6 minute read

Jérémie Peltier

Next Article
NEWS

NEWS

société – 16 © Jackson Simmer, Unsplash

Advertisement

Propos recueillis par Julien Damien

Fin de party

À l'heure de la vie (presque) post-Covid, de la réouverture des bars ou des discothèques, force est de constater que la grande "bamboche" espérée n'est pas au rendez-vous. Mais alors quoi ? L'esprit de la fête serait-il mort ? C'est la question pas si incongrue que pose Jérémie Peltier dans un essai aussi drôle qu'argumenté. Dans La Fête est finie ?, le directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès autopsie un art de vivre déjà moribond avant la pandémie, et pointe l'individualisme galopant, la mise en scène permanente de soi, la perte de tout sens collectif... entre autres suspects. Entretien avec un fêtard contrarié.

© Hannah Assouline

Pourquoi soutenez-vous que la fête était déjà en déclin avant la pandémie ? On a beaucoup parlé de la faillite des boîtes de nuit, bars ou clubs au sortir des confinements. Or, le processus de disparition des lieux festifs était déjà en cours. On comptait 4 000 discothèques en France il y a 40 ans, nous en avions déjà perdu plus de la moitié avant le début de la crise, il n'y en aurait plus que 1 500 désormais. On dénombrait aussi 200 000 bistrots dans les années 1960, contre 40 000 avant l'arrivée du coronavirus, cela signifie que deux tiers

des communes n'ont plus un seul bistrot, ce fameux "parlement du peuple" pour citer Balzac. La crise sanitaire n'a rien arrangé, certes, mais cela fait longtemps que la fête est malade.

« CELA FAIT LONGTEMPS QUE LA FÊTE EST MALADE. »

D'ailleurs vous relevez que très peu de gens, mis à part les professionnels du secteur, ont défendu la fête durant la crise sanitaire... Oui, comme si elle n'était déjà plus essentielle. "La bamboche, c'est terminé" clamait le préfet du Centre-Val de Loire. La formule a beaucoup amusé, mais je pense qu'elle est vraie. Peut-être parce que notre génération vit déjà en intérieur, "enfermée" donc, et cela bien avant le confinement. Dans le livre La Civilisation du cocon, Vincent Cocquebert montre que nous passons beaucoup plus de temps entre quatre murs que la génération précédente. On a voulu croire que l'enfermement était exceptionnel et insupportable mais, d'une façon générale, il n'y a pas eu de révolte, la population s'est accommodée de cette situation déjà habituelle.

Alors, qui a tué la fête ? D'abord l'individualisation de la société et donc le repli sur soi et sa sphère intime. En 2021, 62 % des Français estiment qu'on n'est "jamais assez prudents quand on a affaire aux autres". Cette défiance vis-àvis d'autrui, à l'œuvre depuis une dizaine d'années, est une cause majeure du délitement de la fête. D'où le développement des soirées à la maison. Cet entre-soi est problématique car, par définition, la fête doit engager le collectif, des gens qu'on ne connaît pas, c'est une bifurcation dans nos vies autorisant la rencontre de milieux sociaux différents.

« ON CONSTATE UN REPLI SUR SOI ET SA SPHÈRE INTIME. »

Vous évoquez également le narcissisme et la mise en scène de soi permanente... Oui, j'aime d'ailleurs ce proverbe : "la moitié de la fête c'est la façon dont on la raconte". Mais désormais, on la filme, la commente en direct avec nos téléphones, à la manière d'un journaliste de BFM TV. Les gens sont en réalité seuls ensemble.

Selon vous, il n'y aurait plus de différence entre moments festifs et non-festifs. Pourquoi ? C'est un concept développé par Philippe Muray à la fin des années 1990 et qui s'est accentué au fil du temps. Il parle de "festivisation générale" de la société, du règne de l'Homo Festivus. La fête devait être une rupture avec le quotidien, elle est désormais quotidienne : les rues doivent être une expérience festive bardée de décors et d'animations, un magasin de parfums devient une petite boîte de nuit... même les lieux historiques doivent adopter un petit air "cool". La fête est aujourd'hui partout, donc nulle part.

© Gage Reagan, Unsplash

Elle ne servirait alors plus à grand-chose... Elle n'est en tout cas plus la condition essentielle à un certain nombre d'activités. Aujourd'hui, vous n'avez plus besoin d'elle pour danser, il suffit de se balader sur TikTok pour le constater et voir des gens se trémousser seuls dans leur chambre. La fête était aussi un moment pour draguer : 37 % des couples se sont formés dans un bal ou une discothèque. En cela les applications de rencontre l'ont rendue obsolète.

Vous dénoncez aussi la culture du bien-être... Oui, j'aime beaucoup cette phrase de Jean Yanne : « avant c'était la police qui m'arrêtait, aujourd'hui ce sont les médecins ». Il avait raison, et cette culture du "sanitairement correct" a été accélérée par la crise. On fait très attention pour être en forme en vue du petit footing du lendemain matin (car tout le monde court aujourd'hui !), de ne pas trop manger ou boire...

Narcisse serait donc vainqueur de Dionysos ? Oui, c'est une phrase de Gilles Lipovetsky. La fête est normalement un moment de générosité où vous dépassez votre petit être pour vous tourner vers l'autre. Aujourd'hui, le rite du moi a pris sur le pas sur à peu près tout. D'ailleurs je pense que la fête est un bon objet d'étude pour montrer à quel point la France est devenu un pays individualiste et égoïste.

« LES GENS SONT EN RÉALITÉ SEULS ENSEMBLE. »

J'étais perplexe lorsqu'on nous a expliqué, durant le premier confinement, que nous allions être témoins de grands moments de solidarité. Dès la première semaine, la délation représentait jusqu'à 70 % des appels reçus par la police dans les grandes métropoles !

Quel serait le bon sens de la fête ? C'est avant tout un moment qui doit rester gratuit et désintéressé. Citons d'ailleurs un autre fléau : les fêtes servant une cause, qui doivent défendre des sujets sociétaux, dénoncer les injustices... Ce n'est pas à la fête de porter ce poids-là. Ensuite, il faudrait retrouver un peu de générosité et de pudeur, laisser parfois ses problèmes personnels de côté. Enfin, il faut arrêter de se mettre en scène : lâchons nos téléphones quelques heures pour nous intéresser aux autres !

« LÂCHONS NOS TÉLÉPHONES QUELQUES HEURES. »

Selon vous, à quoi ressemblera la fête de demain ? Sauf sursaut, on assistera au développement des soirées à la maison, où l'on filtre les gens, où tout est sécurisé, contrôlant la musique comme l'assistance.

On perçoit de la nostalgie chez vous... Un peu. J'ai découvert la fête dans un milieu rural, au fin fond de la Sarthe. Je retiens des moments chaleureux, fraternels, où j'ai rencontré des gens qui n'étaient pas issus de mon milieu et que je n'aurais jamais côtoyés ailleurs. La fête est inestimable dans un pays qui parle sans cesse de vivre ensemble. Elle devrait donc être défendue dans cette société "archipellisée" et recroquevillée sur elle-même.

À LIRE / La Fête est finie ?, Jérémie Peltier (Éditions de l'Observatoire), 160 p., 16 €, www.editions-observatoire.com La version longue de cette interview sur lm-magazine.com

This article is from: