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Chinese Man

Chinese man made in chez moi

Donne-t-on uniquement le pouvoir à ceux qui le veulent, faute de mieux? Pas sûr, si l’on observe la trajectoire du collectif marseillais qui, depuis 2004, a toujours privilégié l’audace empirique au pire du milieu.

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Les adeptes de la start-up nation grinceront sans doute des dents. Un peu. Car Chinese Man Records est avant tout l’histoire d’un collectif, amical avant d’être juridique. Surtout. De ces structures gouvernées par les envies collégiales. Un grand tout, dont les décisions à l’unanimité ont été prises sur la foi du bon sens (de circulation) : du bas vers le haut… Ici, pas de stratégie pyramidale du tout, ni d’étude du marché. Pas d’envies de rentabilité ou de rêves de gloire à vouloir révolutionner les grands soirs… Et pourtant ce sera, bien malgré eux, le cas. L’histoire commence il y a une quinzaine d’années avec ce besoin pratique : comment, en tant que DJ, enchaîner titres hip-hop, dub et/ou drum and bass ? Comment faire le pont entre ces différents rythmes syncopés ? 2005 : le futur groupe (encore duo) crée 4 transitions pour les potos, gravées sur vinyle et vendues à 500 exemplaires sous le sweat à capuchon. Puis met en ligne gratuitement les morceaux de cet EP Pandi Groove sur eMule [logiciel de partage de fichiers], preuve du manque

Samuel Degasne & Julien Naït-Bouda   Guendalina Flamini

de volonté marketing, à défaut de celle artistique. L’initiative aurait pu s’arrêter là... Basta ! Mais à l’intuition s’est mêlée la chance : celle de l’ère du temps. Des planètes alignées... L’époque est dominée par le hip-hop commercial (déjà) et ces morceaux sont avant tout réalisés pour être mixés. Or, la rareté du vinyle met alors en valeur les rares acteurs du secteur, en particulier les DJ’s qui utilisent encore le support. DJ Shadow, le premier... Photo. Publication sur MySpace. Bingo ! L’équipe apprend pas à pas. L’année suivante, le nouveau vinyle The Bunni Groove (toujours un EP) assure la suite des hostilités. Avec, cristallisé dans ses sillons, le tube “I’ve got that tune”, choisi par Mercedes-Benz pour illustrer une de ses publicités. Et un clip, preuve encore d’une logique de non-rentabilité, lui aussi réalisé à base de samples (vidéo) qui prendra 6 mois de réalisation. 2006 : début de l’intermittence. Le groupe, à la géométrie élargie, est marqué par le retour des sound systems ; mêle l’influence des rappeurs américains aux sonorités drum and bass UK ; tout en refusant d’assurer des soirées monothématiques. Toute la black music électro y passe : funk, dub, dubstep, sonorités issues du répertoire traditionnel... À force de patchwork, certains morceaux prendront jusqu’à un an d’élaboration. Même le premier live avec toute la troupe ne fut pas prémédité. C’est le Printemps de Bourges qui a appelé en premier. On est en 2009. « Vous êtes vraiment sûrs ?», se sont-ils étonnés... Ne souhaitant pas seulement « passer des disques », c’est donc toute une mise en scène qui sera réfléchie et travaillée... « Ce n’est pas mauvais d’avoir le sentiment de n’être jamais arrivé. De continuer à bricoler, de rester indépendant... », disent-ils en haussant les épaules. Amusés. 2020 : 6 personnes sur scène, 8 albums studios, 2 lives, une dizaine de remixes et quelques escapades en solo plus tard, l’équipe —restée associative pendant 14 ans —s’est désormais déclarée en coopérative. Ou comment, sans cynisme, accorder autant d’attention à la forme qu’au fond… Une épidémie plus tard, la situation a rebattu les cartes autant qu’il est difficile de lire dans le jeu du gouvernement. Fred Maigne, directeur du label, résume : «Cette crise est dure à encaisser, vu que les tournées sont le cœur de la promo de nos disques... Nous avons toujours fait le choix d’aller recruter directement notre public, les yeux dans les yeux. Un modèle volontairement old school, contrairement à la majorité du secteur des musiques urbaines, capable de se contenter d’une sortie d’album en digital. Même avec des demi-jauges en concert, nous ne rentrons pas dans nos frais! Or, s’il n’y a pas de bénéfices, difficile de réaliser du développement d’artistes... » Ce qui agace le directeur, surtout, c’est l’absence de perspectives autant que le manque de discours tranchés : «On est en train de réinvestir pour être prêts—donc on remet de l’argent—mais si les dates sont de nouveau annulées, ça risque de devenir très compliqué... Nous, on a rarement fonctionné avec des subventions publiques, même si la petite aide du Centre national de la musique en janvier a fait du bien. Le plus tragique c’est que, comme nous, ils attendent les vrais budgets de relance pour—enfin —y aller. » i

