THE DONKEY THAT BECAME A ZEBRA
MICHEL CAMPEAU
Moi-même, je ne photographie pas, ou très peu. Cela m’apparaît comme une contrainte, une rupture pour les suites de la sensation d’un voyage, gâcher le présent pour une hypothétique plaisir de «revoir», qui n’est en rien celui de revivre. C’est la mémoire et l’écriture qui permettent de revivre. Ce que j’aime, c’est de regarder les photographies anciennes, qui ont quelque chose de l’ordre, peut-être, de la mort. Annie Ernaux, Le vrai lieu – Entretiens avec Michelle Porte, Gallimard, 2014, p. 72 et 73
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Et lui, qui était-il ? Quarante ans plus tard, quand l’agrandissement de la photomaton lui tomberait entre les mains, il ne saurait même plus que c’était lui, cet enfant-là.
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Patrick Modiano, Pour que tu ne perdes pas dans le quartier, Paris, Gallimard, 2014, p. 100.
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Le photographe qui photographiait numériquement la photographie analogique Vous me demandez de raconter un peu ma vie, sous prétexte que j’en ai une, je n’en suis pas tellement sûr parce que je crois surtout que c’est la vie qui nous possède. Après on a l’impression d’avoir vécu, on se souvient d’une vie à soi comme si on l’avait choisie. Personnellement, je sais que j’ai eu très peu de choix dans la vie, que c’est l’histoire au sens le plus particulier et quotidien du mot qui m’a dirigé, qui m’a en quelque sorte embobiné. Romain Gary, Le sens de ma vie, Gallimard, 2014, p. 151 Si je jette un regard sur ce qui m’a « embobiné » au cours de la dernière décennie, force m’est de reconnaître que je suis devenu un artiste faussement désinvolte et un collectionneur iconoclaste, et que le caractère hétéroclite de mes travaux s’est enrichi de l’examen « spéculatif » des rituels du travail humain et de ses prolongements technologiques. Notamment par une sélection opérée parmi les innombrables dispositifs légués par l’industrialisation et l’histoire de la photographie analogique. Désireux de tout saisir et de tout refléter simultanément, je jouxte à mes propres photographies, une profusion de matériaux visuels épars, glanés çà et là dans l’historicité des « discours » sur la photographie. En tentant d’unifier le tout dans un continuum cohérent – dangereusement « nostalgique » pour les uns, « bêtement » binaire pour les autres – je rétrécie le temps disjoint dans un présent rêveur et poétique, j’agence dans un ordre que je voudrais idéal, des appariements amusés ou solennels2. Certaines photographies, créées lors de la prise de vue proviennent des travaux consacrés aux chambres noires et aux appareils anciens3. L’album contient surtout, nombres d’œuvres créées à partir de documents, d’artefacts et d’images vernaculaires, tels des tirages de photographes à l’oeuvre dans leur chambre noire, de photographes photographiant et d’imprimés aux couleurs exhaltées. La concrétisation de cet inventaire est une gageure pour démêler l’écheveau des images qui m’a permis d’entrevoir des stratégies esthétiques nouvelles, déjà à l’œuvre dans mes actes créatifs immédiats. L’importance que revêt le dénouement de ce corpus monographique me permet d’insister sur le fait que je suis autant un artiste qu’un collectionneur d’images anonymes. Il prend à témoin d’un point de vue métaphorique et « fictionnel », mon attachement sans cesse réitéré au fondement des images, des livres et des archives, à leur retentissement au centre de mon existence, à la manière dont ces objets médiateurs ont structuré et dynamisé ma présence au monde et mes accomplissements artistiques.
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Ce corpus hétéroclite prend sa source dans l’arrière-scène mythique de la photographie, dans la préhistoire de la frénésie numérique. Ce faisant, je m’emploie à déployer un récit dans le récit, comme un métalangage où le « narrateur » est le photographique plutôt que le photographe. C’est l’objet technique et sémantique, ses représentations, ses affects et son legs esthétique, qui déroulent le fil narratif du « récit » et nous « racontent » sur un mode poétique l’envers du décor. Dans les doubles pages, j’interroge dans une forme syncopée, les actes de la photographie, ses usages et ses savoirs. Parallèlement aux photographies créées, j’intègre par le biais de la numérisation des photographies qui proviennent d’amoncellements de « ruines » léguées par les dispositifs à l’halogénure d’argent et que j’ai extirpées du déversement d’archives offertes par les revendeurs de photographies anciennes. Dans une surenchère avec les enrichisseurs, j’atteins des instants de paroxysme au moment de découvrir une fois l’enveloppe décachetée, que la photographie convoitée, souvent l’unique spécimen, m’appartient désormais. Ces photographies, nouvellement « latentes », agrandies sous l’éclairage inactinique de la chambre noire, se retrouvent en parfaite harmonie avec mes photographies qu’elles viennent additionner de strates mémorielles familières et étrangères tout à la fois. C’est là que réside, la contrepartie de l’époque triomphante du numérique et par conséquent, celle du déclin de l’image argentique, caractérisée par le désintérêt pour les instantanés, les photos de presse et de studio, les albums de famille et les diapositives, désormais jetés aux oubliettes, souvent purement détruites, anéanties. Ces « reliquats » font écho chez moi à l’émergence d’une vérité sensible, indicible et inconsciente. Ainsi, au gré des circonstances de l’existence et de ma manière d’être et de réagir, j’œuvre avec l’objet trouvé, fut-il, imparfait, approximatif, lacunaire. Tout en remettant en question les fondements même de l’histoire de la photographie, les images vernaculaires, numérisées et visibles sur l’écran de mon ordinateur, ont damé le pion au viseur-écran de la caméra numérique et au chromatisme des pixels, reléguant au placard le stigmomètre de mon appareil à télémètre et la photographie à l’halogénure d’argent. Contrairement aux fichiers stockés sur les disques durs des ordinateurs ou synthonisés dans le iCloud, les images anciennes doivent leur survie à l’existence d’un support matériel : le négatif, le tirage, la diapositive et le polaroid. La densité rythmique du corpus mis en place dans une sorte de fièvre jubilatoire, – comme si j’avais résolu un casse-tête d’images, somme toute badines – est une manière de me mettre au défi et de me prémunir contre les exigences de la seule prise de vue. En repensant la notion d’auteur et d’appropriation, je cherche aussi par cette quête « conceptuelle », à restituer une archive dispersée et à me réinventer. La numérisation et le traitement informatique de ces matériaux « pauvres », redonnent vie à ces témoins délaissés et rendent émouvant le ressenti de ces empreintes mémorielles.
