Hors-série Mode

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BUONOMO & COMETTI

Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 19 septembre 2015

MODE UNE SAISON MAGICIENNE

NICOLAS GHESQUIÈRE DANS SA LUMIÈRE


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Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

Mode

ÉDITO

Pour continuer le parallèle avec le monde de l’art du XVIe siècle, le souci des créateurs et des couturiers de gérer leur image de manière parcimonieuse, de distribuer leurs interviews au compte-gouttes, évoque la pratique du «chiaroscuro». Cette manière de se mettre en lumière tout en restant dans l’ombre. Nicolas Ghesquière m’a offert son temps et quelques confidences avec beaucoup de générosité, m’épargnant le souci d’aller en quête de ses secrets. Dans une rare interview, on découvre la trajectoire de cet autodidacte acharné qui envoyait ses dessins de mode depuis Loudun en Poitou-Charentes comme autant de bouteilles à la mer. Il y eut heureusement de belles mains pour les recueillir. Un destin peu envisageable aujourd’hui, époque où l’on élit les élus. Le partage d’images diverses prises aux quatre coins du monde et diffusées instanta-

Le monde va vite, la mode un peu moins (je ne parle pas de la fast fashion, qui élude la longue phase de la création pour s’en tenir à celle plus rapide de la copie souvent servile). Il faut du temps pour concevoir une collection. Il est difficile de faire naître l’imprévisible tous les trois à six mois. Les grandes maisons qui ont des lettres, et des archives, et des moyens, se battent sur le terrain de l’unicité, puisant dans leurs savoir-faire ce qui pourrait faire la différence. Pas étonnant dès lors que de plus en plus de marques se mettent à la customisation et à la demi-mesure: on vit une époque où l’on personnalise jusqu’à son café «tall-decaf-caramel-macchiatto-extra-dry». Le partage d’images exhumant la beauté du passé sur les réseaux sociaux les assiste de manière involontaire dans leur démarche: la mode a une histoire, elle est née bien avant Internet, et la Toile a le bon goût de s’en souvenir.

SYLVIE ROCHE

10 Inspiration nature

Robe entièrement brodée de sequins or et argent, escarpins Inspired, Boîte Promenade Malletage, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Louis Vuitton.

De nombreux créateurs ont succombé à l’esprit «bohemian chic» comme s’il s’agissait d’exprimer une rupture avec les codes, d’amalgamer les époques, de jouer la carte de la mixité planétaire.

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Attributs chamans

Certaines pièces de la rentrée donnent envie de renouer avec la part magique de notre féminité. Sélection: Isabelle Cerboneschi et Carole Kittner

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La fin des tendances

Depuis quelques saisons, un étrange sentiment étreint, au sortir des défilés, lorsque l’on n’est plus en mesure de définir les tendances phares qui vont envahir les rues. Une question de mutation? Par Antonio Nieto

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La nature, dernier refuge de l’homme

Les collections masculines de l’automne-hiver 20152016 sont un hymne à la nature. Les hommes se fondent dans des couleurs de forêt. Par Antonio Nieto

14 Nicolas Ghesquière

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Nicolas Ghesquière, l’envol

Cela fait presque deux ans que ce surdoué de la mode a été nommé à la direction artistique de Louis Vuitton. Rencontre exclusive et retour sur un parcours hors norme. Par Isabelle Cerboneschi

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38 Brigitte

Les accessoires de Clare V.

Fabriqués artisanalement à Los Angeles, les sacs de la créatrice américaine séduisent le monde entier. Un succès indissociable de sa personnalité. Par Isabelle Campone, Los Angeles

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Backstage

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Portfolio

Reportage photographique de Sylvie Roche

Paris, extérieur jour Photographies, réalisation et stylisme: Buonomo & Cometti

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La collection capsule de Brigitte

Les chanteuses Aurélie Saada et Sylvie Hoarau, égéries de Gérard Darel, ont conçu une garde-robe minimaliste pour la marque parisienne. Interview. Par Isabelle Cerboneschi

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Sacai, détour aux sources

La designer japonaise Chitose Abe a fait du détournement et du hacking la signature de sa marque. Rencontre. Par Jonas Pulver, Tokyo

40 Sacai

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Les muses parfumées

Cet automne, les nez des parfumeurs caressent de belles légendes féminines pour les adapter au monde moderne. Par Valérie d’Hérin

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Le maquillage japonais, un jeu de rôle

La culture cosmétique du Japon s’écrit et se lit sur des visages sophistiqués, aux blancheurs de papier. Par Jonas Pulver, Tokyo et Kyoto

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Si nous sommes ce que l’on porte, nous sommes devenus un vestiaire à choix multiples et strates successives. Une sorte de QCM dont on réinventerait les questions chaque matin.

Photographies, réalisation et stylisme: Buonomo & Cometti Mannequin: Lena Hardt @ Viva Make up Chanel hiver 2015

Odyssée bohème

Par Isabelle Cerboneschi

KARIM SADLI

Il y a quelque chose de baroque dans les collections de l’automne-hiver. Des mouvements exagérés, encouragés par la longueur des robes qui se plient, se torsadent au contact de l’air, des carambolages de couleurs et d’ombres, des tentatives de mimétisme et de métamorphose, des envols et des exagérations, des confusions de genre aussi. Aucune unité de temps ni d’espace, mais des passerelles entre les saisons, les lieux, les traditions, les métiers, les siècles même. On pourrait y lire la tentative de réunir harmonieusement toutes les contradictions.

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CHRISTOPHE ROUÉ

Par Isabelle Cerboneschi

nément sur Instagram y est sans doute pour beaucoup dans ce grand melting-pot qui émerge sur les podiums de toutes les fashion weeks. Le goût d’une minorité ne s’est pas mondialisé, comme les dirigeants de certaines grandes marques auraient pu le souhaiter: c’est au contraire le goût du monde qui est venu à nous. La multiplication des fashion weeks, le souci d’une certaine éthique qui s’ajoute à l’esthétique, le respect de traditions techniques et ethniques, tout cela participe à métisser les propos. «Aujourd’hui, grâce à Internet, il n’y a rien de plus facile que de cliquer sur un bouton depuis sa maison en Europe et d’acheter une pièce dessinée par un créateur niché dans une petite ville de l’Inde», relève Karishma Shahani Khan, jeune créatrice formée à la London School of Fashion, qui a fondé la marque Ka-Sha en Inde en 2011. Depuis l’avènement du site de luxe Net-àPorter, la mode a appris à voyager dans le cyberespace.

SOMMAIRE

SACAI

FRÉDÉRIC LUCA LANDI

Clair-obscur 2.0

Couleurs d’automne

Paupières plombées, gloss carrosserie, l’on hausse le ton des fards pour affronter une saison de repli. Par Géraldine Schönenberg

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Véronique Leroy, ses rêves d’enfant

Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été. Plongée dans le monde imaginaire de la styliste. Par Isabelle Cerboneschi

Editeur Le Temps SA Pont Bessières 3 1002 Lausanne

Jupe en tweed de laine rebrodée de plumes et veste en cashmere boutonnée, le tout de la collection prêt-àporter automne-hiver 20152016 Chanel. Boots en veau velours Gianvito Rossi. Gants en daim Causse. Nos remerciements à la direction de la maison Ladurée, rue Bonaparte à Paris, où ont été prises les photos d’intérieur (Salon bleu).

Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Administrateur délégué Daniel Pillard Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi Rédacteurs Isabelle Campone Valérie d’Hérin Antonio Nieto Jonas Pulver Géraldine Schönenberg Assistante de production Carole Kittner

Photographies Buonomo & Cometti Sylvie Roche Responsable production Nicolas Gressot Réalisation, graphisme Christine Immelé Responsable photolitho Denis Jacquérioz Correction Samira Payot Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Case postale 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41-21-331 78 00 Fax +41-21-331 70 01

Publicité Pont Bessières 3 CH – 1002 Lausanne Tél. +41-21-331 70 00 Fax +41-21-331 70 01 Directrice: Marianna di Rocco Impression Swissprinters AG Zofingen La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967



Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

SYLVIE ROCHE

SYLVIE ROCHE

Mode

Andrew Gn

Chloé

PHOTOS: DR

SYLVIE ROCHE

Haider Ackermann

SYLVIE ROCHE

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Givenchy

Dries Van Noten

ODYSSÉE

Etro

L’illusion bohème, De nombreux créateurs ont succombé à l’esprit «bohemian chic» comme s’il s’agissait d’exprimer une rupture avec les codes, de jouer la carte de la mixité planétaire, tout en imposant leur unicité. De longues robes imprimées ont frôlé les podiums, portées sous des gilets ethniques ou des vestes brodées. Ces silhouettes racontaient de merveilleux voyages entre l’ici et l’ailleurs, hier et aujourd’hui et même aussi demain. Par Isabelle Cerboneschi

U Burberry Prorsum

Temperley London

ne robe avance. Ses pans de velours façon patchwork ondulent en se frayant un passage doux dans l’espace. La fille qui la porte semble flotter avec nonchalance plutôt qu’arpenter le podium du défilé Chloé d’un pas martial. Elle est suivie d’une autre robe longue où le corps n’est cerné d’aucune sorte. Il est libre à l’intérieur du vêtement. Ce sont deux libertés qui se meuvent ensemble: celle du tissu, dont le seul point d’appui se situe aux épaules, et celle du corps en dessous. Puis c’est une autre robe de velours retenue juste au-dessus des seins qui entre en scène. Tous ces vêtements sont des promesses de lendemains qui ne chanteront peutêtre pas, mais qui seront plus colorés, plus libres. La collection Chloé de l’automne-hiver dessinée par Clare Waight Keller est emblématique d’un esprit qui souffle depuis quelques saisons sur la mode. Qui n’a d’ailleurs jamais cessé de souffler: un esprit bohème, mais une bohème qui aurait les moyens. De la «vie de bohème»* chantée par Balzac au XIXe siècle, ne reste que l’aspiration à l’insouciance et l’excentricité vestimentaire. Les femmes au look «bohemian-chic» d’aujourd’hui ne vivent plus d’expédients. Elles s’habillent chez

Dries Van Noten, Burberry, Chloé, Lanvin, Vita Kin ou bien Etro, entre autres marques. Elles ont un pouvoir d’achat qui leur permet d’incarner un personnage anticonformiste, de donner l’illusion de vivre une vie vagabonde où le mot «errance» s’acoquinerait avec l’adjectif «poétique». Il y a un certain antinomisme dans tout cela, mais la mode n’en est pas à une contradiction près. L’esprit bohème a toujours flotté sur les garde-robes, sauf qu’au XIXe siècle, il ne s’agissait pas d’une mode, mais d’une nécessité. Au début du XXe siècle, un style de vie apparaît, à contre-courant de tout, émanation d’un groupe, le Bloomsbury Group, dont faisaient partie Virginia Woolf, son époux Leonard, et sa sœur la peintre Vanessa Bell, ainsi que l’écrivain Vita Sackville West, l’économiste John Maynard Keynes, pour ne citer qu’eux. Leur manière de se vêtir était à l’aune de leur mode de vie: originale et contestataire. Il n’est pas étonnant que leur philosophie anticapitaliste, leur morale libertaire, leurs mœurs libres aient trouvé des héritiers dans la beat generation des années 70. Génération qui s’est aussi inspirée librement de leur style vestimentaire, sorte de jeu de pioche qui ne devait rien au hasard. Et parce que les années 70 n’ont jamais cessé d’inspirer les

créateurs, ce sont à ces années-là que l’on pense en regardant les défilés automne-hiver de Chloé, Etro, Andrew Gn, Dries Van Noten, Burberry, et même le défilé croisière Louis Vuitton dessiné par Nicolas Ghesquière (lire p. 14).

Somptueux oripeaux Comme les femmes bohèmes hyper-chics de l’hiver 2015 (mais aussi des saisons précédentes et celles à venir), les membres du Bloomsbury Group appartenaient à la classe supérieure. Lorsque Andrew GN dessine sa dernière collection où apparaissent des manteaux richement brodés cernés de fourrure de mouton d’inspiration seventies, il évoque une garde-robe imaginaire: celle d’«une famille d’aristocrates désargentés qui utilisent les rideaux du château de la grand-mère pour se tailler de somptueux manteaux, qui réutilisent les robes de la mère», comme il l’expliquait avant son défilé. Un petit monde un peu foutraque vêtu de somptueux oripeaux. Dries Van Noten se livre, lui, à de savants télescopages de matières riches et pauvres – broderies japonaises et traîne en toile couleur mastic – et d’époque. Sa collection automne-hiver «est un voyage dans le temps et dans le monde entier, confiait-il après le défilé de mars dernier. Il y a des japonaise-

ries, des chinoiseries. Elle évoque le passé et un certain futur, mais c’est une collection à porter maintenant. J’ai respecté le passé et tous les savoir-faire, mais je ne suis pas nostalgique. Je n’ai pas envie que les femmes se comportent comme dans les années 50. Même quand on fait des grandes jupes, elles sont fabriquées en coton. Comme ça, on peut les passer à la machine. Elles sont très glamour, mais totalement ancrées dans le présent.» La bohème est un voyage, dans l’espace et dans le temps. Cela pourrait être incompatible avec l’esprit de la mode qui est régi par l’ici et le maintenant, et pourtant non. Même les grandes marques comme Chanel et Dior proposent des collections qui sont autant de ponts temporels et stylistiques. Mais à côté de ces maisons émergent des noms, des marques, qui sont aussi désirables que difficiles à se procurer. Ce qui est fascinant, c’est d’observer comment quelques rédactrices en chef de grands magazines de mode, dont l’image est démultipliée par l’effet Instagram, ont intégré des pièces d’inspiration ethnique, dans leur garderobe. Elles ont toujours adoré arborer de petites griffes impossibles à dénicher, car aussitôt fabriquées, aussitôt achetées. Mais depuis quelques saisons, la marque qui mériterait d’arborer la plus grosse pancarte «wanted», c’est Vys-


Mode

SYLVIE ROCHE

Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

Lanvin

beaux voyages immobiles hyvanka by Vita Kin. La créatrice ukrainienne refuse toute interview, toute visite dans ses ateliers de Kiev, hélas, mais dès qu’une de ses robes aux broderies d’inspiration slave est mise en vente sur le site Net-à-Porter, elle est déjà vendue. Anna Dello Russo, l’excentrique rédactrice en chef du Vogue Japon est une fervente addict.

Ethnique éthique «Depuis quelques saisons, la mode est à l’ethnique et au vintage, que ce soit dans le meuble ou dans la mode, souligne Anne-Sophie Farace di Villaforesta, fondatrice de The Hobo Society*. Ce que l’on recherche, ce sont des pièces colorées, authentiques, avec une histoire, une personnalité. Cela permet de se différencier, ce que n’autorise plus le luxe industrialisé et mondialisé. On en revient à l’artisanat, le vrai, celui des origines et des traditions. Et puis l’ethnique ne suit pas les modes. Il a traversé le temps, et cette intemporalité assure une durée de vie plus longue. On peut s’imaginer transmettre certaines pièces à nos enfants. Le temps donne de la valeur aux objets lorsqu’ils sont authentiques. Enfin chaque style ethnique est identifiable géographiquement. On envoie un message fort en jouant avec les codes du voyage et de la nostalgie.» Cet engouement pour une mode dont les racines sont fortement ancrées dans une culture très éloignée de la nôtre n’a rien à voir avec la pulsion qui nous pousse à rapporter d’un voyage lointain un vêtement folklorique qui devient caduc dès qu’il a traversé les frontières. «Nos collections portent en elles l’histoire de la confluence de l’Est et de l’Ouest, une problématique très contemporaine, et les porter c’est comme un nouveau terri-

Ka-Sha by Karishma Shahani Khan

toire à explorer, explique Karishma Shahani Khan, diplômée de la prestigieuse école London School of Fashion et qui a fondé la marque indienne Ka-Sha en 2011. Une interprétation de l’art de se vêtir très personnelle. Nos vêtements incarnent l’idée de «Pensez global, agissez local». Nos inspirations, nos tissus, les artisanats et techniques de production sont indiens, à la fois dans l’origine et l’esprit. Mais j’espère que nos collec-

tions racontent des histoires qui touchent des personnes de toutes origines. Notre but est de parvenir à exprimer la personnalité multifacette d’une femme à travers nos vêtements conçus comme des strates. En ajoutant un élément pardessus un autre, on change complètement le message transmis, un peu à l’image de la nature humaine.» Mais finalement, que recherchet-on. Quel désir, quels besoins

viennent combler ces pièces magnifiquement travaillées par des artisans d’ailleurs? Est-ce seulement le souhait de se démarquer par son originalité? «Je pense que ces pièces magnifiques répondent à un désir de voyage, dans le sens non pas de déplacement mais d’«exploration», quelque chose que l’on n’a plus réellement le temps de faire, analyse Karishma Shahani. Elles ajoutent à notre placard la couleur d’un pays que l’on ne visitera peut-être jamais. Elles représentent le savoir-faire de ce pays où l’on s’est peut-être rendu et dont on a envie de rapporter un trésor. Je ne pense pas qu’il s’agisse de combler un vide, c’est plutôt un ajout à notre personnalité multiple qui est devenue telle du fait de la globalisation et d’une exposition continue aux images multiculturelles contemporaines. La beauté de tout cela réside dans le fait que l’on adopte juste des éléments d’ailleurs qui nous intéressent, que l’on fait siens, sans pour autant abandonner ce qui appartient à notre propre culture, afin de former une silhouette qui est unique et proche de qui l’on est. On exerce ainsi notre liberté de choix. Il ne s’agit pas tant d’être original que d’être libre. Aujourd’hui, grâce à Internet, il n’y a rien de plus facile que de cliquer sur un bouton depuis sa maison en Europe et d’acheter une pièce dessinée par un créateur niché dans une petite ville de l’Inde.» Et cette possibilité de se former le regard sur une autre beauté, sur d’autres propositions, et de faire son shopping dans un gigantesque complexe multimarque et interplanétaire est certainement l’un des défis auxquels sont confrontés certains créateurs de mode et l’un des éléments positifs de la globalisation.

