Sur la piste des derniers hommes sauvages
Sur la piste des derniers hommes sauvages
Dans un monde hostile, projeté par les Ingénieurs du Grand Tracé pour faciliter le passage des Machines, des hommes et des femmes tentent de survivre. Ils créent une géographie autre, des parcours alternatifs, des itinéraires bis… Comme on piste les lapins de garenne, voici le recueil de traces d’humains rendus à la nature, une nature technocosmique construite par leurs congénères Modernes à l’usage des Machines, auxquelles ils préparent le terrain. Bientôt, l’Homme, obsolescent, laissera la place à son digne successeur. L’exoévolution est en marche. Ceux qui ne veulent ou ne peuvent passer le relais, muter ou s’hybrider évoluent dans les recoins que la Machine crée en se déroulant. Pour évoluer entre ces mondes ils créent des pistes, exactement comme les animaux sauvages.
Un monde neuf a été enfanté. Un monde vaste, complexe, et surtout brutal. Il n’a pas de mère. Un père monomaniaque, Architecte visionnaire, poète technofasciné dans un univers peuplé de Machines. Ses frères et sœurs, le Progrès, le Bonheur, l’Ordre… une famille mégamachinique.
Lorsque j’emprunte les chemins du Technocosme, je circule à travers les éléments d’un monde qui m’est propre en tant qu’Humain Moderne Motorisé. Ce monde crée un extérieur, l’Espace Vert ou Nature. Il n’est qu’un décor, un fond, l’ensemble de ce qui reste lorsque la Machine s’est déroulée. Très souvent la limite entre les deux côtés du décor est ténue : une rambarde de sécurité, un talus (forme « naturelle » la plus répandue à l’époque du Grand Déroulement), un grillage. Cette limite suffit à ce que je ne m’y rende pas ; en même temps, à quoi bon, je n’ai rien à y faire.
Lorsque je me fraye un chemin, ne suivant que mon désir de sortir des sentiers battus, empruntant ou créant des pistes, je ne me laisse pas réduire à l’humanoïdité modernomotorisée. Le monde est un tout, je ne suis pas enchaîné par lui, mais il est là, de fait. Cela implique un retour à la naturalité, à l’animalité, à l’irréductibilité de l’homme à son rapport à une technique réifiée. Cela implique de s’extraire de la Machine et de regarder le monde d’un œil neuf, comme une ruine en devenir. Ces pistes sont-elles les marques de l’arrivée d’une nouvelle ère, où la Mégamachine urbaine n’est plus un fantasme, mais un fait banal, bien ancré, prêt à être recouvert par une nouvelle couche narrative utopique ? Ou la preuve que des univers parallèles existent…
Nous sommes des animaux Étudier les indices laissés par ce qui semble être nos congénères, à la recherche d’animaux mythiques dont on n’aperçoit que les traces… Le territoire relativement bien conservé du Gand Carrefour permet une observation fine de ces grands animaux. Car nous sommes des animaux, n’est-ce pas ? Nous avons quelque chose en plus certes, mais quoi ? McKenna nous explique que les modifications de l’environnement y sont pour beaucoup ; en descendant des arbres, en s’aventurant dans les grandes savanes peuplées d’immenses troupeaux d’ongulés, les hommes se sont redressés. Ils ont changé leurs habitudes alimentaires et découvert, poussant sur les innombrables bouses laissées sur le sol, des champignons hallucinogènes. Ceux-ci, par leur action psychotrope, nous auraient permis de développer notre conscience, le langage, nos capacités d’abstraction, tout ce qui fait la singularité assumée de notre espèce… Ce n’est qu’une hypothèse, bien sûr.
Les modifications environnementales sont aujourd’hui telles qu’on pourrait songer à les comparer à celles qui eurent lieu pendant cette période de l’humanisation des grands singes. L’émergence (la construction consciente ou pas) d’un Technocosme, d’un milieu proprement humain (bien que machinique en réalité), constitue une modification de l’environnement majeure. Des adaptations sont nécessaires pour y évoluer. Des prothèses techniques permettent de s’y mouvoir. Et ceux qui arpentent ce technomonde sans ces prothèses s’apparentent à des humains encore « sauvages ». Le Grand Carrefour nous donne à voir une expression accomplie, poussée à l’extrême d’une typologie d’établissement spatial technohumain. Comment se fait la rencontre entre les « Sauvages » et cette sédimentation de rêves, normes, calculs, politiques visionnaires, désirs d’émancipation de la nature ? Que nous dit cette rencontre sur l’humanité ou ce qu’il en reste ?