Par ce remue-méninge, je fais affluer des instants et des sentiments que seules les images peuvent susciter. Je poursuis un commentaire poétique sur l’acte photographique et l’émotion des images vernaculaires. Ainsi, en faisant la part belle aux photographies trouvées des chambres noires, j’observe les actes passés de la photographie, perpétrés anonymement dans la pénombre inactinique. J’y hume les chimies, j’y entend le déclenchement du mécanisme de l’obturateur, et c’est comme si j’accomplissais moi-même la prise de vue. Des images fraternelles, issues de la culture populaire, qui m’inscrivent dans une lignée et démultiplient le va-et-vient entre soi et le collectif. Je prends acte de la « théâtralité » de mon surmoi d’autodidacte éduqué dans l’indicible des images et des histoires familiales abracadabrantes et du fait que les circonstances de l’existence ont fait de moi le dépositaire des photographies de famille, le mémorialiste des images vernaculaires oubliées. Tout précurseurs que mes travaux aient été il y a une dizaine d’années, ils s’inscrivent désormais dans les nombreuses déclinaisons de la post-photographie analogique et rejoignent le terreau fertile de nombreux artistes dont les préoccupations sont nourries par des questionnements similaires. Au fil de leur évolution, mes travaux ont rassemblé une oeuvre pluridimensionnelle, puisant dans la sociologie, l’anthropologie, l’autobiographie, la sociobiographie, l’intime et le collectif, proche parfois de « l’écriture » photographique journalière. Dans ce lieu unique et sans égal du livre, j’invite le « lecteur » à un travail de remémoration des histoires individuelles et collectives. Dans ce palimpseste, nimbé d’une aura fantasmatique, il pourra s’identifier aux affects réfractés par la photographie et son cortège iconographique. 1
Entretien filmé dans le cadre de l’émission « Propos et confidences », diffusée à Radio-Canada, le 7 février 1982.
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évéler une vérité sensible au gré des mouvances et des oublis de la mémoire. C’est déjà ce que je m’efforçais de R circonscrire à la fin des années quatre-vingt avec la création des corpus Les tremblements du cœur et Éclipses et labyrinthes.
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es œuvres sont extraites de Darkroom, publiée en 2007, sous la direction du photographe britannique Martin Parr, C chez Nazraeli Press et de Photogénie et obsolescence de la chambre noire, publiée en 2013 chez Kehrer Verlag.
Michel Campeau 31.05.14 29.01.15
Révélant chez moi une nécessité psychique incessante, mes travaux sont atypiques et constamment réinventés. Ils ne sont tenus à aucune obligation esthétique et ils répondent aux contraintes de mes états d’urgence et reconduisant le rapport instinctif que j’entretiens depuis toujours avec la vie et la création. Au cours des dernières décennies, accompagnant l’amenuisement des actes de la prise de vue, j’ai fait appel aux autres dans le but d’enrichir le contenu de mes travaux d’une bribe de la sensibilité qui ne soit pas le fruit de mon unique regard. En accédant à l’inédit d’autrui, je réfléchis aux usages savants de la photographie, je me rends disponible au renouvellement de mes actes créatifs, et je me place en situation de résoudre une nouvelle énigme conceptuelle, formelle ou structurelle.
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Toutes les possibilités ayant été épuisées, au moment où le cercle se refermait sur lui-même, Antonino comprit que de photographier des photographies étaient la seule voie qui lui restait, et même la vraie voies qu’il avait obscurément cherchée jusqu’alors. Italo Calvino, Les amours difficiles, 1949-1958 / L’aventure d’un photographe, Paris, Éditions du Seuil, p. 75