Hermès

Stella McCartney

Lire: «La vie de bohème», Balzac. «Scènes de la vie de Bohème», Henry Murger. «Journal d’un écrivain», Virginia Woolf. *www.hobosociety.com

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Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

DR

JUERGEN TELLER

Mode

Collier pendant Lanvin Farida en laiton, cuir tressé et cristal de roche Lanvin.

DR

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Petit sac Hudson en cuir de veau velours Chloé.

Collection croisière 2015-2016 Louis Vuitton.

Boho boots Emonk Ibiza.

DR

PAUL LEPREUX/CHANEL

DR

DR

Collection Les automnales, ombre à paupières Entrelacs Chanel.

Capeline en feutre de lapin noir avec chaîne dorée Lanvin.

FLAGRANTS DÉSIRS

Une capeline, une besace à franges, des grigris, des cristaux, un poncho, certaines pièces de la rentrée donnent envie de renouer avec la part magique de notre féminité et d’arpenter le bitume comme si c’était un grand espace sacré.

DR

L’âme chamane Sélection: Isabelle Cerboneschi et Carole Kittner

SA

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L’Haleine des Dieux, parfum de la collection Section d’or Serge Lutens. .

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Colliers grigris Harlow en laiton avec une plume d’autruche blanche Chloé.

Sac Anita Saint Laurent. . DR

DR

Cape en jacquard multicolore avec col amovible en chèvre de Mongolie Chloé.

Manchette Lanvin Farida en laiton et cristal de roche Lanvin.

Red’s Devotion, bague ornée d’un spinelle birman naturel de 9,46 carats Elke Berr. .

Boucles d’oreilles Sueño en laiton et argent. Collection Pamela Love (disponible chez Avant-garde Genève).



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Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

Mode

De haut en bas et de gauche à droite: Versace, Giamba, Alberta Ferretti, Gucci, Saint Laurent, Maison Martin Margiela, Marni, Céline, Dolce & Gabbana, Elie Saab, Hermès, Etro, Balmain, Dries Van Noten.

AUTOMNE-HIVER

Luxe éternel, affirme qu’«autrefois, la tendance était impérative… Personne ne pouvait s’en extraire sans perdre la face. D’une certaine façon, aujourd’hui, nous n’avons jamais été aussi libres en matière de mode, à tel point qu’il devient difficile d’être démodé.» La peur d’être démodé n’existerait plus? Pourtant, on ressent toujours l’obsolescence, bien qu’amoindrie, d’une coupe ou d’une couleur.

Quintessence des maisons

Chanel

L’

époque où les défilés de haute couture marquaient, à chaque saison, le début d’une course-poursuite pour «être à la mode» n’est pas si lointaine. Il y avait les clientes fortunées, qui pouvaient repartir avec un modèle de Chanel ou de Dior, tandis que les autres, tout aussi désireuses de participer à cette déferlante saisonnière, s’offraient à bas coût une part de ce rêve, grâce à leur couturière de quartier et les patrons Burda. Dans les années 50, le fameux New Look de Dior (lire LT du 9.07.2015) sera l’une des tendances les plus copiées par les petites mains. Mais depuis déjà plusieurs années, il ne s’agit plus de respecter une certaine longueur de jupe ou une largeur de carrure d’épaules. Pourtant, les boutiques ne cessent de proposer de nouveaux modèles qui, chaque saison, donnent envie aux femmes de renouveler leur garde-robe. Gilles Lipovetsky, philosophe et essayiste, auteur du Bonheur paradoxal et du

Les plaques tectoniques de la planète mode ont bougé. Les maisons de prêt-à-porter produisent de plus en plus leurs tissus, avec des couleurs, des formes qui leur sont propres, souvent puisées dans leurs archives et non soumises aux diktats des bureaux de styles, ces entités qui, avec deux ans d’avance, définissent mystérieusement les tendances des futures collections. Ces marques, au passé riche, replongent dans leurs archives et leur histoire. Certaines se rapprochent de la haute couture tant par leur savoir-faire que par les matériaux utilisés. Elles font appel au même artisanat du luxe qui magnifie le vêtement et le transforme en un objet précieux, produit sur commande, mais pas sur mesure. Ce mimétisme agit comme une spirale ascendante, qui aspire le prêt-à-porter vers le haut, avec certes une différence de prix notable. A ce stade, l’imitation n’est plus à craindre, car les modèles ne sont reproduits qu’en très petites quantités. Les marques mainstream comme Zara ou H&M continuent d’essayer de les copier, mais ne parviennent pas à rivaliser avec la qualité impeccable du prêt-à-porter de luxe. Chacune de ces maisons possède une identité forte: les imprimés de Versace n’ont rien à voir avec ceux d’Etro. Prada avec ses petites robes de collégienne effrontée ne saurait être confondue avec Armani et ses femmes ludiques. Les coupes architecturées de Louis Vuitton ne ressemblent pas aux modèles «rockmantiques» de Hedi Slimane pour Saint Laurent qui, malgré un «turn-over» excessif de designers depuis la disparition du

Depuis quelques saisons, un étrange sentiment étreint, au sortir des défilés, lorsque l’on n’est plus en mesure de définir les tendances phares qui vont envahir les rues. Une question de mutation? Par Antonio Nieto

fondateur de la marque, conserve une liberté de création qui fait partie de l’histoire de la marque. Quant à Chanel, la maison orne, brode et fabrique son célèbre tweed, dont la trame change à chaque saison, afin de rester unique et infalsifiable.

Prêt-à-couture Les grands noms du prêt-à-porter, plus ruches qu’ateliers, surtout quand ils ne possèdent pas de ligne de couture, ne peuvent se mesurer à la haute couture, vitrine de l’excellence. Cependant, depuis quelques saisons, ils utilisent leur savoir-faire historique, très reconnaissable, qui agit comme un logo subtil et invisible. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder cette saison les longues robes énigmatiques aux tissus recherchés de Lanvin, à mille lieues de la somptueuse robe longue de soie rouge d’Ann Demeulemeester, sublime de simplicité. A grand renfort de plumes, de perles, d’incrustations de cuir et de tourbillons de broderies sur des tissus de soie, chatoyants et luxueux, Etro, Dolce & Gabbana, Dries Van Noten ou Giamba envahissent un territoire réservé jusqu’ici aux seules créations de haute couture. La fabrication est, elle aussi, moins industrielle, rendant encore plus ténue la frontière entre

les deux entités. C’est peut-être la raison pour laquelle il y a si peu de différences entre les robes longues haute couture d’Elie Saab et celles de sa collection de prêt-àporter, somptueuses, quel qu’en soit le prix. En puisant dans l’empreinte historique de la marque qu’ils servent, les créateurs se réinventent. Cette absence de tendance générale devient alors une tendance en soi. C’est ainsi que l’on peut apprécier l’étrange mais lumineuse sobriété des tissus Versace, dont les couleurs restent reconnaissables entre toutes. Prada, cette année, retrouve sa sagesse mais avec ce brin d’audace si familier. La majesté très colorée des modèles Fausto Puglisi s’impose, tandis que Giamba invite à entrer dans sa ronde de robes aux motifs hypnotiques qui lui ressemblent. C’est une nouvelle clientèle riche et jeune, pressée et plus habituée à satisfaire ses désirs dans l’instant, qui plébiscite ces propositions de mode alliant créativité, excellence de la façon mais qui préservent une certaine exclusivité pour certains modèles créés sur commande, comme ce manteau d’Etro qui ne sera pas reproduit à plus de quatre ou cinq exemplaires. Gilles Lipovetsky précise que «le changement est devenu une sorte d’épice, une drogue nécessaire sans laquelle la vie devient extrêmement terne. Pour ce faire, le consommateur, en l’occurrence la consommatrice est prête à dépenser des sommes exorbitantes dès lors que l’objet de son désir est satisfait sur-le-champ, dans une logique hédoniste privilégiant un bienêtre instantané et surtout identifiable à un nom.» Ces collections, qui s’inscrivent cette saison dans ce courant que l’on pourrait appeler «non-tendance» ou «antitendance», sont appelées à se renouveler très vite, chacune dans son style propre, puisqu’il n’y a plus ni prescription collective ni copies intempestives, mais plutôt un retour aux archives fondatrices d’une marque. Une mutation est en marche. Elle s’installe à grand renfort de

PHOTOS: DR

La fin des tendances?

Dior

campagnes marketing qui sont comme les cartes d’identité de ces marques. De cette identité forte dépendent la reconnaissance du public et la pérennité commerciale de la maison. Dans ce sillon que cultivent les empires de mode, est née une belle plante qui cherche sa place au soleil entre la splendeur de la haute couture et la force du prêt-à-porter: le prêt-à-rêver.



Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

Mode

MIMÉTISME

La nature, dernier refuge de l’homme Les collections masculines de l’automne-hiver 2015-2016 sont un hymne à la nature. Les hommes se fondent dans des couleurs de forêt pour affronter la cité. Qui chasse qui? Par Antonio Nieto

PHOTOS: SYLVIE ROCHE

Ci-contre de gauche à droite: Hermès, No Editions, Lanvin.

L’homme et la forêt Lors des défilés automne-hiver 2015-2016, on a pu observer comme un retour aux sources s’opérer sur les podiums: l’écorce et les feuilles mortes devenant une palette de couleurs chez Kolor, ou Salvatore Ferragamo qui a recouvert le catwalk de terre. C’est l’esprit d’une nature enveloppante, d’une énergie débordante qui revient et reprend ce qui lui appartient de droit: les hommes. Hommage à la nature aussi chez Ermenegildo Zegna. A l’entrée du défilé, une odeur Salvatore de terre fraîchement retournée embaume l’atmosphère frénéti- Ferragamo que de la Fashion Week milanaise. Lorsque le show commence, les modèles s’enchaînent et défilent dans un décor de forêt duquel ils apparaissent puis disparaissent lentement. Ferragamo se joue des sens pour faire ressurgir les instincts primaires. Les couleurs sont celles des bois, du gris olive, du kaki, du vert mousse, toutes ces teintes se mêlent pour former une garde-robe forestière. L’homme reprend sa place dans son habitat naturel. Il n’est pas caméléon, mais il possède une sorte d’homochromie active lui permettant de se vêtir des textures, couleurs et formes de la nature. Il est visible, mais subtilement. Le but n’étant pas de se cacher pour ne pas

se faire prendre, mais plutôt de se faire plus discret pour mieux attraper. Qui sait, le loup du Petit Chaperon rouge apprendra peut-être quelque chose cette saison? L’homme ne se travestit pas, il vêt ce qui lui va, du brut, du vierge et entre ainsi en communion avec la nature. Dolce & Gabbana et Alexander Wang dévoilent des imprimés feuilles qui, légèrement stylisés, font office de camouflage somptueux. Loin du cliché de Robinson, voilà plutôt des Adam modernes à la recherche d’un nouvel Eden. C’est ainsi que la nature s’impose à l’homme et non le contraire. Marcel Aymé, dans sa pièce Clérambard, parle de la forêt comme étant «encore un peu du paradis perdu. Dieu n’a pas voulu que le premier jardin fût effacé par le premier pêché»**.

Nature vivante

Dior

Les designers reviennent à l’essentiel, aux racines; ces arabesques souterraines germent à la surface des vêtements et habillent les silhouettes. Dries Van Noten les a affinées pour ne laisser que les plus précieuses et les positionner par touches sur ses pièces. Chez Louis Vuitton, le motif, superbe, est plus général et repris sur manteaux et pantalons. Salvatore Ferragamo crée à partir de cette végétation un

véritable thème explosif de légèreté. Avec une particularité: à la prolifération de la flore s’ajoute celle de la faune. La libellule aérienne repose sur un blazer, la chouette observatrice domine sur un pull alors qu’une nuée de moineaux s’envolent sur un manteau. La figuration de l’animal est minutieuse par sa broderie sublime. Ce n’est pas le seul travail d’exception que l’on aura remarqué pendant cette Fashion Week 2015. Balenciaga a également su laisser une empreinte. Déjà par la mise en scène du défilé sur fond de bâtiment ultramoderne et mousse verte, mais aussi par les vêtements qui épousent la forme de la pierre. La roche est le fil conducteur de cette collection, que ce soit dans les couleurs pour l’infinité de nuances de gris utilisées, pour les matières froides et rigides ou encore les textures où Alexander Wang a joué d’un mimétisme avec la falaise. Cet imprimé qu’il a créé est étonnant: tandis que le camouflage ordinaire se confond avec les feuilles, celui-ci imite les récifs, la montagne et ses anfractuosités naturelles. Autres éléments végétaux mis à l’honneur: les fleurs, chez Dior notamment. Kris Van Assche les fait sécher et les expose dans des broches posées sur vestes et casquettes. Comme un petit bout de jardin à porter sur soi, ces différentes variétés ornent la collection et lui apportent une fraîcheur qui, malgré leur flétrissement, viendrait à manquer en cas d’absence pour rendre les tenues moins formelles, un peu plus sensibles. La couleur jaune lichen présente à la fin du show a un effet similaire, elle finit certaines tenues, sur d’autres elle est prédominante et reprend un peu la forme d’origine de la parmélie des murailles, scientifiquement nommée Xanthoria parietina. Celles qui n’étaient que des touches de couleur deviennent, au fur et à mesure des looks, un motif à part entière qui s’étale sur des surfaces étendues. Ces différentes maisons, en mettant la nature et toutes ses composantes en scène, ont fait éclore ce qui manque à l’automne et à l’hiver. La nature est une dorure ternie par le paysage urbain. Le vêtement joue cette saison la carte de l’hommage discret et sincère, comme des taches dans la grisaille, un retour à l’état de soi. * «Métamorphoses», Ovide, Livre I, Ed. Les Belles Lettres, 2003 ** «Clérambard», Marcel Aymé, Ed. Grasset, 2006

Etro

Antonio Marras

UETTES: DR PHOTOS SILHO

Q

ue reste-t-il de nos refuges? Ces endroits loin du monde, du bruit et des interférences. Il n’est pas aisé de retrouver ce souffle, ce poumon vierge. Regardez marcher les hommes dans les rues, regardez-les se mouvoir à vive allure sans même voir le ciel, couvert de panneaux publicitaires, de lumières artificielles, l’horizon barré de bâtiments. La ville a tendance à tout engloutir dans sa fièvre. Mais sous la couche épaisse de ce que l’on piétine chaque jour, il y a le sol, la terre, la nature perdue. «Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse, au moins tu seras mon arbre. Toujours tu serviras d’ornement à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois»*, furent les mots du dieu Apollon à Daphnée, la fille du dieu fleuve Pénée, après que son père l’eut transformée en laurier pour échapper aux poursuites d’un Apollon trop amoureux. Depuis, la couronne tressée de ses branches est le symbole ultime de l’apogée, du succès et de la magnificence. La nature, de ses feuilles, élève les hommes. Se fondre n’est pas le but de la mode. Chaque saison, l’homme qui a le souci de son apparence se transforme, affiche sa volonté d’exister à travers le paraître.

SYLVIE ROCHE

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Louis Vuitton





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Mode

RENCONTRE

Nicolas Ghesquière,

L’ENVOL

KARIM SADLI

Cela fait presque deux ans que ce surdoué de la mode a été nommé à la direction artistique de Louis Vuitton. Deux ans pour construire un nouveau vocabulaire et dessiner une silhouette en parfait équilibre entre l’extravagance et l’intemporalité, entre l’architecture et la fluidité. Deux ans pour renouer avec la croissance. Retour sur un parcours hors norme. Par Isabelle Cerboneschi


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Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

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moment spécial.» D’ailleurs, c’est ça la magie de la mode: c’est un moment, ça ne peut se passer ni avant ni après et c’est le souvenir qu’on en a ou la projection qu’on s’en fait qui est la plus stimulante. Pourquoi vouliez-vous que les filles portent du long? Je crois que ça me permettait d’exprimer, avec une architecture différente, avec plus de matière, cette idée de mouvement. Quand on marche avec des vêtements longs, ils sont comme animés, surtout quand le tissu est plutôt léger, ou qu’il a une belle fluidité, même le cuir était fluide. C’est très Louis Vuitton, d’ailleurs: c’est une femme en mouvement, la femme Vuitton! Et puis il y a un certain romantisme dans cette collection: c’est probablement le travail le plus romantique que j’ai jamais fait.

