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INTERVIEW GRUWEZ
Une fois à table : Anne Gruwez Discussion avec
PROPOS RECUEILLIS PAR ÖMER CANDAN
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Célèbre par son caractère atypique, son documentaire «Ni juge ni soumise» ainsi que son nouveau livre «Tais-toi!», la juge d’instruction bruxelloise, Anne Gruwez, nous a fait l’honneur de nous recevoir dans l’intimité de son salon, puis, autour d’un dîner pour une interview. Une fois à table, nous avons discuté sans ambages de l’actualité. Le premier sujet abordé a été les récentes altercations de quelques jeunes avec la police bruxelloise au sujet du décès du jeune Adil.
Que pensez-vous des altercations parfois
«musclées» entre la police et des groupes de jeunes?
Aujourd’hui, il y a une terrible peur qui se développe entre la police et le quidam. C’est notamment dû aux excès des uns et des autres. Les jeunes n’ont plus confiance en la police. On leur montre trop de choses à la télé et sur les réseaux sociaux, on leur montre des vidéos où quelqu’un se fait «tabasser» par la police mais où n’apparait que ce moment-là. On n’a aucune idée de comment on en est arrivé à ce «tabassage» ou en tout cas à ce qui parait en être un. C’est très sélectif, surtout qu’une image, on la manipule comme on veut. Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis d’accord avec l’article 24 de la loi française de «sécurité globale» [qui vise à pénaliser la diffusion malveillante d’images des forces de l’ordre], car cela n’a aucun sens pour moi. Dans le cadre de mon boulot, j’ai une fois rencontré un influenceur, j’ai dû attirer son attention sur le principe de la calomnie, de la diffamation et sur la loi sur la presse. Il faut faire attention car les réseaux sociaux peuvent conduire à des catastrophes dont la justice ne se rend pas toujours compte. Ce peut être dangereux comme tout, car on ne sait même pas l’éviter. Pour moi, quand on ne sait pas éviter un phénomène, il faut en prendre la tête. C’est-àdire, reprendre tout ce qui se passe sur les réseaux sociaux et republier en expliquant le contexte.
Ce serait donc le rôle des médias de faire cela? Il faut voir à quelle fonction appartient la personne fustigée. Il faudrait une sorte d’ombudsman qui se chargerait exclusivement des réseaux sociaux et de ce travail de remise en contexte. Le réseau social vit de la vitesse. Il faut donc aller tout aussi vite!
Et par rapport à ces jeunes, pensez-vous qu’il faut
les «éclairer» sur la police? Serait-ce le rôle de l’État, des écoles?
Non, ils ne sauront pas le faire. Sans compter que l’école n’est pas gratuite, c’est d’un banal d’énoncer cela! J’ai réussi mes secondaires à force de cours particuliers pour tout. Mes parents pouvaient me les offrir et nous savons que ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous savons également que certaines écoles en bas du classement à Bruxelles n’auront sans doute jamais le niveau des «bonnes» écoles. Et donc, l’école n’est pas égalitaire non plus. Avec cette crise, on en a vu certains qui voulaient offrir des ordinateurs. Je trouve que ça n’a pas de sens, car il n’y
a pas l’explication affectueuse qui accompagne ce don, il n’y a pas l’autorité derrière qui vous demandera de vous mettre au boulot, de faire vos devoirs. Moi, j’ai proposé le projet «Solidarité école». L’idée serait de répartir Bruxelles en 6 zones (en se fixant sur les zones de police). Un tuteur bénévole prendrait 3 élèves de la même année mais de zones différentes et il suivrait leur scolarité pendant 1 an. Ça permettrait de mieux encadrer certains jeunes défavorisés. Surtout que je vois que le monde dans lequel j’évolue professionnellement n’a rien à voir avec le monde bourgeois que je fréquente.
Un des cercles de notre Fédération, le Cercle des
Étudiants Libéraux de l’ULB pour ne pas le citer, avait organisé une conférence s’intitulant: «La justice est-elle à l’agonie?» Trouvez-vous que c’est le cas, surtout sur le plan du financement et des effectifs?
Il y a un gros problème sur les moyens matériels. Les ordinateurs que nous employons ont été commandés il y a 10 ans. Il y a également le problème de marché public. Le processus prenant énormément de temps, le temps d’être livré, le matériel est déjà obsolète. Par exemple, allumer mon ordinateur me prend 5 à 10 minutes montre en main! De plus, le matériel n’est en général pas adapté. Il y a également un réel manque d’organisation et d’écoute. Si j’étais ministre de la Justice, j’enverrais des missi dominici pour aller faire un audit des besoins auprès des différents services. Une de mes autres priorités serait d’abandonner le chantier de la prison de Haren. Cette prison aura une capacité de 1.190 personnes. Le PPP (partenariat public-privé) fera primer le bénéfice. Je parie même qu’ils factureront l’inoccupation des cellules. À Haren, la prison prévoit 600 places de détention préventive alors que la moyenne n’est que de 500 détentions préventives pour tout Bruxelles, avant dessaisissement. Certains y verront là un appel au mandat d’arrêt. À ma connaissance, les prisonniers supportent difficilement ce genre de prison ultra moderne. Ce sera une prison inhumaine, sans contact avec personne et où tout sera géré par un ordinateur. Je ne serais pas étonnée que, dans ces conditions, certains préfèreront aller compter les cafards à Saint-Gilles et avoir un minimum de contacts humains.
