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CHRONIQUES
Eels
Extreme Witchcraft (E Works / PIAS) Il y a un peu plus d’un an, Earth to Dora témoignait de la forme olympique de Mark Oliver Everett, pourtant en plein confinement et au milieu des flammes californiennes. Avec Extreme Witchcraft, le doute n’est pas permis : E a bouffé du lion. Après l’orfèvrerie pop mélodique, place aux guitares toutes cordes dehors et aux réverbérations débridées. Pour la première fois depuis le Souljacker de 2001, dont ce nouvel album est cousin, John Parish est aux manettes de l’engin, et sa touche électrique dope les compos d’Everett. Du rock hirsute d'Amateur Hour au folk carillonnant de Learning While I Lose, le disque passe les genres à la moulinette, avec entre autres surprises un funk synthétique (Grandfather Clock Strikes Twelve) absolument irrésistible, et les ruptures de ton de What it Isn’t. Le mordant songwriter conserve son sens "beatlesien" du titre (Strawberries and Popcorn) et signe un 14e album à la fois sauvage et racé. Eels reste intemporel. Devant tant de fougue, qui devinerait qu’Extreme Witchcraft est le fruit d’une carrière longue de plus de 25 ans ? Un album d’une généreuse liberté. Rémi Boiteux
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Modern Nature
Island Of Noise (Bella Union / PIAS) Unissant, entre autres, Jack Cooper (Ultimate Painting, Mazes), Will Young (Beak>) et le batteur Aaron Neveu (Woods), Modern Nature avait marqué les esprits en 2019 avec un premier LP prometteur et, surtout, une petite merveille motorik nommée Footsteps. On trouvait bien d’autres couleurs sur cet album alliant jazz et psychédélisme, krautrock et pop. On en déniche autant sur son successeur, le bien-nommé Island of Noise. À l’écart des modes, loin du tumulte, les Britanniques imaginent une musique inclassable et résolument en marge. On le sait, on déballe ici les grands noms, mais franchement on est contraint par le talent : Modern Nature évoque souvent la précieuse approche de Talk Talk – cet art consommé de la discrétion, de l’espace, voire du silence. Impérial. Thibaut Allemand
Los Bitchos Let the Festivities Begin
(City Slang) Héritières de la surf music des années 1960 et de la cumbia psychédélique sud-américaine, les Londoniennes de Los Bitchos sont toujours dans les bons coups. Après avoir assuré les premières parties européennes de Mac DeMarco, Ty Segall et sorti un single avec les Néerlandais d'Altin Gün, ces quatre filles dans le vent sortent enfin leur premier album. Soit un cocktail instrumental explosif où se mélangent sonorités latino, psychédélisme oriental et rock californien. Outre les tubes déjà bien connus (The Link is About to Die, La Pista…), les aficionados pourront y découvrir des pépites comme Tripping Party et ses rythmiques transcendantales ou les guitares frénétiques rythmant Lindsay Goes to Mykonos. De quoi titiller nos désirs contrariés de
bamboche. Hugo Guyon
Cate Le Bon Pompeii
(Mexican Summer / Modulor) Révélée, après quelques albums indispensables mais trop confidentiels, par Mug Museum (2013), Cate Le Bon devint valeur sûre d’un rock indé défricheur. Chose rare pour être soulignée : elle fut invitée, non pas à pousser la chansonnette, mais à produire quelques albums d’artistes masculins. Ainsi, les morceaux de Deerhunter, Josiah Steinbrick ou Tim Presley passèrent entre ses mains expertes – elles fonda également Drinks avec ce dernier. Aussi réussi que les précédents, ce sixième essai séduit davantage à chaque écoute. On songe au Bowie de la fin des seventies et à la Kate Bush qui suivit : des pop songs accrocheuses et têtes chercheuses, des constructions faussement alambiquées et des mélodies parfaites. Un vrai bon-
heur. Thibaut Allemand
Animal Collective Time Skiffs (Domino)
