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Je me suis performé tout seul

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Le désert bleu

Le désert bleu

Jacques C., retraité, vit dans la résidence pour personnes âgées Benoît-Frachon. Ses manières un peu brusques et son visage rubicond rappellent son origine paysanne. Sous sa veste ample, on peut deviner un corps râblé, de forte carrure. Ses mains aux doigts noueux témoignent d’un passé de durs travaux. L’homme semble sorti tout droit d’un roman de Giono. Il est né en 1934 dans un « lieu-dit », non loin de Montluel dans le département de l’Ain. Il habite Vaulx-en-Velin depuis 34 ans. Il a 8 enfants et 14 petits-enfants. Il n’a jamais été à l’école. « Je me suis performé comme ça, tout seul », nous dit-il. Son enfance à la campagne a été une suite de malheurs et de traitements humiliants. « Mon père, vu que je n’ai pas connu ma mère, décédée lorsque j’avais 2 ans, m’a placé dans des fermes à l’âge de 7 ans. Quand ma mère est morte, il s’est mis à boire. Il est devenu violent… Il n’arrêtait pas de me taper dessus. Il a fini par se rendre compte qu’il ne pouvait plus me garder… Alors, il m’a envoyé dans la ferme chez mon oncle qui, lui aussi, me tapait dessus. »

Jacques a « trimé » toute son enfance de ferme en ferme. « J’étais berger… une vie de bête de somme. Peu de repos, jamais de vacances… Ils ne regardaient pas l’âge, les patrons, à cette époque-là. » Adolescent, pour se faire de « l’argent de poche », il participait en été aux « battages, derrière les grosses moissonneuses-batteuses, et ensuite, il fallait enchaîner avec les semences. C’est sans fin… Il faut toujours tout recommencer… Pas de répit…

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Le travail de la terre ne s’arrête jamais… »

Jacques a quitté « son pays » au sortir de l’adolescence pour s’installer à Lyon en 1957. Changement de décor. Il rentre à l’usine Berliet de Vénissieux au montage des pneus ; il en sort en 1995, au moment de la retraite. « Ouvrier de base » à l’usine Berliet, il a longtemps occupé des emplois subalternes. « Moi, j’étais à la ligne montage-pneus. Un boulot crevant… Il fallait être costaud pour faire ce travail. […] Il fallait ravitailler cinq lignes de montage. Ça fait beaucoup de roues à monter. » Son histoire d’« émigré de l’intérieur » rappelle celle de ceux qui viennent de l’autre rive de la Méditerranée. Paysan déraciné, il est devenu ouvrier et citadin, plus par nécessité que par choix. Il a accédé à un relatif confort en fin de carrière, mais son cœur est resté fidèle à sa campagne natale. Il en parle volontiers à ses huit enfants et à ses quatorze petits-enfants. Malgré les blessures profondes de son enfance, il a gardé la nostalgie de sa « vie d’avant ». « Accompagné des deux chiens qui m’aidaient à guider les troupeaux, je pouvais m’isoler. […] Je crois que j’étais heureux à ces moments-là. Je me sentais à la fois seul et libre, comme si la nature me protégeait et m’éloignait de la méchanceté des adultes. » Il conserve pieusement le souvenir des « verts pâturages » qu’il a parcourus tout au long de sa vie d’enfant et d’adolescent. « J’ai encore dans la tête l’odeur de la terre humide et des hautes herbes dans lesquelles j’aimais me coucher. […] J’entends encore le tintement des clochettes accrochées aux cous des vaches et le son de la corne qui me servait à appeler les autres bergers à travers les grandes prairies pour rassembler le troupeau de vaches avant de le ramener à la ferme. »

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