e Angelo Goppe, directeur général de Live Nation France, affirma qu’une remise à plat du secteur des musiques actuelles devait être envisagée. Quant à la lettre ouverte et signée par de nombreux acteurs du secteur musical pour un retour des concerts debout et sans abaissement de la jauge, il ne l’a tout simplement pas signée. Ce dernier préférant porter le costume d’un pragmatique visionnaire en indiquant que le casque de réalité virtuelle peut être un médium pour vivre un concert de manière réaliste. Fin de la transmission, qui vivra entendra. Quant à ce plafond de verre qu’est l’interdiction d’une jauge à 5 000 personnes, Mathieu Drouot, dirigeant de Gérard Drouot, la plus grosse société de production de concerts en France, parlait même sur la chaîne CNews d’une mesure incompréhensible pour les organisateurs alors que les touristes sont autorisés à voyager en train ou en avion, ce dernier rappelant au passage que la SNCF a accueilli 20 millions de voyageurs cet été alors que l’affluence des sept plus gros festivals de France qui ont été annulés atteint 7 millions et demi de personnes, en plein air de plus.

Une crise cathartique ?

Si l’on se souvient de ces mots du philosophe Gilles Deleuze «La majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde », il apparaît évident que le tissu créatif musical passe infiniment plus par les petites structures que par les gros média. Pour le musicien indépendant Kim qui traverse les âges dans une industrie qu’il a depuis longtemps reniée, cette crise sanitaire est une façon de secouer le monde de la musique qui lui paraît trop attentiste : «Dans l’ensemble, cette crise m’a fait prendre conscience que nous n’étions pas assez radicaux dans nos propositions musicales. Le milieu de la musique en France est sage, à attendre l’autorisation des producteurs pour pouvoir s’amuser, innover, bouger les lignes. Il a fallu un virus pour s’obliger à le faire. » Pour d’autres, il n’y a rien à craindre quant à une perte de la vitalité artistique de la scène francophone mais l’industrie musicale devra faire des choix, c’est la prédiction de Benjamin Cachera de La Souterraine : «De plus en plus d’artistes amateur.e.s perdent leurs complexes et produisent des musiques intéressantes et chantées en français, dans des genres qui n’existent pas vraiment, en dehors des cases habituelles. On a appelé

ça les “musiques rurbaines”. Il y a maintenant deux tendances possibles: soit la crise ne change rien et les grosses maisons de disque conservent leur politique de signature habituelle, soit au contraire elles vont prendre plus de risques en signant des artistes prometteurs mais inconnus et qui n’ont pas 50 ou 100K abonnés sur Instagram ». Il est donc peu dire que de la convergence entre le monde indé et industriel résonneront les nouvelles esthétiques musicales de demain, que des labels, souvent associatifs, tentent de diffuser et les disquaires de vendre. Mais au-delà, il serait usurpé de nier que ces deux sphères ne s’interpénètrent pas, comme le redit Benjamin. «À l’usage, on se rend compte qu’il n’y a pas plus dépendant qu’un indépendant: dépendant des dispositifs d’aides, d’un distributeur et plus généralement de tous les autres acteurs du métier. L’autonomie est probablement plus précaire, mais permet aussi d’être plus libre: on continue notre travail en gardant comme maxime «temps longs et circuits courts»». Le fantasque artiste musical Kim confirme : «Je trouve qu’un label indépendant et une major sont interdépendants les uns des autres. Remplace indépendance par autonomie, c’est un terme qui convient mieux. Les musiciens de blues en savent quelque chose: savoir s’adapter au matériel, au budget, au public, à un écosystème. C’est le propre du bon musicien, et c’est le gage de la sérendipité. On a vu que depuis le confinement, les musiciens autonomes s’en sortaient mieux que ceux qui sont entourés d’équipes et qui perdent du temps actuellement à se demander quand planifier le disque, la tournée. Les vedettes, quant à elles, sont à l’arrêt total. »

