dire après phnom penh
charlie jouvet
words after phnom penh
Text and images : Charlie Jouvet Translations : Anne O’Connor [EN] and Ruth Thomas [DE] Copyright Š November 2014 Charlie Jouvet All rights reserved. No part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any means, electronic or mechanical, including photocopy, recording or any other information storage and retrieval system, without the written permission of the author.
words after phnom penh
Charlie Jouvet
Il y a eu toutes ces fois où tu m’as serré dans tes bras et où je n’ai pas su t’embrasser. Il y a eu toutes ces fois où je t’ai embrassée et où tu as détourné la tête en souriant pour que je ne puisse baiser que ta joue. Et puis il y a eu ce soir au début d’avril où tu es venue chez moi, tard. J’étais surpris car c’était la première fois. Tu avais sans doute besoin de te réfugier quelque part et tu as choisi de le faire chez moi. Les mois et les jours précédents nous avaient conduits à ce moment. Doucement, tu m’as laissé t’approcher et nous sommes devenus quelque chose de nouveau. Mais tout d’un coup, tu t’en es rendu compte et tu es partie. J’aurais dû te retenir pour que nous parlions, t’embrasser encore, insister, m’accrocher à la vie, te montrer encore plus fort, plus ouvertement que je t’aimais, que ma vie en dépendait et qu’il y avait quelque chose pour nous ici, mais je t’aimais déjà trop pour vouloir t’imposer mes sentiments — Je t’ai laissée partir. Je me persuade que cela n’aurait rien changé car tu savais déjà tout depuis le premier jour. Mais je ne me doutais pas de ce qui allait nous arriver à tous quelques jours plus tard et que je n’aurais plus jamais la chance d’être aussi proche de toi. Aujourd’hui l’orage est passé. Comme beaucoup d’autres, il t’a emportée. Il nous a tous emportés mais certains en sont revenus. Pas toi. Ce n’est que maintenant, après toutes ces années, que je peux commencer à comprendre, à entendre tous les mots que j’aurais dû te dire et qui sont aujourd’hui à jamais inutiles. Ils auraient peutêtre changé nos vies, nous serions peut-être encore là tous les deux ou j’aurais peut-être
moi aussi disparu. Mais je suis là, seul, dans le monde qui reste et qui, sans toi, n’est plus que l’ombre du monde. Je me retrouve avec cette vie grise, vide, aplatie dont je ne sais pas quoi faire. Nous parlions tous les jours. Il n’y a plus que le silence. Il me faut accepter que plus rien ne viendra de toi, que plus rien ne viendra. Il ne reste plus aucune route, plus aucun ciel, plus aucun goût, plus aucun contraste, plus rien à attendre, à espérer, plus de raison d’être curieux ou intéressé puisque tu n’es plus là. Il n’y a plus que des occupations, des distractions. Chaque heure du jour est devenue une épreuve, un défi. Chaque tour d’horloge est une sorte de misérable petite victoire, ou une défaite, je ne sais pas, mais à coup sûr une heure de moins avant la fin puisqu’il y a une fin et que je voudrais y être. Comment supporter tout ce temps qui vient et dans lequel tu n’es pas ? J’ai peur de rentrer chez moi car je sais que je vais tourner entre ces murs, ressasser, imaginer. Pourtant, c’est à cet endroit que je veux être car je peux, sans gêner personne, continuer à penser à toi et essayer d’épuiser toutes ces idées jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus aucune. Et puis vient le milieu de la nuit. Je voudrais dormir, mais je ne sais plus comment faire. En pleurant peut-être ou alors grâce à quelques mots de toi qui me donneraient la paix dont j’ai besoin. Mais le sommeil ne veut pas me prendre. Et si par chance ou obstination, il y arrive enfin, la profondeur à laquelle il m’emporte ne change rien, le manque vient me chercher au tréfonds pour me rejeter subitement à la surface de ce lit, au milieu de cette pièce sans issue qui n’est pleine que de mes cauchemars et de mes angoisses.