Des pistes Le désir s’exprime dans ces pistes. Elles balisent des itinéraires bis, alternatifs. Les Ingénieurs sont-ils vraiment humains ? Si c’était le cas, ils auraient pensé à leurs congénères. La voiture est-elle une extension du corps ? Une prothèse technique permettant la mobilité, l’ubiquité, la liberté ? Une autre forme de liberté s’exprime dans la marche. Je le répète, nous sommes des animaux, c’est ce que les pistes confirment. Nous arpentons le terrain, qu’il soit forgé par les forces de la Nature ou par cette nouvelle puissance qu’est l’agir technohumain. Nous dessinons des pistes, comme les autres. Ces pistes naissent d’elles-mêmes. Elles ne sont pas préméditées, pas projetées, elles surgissent de la contingence, de la nécessité de traverser les obstacles. Le Grand Carrefour est un territoire d’obstacle. En voulant relier, abolir les distances, permettre la mobilité pour tous, les Anciens Ingénieurs ont créé une frontière, un dédale, un territoire hostile à tout humain non muni de sa prothèse métallique.
Ainsi, ce Haut Lieu de l’échange de flux, de passage, symbole de la vitesse et de la fluidité s’est progressivement transformé en une anomalie, une singularité dans le paysage, un no man’s land, zone de transit et de transfert. La découverte de ce nouvel état des non-lieux a provoqué une série d’adaptations de la part des Organisateurs. De nouvelles voies de communication furent ouvertes, on tenta de trouver des points sensibles, des zones molles entre les plaques de la cuirasse du monstre pour y greffer des stations et permettre aux humains non hybrides de s’y rendre. Ces installations pionnières permirent de mettre à portée des sous-hommes non motorisés les ressources dont regorgent le Grand Carrefour. Mais leurs limites furent rapidement atteintes. L’organisme hybride, mi-béton, mi-pétrole n’offrit que très peu de prise à ces tentatives d’apprivoisement. Les piétons durent se frayer un chemin à travers les tentacules de bitume, quitte à sortir des sentiers battus et retourner vers la verdure première.
Le monstrueux organisme ne cessait de s’étendre, si bien qu’il finit par se substituer au sol existant. Celui-ci, plongé dans une pénombre permanente, se transforma en une gigantesque cavité, créant un univers désormais sous terrain, peuplé d’êtres nyctalopes. La vaste prairie des origines était devenue un enfer, une jungle sombre et impénétrable. La forêt des piliers de béton, les artères busées où s’écoulaient les fluides vitaux de la concrétion géante de béton-bitume-métal rythmaient la progression des êtres sauvages dans cet « en dessous » inhospitalier. La brume fétide continuait inlassablement de se propager d’on ne sait où. Sur la face supérieure du monstre se déroulaient des bandes de surfaces planes où des Machines servantes évoluaient en toute liberté, comme des oiseaux sur le dos d’un buffle gigantesque. Sans un bruit, il étendait son territoire, inexorablement.
Des Sauvages ? Il est difficile de croire qu’encore aujourd’hui, dans un pays parfaitement civilisé, en un lieu qui symbolise la puissance de l’Organisation des Nouveaux Humains, vivent des Sauvages. Malgré mon incrédulité j’ai bien dû me rendre à l’évidence lorsque pour la première fois je détectais une de leurs Pistes. Je savais que m’aventurer dans les méandres du Grand Carrefour m’exposait à des faits étranges ou inexplicables, que cet endroit était une zone grise, hybride, où la Modernité était tellement extrême, s’était installé avec une telle hâte et une telle énergie, qu’elle avait oublié de sécuriser l’ensemble de son enceinte.
Ce fut d’ailleurs le cas dans la majeure partie des infrastructures de la Modernité dans sa phase croissante. La hâte a été telle que des approximations ont été fait ; les flux, plutôt que d’être totalement séparés de l’espace naturel par d’épaisses parois de béton, ont laissé des failles béantes reliant les deux mondes. L’intégration totale du Technocosme, sa complète séparation d’avec le monde naturel ne fut pas réalisée, ou très partiellement. Les Anciens Ingénieurs n’étaient peut-être pas assez aguerris pour cette mission finale, qui impliquait qu’ils abdiquent tout ce qu’il leur restait de vieille humanité et plongent à corps perdu dans la conception post-historique de l’Homme.
Cette non-intégration, donc, était-elle consciente, ou relevait-elle d’un acte manqué, d’un sursaut de l’inconscient collectif se rebellant contre son autodestruction programmée ? Nul ne le saura, tant nous savons qu’il ne reste que les Sauvages pour nous éclairer sur le sujet. C’est d’ailleurs certainement la part de sauvagerie qu’il restait aux Anciens Ingénieurs de la seconde génération qui, de manière totalement autonome, contournant la conscience rationnelle de ses hôtes, permit de laisser cette zone libre pour une future colonisation, discrète, mais bien réelle, par les survivants de l’Ancien Monde.
