mais Gravel joue habilement avec ce décalage. Lorsque finalement l’intensité d’une chanson de Chelsea Wolfe se marie à la lumière d’un seul projecteur, nous sommes indéniablement au théâtre. Le torse de Gravel est couvert de sueur et ses longues mèches mouillées lui fouettent le visage. Pour la première fois, il s’érotise ; fait notable car pour se faire le chorégraphe doit oser se prendre au sérieux en tant qu’interprète. Le pari est gagné. Il prouve enfin qu’il est un danseur. Le spectacle pourrait se terminer sur cette note, mais s’achève plutôt sur un solo de Lombardo. Après nous avoir laissé percevoir de nouveaux horizons, Frédérick Gravel propose plus ou moins la même finale que pour GravelWorks (2008), en nous laissant sur le cliché qu’est devenu Love Will Tear Us Apart de Joy Division. Limité à deux interprètes, le chorégraphe ne dépend plus de l’effet de groupe. Plus important encore, il ne s’adresse pas au public, comme s’il faisait enfin assez confiance à sa chorégraphie pour la laisser parler d’elle-même. Avec raison. This Duet est de loin son spectacle le plus fort depuis GravelWorks. Sylvain Verstricht
Agora de la danse, Montréal, du 11 au 14 novembre 2015
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Lara Kramer Tame, 2015. Photos : Stefan Petersen
Lara Kramer Tame There is a moment of ecstatic abandon in Lara Kramer’s Tame. Two of the performers, Karina Iraola and Amélie Rajotte, move objects through the space, and this motion develops into revelrous dancing. As the other dancer onstage, Angie Cheng, joins them, the scene rapidly intensifies. Cheng’s enthusiasm modulates to rage, as she shoves Iraola onto a sofa, dashes objects across the stage, and screams viscerally. This sudden combustion just as quickly flickers out, and the piece returns to the dynamic it previously sustained: an ambulatory, almost sedate, slowness, both mesmerizing and disquieting. In a sense, this timbre is reflective of the work’s provocative title. A term loaded with associative baggage, Tame evokes enforced passivity, uncomfortable containment. The characters that inhabit the piece experience these constraints both conceptually and physically, on a stage overwhelmed with furniture, objects, and appliances. In her previous work, Kramer also foregrounded materiality and objecthood. NGS (“Native Girl Syndrome”) enacted a sense of fraught attachment between the dancers and their object-filled strollers, situating this dynamic in a horizontally expansive stage space intended to evoke a city street. Alternatively, in Tame, the relationship between dancers and objects feels more ambivalent, filled as much with desire as apathetic coexistence. Confined by so much matter, the women claim what little space they can. At one point, Iraola sits in an old wheelchair covered in paper, which crumples audibly under the weight of her body, sonically rendering the stage’s fullness — anywhere they move, the performers’ bodies rub up against its cluttered materiality. The interaction between performer and material, however, is not restricted to the body’s surface. Eating, drinking, and consuming are repeated actions throughout the work, imbued with eroticism, abjection, and dissatisfaction. In one sequence, Iraola consumes marshmallow
113 — Reviews
after marshmallow. With a full mouth she moves to centre stage, and spits them all out, catching the white substance that gushes over her lips in a tissue. In another moment, the dancers, still and trance-like, watch a microwave as popcorn pops. When the appliance beeps, a would-be satiating end to this reverie is thwarted: Rajotte opens the microwave door, but Cheng immediately slams it shut. This action feels like a metonym for the work as a whole, and recalls the question of the climax. Tame’s sudden eruption into movement and energy avoids catharsis in the Aristotelian sense. The work refuses to release us as audience members with a satisfying culmination, just as Cheng’s frenzy does not release her from the overfull space. Rather, as the violence subsides, the three dancers return to approximately their original positions, amidst the proliferation of objects, all of which Iraola and Rajotte have moved slightly to the right. The work’s affective embers continue to smolder quietly, intensely, confined just a little more tightly than before. Fabien Maltais-Bayda