Du fond dépendra-t-il la forme ?

Les éléments évoqués jusqu’ici semblent l’approuver, en demi-mesure certainement, la puissance physique du live ne peut être remplacée par des pixels et une captation sonore. Quand certains ont enfourché le tigre depuis belle lurette, citons à ce titre les initiatives de Leopard Da Vinci jouant dans des Ehpad ou ornant de sa musique une randonnée

Leopard Da Vinci - Photo : Mehdi, Studio Afterlife.

Nicolas Paugam - Photo : Alexandre Morin

champêtre. Les services qu’un artiste musical rend à la société sont d’une appétence autre que celle visant à lubrifier le capital, lui qui conduit l’individu comme le rappelait le philosophe Bernard Stiegler à un désir asphyxié. L’artiste folk et jazz manouche, Nicolas Paugam, résume la situation ainsi : «Il serait bien que certaines mairies et communes qui dépensaient tout leur budget sur un festival repensent cette dépense. Un gars comme -M- qui prend 80000 euros pour un concert, c’est assez honteux. Tout l’argent est injecté pour sa présence dans un festival et le reste de l’année il n’y en a plus pour d’autres évènements. Avec les économies faites en 2020, il faut relancer l’offre de culture et aider les artistes indépendants qui prennent des cachets autrement moins astronomiques. Les gros artistes (comme Orelsan) font des appels d’offres pour être programmés en province, il faut changer cette logique un peu lamentable. » Un des premiers effets que l’arrêt des tournées a entraîné est celui lié au report des dates de concerts tous azimuts ; ainsi la crainte d’un éventuel embouteillage à l’horizon 2021 en terme de programmation commence à se faire sentir. Quelle place sera accordée dès lors aux nouveaux talents, qu’en sera-t-il de leur représentation ? Un retard

à l’allumage qui sent le soufre et qui impacte directement l’agenda des salles de spectacles et des festivals. Le programmateur du Panoramas Festival précise : «Les salles vont faire attention à ne pas prendre trop de risques. Elles ne vont pas vouloir parier sur des projets sans savoir si ça va remplir ou pas. Ce qui se passe est super préjudiciable pour les nouveaux groupes. Et puis le fait que les clubs soient fermés, ça pèse aussi. Parce que tout ces DJ’s et producteurs qui font leurs armes dans les clubs du coin ne le peuvent plus. C’est toute une génération d’artistes qui ne peut pas s’exprimer et donc être repérée. Cela va avoir des conséquences sur le renouvellement des talents. On n’est qu’au début de la crise et on ne mesure pas encore toutes ses conséquences. Sur certains points, on est partis pour des galères qui vont durer plusieurs années». Pour La Souterraine, qui s’était vue confiée au Printemps de Bourges une scène dédiée aux nouveaux talents hip-hop, l’impact est aussi significatif. «On comptait beaucoup là-dessus pour montrer notre travail de recherche dans le rap féminin underground, genre largement minoritaire dans le paysage, et ainsi accélérer la professionnalisation du projet notamment en vendant des dates à plusieurs programmateurs de salles de concert et de festivals. Sans cette date, tout le travail de développement et de prospection commence à zéro, au lieu de pouvoir présenter directement le spectacle à des pros. C’est l’effet direct de la crise sanitaire; et ces dates nous auraient permis d’être éligibles à des dossiers de financement (il faut 5 ou parfois 10 concerts confirmés pour accéder aux dispositifs d’aides) ». e

Panoramas - Photo : Wart

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