JUERGEN TELLER

e monde de la mode est régi par des règles qui lui sont propres, avec ses révolutions, ses éclipses et ses étoiles. Parmi celles qui servent de nord à ceux qui ont perdu le cap, ou l’inspiration, ou le feu, il y a Nicolas Ghesquière. Est-ce parce qu’il est autodidacte, qu’il a appris en faisant, qu’il n’a pas été formaté par des écoles, ne s’est inscrit dans aucune lignée, qu’il réussit à émouvoir un milieu qui a d’autres soucis – économiques notamment – et qui n’est plus très enclin à se laisser bouleverser? Il y a une absolue unanimité parmi ses pairs autour du travail de Nicolas Ghesquière, ce surdoué dont le talent, la vision ne sont remis en cause par personne, pas même par les plus grands. Azzedine Alaïa fait partie de ceux qui le reconnaissent, qui savent que le directeur artistique de 44 ans est l’un des leurs. C’est rare. Cela fait deux ans qu’il a repris la direction artistique de Louis Vuitton et a commencé à écrire un nouveau langage. Plutôt que de marcher dans les pas de Marc Jacobs, l’homme qui a inventé la mode Vuitton pendant seize ans à partir de rien, pas qui menaient vers d’envoûtants voyages, il a pris une autre voie. La sienne, qui mène à la construction d’une garde-robe, saison après saison. Une mode architecturée, qui apprend à se déstructurer au fil des collections, au fil de la confiance trouvée. La carrière de Nicolas Ghesquière relève de ces histoires en lesquelles on a envie de croire tant elles sont chimériques. Imaginez: un adolescent de Loudun, fils d’un directeur de golf et d’une prof de natation, qui dessine des robes inlassablement. Et cet adolescent de 15 ans, nourri par les images de mode qu’il voit à la télé et dans les magazines, décide que c’est ça, sa voie. Et rien d’autre. Il envoie ses dessins chez tous les créateurs parisiens. Quel était le pourcentage de chance que ces enveloppes trouvent leur destinataire? C’est Agnès B. qui répond. C’est elle le deus ex machina de Nicolas Ghesquière. Se succéderont au panthéon Corinne Cobson, puis JeanPaul Gaultier. Quand Nicolas Ghesquière entre chez Gaultier, il a 18 ans. A 22 ans, il est chez Balenciaga. A 26 ans, on lui confie les rênes de la création. Il les conservera quinze ans. Quinze ans pour construire sa légende autour de ses silences et brèves apparitions; autour d’un travail d’une exigence, d’une justesse, d’une vision extraordinaires. Il a inventé un langage stylistique chez Balenciaga, tout en connaissant les codes de la maison sur le bout des doigts. Ces doigts qui, lorsqu’il parle, volettent comme en de-

Collection prêt-à-porter. automne-hiver 2015-2016.

mande d’un tissu à caresser, à plier à ses désirs. Nicolas Ghesquière est passé d’une maison confidentielle et un brin secrète à la première griffe du luxe mondial dont le chiffre d’affaires se compte en milliards d’euros (7,2 selon les analystes). Au deuxième trimestre 2015, la marque a réalisé une croissance à deux chiffres (+ 10%), ce qui ne s’était plus vu depuis 2011. Dans quelle mesure peut-on l’imputer au travail de Nicolas Ghesquière? Au repositionnement vers le haut de la maroquinerie? Le marché a répondu très positivement au virage stylistique entrepris par le nouveau directeur artistique. A croire que sa vision, encore une fois, est juste. En mai dernier, il présentait à Palm Springs sa deuxième collection croisière, dans l’ancienne propriété de Bob et Dolores Hope, folie brutaliste signée John Lautner. (lire LT du 30.05.2015). Un défilé inspiré, révélant des femmes puissantes, fortes, magiques, un peu chamanes. Elles portent long, ces belles métamorphes, parées pour faire face aux temps qui s’annoncent. Envie d’en savoir plus. Envie de tout savoir d’ailleurs. Le Temps: Il émane de la terre de Palm Springs une énergie particulière. En quoi la collection croisière que vous avez présentée en mai s’inspire-t-elle de cette énergie? Nicolas Ghesquière: C’est un endroit particulier en effet: les portes du désert, l’océan Pacifique, qui n’est pas très loin. C’est un endroit où l’on ressent beaucoup le… je ne sais pas si c’est du magnétisme, mais en tout cas le côté minéral. C’est un lieu spirituel, mais on y fait des fêtes

aussi. On se réfugie dans cet environnement. Comment avez-vous traduit cette perception à travers cette collection? Je me suis imaginé une communauté peuplée de femmes qui vivraient dans cet endroit où le climat contrasté n’est pas toujours facile, mais où il y a une espèce de douceur de vivre. Palm Springs, c’est un mélange contradictoire entre le modernisme – avec son architecture, son mode de vie – et la mémoire du glamour hollywoodien. Beaucoup d’acteurs et de grandes stars se sont réfugiés à Palm Springs puisque là-bas, apparemment, tout était permis. Je me suis dit aussi que tout m’était permis. L’architecture de John Lautner, la maison de Bob et Dolores Hope, m’a influencé. Elle a joué un grand rôle. Parce que la collection n’était pas encore dessinée? J’avais déjà commencé. Je voulais principalement du long. Le poids des matières était décidé. L’esprit était là, mais j’ai apporté des éléments à cette collection qui relèvent du regard d’un étranger aux Etats-Unis. On y retrouve des citations très légères de la culture amérindienne, des choses plus glamour, d’autres un peu hippies. J’ai commencé à intégrer certaines images que j’avais de la Californie d’une manière très naturelle et très libre. L’intention de mode était là, la silhouette existait, mais j’ai pu la définir grâce à l’environnement qui était en train de s’installer autour de moi. Boots du désert, épaules en cotte de mailles, robes de cuir traité façon dentelle: il y a un paradoxe entre la force et la légèreté dans

tous ces looks. Peut-on lire dans cette collection une ode à la femme en pleine possession de sa puissance, de sa magie? Oui, absolument! Je crois que c’est probablement la collection la plus «en mouvement» que j’ai réalisée. On y retrouve beaucoup plus de liberté que dans certains vêtements plus architecturés que j’ai pu faire dans le passé, qui relevaient de l’armure. Les vêtements sont très déconstruits, avec un côté ultra-féminin. Avec cette collection, je me suis retrouvé dans une zone de confort tout à coup, une sorte d’envol. Je ne vous cache pas qu’au départ, ça m’a fait un peu peur. Je me suis demandé si ce n’était pas un travail trop personnel, si je ne sortais pas un peu de la route Louis Vuitton que j’ai commencé à tracer depuis certaines saisons: cette notion de garde-robe qui se construit, une certaine intemporalité. Et tout m’a montré le contraire: il fallait que je sois encore plus libre. C’est une collection importante. La scénographie, avec ces femmes qui évoluaient de pièce en pièce dans la maison sur une musique de Chris Roman était particulière et ajoutait une autre dimension au défilé, presque cinématographique. Je ne prétends pas du tout être un réalisateur, mais il s’agissait de la scénographie d’un moment et pas seulement d’un défilé de mode. Cette magnifique maison très brutaliste est inhabitée. Il fallait une touche, de l’émotion, que les gens ressentent quelque chose, qu’ils se disent: «Il y a des personnages étranges qui vivent là. Oui, c’est un défilé de mode, mais c’est aussi autre chose: c’est une atmosphère, c’est le coucher de soleil à Palm Springs, c’est un

Vous avez travaillé pour Balenciaga, une maison qui s’inscrit dans l’histoire de la mode, avec un vocabulaire stylistique précis, des archives. Louis Vuitton s’inscrit plutôt dans l’histoire du bagage. Marc Jacobs a créé des collections qui étaient à chaque fois différentes, comme un voyage différent chaque saison. Où êtes-vous allé puiser l’esprit mode de Vuitton? Pour revenir sur Marc Jacobs, il est le fondateur du prêt-à-porter Louis Vuitton. J’ai lu, analysé son parcours. Il a construit un vocabulaire et a donné une très grande crédibilité à la mode Vuitton en seize ans, ce qui est une histoire très courte comparée à beaucoup de maisons! Il a défriché, il a proposé à chaque fois un nouveau voyage et il fallait le faire. Moi, je suis arrivé en me disant que Vuitton aujourd’hui, c’est un style de vie. C’est du bagage, mais qui a évolué dans le temps. Louis Vuitton faisait des emballages absolument magnifiques pour des crinolines, puis il y a eu les malles avec lesquelles les gens voyageaient. Et un jour, on a glissé dans la malle un sac en extra fait avec cette toile enduite. Et puis le sac s’est avéré encore plus moderne et mieux adapté au temps que la malle. C’était très innovant pour l’époque! J’ai réfléchi dans ce sens-là. C’est une maison qui accompagne complètement la vie de ses clients et d’une manière globale. Il y a un lien affectif qui se crée avec la marque, même si c’est la plus grande maison au monde, que ça fait peur, et que ça peut être très froid et un peu institutionnel. Je me suis dit que si je n’approchais Louis Vuitton que d’une manière affective, cela n’allait pas être assez inspirant. > Suite en page 16

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> Suite de la page 15 Est-ce qu’une femme en particulier vous a inspiré? Je me suis souvenu de la mère de Charlotte Gainsbourg (Jane Birkin, ndlr), qui portait des vêtements un peu génériques si on peut dire, totalement détachés, un peu hippies, mais qui les mélangeait avec des sacs Vuitton, des choses très symboliques de la bourgeoisie, du luxe. C’est une formule efficace: pas forcément le côté hippie, mais le fait d’être juste cool, de ne pas toujours jouer sur les mêmes codes bourgeois.

C’est comme ça que vous avez approché la mode Louis Vuitton? Oui, je l’ai approchée comme une continuité, comme un fil: je ne voulais pas créer de rupture dans le développement des collections que je fais, et que je ferai pour Louis Vuitton. Il y a une notion de garde-robe, de vêtements ayant une fonction précise: un trenchcoat, une robe ligne A., une robe en crochet, tout ce qu’on peut imaginer dans un dressing qu’on explorerait ou qu’on découvrirait au fur et à mesure des saisons, presque avec une idée d’intemporalité, même si c’est de la mode. Et en parallèle, j’avais ce souci de me dire qu’il faut que cette femme soit un peu détachée, peut-être de la mode elle-même en fait, bizarrement. Qu’on ait l’impression que la manière dont elle combine

PHOTOS: JUERGEN TELLER

Ce serait votre définition du luxe? Le luxe peut être partout, je pense. Il est défini par le fait qu’une chose soit extrêmement bien faite, avec une qualité indiscutable, et qui dure dans le temps. Et c’est un des fondamentaux de Louis Vuitton. Un bon geste stylistique bien réalisé, c’est la définition du luxe. Ce n’est pas forcément l’exclusivité et le prix. Il est important que les clientes soient conscientes du patrimoine, de l’histoire de la marque, mais aussi qu’elles soient un peu cool. Comme le sont les femmes d’ailleurs. Ce n’est pas une invention: il suffit de regarder autour de soi, d’observer ce qu’elles désirent, comment elles mélangent les choses. ses vêtements soit unique, personnelle. Une mode individuelle. J’ai l’impression que vous créez un vocabulaire au fur et à mesure de vos collections Louis Vuitton. Vous avez commencé par le A, posant la première lettre de votre vocabulaire, et depuis vous rajoutez toujours des lettres. La première collection était beaucoup plus structurée. La «A-line», justement, c’était peut-être mon A? Dans la première saison, il y avait une idée de décalage, avec ces associations de pièces qu’on mélange dans une garde-robe. Et puis il y avait aussi des emprunts aux années 70. C’était une bonne façon pour moi d’approcher Vuitton, d’apporter le twist seventies. Ce n’est pas une grande invention mais cette époque-là inspire pas mal de gens. Il y avait

aussi des vêtements de sport, faits à ma manière. J’ai commencé à distiller des codes, avec un vêtement beaucoup plus structuré. Je crois que je suis en train de déstructurer ces dernières saisons. Pour la collection automne-hiver, vous avez dessiné des vestes à manches gigot ornées du monogramme mais qui était méconnaissable, presque comme un langage secret. C’était voulu? Le monogramme existe, mais il est toujours intégré, parfois caché, parfois plus visible. Pour cette collection, on a totalement déconstruit le monogramme: comme s’il était en train de tomber en pluie. On l’a appelé «La pluie», d’ailleurs. On joue beaucoup avec. Je ne m’interdis rien. De toute façon il existe aussi tel qu’il est, tellement reconnaissable, pour une certaine catégorie de produits. Le pire aurait été que je ne l’aime pas. D’ailleurs on m’a posé la question très tôt, avant même que je commence.

SYLVIE ROCHE

Les petites malles translucides que les mannequins portaient à bout de bras révèlent ce que l’on cache habituellement. Sont-elles à l’image d’une société Instagram où les gens révèlent l’intime? C’est intéressant: est-ce que je commence par la petite malle ou par Instagram? Instagram révèle l’intime bien sûr, mais il le met surtout en scène. Je me suis mis à Instagram et finalement j’y prends pas mal de plaisir. J’y vais avec parcimonie: je ne dévoile pas trop ma vie privée. Mais j’aime assez les réactions instantanées des gens. Quand on fait ce métier, je ne dirais pas qu’on est isolé, mais il y a pas mal de filtres. Avec Instagram, c’est assez intéressant de communiquer directement par des images et d’avoir un retour, des appréciations, ou des non-appréciations.

Défilé prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016.

Et les petites malles transparentes? On les appelle «les malles glaçons». On a recréé ce qu’on appelle «le malletage», qui est la doublure des malles. C’est un des éléments qui n’avait pas encore été exploré jusque-là. Quand je suis arrivé, quand on m’a montré toutes ces malles magnifiques des archives et que j’ai découvert le travail au ruban, tous ces losanges qui tapissaient l’intérieur des

malles, j’étais étonné qu’on ne l’ait jamais utilisé chez Louis Vuitton. Ils cherchaient un matelassage depuis longtemps, or il suffisait de regarder à l’intérieur des bagages. On a extrait cet élément et on a commencé à le travailler en cuir, de différentes manières. J’ai demandé au département d’innovation de faire une «malle glaçon» avec ce malletage. On aperçoit à peu près ce qu’il se passe à l’intérieur, mais pas complètement: on filtre.

n’étais pas le créateur de niche dans laquelle on pourrait m’enfermer. Je peux parler à une audience globale. A partir du moment où ces désirs ont été exprimés, les choses se sont déroulées assez vite. J’avais le choix entre travailler pour une maison ou développer un projet personnel, qui est toujours une idée en suspens que je repousse à chaque fois et qui se réalisera peut-être un jour. Ce fut tout ça, cette année.

Quand vous avez quitté Balenciaga vous avez pris une année sabbatique. Comment vit-on le vide qui suit le trop-plein? Ce vide a été assez rempli bizarrement. J’ai fait une espèce de parcours initiatique au Japon, extraordinaire! J’ai réglé les choses que j’avais à régler, j’ai pris le temps de voir des gens que j’aime et que j’avais un peu laissés de côté, cela m’a pas mal apaisé. Je ne vous dis pas qu’il n’y avait pas un manque, mais après toutes ces années – ma première collection Balenciaga remonte à 1998 – j’ai eu l’impression qu’il fallait que je fasse une sorte de… détox. Mon corps, mon cerveau étaient habitués à ce rythme, à présenter une collection tous les 6 mois. Le fait de ne pas me mettre dans l’état d’esprit précédant un défilé m’a manqué physiquement! Toute cette stimulation, tout ce travail à donner. Au début, c’était assez compliqué à gérer. Mais après, j’ai tellement apprécié le fait d’avoir ce temps de pause pour pouvoir mieux réfléchir à la suite. J’ai pu aussi explorer différents projets.

Vous évoquez cette envie de développer un projet personnel, or il y a deux ans, pendant une interview (Lire hors-série Mode du 18.09.2013), Monsieur Alaïa était assez remonté contre les groupes qui engageaient à des prix pharaoniques des créateurs talentueux, alors qu’ils feraient mieux, selon lui, d’investir de l’argent pour que ces mêmes designers créent leur propre maison. Et en disant cela, il vous a cité en exemple. Pourquoi n’avez-vous pas fait ce choix-là? La question s’est posée, bien avant Vuitton. Mais finalement il y a toujours un projet excitant qui arrive et j’aime bien me concentrer sur une chose à la fois. En ce qui concerne Azzedine, c’est une légende vivante. J’admire son talent, son intégrité, sa personnalité, son humour, sa générosité. Il m’amuse beaucoup parce qu’il dit toujours que dans la mode il faut commencer après 40 ans – il a dû vous le dire, non? – parce que, après 40 ans on est prêt. C’est très encourageant de penser qu’il donne ce genre de conseils: ça veut dire que j’ai la vie devant moi! Merci Azzedine! Jamais je n’aurais pensé, quand j’étais adolescent à Loudun et que je regardais ses collections à la télé qu’un jour il me dirait des choses aussi gentilles. Avec lui, je me transforme en fan absolu et en admirateur.