Weesageechak Begins to Dance 28: Annual Festival of Indigenous Works, Toronto, November 12 and 14, 2015
Esse
William Anastasi DuJarry, 1991-1994. Photo : @ Émilie Ouroumov, permission de la galerie Jocelyn Wolff, Paris
Nathaniel Mellors The Object (Ourhouse), 2010. Photo : @ Émilie Ouroumov, permission de l’artiste et de Matt’s Gallery, Londres
Alfred Jarry Archipelago : La Valse des pantins – Acte II Grande référence des surréalistes, Alfred Jarry est peu cité dans l’art contemporain, éclipsé autour des années 1950 par la redécouverte de Marcel Duchamp et de Dada comme modèles subversifs. L’exposition Alfred Jarry Archipelago : La Valse des pantins- Acte II, deuxième volet d’une manifestation plus vaste, après une première partie programmée au Quartier de Quimper et une troisième au Musée Marino Marini de Florence, se présente comme une quête autour des résurgences actuelles de l’esprit antirationnel de l’écrivain. L’exposition n’est donc pas un hommage à Jarry, ni une confrontation d’artistes inspirés par lui (bien que ce soit tout de même le cas chez certains), mais plutôt une relecture d’œuvres en lien avec la logique absurde de ses écrits, à laquelle s’ajoutent des commandes auprès d’artistes potentiellement « jarryesques ». Pièce monumentale occupant les premières salles, l’installation de l’artiste américain William Anastasi, DuJarry (1991-1994), place d’emblée le spectateur face à une démarche scientifique et esthétique, érudite et inventive, méticuleuse et fantasque. Plus de neuf-cents pages manuscrites d’une étude sur Jarry et Duchamp (le deuxième devant, selon Anastasi, sa créativité au premier) sont tapissées sur les cimaises de l’exposition. L’œuvre nous fait pénétrer à la fois physiquement et mentalement dans la réflexion de l’artiste et constitue une alternative sensible à l’approche universitaire strictement méthodologique. Accompagnant ces pages, deux peintures et une sculpture sonore de l’artiste viennent réaffirmer le devenir artistique de son activité intellectuelle. Dans la veine de cette première installation, une série de photographies réalisées pour l’occasion par Julien Bismuth, artiste français installé à New York, sont réparties en piles dans les salles, pour être emportées. Ces photographies donnent à voir des pages de l’ouvrage de Jarry Gestes et opinions du Docteur Faustroll (1898), rappelant notamment la définition
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de la « pataphysique » : « la science de solutions imaginaires, qui accordent symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité ». Les mains de l’artiste tenant le livre ouvert rappellent les gestes évoqués par le titre et attirent l’attention sur les conclusions que l’on peut tirer de la conciliation du geste-récit d’aventures avec le geste-corps. Certains artistes explorent d’autres caractéristiques de la pensée de l’écrivain, soit le grotesque et l’humour noir. Deux œuvres de Nathaniel Mellors, d’origine britannique, font ainsi écho à Jarry, en le déplaçant côté gore. La vidéo Giantbum (2008) reprend les codes du sitcom en situant l’action dans les intestins d’un géant, tandis qu’une autre pièce, The Object, présentée comme une sculpture, est en réalité une marionnette monstrueuse, personnage principal d’une autre vidéo : un ogre dévore des livres la nuit et les vomit le jour. La pièce se compose d’une figure de latex très réaliste qui, grâce à un programme électronique et un flux en circuit fermé, régurgite en continu un mélange de pâte de papier et d’eau. L’œuvre est drôle et inquiétante à la fois, renvoyant à la figure de clown-dictateur Ubu. En faisant ainsi le tour des héritages possibles de Jarry, l’exposition fait rêver d’une histoire de l’art contemporain renouvelée, exhumant encore d’autres références historiques tout aussi passionnantes. Vanessa Morisset
Ferme du Buisson, Noisiel, du 18 octobre 2015 au 14 février 2016
