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Comment tout cela s’est-il fait ?
5. Association Service Social Familial Migrants.
6. Habitants de Vaulx-en-Velin.
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7. Ce recueil a été publié par l’ASSFAM.
L’aventure a commencé au début de l’année 2000 lorsque Christophe Clerc, ex-délégué régional de l’ASSFAM5 , m’a confié un projet articulé autour de la question des mémoires migratoires. Celui-ci est né d’un constat (postulat ?) des travailleurs sociaux de la ville de Vaulx-en-Velin : les immigrés seraient peu enclins à raconter leurs histoires migratoires à leurs enfants. Pourquoi ce silence et comment faire pour les inciter à en sortir ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons été à la rencontre de Vaudais6. Ce travail a donné lieu à la publication en 2004 d’un recueil que j’ai écrit sous le titre Paroles d’hommes à trois voix7. Il s’agissait à l’époque de laisser des traces de cette expérience en en tirant la « substantifique moelle ». Une partie des textes d’Éclats de silences en sont tirés. Ils ont été, je le précise d’emblée, réécrits et enrichis par d’autres textes.
Un petit retour en arrière s’impose pour comprendre comment tout cela s’est fait… Accompagné de Magali Gallizi, une travailleuse sociale, nous avons pris le parti d’aller sur le terrain, là où se trouvaient les hommes : foyers de travailleurs migrants, centres sociaux. La majorité d’entre eux était issue de pays anciennement colonisés (Algérie, Maroc), d’autres d’Arménie, du Calvados ou de l’Ain. Ils avaient soif de reconnaissance. « Rares sont ceux qui viennent vers nous, c’est comme si nous n’existions pas. » Ils nous ont fait confiance et ont accepté de lever le voile sur leurs histoires migratoires. Nous leur avons demandé par la suite de partager leurs récits avec des plus jeunes. Il suffisait de parler de soi. Mais comment parler de soi ? Ces hommes, très pudiques, n’y étaient pas habitués. Et si l’on prend ce risque, comment dire son histoire personnelle, si longtemps refoulée ? Au début, ce furent des : « Que veux-tu que je te raconte ? », « Il n’y a rien d’intéressant, ma vie est banale », ou encore : « C’est une simple histoire d’ouvrier ». Pour nous, les vies d’ouvriers n’étaient pas interchangeables. Nous avons dû nous montrer convaincants, et les langues se sont déliées. Ces hommes ont fini par accepter de lever le voile sur des souvenirs longtemps refoulés : la misère qui leur avait fait quitter leurs campagnes, la découverte de villes froides et inhospitalières, la dureté du monde du travail, la douleur de l’exil, l’habitat précaire. À cela s’ajoutait pour les Al- gériens la culpabilité d’être partis pendant la guerre qui opposait leur pays à la France en laissant derrière eux leurs familles. Ces paroles ont fait écho à ce que j’avais moi-même vécu dans d’autres circonstances. J’ai quitté mon pays, l’Algérie, à l’âge de 45 ans, fuyant la « décennie noire8 ». J’ai moi aussi traversé les tourments et les deuils de l’exil, et cette même culpabilité d’avoir laissé derrière moi ma famille, mes proches et la tragédie qui dénaturait mon pays.
Après avoir recueilli et écrit les paroles de ces hommes, nous leur avons demandé de les partager lors de rencontres-débats avec d’autres personnes appartenant à la deuxième génération qui ont découvert avec émotion les histoires de leurs « aînés ». Ces lectures ont suscité un vif intérêt, libéré des questionnements, comme si les paroles écrites avaient permis de donner forme et sens à leurs demandes incertaines. Cinq d’entre eux ont témoigné. Ils revendiquaient leur double appartenance culturelle, mais souffraient du silence de leurs pères. Ils ont cherché à en savoir plus sur leur histoire familiale. D’écho en écho s’est alors formée une chaîne de paroles devenues références partagées, et peu à peu histoire commune.