Lesquels? Vuitton notamment, qui est arrivé assez tard. Et il y a eu ce moment rétrospectif où j’ai fait le point sur ce que j’avais réalisé. L’éventail de possibilités qui s’ouvrait à moi était extraordinaire! Je me suis alors demandé: «De quoi as-tu envie aujourd’hui?» J’ai compris que j’étais enfin prêt pour parler un peu plus fort à un plus grand nombre. Jusque-là, je m’étais absolument épanoui dans un travail un peu en retrait qui correspondait bien à l’histoire de la maison Balenciaga, à l’esprit maison, plutôt mystérieux, secret. J’avais tenu ce rôle pendant des années mais aujourd’hui, je

Vous dites que vous êtes prêt à parler au plus grand nombre. Louis Vuitton est effectivement une maison qui permet à votre voix de porter loin, mais est-ce qu’on y est moins libre? Non. C’est une discussion qu’on a eu très tôt avec Bernard Arnault, Delphine Arnault et Michael Burke (le PDG de Louis Vuitton, ndlr). La mode occupait déjà une place importante chez Louis


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retransmis sur TF1, ndlr), les créateurs arrivaient avec leur muse, c’était extraordinaire. Il y avait Audrey Hepburn avec Hubert de Givenchy, Catherine Deneuve avec Saint Laurent, Azzedine est arrivé avec toutes «ses» filles, il y avait les Rita Mitsouko… ça paraît un peu nostalgique, mais ça a excité mon imagination. On sentait que c’était très libre. Les choses ont beaucoup changé, mais je garde très fortement ces images-là en mémoire et cette intégrité des créateurs de cette époque. C’est ça qui m’a donné aussi envie de faire ce métier.

Vuitton, mais ils ont décidé que c’était elle qui devait conduire, qui irradie le reste des activités. Ils voulaient lui donner la place qu’elle mérite parce que, aujourd’hui, c’est incontournable. Quand ils m’ont expliqué ça, j’ai compris que c’était loin d’être une carte blanche, mais que c’était un terrain d’expression très libre. Et ça l’est, vraiment. Ce qui est plus compliqué, c’est qu’il y a tellement de possibilités qu’il faut prendre les bonnes décisions, pas seulement concernant le prêt-à-porter mais aussi la maroquinerie, les souliers. Cette liberté d’expression, ça m’a séduit, mais je fais très attention à chaque décision, à ce qu’il y ait une cohérence. Cohérence dans les plans de collection? Bien sûr! Des plans de collection avec des fonctions, avec des positionnements de prix. Quand j’ai des moments de doute, je me dis toujours: «C’est à toi qu’on a demandé de faire cela, on attend ton point de vue, pas celui d’une autre personne. Si on est venu te chercher, qu’on t’a confié cette mission, c’est parce que c’est de toi qu’il s’agit et ton œil.» Ça m’aide à me recentrer sur mes vraies intentions, à prendre les bonnes décisions, à pouvoir me dire: «Cette fois, je n’ai pas du tout envie d’être raisonnable, donc ce que je vais faire va être totalement extravagant, complètement hors norme.» Ou: «Je vais faire un certain type de pièce pour qu’elle remplisse sa fonction de vêtement relativement intemporel, bien positionné en termes de prix, avec un fit qui soit OK.» Quand on vous donne ces responsabilités, c’est qu’à un moment, vous avez su arbitrer. C’est instinctif. Je crois que le vêtement idéal est à la fois absolument magnifique – la femme qui le portera sera ravissante dedans, elle va exciter la curiosité – mais en même temps, c’est une pièce ultra-commerciale, dont tout le monde a envie et qui est accessible. Le vêtement idéal ce n’est pas de la haute couture, une de ces choses tellement loin de la réalité, même si l’exécution est extraordinaire et que c’est un vêtement de fée et que ça fait rêver. Mon truc, ce n’est pas vraiment ça, c’est d’arriver à trouver cet équilibre,

Collection croisière 2015-2016. parfois cette ambiguïté, entre une pièce hybride un peu étrange, mais qui va exciter l’œil, et un bon grand classique renouvelé. C’est cette quête stylistique qui m’intéresse. Vous avez toujours su que vous vouliez faire de la mode, mais qu’est-ce qui vous attirait enfant, dans ce monde? Je pense que ça a été la séduction. Je crois qu’on fait ça aussi pour séduire, être séduit, créer des choses qui peuvent elles-mêmes séduire, aider les gens à séduire, toute cette dynamique-là. Je ne suis pas blasé une seconde. Je m’émerveille encore. Je suis le meilleur public de mode qui existe, même pour les autres créateurs – bon, je peux être très sharp – mais quand c’est bon, je suis dithyrambique. Je pense que, depuis le départ, j’avais cette curiosité. Et je me suis aussi rendu compte que c’était le carrefour d’un tas de domaines d’activités artistiques: que ça recoupait la musique, le cinéma, le théâtre, la danse, parfois la technologie. Il y avait une vraie émulation dans ce monde-là, je parle des années Mitterrand. A l’époque, la télévision a joué un rôle très important: il y avait des programmes de mode de grande qualité à la télévision, dans la presse aussi. J’ai été nourri aussi par toutes ces images, par l’émergence de créateurs comme Azzedine Alaïa, Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Claude Montana et beaucoup d’autres aussi assez extraordinaires, Issey Miyake, AnneMarie Beretta, des gens comme ça. Toutes ces images m’ont stimulé. Lesquelles en particulier? Je me souviens d’un film de William Klein (Mode in France, ndlr) où il y avait un quart d’heure sur Azzedine, un quart d’heure sur Jean Paul dans la rue, Grace Jones et Linda Spierings qui citait Marivaux, Farida Khelfa qui était d’une beauté, qui est toujours d’une beauté incroyable, un nouveau genre de femme… (Lire Hors-série Mode du 20.09. 2014). Tout ça m’a nourri. Je me souviens d’une émission qui s’appelait Les Oscars de la mode (qui se sont tenus au Palais Garnier en 1986

Vous évoquez les grands créateurs des années 80. Or c’est aussi l’époque où on a découvert Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto, mais ils avaient une tout autre intention, celle de déconstruire la mode et d’en faire autre chose. Quand je regarde vos collections, je vous vois plus dans la lignée des Mugler, Alaïa, qui créaient des vêtements proches du corps, tandis que les Japonais envisageaient des constructions indépendantes de celui-ci. Oui, complètement. Ce que je pourrais avoir en commun en toute humilité avec les Japonais c’est le vêtement hybride, les collages. Mais vous avez raison, c’est toujours fait avec une certaine conscience du corps, avec une structure. Vous êtes un autodidacte de la mode. Qu’est-ce que les études apportent de plus ou de moins? Comme je n’ai pas eu la chance d’étudier, malheureusement je ne le sais pas! Et d’ailleurs, ça m’a fait un peu souffrir à un moment. Quand je me suis retrouvé assistant avec des gens qui eux avaient fait des écoles de mode, même si j’étais très fier de ne pas en avoir suivi et d’être assistant. Mais je me rendais compte à quel point ils avaient eu une sorte de champ d’action où tout est possible, où on peut s’exprimer, où on peut faire des erreurs, de très belles choses aussi. Et moi, comme j’étudiais en même temps que je travaillais, je n’avais pas toujours droit à l’erreur, jamais d’ailleurs. J’en ai fait pourtant. Ce moment

où on a une liberté d’action pour essayer d’affiner son geste je l’ai eu, mais tout en devant être efficace et remplir un rôle. C’est une grande différence. J’avais très envie de m’exprimer, mais je ne savais pas trop au départ si j’allais avoir cette possibilité. Je me souviens, chez Balenciaga, il y a eu un moment où il a été question de nommer Helmut Lang. A l’époque, je n’étais pas du tout créateur. Et quand j’ai appris ça, je me suis dit: «C’est le rêve de ma vie, je vais être assistant d’Helmut Lang!» C’était l’année juste avant qu’on me confie la collection. Je ne veux pas jouer le petit rat de studio: quand on me l’a confiée, il y avait des raisons à cela et je me suis jeté dans la mission avec passion. Ce qu’on a de différent quand on est autodidacte? Je ne sais pas. Je réfléchis, parce qu’il y a des stagiaires qui arrivent aujourd’hui, très jeunes, mais il n’y a pas d’autodidacte parmi eux. Il n’y a plus de place! Comment pourrait-on leur laisser de la place? Moi, je ne me suis jamais dit que c’était impossible et on ne m’a jamais dit que ça l’était autour de moi. C’était il y a un peu plus de vingt-cinq ans maintenant. Quand on est passionné, qu’on veut vraiment faire quelque chose, la vie se débrouille pour placer sur notre route un facilitateur. Qui a été votre passeur? J’en ai eu plusieurs: il y a eu Agnès B. C’est elle qui, la première, m’a pris en stage avec mes dessins. Je n’avais même pas 14 ans. Il y a eu Corinne Cobson, la fille de Jacqueline Jacobson, qui a été essentielle parce que c’est chez elle que j’ai effectué ma transition: je préparais mon bac à Loudun la semaine et je venais les weekends à Paris pour travailler dans la mode. C’était une vie un peu spéciale pour un adolescent. Ensuite, à 18 ans, je suis rentré chez Jean Paul Gaultier. Je n’avais pas fait d’école, j’avais un book que j’avais bricolé chez un ami le soir et j’avais quitté un job sûr chez Corinne Cobson pour tenter de rentrer chez Jean Paul. C’était ma première séparation aussi. Après il y a eu Pierre Hardy. Il a été vraiment déterminant dans

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D’ailleurs, c’est ça la magie de la mode: c’est un moment, ça ne peut se passer ni avant ni après et c’est le souvenir qu’on en a ou la projection qu’on s’en fait qui est la plus stimulante. Nicolas Ghesquière

mon arrivée chez Balenciaga, Il a été aussi, je ne le cache pas, mon petit ami pendant presque dix ans, c’est quelqu’un d’extraordinaire. Dans la vie, il y a des voies, il y a des gens. J’ai rencontré beaucoup de personnes qui m’ont soutenu très jeune, qui m’ont épaulé, qui m’ont protégé aussi. J’ai eu un parcours assez fluide, sans trop d’accidents et je pense que c’est ça aussi qui m’a préservé et m’a donné toute l’énergie pour bien avancer. J’aime beaucoup Jean-Paul Goude. J’ai fait une photo avec lui pour un projet. Je ne l’avais pas vu depuis un petit moment. Or il se souvenait très bien de moi, quand j’avais 17 ans «l’ado à Paris, en train de traîner avec nous…». J’étais surpris qu’il s’en souvienne. Il m’a aidé dans la construction de mon esthétique à un moment. Et ensuite il y a eu Tom Ford et Domenico De Sole, qui sont venus me chercher pour créer ma propre ligne. Je leur avais dit: «Non, il faut essayer de racheter Balenciaga, c’est ça qu’il faut faire.» Il y a eu Marie-Amélie Sauvé, il y a toujours Marie-Amélie Sauvé. Elle a toujours été là, elle m’a beaucoup soutenu au début de Balenciaga et même encore maintenant… Quand on parle de Marie-Amélie Sauvé, il est d’usage d’utiliser le mot «muse». En quoi consiste son rôle en fait? C’est un peu particulier avec Marie-Amélie: c’est un dialogue, c’est un point de vue de femme. Il ne faut pas oublier que je suis un créateur homme et ça me paraît essentiel d’avoir un avis de femme quasi immédiat, avec lequel je suis d’accord ou pas. Parfois je lui dis: «Oui en effet, ça ne correspond pas vraiment à une réalité, ce n’est pas bon.» Mais parfois je me bats, je lui dis: «Tu verras que j’ai raison, je vais continuer à faire cet esprit-là de vêtement et tu verras que tu le porteras et que ça marchera!» C’est un échange hyper-constructif parce qu’elle est aiguisée et qu’elle n’a pas peur de me donner son opinion. Je ne suis pas entouré de gens qui me disent «oui». Je suis plutôt entouré de gens qui me disent souvent «non», parce qu’ils ont une grande exigence. Marie-Amélie m’a donné un job avant Balenciaga: j’ai fait une collection avec elle pour Trussardi à Milan pendant deux saisons, mais en secret évidemment. J’avais le job de «Head Designer» et j’avais 21 ans. Ça a été quand même très rapide: à 18 ans j’étais chez JeanPaul; autour de mes 20-21 ans, je faisais des tas de collections différentes en free-lance, et Marie-Amélie débarque à peu près à ce moment-là dans ma vie. Elle, ça a été absolument déterminant. Si personne n’avait réceptionné vos dessins de mode que vous envoyiez adolescent depuis Loudun chez les créateurs, quelle voie auriez-vous pu envisager de suivre? Wow! Je n’imagine pas autre chose! Je serais venu sonner à toutes les portes avec mes dessins sous le bras.


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ACCESSSOIRES

Clare V., des sacs nommés désir

PHOTOS: CLARE V./DR

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De haut en bas et de gauche à droite: Clare Vivier dans son magasin de New York. Petit sac «Le Duc-Sœur». Mamie, Grace et Louisa Gummer, les filles de Meryl Streep posent avec la collection dessinée pour & Other Stories. Pochette patchwork.

V

anity Fair, New York Times, Vogue, CN Traveler, on ne peut plus ouvrir un magazine américain sans y trouver une photo de Clare Vivier ou de l’un de ses sacs. Ou plutôt produits. Car la créatrice américaine qui a commencé en cousant des pochettes en cuir vite devenues célèbres a désormais élargi sa gamme à toute une série d’accessoires pour hommes: backgammons de voyage, porte-cartes, t-shirts, sweat-shirts et même, très récemment, des sandales. «Toujours très colorés et assez simples, c’est notre marque de fabrique!» précise la créatrice. Elle ne cesse d’innover, d’introduire de nouveaux modèles et multiplie les collaborations. De Mike D., le chanteur des Beastie Boys, à Donald Robertson, un artiste new-yorkais qui a personnalisé une soixantaine de pièces pour Bergdorf Goodman, aux grandes marques comme Apple, & Other Stories, en passant par des pièces uniques au profit d’œuvres de charité. Des pochettes et cabas tout simples du début, Clare Vivier a évolué vers des sacs plus sophistiqués, et la petite marque née en 2007 affiche aujourd’hui plus de 200 modèles, dont 40 de pochettes, son produit phare. En quelques années, la créatrice américaine a su s’imposer partout, avec quatre magasins aux EtatsUnis et plus de 300 points de vente dans le monde entier. Les filles branchées s’arrachent ces accessoires qui exsudent tous un cool californien mâtiné d’une touche française un peu naïve dont raffolent Américaines et Asiatiques. Bandes bleu-blanc-rouge, inscriptions de mots français, branding au charme rétro-parisien, tout cela n’est pas artificiel: Clare Vivier joue de sa double identité d’Américaine mariée à un Français et puise son inspiration dans ce style de vie qu’elle aime tant. «C’est vraiment moi, ditelle dans un français parfait, j’ai toujours adoré la France, je suis partie vivre à Paris quand j’étais

Fabriqués artisanalement à Los Angeles, les sacs de la créatrice américaine séduisent le monde entier. De nombreux créateurs s’associent à elle pour produire des éditions limitées, et de grandes marques lui demandent des collaborations, comme Apple ou & Other Stories. Un succès indissociable de sa personnalité. Par Isabelle Campone, Los Angeles

une jeune journaliste et j’y ai rencontré mon mari.» Le couple s’est installé à San Francisco en 1995, et c’est là-bas, quelques années plus tard, qu’elle a songé à lancer une marque de sacs pour working women, chic et pratique. Elle a déniché une petite fabrique familiale à Los Angeles, «des gens extraordinaires qui m’ont beaucoup aidée, je faisais les dessins, ils m’apprenaient à façonner le cuir.» Grâce à eux, elle se lance en 2007 après avoir emménagé dans la cité des Anges. Elle commence alors à commercialiser ses premiers modèles sur son site web, des pochettes toutes simples et son sac La Tropézienne, toujours best-sellers, et décroche un premier point de vente dans un magasin en 2008. «J’ai engagé ma première collaboratrice en 2010, ouvert un studio en 2011 et très vite, nous étions vendus dans 50 magasins. On dirait que le succès est arrivé très vite, mais en réalité ça faisait des années que je portais ce projet», souligne-t-elle. Le créateur Steven Alan la repère et investit dans sa marque, emmenant dans la foulée d’autres investisseurs qui lui permettent d’ouvrir son premier magasin à Los Angeles. Aujourd’hui, elle possède toujours 60% du capital de sa société et prend les décisions business avec ses partenaires. «Je suis une créatrice à l’origine et

j’avais besoin d’être épaulée pour les grandes étapes», dit-elle. Etapes qui se sont succédé: une boutique à New York et deux autres à Los Angeles, dont le flagship de West Hollywood, si représentatif de l’esprit Clare V. Ses sacs sont vendus dans des magasins en Angleterre, en France, en Suisse et même sur Net-A-Porter. A Paris, c’est au Bon Marché et chez Merci que l’on trouve les jolies pochettes, et en Suisse, chez Baies d’Erelle à Lausanne, ainsi que Courti-Les Objets et No 2 à Zurich. La marque emploie aujourd’hui 45 personnes dont 25 dans le studio. «Je suis toujours très impliquée dans la création, mais j’ai maintenant trois autres personnes dans mon équipe créative. Nous évoluons en créant de nouveaux modèles mais aussi en «twistant» nos classiques, une nouvelle combinaison de couleurs, un nouvel imprimé. Ce qui crée le «Jelly Bean effect»: on adore un modèle que l’on veut dans toutes les déclinaisons possibles», s’amuse-t-elle. La marque travaille maintenant avec cinq fabriques, toujours locales, un point essentiel pour la créatrice. «C’est un choix conscient qui a des répercussions sur le prix, mais nous réussissons à rester accessibles grâce à un design sans fioritures. J’adore le luxe, mais j’ai voulu dès le début créer une marque que je pourrais moi-même m’offrir, que mes amis pourraient