C’est alors le pire moment, celui où j’ai peur du jour qui vient, vide, absurde et douloureux, et de tous ceux qui le suivront. Les journées ne s’emplissent que de ce vide, de ce manque de toi qui est enraciné en moi et qui s’alimente de chacune de mes respirations. C’est lui qui m’oblige à me tenir aux murs pour ne pas tomber, pour ne pas m’effondrer en dedans. C’est encore lui qui me fait pleurer alors que je marche dans la rue. Je bascule la tête en arrière pour empêcher mes larmes de couler. Je n’arrive pas à m’expliquer la nature de ce manque que j’éprouve constamment. Il y a cette sensation lancinante, mais il y a aussi ces vagues soudaines, comme des respirations mal prises. Alors que je suis occupé à quelque chose, d’un coup, une douleur me monte dans la poitrine et me défait. Ce vide que tu laisses en moi se comprime et aspire tout. Mon corps se contracte et absorbe ce sentiment. Tu me manques de la manière la plus essentielle. Je ne veux qu’une chose, je n’ai besoin que d’une chose : être près de toi. C’est près de toi que je cesse de vouloir être ailleurs. C’est près de toi que les parties du monde sont à leur place. Pourquoi toi ? Pourquoi si fort et tout le temps ? Pourquoi n’es-tu pas là ? Je me rends compte que tu étais ma mesure du monde, celle à travers laquelle il me touchait. Les choses n’avaient un intérêt que parce que je voulais savoir ce que tu allais en penser, parce que nous allions le partager. Cela ne se peut plus et rien dans le monde n’a donc plus de raison d’être. Je repense à cette citation que je t’ai un jour envoyée et qui dit que nous sommes
là où nos pensées vont. Je force mon esprit à ne plus aller vers toi. Je ne dois plus nourrir l’idée que j’ai de toi, la faire grandir et s’étendre en moi. Je dois la mettre de côté, dans un coin sombre, et la laisser s’assécher. Je dois renoncer à tout ce qui me faisait, tout ce que je voulais être. Combler un gouffre avec les mains attachées dans le dos. Tout autour de moi me fait penser à toi et me dit que je ne le partagerai pas avec toi. Tu étais ma mesure, la condition de ma relation au monde et maintenant je ne vois plus rien, je ne peux plus rien. Il y avait une qualité entre nous, une qualité dont on fait des vies. Cela n’est en rien la promesse d’un futur, mais c’est un beau début. J’en étais le premier étonné car tu n’étais rien de ce que j’attendais. Tu n’étais que surprises et premières fois. Chaque nouvelle chose de toi aurait pu me déplaire, mais je me surprenais à tout accepter comme autant de cadeaux. Tu avais cette faculté de rendre ma vie meilleure et plus grande en m’apprenant et en y ajoutant toujours plus d’espace. Tout de toi me plaisait et me montrait un chemin dont je ne connaissais pas la fin, une vie enfin plus grande et hors de moi. Tu es devenu sujet d’adoration car je ne sais pas aimer sans adorer. À chacune de tes lettres, je savais que tu avais pensé à moi en l’écrivant, que j’avais été, quelques instants, présent à ton esprit. C’est ainsi, à ton esprit, que mon existence se justifiait et que je pouvais enfin respirer et être au monde. Tu n’écris plus, alors l’air me manque. C’est sans doute la raison pour laquelle mon cœur est toujours serré et douloureux. Je voulais tout te donner et si tu avais voulu, tout prendre de toi, le lumineux comme le
sombre, l’histoire et les peurs. Ce fut mon seul orgueil : faire partie de ta vie et exister. Pour cela, j’avais besoin que tu m’acceptes, moi tout entier, comme je suis et cela aurait signifié que le monde lui aussi m’acceptait. Ainsi, j’aurais pu être. Tu étais la voix du monde, son unique représentante. Maintenant je reste sur le seuil, à la lisière de tout. Ma vie a simplement perdu cette ampleur. Ta présence, tes goûts, ton caractère et ton histoire me manquent. Toutes ces dimensions, toutes ces étendues sont à jamais perdues. Je dois vivre dans ce monde diminué, rabougri et je sais aujourd’hui tout ce que ma vie ne sera jamais. Je sais qu’il n’y aura pas ton corps et sa chaleur qui rend tout enfin simple et intelligible, qui abolit toutes les peurs. Il n’y aura pas cette beauté qui n’est pas la beauté, mais qui est simplement la tienne. Qu’en dire sinon qu’elle dépasse mon entendement, ma capacité d’élaboration et donc d’élocution, que je n’ai jamais pu trop intensément te regarder car j’aurais alors tout abandonné à la folie. Ta beauté est un impossible de ma pensée. Elle me brûle de ne pas me vouloir. Elle seule peut me réveiller de douleur quand je la rêve. Il n’y aura pas non plus de promenade sur les bords de la rivière, à la nuit tombante, au moment où la température s’abaisse et où la ville est gagnée par le silence. Je ne verrai pas cette légère brise jouer avec ta robe. La couleur sur tes ongles. Je ne sentirai jamais ce même souffle d’air frais nous envelopper. Tu ne me tiendras pas dans tes bras, mon centre du monde. Il n’y aura aucun baiser, aucune étreinte, aucune chaleur entre nos corps, aucune lumière du matin sur ta respiration, aucune paix. Il n’y