D’autres textes sont venus enrichir mon livre. Ils ont été écrits à partir d’entretiens avec cinq habitants de la Guillotière entre 2004 et 2007. D’autres ont été glanés tout au long de ma carrière professionnelle9 auprès d’hommes vivant dans les foyers de travailleurs migrants (FTM) de l’agglomération lyonnaise loin de leurs familles restées au pays. On les a appelés « pères à distance10 ». Les témoignages tirés de ces séries d’entretiens sont apparemment disparates par la singularité des parcours de leurs auteurs : origine, âge, contextes historiques et géographiques des migrations. Ils ont pourtant des caractéristiques communes.
La première est l’origine sociale : la majorité des hommes sont issus de la paysannerie et ont émigré dans l’espoir d’échapper à la pauvreté. Mais sans formation, prolétarisés, ils ont occupé les postes de travail les plus pénibles et les moins qualifiés.
La deuxième est liée au fait qu’ils sont majoritairement analphabètes11 ou illettrés. Handicaps rédhibitoires lorsqu’ils se confrontent à la « culture de papier » dominante. La moindre démarche administrative est un parcours du combattant. J’ai encore en mémoire cette phrase de Allal M. qui avait décidé à l’âge de 70 ans d’apprendre à lire et à écrire : « Je n’ai pas envie de mourir idiot et continuer à dépendre de l’assistance sociale. »
8. La « décennie noire » est le nom qui a été donné à la période qui a suivi l’interruption par l’armée algérienne des élections législatives qui allaient être remportées par les islamistes du FIS (Front islamique du Salut). Il s’en est suivi une période de dix années d’une « guerre civile » particulièrement meurtrière.
9. J’ai exercé entre 1994 et 2013 au sein de l’ALS (Association de lutte contre le sida) un travail de prévention des maladies sexuellement transmissibles en direction des résidents des foyers Sonacotra et Aralis. J’y ai rencontré des centaines d’hommes originaires en majorité du Maghreb.
10. « Devenir un “père à distance” parce que l’on part travailler en France en laissant ses enfants au pays : c’est le sort qu’ont connu des milliers de travailleurs immigrés depuis le début des années 1960 sans que la société française s’interroge sur leurs liens avec leurs familles. La lacune vient d’être comblée par une étude intitulée Le devenir des enfants d’immigrés demeurés au pays d’origine : regards croisés pères/ enfants et réalisée par Jacques Barou, chercheur au CNRS. » Le Monde, 27 juin 2001.
11. Ces hommes n’ont aucun accès à l’information écrite. Mis à part un très faible pourcentage de personnes qui ont appris à écrire et à lire l’arabe dans les écoles coraniques, l’écrasante majorité d’entre eux est analphabète (aussi bien en arabe qu’en français). Cela signifie que leur connaissance des messages oraux en français par le biais de la télévision et la radio est elle-même limitée.
12. Les souvenirs d’injustices et d’humiliations ont refait surface lorsque les témoins vivaient des situations de forte pression : exclusion, perte de travail, sentiment de discrimination. Le sociologue M. Wieviorka parle de « retour du refoulé chez les populations issues des anciennes colonies dans les moments de crises ». Voir son article : « On ne doit pas diaboliser les affirmations identitaires », Journal du sida, n° 83, 1996.