La Tropézienne, un des premiers sacs créés par Clare V. et toujours un best-seller.

acheter.» Le studio emploie aujourd’hui trois personnes qui se chargent du suivi de production auprès des artisans, c’est dire l’importance de cette proximité dans la fabrication. Autre source d’inspiration constante pour la créatrice, son père, décédé l’an dernier. «Il était toujours tellement chic, dit-elle. C’est lui qui m’a donné le goût des belles choses, avec ses costumes à la coupe impeccable, ses nœuds papillons et son élégance intemporelle.» On aperçoit parfois quelques photos de lui sur le compte Instagram de Clare, empreint de la même joliesse que ses créations. Elle y dévoile tout, de son fils Oscar à son chien Paco, en passant par sa maison, ses chambres d’hôtel ou ses copines blogueuses et actrices. On dirait finalement que sa marque n’est qu’une extension de sa personnalité et de sa vie, c’est ainsi qu’elle l’a construite. «Je devais me faire connaître alors j’ai commencé un

blog en 2006. La vie des autres nous intéresse toujours, non? Je me suis dit que la mienne plairait, une jeune maman à Los Angeles, mariée à un Français, qui crée des sacs. J’y racontais ce que je vivais, montrais mes goûts, mes inspirations, ça a vite pris!» Elle l’écrit toujours, dans le même esprit que son Instagram. Pas de secret mais pas d’impudeur, elle est toujours entre deux et c’est pour ça qu’on l’adore: comme ses sacs, elle donne envie et reste accessible. Une success woman sûre d’elle mais sans prétention, malgré les reconnaissances multiples. Elle sourit lorsqu’on évoque Beyoncé: «Tout le monde dans le studio sautait de joie, moi y compris, lorsqu’elle a posté sur Instagram cette photo d’elle posant avec l’une de mes pochettes customisée par Drawbertson!» Très bientôt, on ne pourra sans doute plus ouvrir un magazine européen sans tomber sur Clare Vivier.



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BACKSTAGE

L’éloge de l’ombre Dans les coulisses des défilés de prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 qui se sont tenus à Paris. Reportage photographique exclusif: Sylvie Roche

Chanel

Givenchy

Valentin Yudashkin

Hermès Haider Ackermann

Andrew GN

> Suite en page 22



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BACKSTAGE

Lanvin

Rynshu

Akris

Elie Saab

Tsumori Chisato

Julien David

No Editions


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Dior

Carven

Hermès

John Galliano

Vanessa Seward

Chloé

Véronique Leroy (lire aussi pages 46 et 47)

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Paris, extĂŠrieur jour

RĂŠalisation, stylisme et photographies Buonomo & Cometti




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PORTFOLIO

En page 33: Jupe en tweed de laine rebrodée de plumes et veste en cashmere boutonnée, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Chanel. Boots en veau velours Gianvito Rossi. Gants en daim Causse.

Haut en laine rebrodée de sequins, jupe avec ceinture de volants en jacquard lamé laine, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Dries Van Noten, gants en daim Causse. Escarpins en daim à bride Vampy Doly, Christian Louboutin.


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Robe patineuse en taffetas rouge recouvert de tulle moucheté noir et boots en cuir noir ornées de sangles à anneaux métalliques, le tout de la collection automne-hiver 2015-2016 Saint Laurent Paris.

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PORTFOLIO

Haut en tulle de soie avec manches rebrodées et robe de soie rebrodée, gants en daim noir ornés de franges, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Lanvin; bottes en daim noir Gianvito Rossi.


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Mini-robe en laine et soie avec découpes asymétriques, cuissardes en vinyle strech à talon translucide, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Dior. Gants en daim Causse.

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Manteau en daim rouge vermillon avec poches plaquées, bottes et gants en daim noir, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Hermès.


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Pantalon en laine noir avec applications de fleurs brodées Cornely et pull en laine double côte à manches cloches de soie et laine, escarpins en chevreau tressé, le tout de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Céline. Gants en daim noir Causse.

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«Malle glaçon». Malletage Louis Vuitton, bottine à talon Azzedine Alaïa, bas résille Fogal.


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Caban en toile cirée noire frangée de la collection prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Azzedine Alaïa. Bas résille Fogal.

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MICRO-COLLECTION

CHRISTOPHE ROUÉ

La combinaison de Brigitte

Aurélie Saada et Sylvie Hoarau, le duo Brigitte. «Etrangement, être à deux nous a permis d’être nous-mêmes.»

B

rigitte. Un seul prénom pour deux filles: Aurélie Saada et Sylvie Hoarau, deux chanteuses dont la carrière solo patinait dans le couscous avant qu’elles ne se rencontrent en 2007 et comprennent que le talent de l’une avait besoin de celui de l’autre pour mettre le feu aux poudres. Pow! Brigitte. C’est un vrai prénom de femme, celui de plein de Françaises, de la boulangère à la Bardot. Avec leurs perruques, leurs robes vintage à paillettes, leurs voix sensuelles qui tressent des harmonies, elles ont créé deux bombes dégoupillées qui portent le même prénom. Aurélie Saada, la blonde, et Sylvie Hoarau, la brune, ont construit un univers musical glamour pour chanter leur vie, joies et déboires compris, qui repose sur des lignes de basse seventies. Le duo Brigitte a été nommé chevalier des Arts et des Lettres en juillet dernier. Cela a fait un peu jaser sur Facebook. Comme s’il fallait avoir publié son œuvre complet dans La Pléiade pour avoir droit à une reconnaissance ministérielle. Leurs chansons parlent d’elles, de leurs ratages, de leurs petits arrangements avec la lâcheté, la vengeance, de leur grandeur et de leur complexité de femme. Elles parlent de nous aussi, forcément. Elles osent pas mal: en 2009, elles ont réussi à rendre Joe Starr hautement fréquentable en interprétant «Ma Benz» avec une langueur qui renvoyait les paroles sexistes du groupe NTM s’écorcher dans les paillettes. Dans leur bouche, cette chanson était presque devenue un mani-

feste de la libération du désir féminin. Presque. Cette liberté d’être et de chanter, c’est ce qui a plu à Gérard Darel, qui les a choisies comme égéries. Elles ont d’ailleurs cocréé pour la marque une mini-collection capsule, à découvrir en boutiques en septembre, qui compte un seul look. LE look désirable: la bonne combinaison pantalon «flare» en jean dont on rêve toutes, avec le bon trench en laine et cachemire camel qu’on ferme avec une ceinture, deux besaces, deux capelines. Et voilà. Elles m’avaient donné rendezvous à l’hôtel Amour. Sans doute parce que l’amitié est une forme très subtile, très élevée de l’amour. Le Temps: Il y a un monde entre l’univers sage de Gérard Darel et l’arrière Zoom zoom zen d’une Benz! Aurélie Saada: Ce sont tous les paradoxes et la complexité du féminin. On ne trouve pas que c’est si éloigné que ça. On peut être la maman et la putain. On peut être maquillée, démaquillée, garçonne, femme fatale, profonde, légère… Quand on vous a proposé d’être les égéries de Gérard Darel, vous avez dit oui tout de suite? A.S.: On s’est vraiment posé la question de savoir si on allait accepter ou pas. Parce qu’on est d’abord musiciennes et que notre liberté est très importante: en termes d’image, on fait ce qu’on veut. Qui vous a convaincues? A.S.: On a rencontré les femmes qui travaillent pour Gérard Darel. Ce sont des super gonzesses! Je

Aurélie Saada et Sylvie Hoarau, les égéries de Gérard Darel, ont conçu une collection capsule minimaliste pour la marque parisienne. Sur la terrasse de l’hôtel Amour, les chanteuses reviennent sur leur amitié fusionnelle, leurs influences «seventies», leurs chansons qui racontent leur vie et leur amour des vêtements «vintage». Par Isabelle Cerboneschi crois qu’elles ont eu l’envie de collaborer avec nous pour cette liberté-là, ce côté «on ose». Est-ce qu’il y a de l’audace dans ce qu’on fait? Je ne sais pas, mais en tout cas, il y a de la liberté. Et c’est ça qui les intéressait. C’est une vraie collaboration. On travaille main dans la main avec le désir de réaliser des choses ensemble. C’est ce qui nous a donné envie. On nous a laissées très libres, même dans le choix des images, celui des vêtements qu’on porte sur les photos, de la couleur, de la mise en page. En fait on a été sollicitées artistiquement sur tout! Et pour la collection capsule, on a fait exactement ce qu’on voulait. Et ça, c’est génial. Vous avez signé une collection qui ne comprend qu’un seul look: une combinaison en jean et un manteau, deux sacs, deux chapeaux. Elle vient d’où, cette combinaison pantalon? Sylvie Hoarau: C’est un mélange de plusieurs combinaisons qu’Aurélie possède. On a regardé ce qu’on aimait, quelle fermeture on voulait, à quel endroit, la longueur, la couleur… C’est la combinaison idéale, un mix de tout ce qui nous plaisait. A.S.: En fait, on collecte beaucoup de pièces, on fait les brocantes, les marchés aux puces, les boutiques

vintage. On passe notre temps à chiner, que ce soit de la vaisselle, du mobilier, des lampes, des vêtements. Et on possède énormément de combinaisons. Il y a celle qui fait de belles épaules, celle qui fait de belles fesses, celle qui fait de belles jambes… On a essayé de toutes les mélanger et de faire celle qu’on passe notre temps à chercher. La couleur du fil, la taille de l’ourlet à l’intérieur: chaque détail fait écho à ce que l’on aime. Dans votre musique, il y a Diana Ross, des sons disco, mais aussi des arrangements sonores subtils, toute une culture musicale très riche des années 70. Est-ce qu’on parvient vraiment à se détacher de ces années-là? S.H.: La fin des années 60 et le début des années 70, c’est vraiment un moment très particulier: les gens se sentaient libres, ils avaient le confort moderne, il y a eu la fameuse «libération de la femme», je le dis entre guillemets parce que… A.S.: On avait l’espoir en tout cas qu’on allait être très, très libres… S.H.:… Alors que c’est un leurre. Mais en tout cas il y a eu cette espèce d’euphorie genre: «On est des femmes, on travaille, on est excessivement belles et on décide de nos vies.»

On retrouve cette dynamique dans la musique des années 70. On nous associe beaucoup à cette décennie à cause de notre fantaisie. A.S.: Peut-être aussi parce qu’on se sert d’instruments qui étaient très utilisés dans ces années-là, les harmonies de voix aussi. S.H.: Et puis on est nées dans les années 70. Pour créer vos personnages, quelles femmes vous inspirent? A.S.: La représentation de la femme dans les photographies de Helmut Newton nous inspire beaucoup. Cette espèce de femme puissante, sexuée, belle. La femme chez Guy Bourdin aussi, scandaleuse, sexy, avec ces couleurs hypnotiques. La femme sur les photos de Claude Nori: sa série sur les vacances en Italie où ces nanas arrivent en maillot de bain échancré et mangent des glaces à l’italienne avec des Gigi en tong derrière. On aime la femme chez Woody Allen, cette intellectuelle qui va porter des habits d’homme, Annie Hall qui va parler de désir, de sexualité, de philo, de psychanalyse… En fait c’est un mélange. On aime la femme chez Cassavetes, celle qui s’abandonne, celle qui perd la tête, celle qui fait des pâtes pour une assemblée d’hommes et puis qui va craquer dans la cuisine parce que c’est pas ça qu’elle veut dans la vie. Celle de Jacques Demy qui est faussement légère, qui porte des robes à paillettes et qui danse même si elle est triste. Ce sont tous ces paradoxes-là, cette féminité-là qu’on essaie de mélanger. On a envie de cette pluralité. On a été élevées par des nanas incroyables qui sont belles, fortes, indépendantes, qui se sont débrouillées


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est toujours bien ou des histoires moches avec une fin de désespoir. Avec vous, on a le cœur attrapé parce qu’il est question de réel, à la fois noir et blanc et multicolore. Pourriez-vous chanter en monochrome? A.S.: J’adore le théâtre de Tchekhov et j’ai même fait du russe au lycée à cause de lui. Je trouve qu’il y a ça dans son théâtre: quelque chose d’extrêmement gai et d’extrêmement désespéré. Mais quand c’est désespéré, c’est dit dans un éclat de rire. On n’est jamais aussi touchant que quand on essaie de retenir ses larmes et de sourire alors que c’est la catastrophe. C’est dans ces petits moments-là qu’on est le plus humain. Nos chansons sont faites de ces paradoxes-là. On adore les Rita Mitsouko parce que quand Catherine Ringer chante «Marcia Baila», elle chante le cancer et on danse tous! C’est ça la vie! Elle est faite de l’extrême profondeur mélangée avec une légèreté totale. Si c’est monochrome, il n’y a pas de mystère.

toutes seules parce qu’elles ont été lâchées par leurs hommes. Elles ont élevé leurs enfants dans l’amour et la maternité et puis en même temps elles sont sexy, brillantes. Je crois que c’est aussi pour nos mères que l’on a envie de tout ça. Ce n’est pas juste de la musique je crois, ce qu’on fait. Assises à cette table, vous me semblez très différentes l’une de l’autre. Mais quand je vous regarde chanter ensemble c’est comme si Brigitte était une entité bicéphale qui crée un facteur de séduction puissance 2. Ça vient d’où? A.S.: Je crois qu’on raconte aussi l’amitié dans ce qu’on chante. On raconte l’entraide, on raconte l’amour qu’on a pour les femmes, qu’on peut avoir pour son prochain. S.H.: Il n’y a pas beaucoup d’exemples de femmes qui racontent l’entraide. On a plutôt en tête des images de nanas qui se crêpent le chignon alors que c’est anecdotique parce que la plupart du temps… A.S.:… elles s’entraident. C’est marrant parce qu’on devait faire une liste d’invités pour le jour où l’on va recevoir les insignes de chevalier des Arts et Lettres. On a donc fait la liste et en fait, dessus, il n’y avait que des filles! On est entourées de super nanas! S.H.: Et je ne pense pas que ça mette mal à l’aise les hommes qui travaillent avec nous. Au contraire.

Vous avez chanté chacune de votre côté avant de créer Brigitte. Avezvous analysé pourquoi le succès est venu quand vous avez été deux? S.H.: Quand on faisait chacune de la musique de notre côté, ça ne marchait pas du tout. En tout cas pour ma part, il y avait quelque chose qui n’était pas cohérent: je dirais que l’énergie n’était pas placée au bon endroit. J’avais tellement envie que ça marche que ça ne pouvait pas fonctionner. Il y avait trop de choses pas naturelles, pas spontanées. C’est quand je me suis dit que la musique c’était fini, que j’allais arrêter, que j’allais faire autre chose que j’ai trouvé un vrai travail.

PHOTOS: CHRISTOPHE ROUÉ

Il y a votre histoire d’amitié, mais il y a plus que cela dans Brigitte: deux personnes qui dégagent la même énergie mais de façon démultipliée. Comme si votre duo était un accélérateur. A.S.: On a l’air très différentes l’une de l’autre, mais on a un grand dénominateur commun: on ne triche pas. Même si on porte des perruques et des robes à paillettes, ce qui est important pour nous c’est d’être vraies. La fantaisie vient se poser sur quelque chose de très réel. Nos chansons c’est notre vie. Nos textes, ce sont des choses qui nous sont arrivées. C’est très impudique, d’ailleurs, ce qu’on écrit. Il y a quelque chose de l’ordre de l’abandon. On lâche prise. On se laisse aller. On n’a pas 18 ans. On n’a pas 20 ans. Peut-être que ce qu’on exprime aujourd’hui on n’aurait pas pu le faire à cette époque-là, parce que dans ce qu’on raconte il y a notre vécu: nos joies, nos peines, ce qu’on sait de notre sexualité, de ce qu’on aime, du pouvoir qu’on peut avoir, de ce qui nous amuse, le fait qu’on sache que la vie passe, qu’elle est fragile et qu’il faut profiter maintenant. On ne fait pas de la neurochirurgie, on ne soigne pas les enfants malades. On fait de la musique et ça peut être léger, mais on le fait avec beaucoup de sérieux et de joie.