Et le Covid, a-t-il empiré tout cela? On a essayé le télétravail partiel ; c’est extrêmement compliqué. Au bureau, on manipule quelques 10 à 15 dossiers par jour. Comment voulez-vous qu’on transporte tout ça à la maison? Et les auditions ou les descentes ne peuvent se faire par caméra. Je dis: «heureusement», parce que si c’est à peu près évident pour les descentes généralement liées à un mort, ce ne l’est pas pour tous, dans le cas des auditions. Pour ce qui est du matériel informatique, c’est la même chose que décrit avant. Heureusement, nos cerveaux restent en général plus performants que n’importe quel ordinateur! Restons dans la situation générée par le covid,
certains estiment que les restrictions mises en place par le gouvernement sont une extrême entrave à nos libertés les plus fondamentales. Qu’en pensez-vous?
À quelles libertés faites-vous allusion?
Prenons la liberté de circuler, celle de se réunir et l’imposition d’un couvre-feu par exemple.
Excusez-moi mais, à mon sens, la question n’est pas tout à fait bien posée. Vous ne pouvez pas mettre sur un même plan le couvre-feu et la liberté d’aller et venir. Vous ne pouvez pas non plus mettre sur un même plan la liberté d’aller et venir et la liberté d’association, la liberté de la presse. Les droits ont changé depuis 1830 et les libertés pas. Si vous allez sur la place de la Liberté, vous y verrez les quatre grandes libertés que sont: l’association, le culte, la presse et l’enseignement. Vous ne pouvez pas mettre le couvre-feu au même plan que ces libertés. Et donc au niveau juridique, il n’y a pas une liberté plus fondamentale qu’une autre. Sauf erreur de ma part, le droit à la protection de la santé est prévu dans la constitution parmi les droits fondamentaux. De ce fait, le couvre-feu et les mesures de contrainte sont légitimées si elles sont proportionnelles. C’est également pour ça que nous avons un gouvernement. C’est pour qu’il définisse les mesures les plus fortes quand la population est en danger. Nous avons constaté que nous risquions la peste et le choléra sur tout le territoire et en conséquence, le gouvernement décrète les mesures que nécessite la préservation de la santé de chacun. La règle de santé publique prime sur les autres parce que quelle est la valeur d’un droit ou d’une liberté pour un cadavre? Après, qu’on y croit ou qu’on n’y croit pas, c’est pas mon problème. Regardez, le couvre-feu est régulièrement imposé en justice à des personnes dont on dit par ailleurs qu’elles sont présumées innocentes. Est-ce compatible? Là, on peut se poser des questions!
Et par rapport aux jugements via vidéoconférence,
est-ce une juste mesure?
Pour moi, cette mesure n’est pas proportionnelle et certainement si on imagine qu’elle soit permanente! Ce serait profiter d’une situation extraordinaire pour créer une situation pérenne. Ce n’est ni juste ni admissible.
Venons-en à la criminalité. Le covid a-t-il un impact
sur son taux ou sur le type de crime perpétré?
Au premier confinement, un journaliste m’a interrogée. Je lui avais dit qu’à mon sens, il y aurait beaucoup moins de braquages vu la fermeture des établissements, mais que par contre, la violence intrafamiliale et les stupéfiants augmenteraient. Il m’avait répondu qu’au contraire, il pensait que les gens feraient des bébés. Et au final? On doit bien constater que le confinement ne rapproche pas nécessairement les cœurs…
Rencontre entre Ömer Candan et Anne Gruwez.
Petite anecdote, on a vu aussi sortir sur le marché de faux certificats médicaux stipulant qu’on était positif ou négatif au Covid-19 selon ses besoins.
Les jeunes sont désignés comme les principaux responsables de la propagation du virus, êtes-vous d’accord
avec cette analyse?
Absolument pas. Même si le jeune n’a pas cet attachement à sa santé que pourrait avoir le vieux. Il ne faut pas oublier que ce corona est en train de vous voler votre jeunesse comme la guerre a volé l’enfance des plus âgés d’aujourd’hui. Il suffit de voir les nouveaux arrivés à l’université, ils ne connaitront pas de si tôt toute la vie sociale et folklorique que procurent les années à l’université. Pour moi, la jeunesse, c’est s’amuser, apprendre et aussi s’indigner, vivre, quoi. Les vieux ne s’indignent peut-être plus ; ils en ont déjà tellement vu. Vous, vous êtes encore pleins d’idées!
Avez-vous une préférence entre le tournage de votre documentaire et l’écriture de votre livre? C’est totalement différent. Sans opinion.
Terminons par le plus croustillant, comment étiez-vous dans votre vie d’étudiante? Avez-vous des
anecdotes pour nos lecteurs?
Je me souviens en juin 1976, c’était une période caniculaire épouvantable. J’avais des examens oraux et je m’y présentais en jupe en velours bleu marine, avec des bas bleu marine également, des hautes bottes et un gros pull. Je me demandais toujours pourquoi on me regardait d’un drôle d’air. Pourtant, j’ai réussi comme une fleur. Jamais de distinction ou de grande distinction, il ne faut pas déconner non plus!
Êtes-vous baptisée? Non, ça n’existait pas pour les filles à mon époque. Ce n’était pas dans la culture. À Saint-Louis, l’ambiance était plus au conservatisme ; à l’époque, on les appelait «les sapins» en référence aux lodens verts [ce pardessus tyrolien qui faisait foison à la sortie des églises et des pensionnats de la bourgeoisie catholique] que tous portaient. Ils élisaient encore miss Saint-Louis.
Aviez-vous un goût prononcé pour la guindaille? Je ne dirais pas pour la guindaille mais pour la fête, oui, quand même! Chez nous, on fêtait la Saint-Nicolas. C’était «vive la calotte». On faisait de grands cortèges qui passaient dans le centre de Bruxelles ; c’est vrai que j’occupais un des chars où je servais des pintes.