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Anne Cauquelin Les Machines dans la tête Que se trame-t-il dans nos têtes lorsque s’élabore une théorie ? Répondant à un ami qui lui demandait en quoi consistait une conférence à venir, Anne Cauquelin réalise soudain qu’elle est en train d’en décrire le contenu comme s’il s’agissait d’une « machine ». À partir de cette pensée fortuite, elle décide d’enquêter. Dans la petite mécanique qui se met en place, parfois à son insu, plusieurs éléments que l’on trouve déjà dans la pensée présocratique apparaissent d’emblée : les fragments que la théorie assemble pour parvenir à faire un tout, les enchainements qui les lient, les savoirs multiples qui permettent de les sélectionner. Ses machines théoriques ne sont cependant pas des produits finis : elles ont la particularité de se réadapter à chaque commentaire ou interprétation et appartiennent donc de fait à un monde de machines possibles qui dépend d’un réservoir de fragments et d’enchainements communs. Prenant l’exemple de la « machine théorique » de la postmodernité, l’auteure pense que celle-ci mériterait d’être analysée, non seulement dans la rupture avec les « grands récits », mais davantage dans sa continuité avec ceux-ci, dans les rapports qu’elle entretient avec eux. « Il y a bien, malgré l’obsolescence affichée, et sous les activités visibles des paradigmes postmodernes, une activité théorique à demi voilée et qui fonctionne à couvert d’ignorance que j’appelle “machine dans la tête”. . » Finalement,, ce sont surtout les restes qui intéressent Cauquelin, les scories que les grandes théories laissent de côté. Fusion de l’idéologie et du système, les mêmes machines tournent sur plusieurs temporalités. Même si un temps de reconstruction (reenactment, retour, restitution...) semble s’imposer aujourd’hui après des périodes de déconstruction (dé-définition, différence, dissolution...), les restes d’une théorie plus ancienne sont toujours présents dans une sorte de mémoire souterraine et susceptibles de « renaitre » à tout moment. Le temps le plus pertinent des machines théoriques
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actuelles serait peut-être ainsi le futur antérieur. Un écueil subsiste cependant pour l’auteure: le risque de construire un avenir déjà passé, sous forme de ruines du futur. Ce livre, agrémenté de souvenirs personnels, s’appréhende comme un retour sur la propre production théorique de l’auteure. Dans une approche pragmatique, l’élaboration de cette production s’est appuyée sur des « machines concrètes » qui ne cessent de communiquer avec la théorie : la machine paysage, les machines des territoires de l’art... On retrouve ainsi les thèmes chers à l’auteure qui font la spécificité de sa pensée : la philosophie grecque, le paysage, l’art contemporain, la doxa, les théories de la communication ou encore les mondes possibles. Sa théorie n’est pas le simple effet d’une observation : elle reste liée à des objets concrets, fruits de l’expérience. L’ouvrage peut aussi se lire comme une méthode, voire une mise en garde, à l’usage des apprentis théoriciens. Nathalie Desmet
Paris, PUF, 2015, 229 p.
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Sous la présidence d’honneur de la nouvellière, essayiste et romancière estrienne Madame Christiane Lahaie
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Une exposition collective des membres, dite sans jury, avec lecture publique le dimanche 24 janvier 2016 à 19 h 00
Du 6 janvier au 14 février 2016 AU CENTRE D’ARTS VISUELS DE MAGOG 61, rue Merry Nord, Magog J1X 2E7 www.visa-art.qc.ca
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Festival International du Film sur l’Art
20 – 30 mars 2014
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Montréal Cinémathèque québécoise | Centre Canadien d’Architecture | Centre Phi | Grande Bibliothèque | Musée McCord | Musée des beaux-arts | Musée d’art contemporain | Place des Arts | Université Concordia | Université du Québec à Montréal | Société des arts technologiques
artfifa.com Cinémathèque québécoise — Centre Canadien d’Architecture — Musée des beaux-arts — Centre Phi — Musée McCord — Grande Bibliothèque — Pointe-à-Callière — Place des Arts — Université Concordia — Musée d’art contemporain — Université du Québec à Montréal — Carrefour des arts et des sciences de l’UdeM — Société des arts technologiques — VOX
Design : studiopilote.ca | Photo : Satiesfictions, 2014 © Accentus Music.