La perruque vous rapproche physiquement l’une de l’autre. Est-ce une manière de rendre visible l’amitié que vous vous portez? S.H.: Oui, complètement. C’est tellement intéressant ce double! Tellement troublant! L’effet miroir, l’effet copie, l’effet rétinoïque qui se répète. On a mis du temps à comprendre à quel point le fait d’être identique était fort visuellement. On peut tout faire, tout être: blonde, brune… A.S.: Puis la grande fantaisie de l’image que l’on projette nous permet d’être très sincères dans les textes qu’on écrit. Très terriennes.

La collection capsule cocréée avec Gérard Darel. A.S.: Un vrai travail? S.H.: C’est à ce moment-là qu’il y a eu notre rencontre. Et qu’on a décidé de faire un groupe ensemble. On s’est tellement encouragées, motivées, stimulées à être nous-mêmes et à faire ce qu’on aimait, sans se poser de questions, sans se demander si cela se faisait ou pas! Etrangement, être à deux nous a permis d’être nous-mêmes. A.S.: On s’aime beaucoup, on aime l’autre. On aime sa fantaisie, on aime créer ensemble. On s’est choisies. On s’est libérées l’une l’autre, on s’est donné de la force, du courage. On vous a posé mille fois la question «mais comment est née Brigitte»? A.S.: Ben comme ça! Elle est née comme ça! On s’est rencontrées, on était très impressionnées l’une par l’autre, on a d’abord essayé de faire des petites choses ensemble. Elle a mis en musique des textes que j’avais écrits, ça s’est super bien passé. On se tournait un peu autour, comme deux chats qui se regardent. Puis un jour, on s’est dit: «Et si on essayait de faire des chansons ensemble?» On a commencé à écrire un premier morceau, puis nos voix se sont mélangées. Il faut savoir qu’écrire avec quelqu’un, c’est très impudique: c’est partager l’intime. On est nu quand on écrit. On s’est raconté notre réalité, nos vies, nos déboires, nos angoisses. On a pleuré dans les bras l’une de l’autre, on a ri dans les bras l’une de l’autre. Et puis ça nous a plu. C’est comme ça qu’elle est née, Brigitte: à force de construire quelque chose ensemble, en lâchant prise. En devenant au fur et à mesure cette espèce d’entité à deux têtes qui se parle, qui se regarde, qui s’aime.

La plupart des gens jouent un rôle, mettent des masques en croyant que personne ne le remarque. Vous, vous mettez des perruques mais vous êtes justes: on a l’impression que vous jouez à être vous en parlant des problèmes de Madame Tout-le-monde. Est-ce osé aujourd’hui de montrer qui l’on est? S.H.: C’est marrant, des copines nous ont dit ça: «Vous êtes sur des talons, des robes à paillettes sur scène et en même temps on a l’impression que vous êtes en guenilles.» A.S.: Les petites filles, quand elles enfilent une paire de chaussures trop grandes, une robe trop grande et jouent pendant des heures à être une princesse, une dame, une chanteuse, elles ne se déguisent pas: c’est elles, c’est leurs rêves, leur désir qu’elles incarnent. J’ai l’impression que c’est un peu pareil pour nous. On

n’a pas de limites. Si on veut porter des robes, des plumes, chanter, c’est toujours de notre réalité qu’il s’agit. Nos textes racontent notre vérité, notre quotidien. J’ai eu un enfant, mais la difficulté de tomber enceinte, la peur de ne pas y arriver, c’est une angoisse taboue. Que celle qui n’a jamais eu cette peur-là, celle de ne pas être capable d’enfanter, se dénonce tout de suite! C’est très réel. Celle qui n’a pas eu peur de voir son homme partir avec une autre nana plus belle, plus mystérieuse, plus fraîche et de se retrouver seule avec les enfants, qu’elle se dénonce aussi! Celle qui a envie de rire et de s’enivrer, de sauter à la bouche de celui qui passe par là, qui n’a jamais fantasmé de le faire? Dans les chansons en général, on raconte des choses jolies où la fin

Vous dites que vous chinez vos vêtements partout. Possédez-vous des pièces porteuses d’une histoire particulière? A.S.: J’étais aux Etats-Unis et je lisais un livre de Julie Otsuka très joli, très poétique: Certaines n’avaient jamais vu la mer. Il parle de l’immigration des Japonaises en Californie au début du XXe siècle. Il est question de leur désenchantement ou de leurs joies. C’est plein de personnages féminins, leur rapport au Japon, au tissu, à la soie, aux kimonos. Et dans un marché aux puces américain, je suis tombée sur un très vieux kimono, sublime, le tissu était presque élimé. Il était d’une beauté! Avec ce kimono, c’était un peu de ce roman que j’achetais. Les vêtements vintage nous donnent envie parce que parfois ils nous rendent belles, parfois ils nous racontent quelque chose. On les met et on a l’impression de porter l’histoire d’une femme. Peut-être qu’elle a traversé l’océan, qu’elle est arrivée en Amérique espérant un monde meilleur et puis… est-ce qu’il était meilleur? Avez-vous parfois le sentiment d’être dans leurs bras quand vous portez les vêtements de ces femmes d’avant? S.H.: Quand la grand-mère de mon mari est morte, j’ai récupéré une partie de ses vêtements. Elle avait des petits débardeurs en coton tout rapiécés. Je me suis amusée un moment à les porter. J’avais l’impression qu’elle était un peu avec moi. J’avais beaucoup d’affection pour elle. J’ai l’impression que les vieux vêtements sont presque vivants, qu’ils sont habités, qu’ils tiennent chaud. A.S.: Et puis qu’ils sont invincibles! Ils ont traversé le temps! Donc ils sont hyperforts! S.H.: Plus forts que les autres! (Et elles éclatent de rire.)

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PORTRAIT

Sacai, l’art du détour aux sources Robes camouflées en sweaters de tricot, blousons de biker sous leurs nuages de fourrure ou débardeurs d’homme mués en tenues du soir: la designer japonaise Chitose Abe a fait du détournement et du hacking la signature de sa marque. Rencontre à Tokyo, mégapole multiple et hétérogène dont le vestiaire Sacai porte l’empreinte. Par Jonas Pulver, Tokyo

Collection Sacai automnehiver 2015-2016.

ne parka M43 aux volumes polyédriques, comme échafaudée de l’intérieur, taille rabaissée et légèrement cintrée, manches télescopiques. Des motifs Baja façon poncho mexicain aux symétries de vitrail, travaillés sur des robes zippées aux élégances tout-terrain. Et puis du cuir, celui de blousons aux dimensions réinventées, dont les cols de fourrure surgissante confèrent au port de tête des hauteurs vertigineuses. La designer japonaise Chitose Abe conçoit ses vêtements à la manière d’une architecte. Construction, déconstruction. Ou plutôt: composition, non-composition. Elle fait siennes les formes familières du quotidien – sweaters, tricots, vestes de motard, manteaux militaires – pour en proposer des hybridations inédites et y insuffler de nouvelles significations. Cet art du détournement et de l’entremêlé est devenu la signature de Sacai, la maison que Chitose Abe a fondée voilà 17 ans, confidentielle il y a quelques saisons en arrière, et qui figure désormais en tête de liste des marques les plus smart. De sa récente collaboration avec NikeLab à l’ouverture de trois nouvelles boutiques à Hongkong, à Pékin et à Séoul, en passant par l’effervescence de Colette Paris (l’un des premiers points de vente de Sacai en Europe), la créatrice est omniprésente. Chitose Abe accueille avec un mélange de générosité et de précision, vêtue tout de noir couleur sportswear, un détail punk épinglé à l’oreille. Rigoureuse mais pas froide: à l’image de son atelier suspendu en plein cœur de Tokyo. Son équipe, silencieuse et affairée, bronche à peine tandis que l’on passe entre les mannequins en chantier et les étoffes éployées avant de rejoindre une salle de briefing au dépouillement monacal. Chitose Abe parle d’abord architecture. Béton, parois de verre et distribution des espaces, ceux du flagship store Sacai situé à quelques pas, dans le quartier d’Aoyama où les grandes enseignes cultivent le luxe extrême d’une certaine discrétion. «Ça vous plaît? Ce lieu reflète l’identité de Sacai.» Plutôt que la garderobe, évoquer l’esprit des lieux. L’art du détour. Ou du labyrinthe?

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Chitose Abe: «Je ne me fixe aucune règle. Je ne fais confiance qu’à mon intuition. Mes choix artistiques s’apparentent à des coups de foudre.»

Enfilade de pièces de taille modeste dont les murs laissés bruts et les ouvertures sauvages offrent une expérience du prêt-à-porter à la fois instinctive et raffinée: la boutique Sacai Tokyo a été dessinée par Sou Fujimoto, dont le pavillon de la Serpentine Gallery, visible aux Kensington Gardens de Londres en 2013, flottait à même le gazon comme une nuée de brume luminescente.

So Tokyo! Sérénité, verdure, acier. Confinement, affinités. Technologie, urbanité. «Cet endroit est so Tokyo»,

s’est écriée Chitose Abe en découvrant les transformations mises en œuvre par Sou Fujimoto avant l’ouverture du flagship store, en 2011. Tokyo. Immense, contrastée par ses myriades de quartiers, hétérogène et pourtant pleinement cohérente: la garde-robe Sacai en porte l’empreinte. A l’origine de la marque, il y a le rythme effréné de la capitale nippone, et les modes de vie particuliers qu’elle produit. «Ici au Japon, notamment dans les grands centres, la culture du vêtement est un peu différente de la culture du vêtement européenne. Les femmes s’habillent le matin, et


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«S’il y a bien quelque chose que je revendique de la culture japonaise, c’est le perfectionnisme et l’obsession pour des finitions irréprochables.»

elles gardent la même tenue tout au long de la journée, pour amener les enfants à l’école, prendre le métro, se rendre au bureau, travailler, sortir dîner.» La durée des déplacements et les agendas millimétrés rendent presque impossible un retour à la maison pour se changer. «Je conçois mes tenues de manière à ce que les femmes qui les portent puissent se sentir confortables et adéquates dans toutes ces situations. C’est la base de notre philosophie chez Sacai.» L’inimitable série de robessweaters présentées au défilé automne-hiver 2015-2016 résume parfaitement ce paradigme: les torsades de tricot d’Aran y révèlent aux épaules, aux manchettes et sur la taille (basse, si basse!) la blancheur fluide du chemisier, rehaussé par un soupçon de broderie. Pull-over? Blouse? Jupe? Une, deux ou trois pièces? Derrière l’évidence des basiques, un chic subversif, sophistiqué mais sans chichi, qui joue avec le regard autant qu’avec l’esprit. Chitose Abe aime mixer «l’autorité d’un vêtement d’homme au devant avec l’élégance d’une blouse à l’arrière», mixer «la féminité et la masculinité, le classique et le sport», et même mélanger les âges, comme lorsqu’elle articule le col en V d’un uniforme d’écolière avec une camisole longue aux finitions de dentelle (automne-hiver 2005-2006). A la fois designer, mère de famille et cheffe d’entreprise dans un Japon où les postes à responsabilité demeurent encore essentiellement occupés par des hommes, Chitose Abe se dit hyperexigeante, avec autrui comme avec elle-même; à l’atelier, elle garde un œil sur tout, de la comptabilité au marketing en passant par l’achat des tissus. «Mes vêtements ne sont pas faits seulement pour attirer le regard des hommes, tient à souligner Chitose Abe. En japonais, on parle souvent de «kawaii», cette version mignonne de l’élégance. Moi, je ne veux pas que mes vêtements soient seulement kawaii.» Cette revendication d’une allure particulière est aux racines de Sacai. Dans la campagne de Gifu où elle a grandi, la petite Chitose refuse déjà de porter la même chose que ses camarades d’école.

PHOTOS: SACAI MENSWEAR

Multiplicité des rôles

Collection Sacai Menswear automne-hiver 2015-2016.

«Ma mère travaillait dans le milieu de la mode, je lui demandais régulièrement que l’on ajoute des rubans à mes vêtements ou qu’on les transforme.» Tandis que les silhouettes inédites d’Issey Miyake, Kenzo Takada puis Yohji Yamamoto font chavirer Paris et New York, une fillette du Japon des années 70 pressent combien ce que l’on porte parle de soi. «Un jour, j’ai vu une publicité à la télévision pour un grand créateur japonais, peut-être Issey Miyake ou un autre, je ne me rappelle plus. A cet instant précis, j’ai compris que la mode pouvait être un métier. Et depuis, je n’ai jamais imaginé faire autre chose.» Tout comme Junya Watanabe ou Kei Ninomiya, Chitose Abe s’est formée auprès de Rei Kawakubo, fondatrice de la maison Comme des Garçons et désormais icône vivante de la mode et de son histoire en marche. Kawakubo a offert aux podiums des années 80 l’audace de la déconstruction, du vêtement pensé en tant que processus en cours, éventuellement élimé, troué ou criblé comme peuvent l’être les identités à la dérive dans les sociétés postmodernes. Elle a aussi contredit l’idée d’une silhouette nécessairement harmonieuse et élancée, en inscrivant le corps dans des volumes oniriques ou cauchemardesques, comme si l’intensité imaginaire des espaces intérieurs se matérialisaient soudain vers le dehors (les cascades d’ombres sanglantes et poétiques de la récente collection Comme des Garçons printempsété 2015 témoignent de ce génie encore et toujours renouvelé). On peut lire dans cette manière idiomatique d’emballer les formes pour en effacer certaines (par exemple les hanches) et en magnifier d’autres (par exemple les mains, le cou) une réminiscence du Japon d’Edo, même si les grands designers contemporains de l’Archipel évitent en général de citer le kimono comme une source d’inspiration. En 1987, alors en début de carrière, la jeune Chitose Abe quitte un poste dans une grande entreprise du secteur textile japonais lorsque l’opportunité lui est donnée de travailler pour Comme des Garçons. Elle y restera quelque dix années. «La chose la plus importante que Rei Kawakubo m’ait transmise? Le courage de partir de

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Chitose Abe

zéro, sans la moindre idée préconçue. C’est un principe que j’applique aujourd’hui encore. Kawakubo-san disait aussi: le business est une forme de création. J’ai mis longtemps avant de saisir tout à fait ce qu’elle entendait par là.» Asymétrie, inachèvement et monochromie: les signes distinctifs de Rei Kawakubo période Lace Sweater (1982) se retrouvent en filigrane dans le premier succès commercial de Sacai, un col roulé déstructuré aux mailles de tricot noir oversized, issu de la collection automne-hiver 2002-2003. Six ans plus tôt, Chitose Abe mettait un terme à son contrat avec Comme des Garçons. Tout juste mariée, elle tenait à pouvoir s’occuper pleinement de son futur enfant. «Rapidement, je me suis sentie triste d’avoir quitté ce métier auquel je m’étais consacrée si intensément», confie-t-elle. Créer à son propre rythme, éprouver ses propres idées: en 1999, Chitose Abe officialise le lancement du projet Sacai, référence à son nom de jeune fille, Sakai. La première collection comptait cinq modèles, tous entièrement faits maison. Chitose Abe aime à le souligner: «Ma fille et ma marque ont le même âge.»

Superpositions et métamorphoses La qualité du design Sacai tient à cette force de caractère, à la conviction que l’estime de soi, les trajectoires sociales et les identités assignées peuvent être combinées, superposées, trafiquées, hackées: femme d’affaires et épouse, entrepreneuse et parent, créatrice et maîtresse de maison, séduction et emploi du temps, il y a tout cela et bien plus encore dans les alliages vestimentaires de Chitose Abe. Ici, un débardeur pour homme se mue en robe par le sortilège de la soie et d’une touche de crêpe (printemps-

été 2004). Là, un simple chandail sort le grand jeu au gré d’un dos fendu dont s’échappent de délicates plissures de cupro (printempsété 2006). Le blouson de biker (l’un des fétiches de Sacai) emballe un blazer de laine herringbone ou se fait emballer par une volute de fourrure neigeuse (automne-hiver 2014-2015). L’envers et l’endroit, sens dessus dessous. «Je ne me fixe aucune règle. Je ne fais confiance qu’à mon intuition. Mes choix artistiques s’apparentent à des coups de foudre.» Chitose Abe étouffe un rire gêné au moment de dévoiler quelques reproductions de ses croquis minuscules, réunies à la lettre X (pour X-file) d’un beau livre en forme d’abécédaire, Sacai A to Z, paru aux éditions new-yorkaises Rizzoli. La designer a la réputation de dessiner peu; en adepte du mix et du métissage, elle préfère agir directement sur la matière à partir de pièces préexistantes, cardigan, kaki ou manteau de tweed qu’elle démantibule ciseaux en main et reformule en y glissant un soupçon de cote de maille, un motif de carreaux irrégulier ou une cape de trench selon des assemblages dont elle seule a le secret. Le résultat déploie des paradoxes stupéfiants: autant sur les runways parisiens (où Sacai fait défiler depuis 2011), les silhouettes possèdent une plasticité intrépide, presque impertinente, comme si la qualité sculpturale et polymorphe des vêtements précédait toutes autres considérations pratiques, autant les vêtements révèlent leur pouvoir d’ensorcellement sur toutes sortes de corps, y compris et surtout ceux qui ne répondent pas aux canons vertigineux du mannequinat. «Même si nous fixons les prix avant le show, je continue à rectifier les coupes et à sélectionner les matériaux les plus durables jusqu’à la mise en vente. S’il y a bien quelque chose que je revendique de la culture japonaise, c’est le perfectionnisme et l’obsession pour des finitions irréprochables.» Le vrai secret du savoir-faire Sacai, néanmoins, est ailleurs. «J’essaie moi-même toutes mes pièces. Tout ce que je crée est motivé par le désir intense d’être porté.» Pour Chitose Abe, la mode n’est pas seulement faite pour être regardée sur les podiums, à la manière d’une œuvre d’art. «Elle est faite pour être vécue, portée et éprouvée.»