Formation prolifique du début du millénaire, Animal Collective avait levé le pied au milieu des années 2010. Le retour des Américains en studio pour un 11e album suscite donc l’intérêt. Dès la première écoute, les repères sont là : empilement de boucles vocales, mélodies hypnotiques (Passer-By) et utilisation parcimonieuse de l’autotune (We Go Back). Le résultat est une ode contemplative dont on retiendra deux morceaux : Strung with Everything, chanson tribale qui s’étire, joue avec les temps morts tout en progressant crescendo. Citons aussi Walker, élégie joyeuse en hommage au regretté Scott Walker, compositeur pop avantgardiste décédé en 2019. Une chanson simple dont la spontanéité renvoie à l’âge d’or d’Animal Collective. Hugo Guyon
Joseph Weismann, Laurent Bidot et Arnaud Delalande
Après la rafle (Les Arènes) Nous est conté le parcours de Joseph Weismann qui fut, à 11 ans, prisonnier lors de la rafle du Vel’d’Hiv, en juillet 1942. Sa famille n’en revint pas. Lui réussit à s’échapper du camp de Beaune-la-Rolande en compagnie d’un ami dont il perdit la trace – avant de le retrouver, des années plus tard. Cette histoire fut narrée dans le film La Rafle (2010), de Rose Bosch. Désormais nonagénaire, le rescapé, entouré du dessinateur Laurent Bidot et du scénariste Arnaud Delalande (Le Cas Alan Turing, 2015) racontent l’après. Une odyssée forcément épique où l’on croise, entre autres, de rares gendarmes désobéissants et des fermiers ignorants qui les aident sans se défaire de leurs préjugés racistes. Cet album, c’est une histoire de France, avec ses héros et ses vilains. Le tout dans une ligne claire, dont la pureté ne distrait pas le spectateur. S’en tenant aux faits, de manière quasi neutre, presque à distance, le trait en est d’autant plus émouvant. À l’heure où l’élection présidentielle est polluée par un histrion pas du tout historien qui clame que le Maréchal Pétain aurait sauvé des Juifs français (foutaises !) cette BD est d’autant plus nécessaire. 128 p., 21€. Thibaut Allemand
Jacques Rancière Les Trente inglorieuses. Scènes politiques (La Fabrique)
Reprenant en partie et prolongeant un précédent recueil d'articles et entretiens (Moments politiques, 2009), Les Trente inglorieuses saisit l'accomplissement, de 1991 à aujourd’hui, du « réalisme consensuel ». Libérant l'humanité de l'Histoire et de la politique, le néolibéralisme triomphant devait imposer sa gestion raisonnable des affaires. Mais la pacification aura été intimement liée à une « économie passionnelle de la peur, de l'exclusion et de la haine », dont l'actuelle campagne présidentielle marque une nouvelle étape. Organisé en trois parties (le racisme d'en haut, la non-démocratie en Amérique, les présents incertains), l'ouvrage s'avère d'une acuité inestimable. Contre l'engourdissement qui guette, le philosophe rappelle que « les réalistes sont toujours en retard d'un réel ». 228 p., 15€. Raphaël Nieuwjaer
Jérôme Leroy Les Derniers jours des fauves
(La Manufacture de livres) En France, de nos jours. À quelques mois de l’élection présidentielle, Nathalie Séchard jette l’éponge et décide de ne pas briguer de second mandat. Mal aimée et mal élue face aux extrémistes du Bloc patriotique, elle laisse un pays épuisé par la pandémie et en proie aux émeutes. Son ministre de l’Intérieur, ancien militaire, se verrait bien à l’Élysée, quitte à user des pires stratagèmes… Auteur du remarqué Le Bloc puis du scénario du film Chez nous de Lucas Belvaux, Jérôme Leroy continue de tracer un sillon à part dans le thriller français : politique, légèrement dystopique. Si l’on regrette un certain manichéisme (les naïfs de gauche contre les vilains de droite), on reste séduit par ses phrases nerveuses façon Manchette et un sens certain du suspense. 432 p., 20,90€. Julien Damien
THOMAS STÉLANDRE
(Capricci) 1 Silvia Federici, Mona Chollet, Pomme, Hermione... Des chercheuses, chanteuses ou références de la pop culture s'emparent volontiers du terme "sorcière" pour en retourner le stigmate. Jadis sceau de l’infamie, celui-ci désigne désormais les rebelles, les combatives, les subversives. Et sert, parfois, de produit d’appel. Dans cet ouvrage, l’auteur dresse une douzaine de portraits d’actrices plus ou moins marginales, engagées, féministes qu’il admire : Asia Argento, Béatrice Dalle, Jennifer Jason Leigh ou encore Eartha Kitt. Et… c’est à peu près tout, finalement. On reste sur notre faim : individuellement, chaque portrait est passionnant, mais on peine à trouver le véritable fil conducteur de l’affaire.