Daniel Buren Excentrique(s), travail in situ, Monumenta 2012, Grand Palais, Paris, 2012. Détail. © DB- ADAGP Paris
Cinémathèque québéCoise / Centre Canadien d’arChiteCture / Centre Phi / Grande bibliothèque musée mcCord / musée des beaux-arts / musée d’art ContemPorain / PlaCe des arts / université ConCordia
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Constantin BRanCUsi, La Muse endorMie, 1910. Coll. : CentRe PomPidoU, PaRis © sUCCession BRanCUsi, sodRaC / adaGP, 2013. / siGnatURe visUelle dU 31e FiFa: anel medina — atelieR6.Ca
31e FiFa
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23 janvier au 6 mars 2016
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Daniel Corbeil – Thomas Kneubühler Tristram Lansdowne – Ana Rewakowicz Dans la Salle de projet : Jolanta Sprawka
Image : Ana Rewakowicz, LSS (Life Support System)
VERNISSAGE : Mercredi 24 janvier, 14 h
12 mars au 24 avril 2016
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David Blatherwick
VERNISSAGE : Dimanche 13 mars, 14 h
Info : 514 630-1254
www.pointe-claire.ca
Direction — Editor Sylvette Babin
Impression — Printing Imprimerie HLN inc.
Comité de rédaction — Editorial Board Dominique Allard, Sylvette Babin, Ariane De Blois Invité : Steve Lyons
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Correction d’épreuves — Proofreading Céline Arcand, Vida Simon
Mandat — Mandate La revue esse s’intéresse activement à l’art actuel et aux pratiques multidisciplinaires. Elle porte un regard approfondi sur des œuvres d’actualité et sur diverses problématiques artistiques en publiant des essais qui abordent l’art en relation avec les différents contextes dans lesquels il s’inscrit. Esse se démarque également par son engagement à tisser des liens entre la pratique artistique et son analyse. Fondée en 1984, la revue est publiée 3 fois l’an (septembre, janvier et mai). — Esse magazine focuses on contemporary art and multidisciplinary practices. It offers in-depth analyses of current artworks and artistic and social issues by publishing essays that deal with art and its interconnections within various contexts. The magazine also stands out for its commitment to creating links between art practice and theory. Founded in 1984, the magazine is published 3 times per year (September, January and May). Politique éditoriale — Editorial Policy Les auteurs sont invités à proposer des textes de 1000 à 2000 mots les 10 janvier, 1er avril et 1er septembre de chaque année. Les documents doivent être envoyés par courriel en format Word ou rtf à redaction@esse.ca. Toutes les propositions seront soumises au comité de rédaction. Nous demandons aux auteurs de joindre leurs coordonnées (adresse postale, téléphone et adresse électronique), ainsi qu’une courte notice biographique et le résumé de leur texte. Prenez note que les Éditions esse utilisent la nouvelle orthographe. — Writers are invited to submit essays ranging from 1,000 to 2,000 words. The deadlines are January 10, April 1, and September 1. Texts must be emailed in Word format or RTF format to redaction@esse.ca. All proposals will be forwarded to the Editorial Board. Writers should include their postal address, telephone numbers, and email address, as well as a short biography and an abstract of their text.
CÉLESTE BOURSIER-MOUGENOT
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Traduction — Translation Louise Ashcroft, Emmanuelle Bouet, Sophie Chisogne, Margot Lacroix, Käthe Roth
Couverture — Cover Thomas Kneubühler (détails | details) Take off & Under Siege # 5, de la série | from the series Land Claim, 2014 ; Electric Mountains # 6, de la série | from the series Electric Mountains, 2009.
Jusqu’au 27 mars 2016
Photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist
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Céleste Boursier-Mougenot, from here to ear v.19. Avec l’aimable concours de l’artiste et de la Paula Cooper Gallery, New York. Photo MBAM, Christine Guest
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