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De gauche à droite: laque pour les lèvres Ecstasy Lacquer, Giorgio Armani; Joli Rouge N° 742, Clarins; vernis Black Out, Dior; Liquid Lip Potion Naughty Naive, Estée Lauder; mascara Grandiôse Noir Mirifique, Lancôme; brillant à lèvres Vamplify, M.A.C; mascara Regard Tentateur, Shiseido; lipstick VIP, NARS; Infaillible Gloss Cream, I Got The Power, L’Oréal Paris.

COULEURS D’AUTOMNE

AFFIRMATION

DE SOI Le ciel devient lourd, les corps se dissimulent mais les visages s’exposent en clair-obscur. Paupières plombées, gloss carrosserie, l’on hausse le ton des fards pour affronter une saison de repli. Par Géraldine Schönenberg

SYLVIE ROCHE

L

es peaux ont pâli, les regards se sont ternis en même temps que les dernières lueurs des beaux jours en perdition. Ne pas se laisser gagner par la torpeur glacée des éclairages incolores, simulacres de soleil. Résister à la fadeur des matins sans lumière en affichant un visage de composition, en surlignant ses traits, en provoquant le débat. Fini le naturel, le joli, le consensuel qui se fond dans le paysage. Retour aux années noires avec extravagance. Exit les pastels, la douceur ouatée des tableaux impressionnistes. Sur les paupières on hachure, sur les lèvres on laque rouge sang ou noir cerise, les sourcils sont hirsutes et «waxés». Sur les catwalks des défilés où les tendances cosmétiques sont exacerbées, balayant les critères de délicatesse et les règles de l’harmonie telle une lame de fond, les états d’âme des maquilleurs ne sont pas à la fête et lorgnent vers les extrêmes. Ombres à paupières couvercles chez Dior, smoky jusque sous le sourcil chez Chanel, liner façon barbelé chez Fendi, lèvres cramoisies et paupières cendrées chez Marc Jacobs. Et encore fards mats débordants chez Donna Karan, halo terreux au coin interne de l’œil pour Altuzarra. Pendant que les filles Burberry défilent avec le sourcil en bataille, le rimmel dégoulinant sous l’œil façon panda triste, les égéries de Rochas ont le regard démoniaque ourlé d’un eye-liner graphique en épais surlignage en haut et en bas. Les bouches sont noires chez Ungaro, passées au blanc façon vampire chez Alexander McQueen. On n’est pas loin du Cri de Munch ou d’un portrait torturé de Soutine. Les peintres expressionnistes de l’Allemagne du début du XXe siècle semblent hanter les maquilleurs qui apposent des rouges violents, des noirs en contours vifs ou en traînées sales, composant des effigies d’affirmation de soi jusqu’au-boutiste. Christophe Durand, fondateur du Bal des créateurs, make up artist et maquilleur de stars, témoigne de l’émergence de ces nouvelles créatures: «Après le no makeup, on a de nouveau envie depuis cet automne de montrer des femmes qui s’expriment. La bouche rouge est très présente avec des tendances violacées (Carolina Herrera, Marchesa, D&G, etc.). Et aussi le sourcil qui est plus accentué, broussailleux, texturisé. On utilise des cires, on les fonce, on les met en valeur. Il y a aussi un retour aux nineties, aux «party girls» avec des noirs brillants. Chacun a sa version du noir, du heavy black (Dior) au trashy black chez

Backstage du défilé prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016 Chanel.

PHOTOS: DR

De gauche à droite: Lip Khol Color Drama Lightit Up, Maybelline New York; eyeliner So Intense, Sisley; crayon khôl Couture Kajal N° 3, Yves Saint Laurent; mascara Lash Queen Perfect Blacks, Helena Rubinstein; Intense Pigment Liner Trio Midnight, Bobbi Brown; Rose aux Joues Chic Pink, Guerlain; vernis Couleur Végétale Garance, Yves Rocher; Rouge Pur Couture Collector Kiss & Love N° 1, Yves Saint Laurent; Illusion d’Ombre Velvet Fleur de Pierre, Chanel.

Fendi.» Et ces ombres sous les yeux donnant l’impression qu’on est mal démaquillées? «Ça, c’est l’effet «after party», qui évoque le moment où la fille se réveille le matin après avoir bu et transpiré. C’est rock et décadent. Tout comme le sourcil qui incarne aussi ce côté rebelle», ajoute Christophe Durand. L’offense au bon goût devient mainstream avec le retour des femmes fatales, des vamps, de celles qui ne croient qu’en elles-mêmes et affichent une séduction hypnotique. A la manière des stars du muet, d’une Theda Bara avec ses poses emphatiques et son maquillage outrancier pour mieux envoûter les hommes. «Certains couturiers essaient de glamouriser leur collection», note Christophe Durand. Une féminité suprême exprimée par le mannequin Lindsey Wixon, qui a présenté la collection d’Alexandre Vauthier cette saison, respirant la sensualité: paupières métallisées, lèvres glossy foncé et poses langoureuses. Le maquillage de star pour tous les jours, c’est ce que prône Dita Von Teese, danseuse burlesque et mannequin, qui va sortir en décembre 2015 un livre intitulé Votre marque de beauté. Le guide ultime du glamour excentrique et qui s’insurge, dans une interview donnée au site style.com, contre les diktats véhiculés aujourd’hui en matière de beauté: «ll y a tellement de livres sur le marché qui vous indiquent comment vous faire un joli maquillage naturel, je n’ai jamais vraiment pu comprendre cela. Mon livre brise les règles de beauté qu’on a l’habitude d’entendre et s’adresse aux femmes qui osent être différentes, qui ne cherchent pas forcément à s’intégrer et qui n’écoutent pas les conseils leur suggérant qu’elles sont trop maquillées et qu’elles ne doivent pas maquiller à la fois leurs yeux et leur bouche…» Les marques de cosmétiques la devancent, comme Dior qui a mis au point une texture fluide haute brillance pour les yeux «qui dépose sur les paupières un film de lumière» ou M.A.C qui lance un gloss appelé Vamplify «le brillant à lèvres le plus dramatique à ce jour». Chez Lancôme, le mascara Grandiôse dans des tons électriques se pose en topcoat d’un noir classique apportant aux cils «une vibration chromatique». S’annonce un hiver où les femmes ont besoin de mise en scène pour exister. Sans pour autant se cacher derrière un masque du théâtre nô et révéler crûment ce qu’on ressent, notre visage est une page déjà écrite que les fards de cet automne ne demandent qu’à exprimer.



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JAPON

SYLVIE ROCHE

Le maquillage, jeu de rôle

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la tombée du soir, devenir une maiko. Une apprentie geisha dans la tradition de Kyoto. Oublier son nom, devenir une autre, et scruter ce reflet comme celui de la lune sur les eaux de la rivière Kamo. «Tout commence par une émulsion de camomille et de cire appelée «bintsuke abura», appliquée au doigt», explique Eguchi-san, directrice du Maiko Henshin Studio, une boutique spécialisée de l’ancienne capitale qui propose aux voyageuses japonaises et étrangères de revêtir, pour un seul jour, les atours d’une courtisane cultivée. «Sur le visage et le cou, on répartit une poudre blanche appelée shironuri», généralement humidifiée pour obtenir une pâte onctueuse. La nuque, objet des convoitises masculines, est soigneusement laissée vierge. «Du rouge est disposé sur une portion étroite des lèvres», poursuit Eguchi-san. Une bouche miniature mais pulpeuse. Réduire le visage: voilà le secret du masque de maiko. Les yeux, traditionnellement travaillés au noir de charbon, sont éventuellement rétrécis, tout comme les sourcils. Ces derniers, rasés et entièrement reconstruits plus haut sur le front, contribuent à la finesse des traits. «La perruque, enfin, est généralement surdimensionnée», conclut la maîtresse de maison.

Le maquillage comme un effacement de soi Dans le Japon d’Edo, la cosmétique de la geisha s’apparente à une

Geishas aux traits stylisés, grain de peau «kawaii», lolita fashion et «jeunes filles phéromones»: la culture cosmétique du Japon s’écrit et se lit sur des visages sophistiqués, aux blancheurs de papier. Par Jonas Pulver, Tokyo et Kyoto prise de rôle derrière lequel l’individualité est intégralement camouflée. «Il s’agit de donner le sentiment qu’on s’adresse à une illusion», explique Toby Slade, professeur à l’Université de Tokyo et auteur d’un ouvrage de référence passionnant, Japanese Fashion, a cultural History». «De manière générale, le Japon féodal privilégie une utilisation très formelle des substances et des soins», poursuit-il. «Marchands, nobles ou samouraïs, à chaque classe correspondait une cosmétologie propre, y compris pour les hommes.» La transition vers la modernité et l’ouverture du Japon au commerce avec l’Occident, à partir de 1865, va provoquer des bouleversements immenses. La marche de l’histoire se lit à même les visages et ceux-ci ont de préférence la blancheur du papier – manière d’émuler une ancienne noblesse qui se tenait loin du soleil et du travail de la terre. «D’un modèle extrêmement stylisé et relativement unisexe, le maquillage évolue vers un rendu plus naturalisé, qui tend à souligner les traits plutôt qu’à les recréer.» Certaines coutumes disparaissent – le noircissement des dents, l’apprêt du visage masculin – tandis que les influences occidentales trouvent de nouvelles réinterprétations. Tokyo, à l’orée du XXe siècle. Costumes cravates, robes et

chemisiers glissent parmi les kimonos le long des vitrines de Ginza. A l’image des héroïnes de l’écrivain Junichiro Tanizaki, les corps féminins se révèlent et s’exposent. Pour Toby Slade: «Il y a une profusion de nouvelles silhouettes à adopter, de nouvelles identités à incorporer, et le maquillage est un moyen bon marché d’embrasser cet enthousiasme pour l’expérimentation.» Le rouge se déploie sur toute la bouche, les yeux se font plus chargés, et les marques historiques – Shiseido en tête – fondent leur légende dans des onguents baptisés «Crème Lait» ou «Club Cream».

Le «kawaii» ou l’ingénuité artificielle Par-delà la Seconde Guerre mondiale et les révoltes estudiantines des années 70, une constante demeure: la volonté d’imprimer aux traits une extrême jeunesse, presque un refus des codes de l’âge adulte, mouvement qui trouve aujourd’hui son paroxysme dans la culture kawaii. Esthétique de l’innocence et du mignon, sensation plutôt que doctrine, le kawaii est à la fois insaisissable et omniprésent dans le Japon contemporain. «L’accent est mis sur la perfection du grain de peau plutôt que sur les yeux et les lèvres», observe Takashi, un maquilleur installé à Tokyo depuis six ans qui

collabore régulièrement avec les magazines de mode. «On me demande presque toujours d’éviter les regards ombrageux: cela fait otonappoi (trop adulte).» «Un rendu naturel et glossy» grâce à des fonds de teint haute performance, et «une certaine retenue au niveau de l’eye-liner et du fard»: Yu Hwa Yang, Elite Artist chez Shu Uemura, confirme ce primat de la texture sur la couleur. Le kawaii, nouveau visage d’une certaine réserve, voire d’un certain conservatisme? Ses marqueurs visuels, pourtant, sont ancrés dans les contre-cultures tokyoïtes, estime Samuel Thomas, critique de mode au Japan Times. «La blancheur du visage, la prévalence du blush et l’élargissement du regard font référence aux physionomies hyperféminisées du shojo (les mangas pour adolescente) et de la lolita fashion, analyse-t-il. Quant à l’utilisation massive de lentilles de contact qui colorent l’iris tout en l’agrandissant, j’y vois l’héritage du look gyaru («girls») de la fin des années 90.» Bronzage de mise, influences californiennes et sexualité affirmée, la gyaru appartient désormais au passé, tout comme la mode des ganguros, ces visages noirs comme des miroirs tendus à une culture afro-américaine fantasmée. «Aujourd’hui, il n’existe plus vraiment d’alternative au phénomène kawaii», conclut Samuel Thomas. Ce qui ne signifie pas pour autant que le kawaii soit dénué d’audace, comme l’illustrent les récentes tendances des meshita chiiku («pommettes sous les yeux»)

et des ofero-joshi («filles phéromones»), identifiées par le très influent AR Magazine, et popularisées sur YouTube par une myriade de tutoriels. Plutôt que de disposer le fard à joues (en crème ou en stick) au niveau de l’os, les jeunes Japonaises se blushent juste sous le regard. Résultat? Une impression de rougissement permanent, de légère ébriété hormonale, comme un flash de phéromones. Vulnérabilité mise en scène. Artifice d’ingénuité. Appels de phare à l’intention de la gent masculine? Pas vraiment. Sous-vêtements, représentations du corps, sexualité: au fil des pages de AR Magazine se déploie une célébration de la féminité pensée et vécue par et pour les femmes. Le regard de l’homme n’est pas entièrement absent, mais il n’en constitue ni la mesure ni la finalité. La culture kawaii et sa déclinaison cosmétique pourraient-elles au fond favoriser une forme d’émancipation? Toby Slade songe aux magazines féminins des années 20. «Encourager les femmes japonaises à considérer et transformer leur apparence grâce au maquillage, c’était bien sûr les inscrire dans un certain rôle, mais aussi mettre en relief leur capacité à changer. Après tout, si l’on est en mesure d’agir sur son allure et ses traits, pourquoi ne pourrait-on pas en faire autant pour son éducation, sa situation familiale, son emploi et sa place dans la société?» www.maiko-henshin.com http://www.ar-mag.jp


Mode

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PARFUMS

La revanche des muses Cet automne, les nez des parfumeurs caressent de belles légendes féminines pour les adapter au monde moderne. Ils puisent dans ces destinées romanesques l’essence de la femme-mythe et questionnent par les notes qui s’entremêlent l’identité même de la femme moderne. Par Valérie d’Hérin

PHOTOS: DR

Si les muses se sont effacées un temps au profit des it-girls, leurs parfums tiennent cet automne leur revanche. D’Estée Lauder à Hermès en passant par Giorgio Armani ou Chanel, les muses font leur comeback. Ce retour répond-il à quelque désir marketing? Est-ce le reflet des besoins d’une industrie qui jongle avec ses repères? A force de chasser le naturel dans la composition de leurs parfums pour répondre aux normes européennes en matière d’ingrédients, les parfumeurs ont fini par invoquer leurs muses.

L’AMAZONE

Rose Amazone, Hermès.

La Castiglione, Les Cocottes de Paris.

Un galop ramène sur le devant de la scène une farouche créature née dans les années 70: l’Amazone d’Hermès. Revisitée par Jean-Claude Ellena en 2014, elle s’offre dans une nouvelle version, Rose Amazone, qui sera disponible fin octobre en Suisse. Entre Amazone et Rose Amazone, les femmes ont évolué, la parfumerie a changé. Jean-Claude Ellena s’est laissé guider par ces héroïnes modernes, parfois virtuelles, s’inspirant des mangas et des jeux vidéo. Rose Amazone se présente dans un flacon écumant d’agrumes, de fruits rouges et de modernité. Une rose s’affirme en son cœur, couchée sur un lit d’ambre, de vanille et de bois. Tout aussi puissante que son aînée, elle pétille plus qu’elle ne provoque. Cette amazone-là est une nouvelle affranchie, effervescente, vibrante, qui croque la vie avec un appétit féroce.

Modern Muse Le Rouge, Estée Lauder.