Le troisième point commun et sans doute le plus important est le silence qui a entouré leurs vies, auquel s’ajoute l’absence de reconnaissance symbolique sur leur participation au développement et à la construction du pays. Ils restent encore aujourd’hui invisibles et inaudibles dans l’espace public. Un sentiment d’effacement qu’exprime Mourad : « C’est comme si nous n’existions pas… Nous nous sentons abandonnés par ce pays auquel nous avons tant donné 12 . »
C’est sans doute toutes ces raisons qui m’ont motivé à redonner vie à toutes ces paroles écrites il y a quelques années. Je les ai relues avec un grand plaisir, altéré toutefois par un sentiment de frustration et d’insatisfaction lorsque je me suis rendu compte qu’elles n’avaient pas été suffisamment mises en valeur en dehors des contextes où elles avaient été dites. Elles montrent mieux que toute démonstration le mépris qu’ont dû affronter tous ces transplantés. Elles rendent palpable la réalité crue et complexe des problèmes auxquels ils ont dû, et doivent encore faire face, la difficulté de transmission, l’héritage douloureux que doit porter la seconde génération. Pour toutes ces raisons, elles méritaient d’être reprises, étoffées et enrichies pour être offertes à d’autres publics. Elles restent en effet, heureusement ou malheureusement, d’actualité. Rien n’a vraiment changé pour ces hommes. Ils restent toujours invisibles et inaudibles. Ils ne votent toujours pas pour la plupart d’entre eux, ne sont toujours pas invités aux colloques dont ils sont le sujet, ni sur les plateaux de radio ou de télévision, ne sont jamais consultés par les chantres politiques de l’intégration alors qu’ils ont tant à nous dire. Ainsi, Mohammed G., un philosophe qui s’ignore, a inspiré à lui seul onze des textes de mon livre. Cet homme cherche « les bonnes portes » pour faire entendre la voix des habitants de son quartier, donner son opinion sur les problèmes qui entravent leur vie quotidienne, mais aussi parler des grands sujets de société : comment restaurer l’image écornée des pères face à la dérive de leurs enfants ? Comment lutter contre l’errance de certains jeunes sans repères identitaires, qui se nourrissent de rêves de vengeance contre la société qui a « stigmatisé » leurs parents ? Comment sauvegarder la mémoire de ses origines sans être pris dans le repli communautaire ? Comment s’intégrer dans la société française « sans s’y fondre comme le sucre dans l’eau » ? Comment se servir des leçons du passé pour éclairer le présent ? Comment digérer les « vertigineuses » mutations de la famille ? Comment vivre de manière apaisée sa religion en tant que musulman ? Comment lutter contre les amalgames dangereux entre islam et islamisme ? Comment « soigner » une école elle-même victime des fractures sociales ? Comment réinvestir la rue quand elle s’est transformée en « jungle » ? Ces questionnements13 nous concernent tous, ils n’ont rien perdu de leur sens, de leur acuité, parce que les causes qui les ont engendrés sont toujours présentes. Ils nous interpellent fortement à un moment où les crispations communautaires et la montée de la xénophobie qui s’exprime sans complexe menacent notre société et fragilisent notre démocratie. Ils appellent à des débats apaisés et des réponses justes et nuancées. Malheureusement, l’Histoire semble bégayer. En témoignent les monceaux de contre-vérités et de caricatures qui déferlent sur la plupart de nos médias aujourd’hui. À la Une, les émigrés. Journalistes, polémistes, dirigeants politiques, sociologues, électeurs, anthropologues, barmen, buveurs de bière, passionnés de foot et autres initiés… tous, là-dessus ont leur idée, des idées, débordent d’idées. Et Eux, les migrants, que disent-ils ? Grand silence qui, à bien l’écouter, se fait assourdissant ! C’est la raison pour laquelle il m’a semblé nécessaire de restituer de manière fidèle et respectueuse ces paroles singulières. Elles ont été recueillies, enregistrées, parfois traduites de l’arabe, validées et restituées à leurs auteurs, tout en préservant leur anonymat14. J’ai essayé de trouver le bon équilibre entre ces paroles et les références et citations « théoriques » extérieures à elles. Ma démarche était anthropologique, mais je me suis abstenu de toute analyse. J’ai privilégié la dimension essentielle de la parole vraie et brute, les intonations parlées, les proverbes, la couleur « orale ». Nulle trace de jugement ni d’idéalisation dans ces écrits, pas de langue de bois ni de politiquement correct, pas de victimisation non plus. Les paroles disent ce que l’on a à entendre. Elles se suffisent à elles-mêmes.
13. Il est intéressant de noter que ces questionnements rejoignent parfois ceux des chercheurs dont les citations émaillent nos écrits.
14. Les noms et prénoms utilisés au fil des textes ont été pour partie anonymisés, en accord avec les personnes rencontrées.