Genèse Voici un extrait d’un texte que j’ai réussi à dénicher dans les sur-sols de la Très Grande Bibliothèque. Ce texte, quoiqu’assez récent, semble décrire la transition qui a vu la formation de ce sous-groupe humanoïde que l’on appelle communément « les Sauvages » :
« Perdus sous quelque chose, voilà le sentiment qui s’imposait à eux. L’Histoire s’était arrêtée. À un moment, mais quel moment ? Pas de rupture, pas de catastrophe, un long glissement sur une pente douce mais à la viscosité implacable. Ils ne s’en étaient pas rendu compte, jusqu’au jour où ils se retrouvèrent coincés. Ils avaient perdu l’habitude de regarder le ciel, où les étoiles ne luisaient plus depuis longtemps. Un jour ils levèrent les yeux là-haut, inconsciemment, comme si leur cerveau reptilien déboussolé tentait de retrouver un nord, et, scrutant le ciel mauve barré de filaments iridescents, où d’ordinaire Venus seule scintillait faiblement, ils ne virent rien. Pas le rien du vide, l’espace, le cosmos. Un rien plus inquiétant. Ils ne percevaient plus la profondeur de l’infini. Leurs pensées semblaient se réverbérer sur un obstacle, sur un fond. Les sons leur parurent plus métalliques, avec un écho sourd, des harmoniques criardes, comme dans un parking souterrain. Le soleil, qui lui aussi faisait des apparitions de plus en plus rares, avait désormais disparu. Il ne s’était pas éteint, mais avait été éclipsé. Le soleil, même lui, ils l’avaient perdu de vue, avant qu’il ne leur soit soustrait. Mais comment ? Comment n’avaient ils rien vu ? Tout était perdu, car ils avaient laissé filer l’essentiel. »
Les Sauvages Personne ne sait qui sont les Sauvages. Il est très difficile de les apercevoir. Leur instinct est encore intact et ils perçoivent instantanément la présence des intrus. Notre inattention leur est bénéfique. Personne ne s’attend à croiser un Humain Non Motorisé dans les parages. Les conducteurs regardent la route, essayent de s’engager sur le Grand Carrefour, ce qui en soi est un acte de bravoure. Un des premiers à avoir décrit en détail l’existence des Sauvages devait sa rencontre avec l’autre côté de la rambarde à un accident de la route. Il fut précipité dans un de ces endroits vert et gris qui échappent au regard et y demeura des semaines avant de pouvoir s’en échapper.
Sa description des Sauvages fait froid dans le dos. Leur activité se résume à la recherche des Ressources. Ils ont une connaissance précise de leur emplacement et de la manière de se les procurer. Ils peuvent passer d’un monde à l’autre à leur guise. Ils sont discrets, leur pas est agile et rapide. Leurs yeux renvoient une détermination sans faille et leur regard se porte systématiquement vers l’horizon. Ce récit, bien que fondateur, est tout de même partiel, voire inexact. Les Sauvages entretiennent des formes d’expressions artistiques très élaborées, ainsi que des rituels réguliers de destruction de richesses. Ceci va à l’encontre de toutes les théories d’éthologie humaine établies jusqu’à présent. J’irais même jusqu’à dire, quitte à m’attirer les foudres des différentes Écoles Normales, que certains de ces Sauvages ne sont pas si différents de nous. Peut-être un jour parviendrons-nous à communiquer avec eux, à comprendre leur soudaine soustraction à notre monde et à les réadapter à une vie normale.
Stoppée net dans son élan, l’Histoire laisse place aux histoires. Les fantômes chassés des caves et des greniers par la Modernité ont élu domicile dans de nouveaux lieux. Ils sont désormais des fantômes collectifs. Un monde sans caves ni greniers, voilà le projet moderne. Mais les souterrains continuent à être creusés… Et c’est un véritable enchevêtrement de tunnels, de catacombes, d’égouts, de puits, de parkings sous terrains qui vient se substituer à nos caves. Les fantômes ont déménagé, ils se sont réunis dans cet anti-monde, véritable shantitown des esprits expulsés. Ils ont vécu en marge, clochards mythologiques, et se sont réapproprié cette banlieue des âmes. Certains explorateurs les ont vus. Ils ont compris où s’était perdu (et retrouvé) le mystère d’autrefois. Terra incognita, crièrent-ils. Un cri qui résonne durement dans les bunkers, enfin.
Merci Ă G. Anders, J. G. Ballard, M. Mauss, T. McKenna, L. Mumford
Photographies : Antoine Séguin Textes : Adrien Krauz Illustrations : Soo-Jung Park, Simon Jean Loyer
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Composé en Garamond Imprimé sur Cyclus digital, 140 grs, label Blue Angel
Imprimé en Mai 2015 par Uneidéeuneimpression, Toulouse, France Relié par Marie Puntous, la feuille volante, Toulouse, France