aura pas non plus de voyage en voiture sur les routes crevassées qui mènent vers le nord du pays pour aller y voir les terres rouges qui recouvrent tout, finir par tomber en panne et nous retrouver perdus, seuls, au milieu du monde. Je ne te verrai pas sous la pluie diluvienne lors de la prochaine saison ou sur le fleuve en remontant vers les temples. Le monde est si grand et cela ne sert maintenant plus à rien. Nous ne danserons pas, tu ne seras pas dans mes bras, moi dans les tiens, et je n’aurai jamais la chance de pouvoir te dire alors des choses sans prononcer un mot. Nous ne boirons jamais assez ensemble pour en arriver à être soûls et nous dire des choses que l’on regretterait le lendemain. Nous ne fêterons aucun de tes anniversaires. Je ne te verrai pas vieillir et peut-être devenir mère. Tous ces moments qui font une vie ne feront jamais la mienne. Alors de quoi pourra bien être faite ma vie ? Peut-être de ces images que je veux garder en tête, ces images de choses qui n’arriveront pas et que j’assemble pour qu’elles deviennent une histoire, une vie derrière mes yeux clos. Je peux sentir les odeurs, être ébloui par le soleil, ressentir le temps qui s’écoule, entendre ta voix, te voir apparaître tout sourire dans l’encadrement d’une porte, deviner les formes de ton corps sous les couvertures, me laisser porter par ton enthousiasme et ton énergie lorsque la vie me pèse et que je ne sais plus rien, lire par dessus ton épaule les pages d’un livre, t’écouter respirer pendant ton sommeil, te voir sortir de l’océan que tu aimes tant, voir tes angoisses profondes refaire surface et te faire comprendre que tu n’es pas seule face à elles et que toute ma vie est là pour toi si tu veux, simplement échanger
un long regard et rester silencieux, cuisiner pour toi et voir à ton sourire que tu apprécies, avoir le bonheur de te voir t’abandonner blottie dans mes bras jusqu’à t’endormir et avoir d’un coup envie de faire pareil pour te rejoindre, souffrir de ton absence lorsque tu es loin tout en espérant, égoïstement, que tu souffres de la mienne et que cette distance ne durera pas trop, sentir tes cheveux, t’embrasser et t’embrasser encore. J’invente mes souvenirs. Et peut-être qu’en continuant à créer assez d’images, je finirai par croire que tout cela existe et par arriver à me libérer enfin. Je ne sais si cela m’aide ou me retient mais je n’ai que cela. Et puis il y a aussi toutes ces choses que je ne peux imaginer car je ne peux savoir ce qu’aurait été notre vie, mais ces choses-là aussi, même si je ne les sais pas, je voulais les vivre avec toi. C’est pour moi que je suis triste et que je pleure. Quelle que soit la manière dont je considère la situation, malgré tous les espoirs dont je n’arrive pas à me défaire, je me retrouve seul avec le reste de cette vie, face à ce mur, ce rien, cette impasse, cette infertilité, ce ratage, cette béance. Je dois accepter cela comme étant la nature définitive du reste de ma vie. Je t’ai vue dans un rêve. Ce furent alors quelques instants gagnés sur l’abîme, une brèche. Mais je me réveille toujours du mauvais coté, du côté où ce mur est bel et bien là et où chaque visage ne sera plus jamais ton visage. Le plus facile serait de vouloir oublier, oublier même que tu aies jamais existé pour que cette souffrance et ce manque s’en aillent enfin. Mais cela reviendrait à nier ces sentiments, cet amour qui a été et qui a rendu, un instant, le monde supportable
et possible. Je ne peux pas renoncer à cela. Cet amour est mon seul bien et je t’aime toujours. Doucement, malgré moi, la tristesse s’efface. On ne peut pas rester triste très longtemps, c’est trop fatigant. Elle s’efface pour laisser place à l’angoisse et à l’ennui. Et tout cela finit par former en moi une matière noire et lourde qui vibre et fait tout trembler sans cesse. Mais avec le temps, cet agrégat se stabilise, cesse de vibrer, se solidifie et se transforme en une pierre noire, sourde et immobile. Tu es partie ce soir du mois d’avril avec une part de moi. Une part que je ne retrouverai jamais et qui a laissé derrière elle ce vide. C’est là que vient tout naturellement se placer, sans qu’elle ne puisse tout à fait le combler, cette pierre noire. Elle devient mon centre de gravité, elle me leste et ressemble de plus en plus à la pierre que je voudrais voir m’emporter vers le fond. Je retourne à mon désert, à ce silence. Chaque nouveau jour me pliera un peu plus aux nécessités de ce chemin. Je sors prendre l’air, je mesure le poids de chacun de mes pas, je ne veux pas que l’on me voit, j’essaie d’être bon, je me vide, je suis incapable du moindre projet, je m’accroche à la rambarde lorsque je monte les escaliers, je voudrais que mon corps m’abandonne, je supporte mal la chaleur, je suis perdu, je ne peux m’empêcher de te chercher partout dans Phnom Penh, je mange parce qu’il faut manger, je vis parce qu’il faut bien s’occuper et parce que je n’ai pas le droit de mourir, pas encore.