168 p., 17€. Thibaut Allemand
Hélène Laurain Partout le feu (Verdier)
La couverture dit "premier roman" mais on peine à le croire tant Hélène Laurain impose avec assurance une voix singulière. Pour se laisser happer par cette incandescente chronique de l’urgence écologique, il faudra néanmoins dépasser une forme inhabituelle dans ce récit sans lignes pleines ni ponctuation. C’est Laetitia qui parle, 31 ans, ex-élève en école de commerce, traînant son angoisse de l’époque et le deuil de sa mère dans une petite ville de la Meuse. L’État a décidé d’y enfouir ses déchets radioactifs, dans l’indifférence générale. Alors Laetitia et sa bande fomentent des actions de désobéissance civile, en attendant l’incendie final. Avec un humour très contemporain, la romancière fait monter la pression au fil des pages. Qui déclenchera l'étincelle ? On brûle de le savoir. 160 p., 16€. Marine Durand
LONE WOLF AND CUB ‘pa ! blof Apparu dans les années 1960 au Japon, le gekiga désigne un manga à l’intrigue dramatique, un genre sombre plutôt destiné aux adultes. Depuis, ces petits bijoux de violence pure sont devenus culte et leur influence reste inégalée. Parmi les titres ayant inspiré moult artistes, ressort le magnifique Lone Wolf and Cub. Victime d’une machination politique, Ogami Ittō, un ancien samouraï tombé en disgrâce, devient rōnin (soit un loup solitaire) pour venger son honneur et le massacre de sa famille. Seul survivant, son jeune fils Daigoro l’observe dans sa quête sanglante depuis son berceau. Cette épopée violente dans le Japon de l’ère Edo est portée par l’intensité du verbe de Kazuo Koike et l’élégance du trait de Goseki Kojima. À la fois poétique et cruel jusqu'au dénouement tragique, Lone Wolf and Cub est depuis sa première parution en 1970 considéré comme un chefd'œuvre. Il fut d'ailleurs rapidement adapté sur grand écran. Une série de films sacralisant l’assassin Ogami Ittō a ainsi conquis les États-Unis et un public avide de bastons épiques, marquant plusieurs générations. Pour preuve, des clins d’œil lui sont adressés dans la culture pop – à l’instar de Quentin Tarantino avec Kill Bill. D’autres s'en inspirent aussi comme John Favreau pour sa série The Mandalorian. Tandis qu’Hollywood réfléchit à une nouvelle adaptation, les éditions Panini amorcent un retour aux sources en rééditant le manga d’origine. Ogami Ittō entre un peu plus dans la légende, et pas forcément à pas de loup. Sonia Abassi
Lone Wolf and Cub (édition prestige) de Kazuo Koike et Goseki Kojima (Panini Manga) 688 p., 32€, www.panini.fr > Tome 1 : disponible. Tome 2 : sortie le 01.03
© 2001 by Kazuo Koike & Goseki Kojima
Victor Moisan et Alex Chauvel Zelda, le jardin et le monde
(Façonnage éditions)
Link, héros du cycle Zelda qui offre régulièrement au jeu vidéo ses plus beaux moments de quête, n’est pas un aventurier mais un aventureux. Selon Jankélévitch, les premiers sont des professionnels là où les seconds s’élancent avec une soif enfantine d’inconnu. Comme avec l’ébouriffant Speed Racer de Julien Abadie, les éditions Façonnage allient brillamment pop-culture et philosophie. C’est en filant la thématique ancestrale du jardin que Victor Moisan explore la saga (et son pivot Ocarina of Time) pour révéler l’art de donner un sens aux paysages. Se déploient alors de fécondes analogies, rythmées par les illustrations limpides d’Alex Chauvel. Qu’on soit joueur où non, on dénichera dans ce jardin de papier de nombreux trésors cachés, pour penser et pour rêver. 235 p., 20€. Rémi Boiteux
© 2016 by Koyoharu Gotouge SHUEISHA Inc.
Koyoharu Gotouge Demon Slayer : Kimetsu No Yaiba. Tome 20
(Panini Manga)
Japon, xxe siècle. L’archipel affronte des attaques de monstres sanguinaires. Pour les combattre, une organisation secrète appelée les pourfendeurs. Le jeune Kamado Tanjiro redouble d’efforts pour gagner leurs rangs après que sa petite sœur a été transformée en démon et le reste de sa famille décimée… Avec plus de 150 millions d’exemplaires écoulés à travers le monde, Demon Slayer : Kimetsu No Yaiba est un événement littéraire de cette rentrée. La mangaka Koyoharu Gotouge bat tous les records de vente. Sur papier comme à l’écran. Le film Demon Slayer : le train de l’infini s’est hissé dès sa sortie en tête du box-office dans plusieurs pays. Pas étonnant pour une œuvre mariant combats épiques, émotion et humour mordant. Le tout exalté par un sens du suspense à couper au katana. 192 p., 7,29€. Sonia Abassi