LA VIBRANTE

Une muse doit-elle provoquer pour mériter son titre? La créatrice des Jardins d’Ecrivains traverse la Belle Epoque en créant trois parfums à l’effigie des scandaleuses courtisanes qui ont marqué leur temps: les Cocottes de Paris. Dans cette réécriture moderne, elles ne s’imposent pas. Elles suggèrent, séduisent, inspirent. Une part de mystère s’élève de La Castiglione dès ses premières notes. Un cœur décadent de réglisse et de patchouli s’offre ensuite au nez curieux qui, intrigué, se retourne sur la porteuse de ce parfum. Baumes, ambre gris et encens plongent un peu plus le passant dans le trouble. Mlle Cléo (en référence à Cléo de Mérode) est, quant à lui, un floral boisé délicieusement désuet, entre bois de rose et belle de nuit, ylangylang et litchi, servi sur un lit de lichen et de fleur de coton. Mais c’est dans La Belle Otero qu’on retrouve le plus l’esprit des femmes de la Belle Epoque. Un poivre s’y enivre de néroli et d’absinthe. La violette et le narcisse se frottent au buchu, une plante d’Afrique du Sud qui mate le crémeux de l’iris et du santal en notes de fond. Une belle réalisation hors du temps où l’encens finit par rappeler que la légèreté d’une belle n’est peutêtre qu’une façade.

Certains parfumeurs ont compris qu’il fallait faire vibrer pour fabriquer des muses olfactives. Ils cherchent des notes qui se cognent, crissent, plissent et créent des vibrations sur la peau. Olivier Polge, qui a remplacé son père Jacques Polge à la tête de parfums Chanel, s’est attaché à retranscrire la grande époque des ballets russes, de la rencontre de Misia Sert, reine de Paris, égérie des plus grands artistes, avec Coco Chanel. Dans ce 15e opus des Exclusifs de Chanel, les premières notes, légères, aldéhydées, s’envolent par-dessus un litchi impertinent et une pêche gourmande. Des pétales de violette tourbillonnent autour d’un absolu de rose de mai et de damas. On retrouve, grâce à un accord lipstick, l’atmosphère des loges du Théâtre du Châtelet du début du XXe siècle. Misia sent la poudre et la mise en scène mais n’a pourtant rien de théâtral. On décèle dans ses notes un désir d’authenticité qui surgit de muscs de qualité rappelant les grands classiques de la parfumerie. Avec Misia, Olivier Polge confirme qu’il sait faire sortir un mythe d’un flacon.

Si, huile de parfum, Giorgio Armani.

Armani donne du corps à ses mythes en remontant aux origines de la parfumerie. La marque retrouve ces essences sacrées qui, mêlées à de précieuses huiles végétales, étaient appliquées sur le corps des statues de l’Egypte antique, rendant ainsi leurs courbes plus lumineuses, vibrantes, presque vivantes. Si se décline en Huile parfumée comme pour faire de toutes les femmes des muses divines. Cassis, mandarine, néroli, osmanthus, patchouli et bois crémeux se mêlent à des huiles d’amande douce, d’argan et de rosier muscat qui assouplissent et subliment la peau. Le rituel parfumé devient un cérémonial sacré durant lequel les muses antiques se fondent sur la peau des femmes d’aujourd’hui.

LES BATTANTES

Black Opium, Yves Saint Laurent.

Misia, Les Exclusifs, Chanel.

LA SAVANE

LA DÉESSE INTÉRIEURE

LA PIRATE Estée Lauder part à l’abordage de l’automne avec Modern Muse Le Rouge. Pourquoi rouge? Pour faire ressurgir le côté le plus sexy et le plus affirmé de l’égérie moderne. En tête, la rose de Bulgarie et la rose Centifolia entremêlent leurs légendes pour créer le parfum d’une femme capable d’aspirer dans son sillage. Elles se lient à des notes gourmandes de bourgeons de cassis, de framboises et de safran. Magnolia et jasmin prennent la suite, se propagent jusqu’à flirter avec les narines des passants. De la vanille, de l’ambrette musquée, du vétiver et du patchouli terminent cette composition enivrante qui oscille entre espièglerie et puissance. La maison Estée Lauder voulait créer le parfum d’une femme sexy, intrépide, glamour, un brin provocatrice. Pari tenu.

LES GRANDES PROVOCANTES

Modernes, jeunes, intenses, les muses de Lancôme et d’Yves Saint Laurent n’ont rien à envier à la belle Emma Watson ou au personnage de Katniss Everdeen. Chez Lancôme, La Vie est Belle se décline pour devenir La Vie est Belle Intense. Une tubéreuse, sulfureuse, apporte une dimension nouvelle à cette composition inédite par-dessus le croquant d’une noisette gourmande et d’un cassis effronté. La femme qui portera ce parfum sait que son originalité est sa force. Elle amuse, attire, inspire. Yves Saint Laurent décline Black Opium en eau de toilette. Ses effluves de cassis et de poire infusent des notes optimistes sur la peau. Ils s’accompagnent de l’amertume de l’écorce de la mandarine verte et d’un accord de thé au jasmin qui ouvre les sens sur les notes puissantes de quelques grains de café. Un café vert, floral, pour une femme unique qui cultive le mystère et corse son quotidien.

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African Leather, Memo.

Et si les muses étaient également capables de se noyer dans un paysage jusqu’à l’habiter totalement? La muse de Clara Molloy, cet automne, c’est la savane. «Je ne me base jamais sur des personnes réelles, raconte la créatrice de la marque Memo. Je me base toujours sur des paysages. Mais, pour moi, ils sont vivants. Ils ont un visage, un caractère, une silhouette…» La silhouette de son nouveau parfum, African Leather, est celle d’une féline créature à la peau de cuir. Dès l’ouverture, de l’essence de bergamote bondit hors du flacon, accompagnée de cardamome, de safran et de cumin. Une meute d’épices s’en échappe. Un absolu de géranium, puissant, s’élance à leur suite. Viennent ensuite, en rythme, patchouli, cuir et essence de vétiver. Autant de facettes qui rappellent par leur force et leur diversité que la muse des parfumeurs, depuis toujours, c’est vous.

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Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

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INTERVIEW SECRÈTE

Véronique Leroy,

qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.

JAN WELTERS

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Le Temps l Samedi 19 septembre 2015

Q

uand j’ai demandé à la créatrice Véronique Leroy si elle accepterait de répondre à ce questionnaire, elle a dit: «C’est un sujet qui me va bien parce que le rêve d’enfant, chez moi, c’est une vocation.» «J’avais une idée très précise de ce que je voulais être, devenir et faire à l’âge de 4 ou 5 ans, ce qui est assez rare, dit-elle. Et c’était obsessionnel. Je n’ai pensé qu’à ça jusqu’à 18 ans, quand j’ai quitté la Belgique et mon premier amoureux. Je l’ai quitté pour la mode. Mon premier grand amour, c’était la mode.» La créatrice est née à Juprelle près de Liège, en Belgique. Ville qu’elle s’est empressée de quitter dès qu’elle a pu. Il lui fallait partir pour pouvoir faire quelque chose de ce qu’elle appelle sa différence. Ses parents, issus d’un milieu très modeste, pas du tout au fait de la mode, ne comprenaient pas la vocation précoce de leur enfant pour un métier sur lequel ils étaient incapables de mettre un nom et qui les mettait au désespoir. Depuis qu’elle a créé sa marque en 1990, Véronique Leroy dessine des collections à l’esthétique faussement sobre et décalée. Les détails prouvent une totale maîtrise des codes d’une garde-robe classique et l’absolue volonté de les détourner: des épaules basses, des hanches droites, des transparences inattendues, mais jamais vulgaires. Tout est architecture. Véronique Leroy a travaillé trois années comme assistante styliste chez Azzedine Alaïa et lors de chaque interview, c’est plus fort qu’elle, elle parle de lui, de ce maître de la coupe, de son approche du vêtement, de son perfectionnisme, de sa générosité, de sa sensibilité. Et même si son style est très éloigné du sien, son œil a été formé par lui et elle le revendique. Il est comme une figure tutélaire, presque paternelle. En l’écoutant raconter ses obsessions d’enfant, on comprend mieux ses collections. Elles viennent de là, de ces premières années où tout était en germe: son amour pour la transformation de ce qui est, le détournement d’objet, l’aspect masculin de son féminin. Le Temps: Quel était votre plus grand rêve d’enfant? Véronique Leroy: Le métier que je fais aujourd’hui. Et c’était conjugué à l’envie irrépressible de quitter Juprelle, le lieu où j’étais née. Enfant, je ne pensais qu’à ça. Pour quelle raison? Parce que je n’avais pas l’impression d’être à ma place, je savais que ma place était ailleurs et qu’elle était liée au fait de faire des vêtements. Je ne savais pas comment ce métier s’appelait, je

ne voulais pas être couturière, je voulais penser des vêtements. Mes parents me disaient de suivre une école de couture, mais ce n’était pas cela que je voulais. Je ne voulais pas entrer dans une école professionnelle qui dévalorisait le métier que j’imaginais. J’ai donc fait mes humanités en ne pensant qu’à la mode, aux vêtements et comment j’allais m’y prendre pour quitter cette ville et venir à Paris. On était dans les années 70. Le chemin fut assez long. J’avais des parents qui ne comprenaient pas ce que je voulais devenir même s’ils étaient d’accord avec mes choix. Quel âge aviez-vous quand vous avez décidé que ce métier serait le vôtre? A l’âge de 4 ans, je fabriquais déjà des petits vêtements pour des poupées avec lesquelles je ne jouais pas mais qui étaient juste un prétexte. Et très tôt, je me suis fabriqué des vêtements. J’ai commencé par des maillots au crochet: des bikinis, parce que c’était plus petit, donc plus facile. Mon premier pull, j’ai dû le tricoter à 6 ans. Ensuite je suis passée à la machine à coudre. C’était du bricolage, mais j’avais beaucoup de satisfaction à créer à partir de zéro quelque chose de différent de ce que j’avais dans ma garderobe, ou qui ressemblait à ce que je voyais dans les magazines et qui me plaisait. Créer vos vêtements enfant répondait-il aussi à un désir d’individualité? Oui, je me réalisais. Faire de la mode, cela m’a permis d’exister. J’étais différente, je ne ressemblais pas à mes copines, ni à l’environnement dans lequel j’ai grandi, et créer des vêtements m’a donné la parole. J’ai un ami styliste photo, Benoit Bethume, qui est allé hier voir une exposition à Bruxelles au Bozar* sur les créateurs belges. Il me disait: «J’ai vu une vidéo de toi quand tu participais au concours de la Canette d’or, et que tu reçois le prix. Toi et ta collection, vous êtes tellement différents des autres participants!» Et c’est ce que je ressentais: je me sentais totalement en décalage. Je ne savais pas si ce que j’avais fait était bien, mais je ne leur ressemblais pas. Et j’ai toujours ressenti cette différence, sans me demander si c’était bien ou mal, c’était juste un sentiment un peu lourd. Est-ce que les vêtements que vous vous fabriquiez déclenchaient des réactions chez vos amies? Voulaient-elles les mêmes? Ah ben non! C’était un peu trop extrême! (rires) Quand j’étais petite, j’étais capable d’aller à l’école avec des chaussures que j’avais récupérées, de trois poin-

Faire de la mode, cela m’a permis d’exister. J’étais différente, je ne ressemblais pas à mes copines, ni à l’environnement dans lequel j’ai grandi, et créer des vêtements m’a donné la parole. Véronique Leroy

tures trop grandes, je mettais du coton, trois semelles dedans, parce qu’elles étaient exactement la paire que je voulais porter. Enfant, j’étais mon cobaye. Après, à l’adolescence, j’avais un style plus défini et des amies qui aimaient s’habiller. Je leur faisais un peu plus envie. Mais au village, j’étais la bête curieuse, la chose bizarre. Quel était votre jouet préféré? C’était coudre. Ma grand-mère adorait décorer son appartement et régulièrement, trois ou quatre fois par année, elle changeait tout. Donc je récupérais les tentures, le cuir des canapés et je fabriquais des vêtements dedans. Mon jeu préféré, c’était de transformer et faire. Ensuite, j’ai commencé à fouiner dans les Oxfam, les Emmaus. A l’époque, peu de gens s’y intéressaient. J’adorais ça. Je n’avais pas les moyens, je ne pouvais pas m’acheter des vêtements de créateurs dans des boutiques de luxe, j’étais obligée de trouver des solutions, et mes solutions c’était d’aller dans les boutiques du Secours Catholique chercher des vêtements que je transformais. J’ai commencé à faire ça aussi avec la garde-robe de mon père. Celle de ma mère: je ne l’aimais pas, c’était trop classique. Donc je prenais les chemises de mon père, ses pantalons, je mettais des bretelles, une petite chemise dessous, et voilà. Les avez-vous gardés? Oui. Je ne les porte plus, mais il y en a dont je ne peux me séparer. J’ai toujours un peignoir court à carreaux gris avec un col châle, une veste d’intérieur. Quand je la portais pour aller à l’école, j’avais 12 ans et les gens hallucinaient. Je ne comprenais pas pourquoi, car je trouvais ça très bien! Cet été, j’ai fait un grand tri dans mon dressing et j’ai retrouvé des pulls à lui: il y en a un kaki-ocre que j’adore et qui est une référence dans mes couleurs, un cardigan chiné tweedé, un pull en shetland qui gratte… J’y suis attachée. Et je pense que mes pantalons oversize viennent de là. Comme j’étais très petite et très fine, je chinais des vêtements qui n’étaient pas à ma taille. Et ils étaient sales! Mais je

les lavais, les relavais… Je savais qu’ils allaient être beaux! Dans les années 80, j’ai porté de ces trucs! Ils étaient toujours trop grands, c’était mon problème. Je devais faire des pinces, je perdais mes jupes. Je sais d’où me viennent tous mes codes: je me souviens de jupes que j’avais trouvées aux puces, que j’avais rétrécies, mais je n’avais pas retouché la taille parce que la ceinture était un peu épaisse et que je ne pouvais pas la piquer à la machine à coudre. Je les ai donc resserrées à partir des hanches. Cela donnait des jupes un peu flottantes à la taille. Or dans mes premières collections, la taille est plus large que les hanches. Et je fais encore cela. Dans mes premières collections, il y a tout! Aujourd’hui, avec le recul, je sais d’où ça vient. A quel jeu jouiez-vous à la récréation? A la commandante (rires). J’étais la plus petite et j’étais un peu la cheffe. En primaire, on était trois dans ma classe, alors ce n’était pas difficile d’être la commandante. Très vite j’ai été nommée présidente de l’école, ce qui n’a fait que renforcer mon côté meneuse. Par la suite, au collège et au lycée, à la récréation je faisais des plans pour aller acheter des tissus. A l’heure du déjeuner, je passais mon temps dans les boutiques de tissus. Je ne pensais qu’à ça. Je perdais toutes mes copines qui me disaient: «On en a marre d’aller dans les magasins de tissus.» Grimpiez-vous dans les arbres? Non. Je n’étais pas du tout physique. J’étais très frêle, mais pas du tout téméraire. Je n’étais pas turbulente, j’avais tout le temps peur de me faire mal. J’ai été élevée par une grand-mère qui m’a «conservée». Quelle était la couleur de votre premier vélo? Orange. Quel superhéros rêviez-vous de devenir? Je n’en avais pas. Bizarrement je n’en ai jamais eu. De quel superpouvoir vouliez-vous être doté? Je rêvais de pouvoir accélérer le temps, être adulte et partir. A 8 ans, je me disais: «Vite, vite, vite, si je pouvais faire un bond dans le futur et que demain j’aie 18 ans.» Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? En couleur, mais des couleurs un peu saturées, jaune, ocre, comme certaines photos dans les années 70. Quel était votre livre préféré? C’était des magazines. Il y avait le

100 Idées, c’était ma bible! Et ma mère était abonnée à Modes et Travaux. C’était d’une grande ringardise, mais ce fut mon premier accès à un magazine féminin. L’avez-vous relu depuis? Oui, j’ai tout: les 100 Idées, les Modes et Travaux, les Jardins des Modes… Quel goût avait votre enfance? Difficile. Un goût un peu triste, un peu froid. Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Une odeur d’huile. Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? Non. Savez-vous faire des avions en papier? Oui, mais je n’en faisais pas. Aviez-vous peur du noir? Je ne crois pas. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu peur du noir. Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Oui… Amoureux ou amour? Amour. Oui, je me souviens de tout ça. Je me souviens du prénom de mon premier chien. Je me souviens de mon premier petit amoureux: c’était mon voisin, il était roux et s’appelait Dominique. Mon premier chien, que j’ai adoré, s’appelait Pataud. C’était lui votre premier amour? Je pense que j’ai eu beaucoup d’amour pour ce chien, oui. Et un jour, je suis revenue et il avait disparu. Et vous souvenez-vous de l’enfant que vous avez été? Oui. Je n’étais pas une enfant aimable, attirante. Je n’étais pas mignonnette. J’avais un rapport avec les adultes difficile: j’avais des idées très précises, ça dérangeait beaucoup. Je ne plaisais pas trop aux adultes. J’étais un peu radicale. Est-ce que cette enfant vous accompagne encore? Ah oui! (rires) Par moments, j’aimerais bien en être débarrassée. On est très défini par notre enfance. Il y a des choses très positives mais aussi d’autres négatives qui ont pris place à ce moment-là. Il y a dans mon caractère des choses que j’aurais aimé modifier un peu plus, des plis qui ont été pris il y a très longtemps. *«Les Belges, une histoire de mode inattendue», Bozar, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, jusqu’au 13 septembre.

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