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Centre National de la Musique
définir une vision
Julien Naït-Bouda Flo Sor telle
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Tête dirigeante d’une structure dont la naissance était attendue depuis belle lurette, Jean-Philippe Thiellay, directeur général du CNM et ancien directeur adjoint de l’Opéra national de Paris, porte en lui l’espoir de tout un secteur en proie à la sinistrose. C’est dire la pression pesant sur les épaules de ce dernier dans cette mission qui s’annonce telle une odyssée...
Longueur d’Ondes: Le CNM est une institution relativement récente, succédant au CNV, de quelle volonté est partie sa création?
Jean-Philippe Thiellay: L’histoire du CNM a commencé il y a 40 ans, on attendait sa fondation depuis les années 70. Marcel Landowski, grand compositeur français et directeur du département musique au ministère de la Culture à cette époque, se disait sûr de pouvoir créer le CNM en 1977. 42 ans après, ce n’était toujours pas le cas et c’est la loi du 30 octobre 2019 qui a enfin permis son avènement. La création de cet établissement public montre l’engagement de l’Etat. Cela reste rare dans le milieu de la culture. C’est une institution dite de filières qui réunit en son sein l’ensemble des composantes de la filière musicale, spectacles, musique enregistrée et tous les autres métiers tels que les auteurs, les compositeurs, les éditeurs, jusqu’à la musique en ligne.
La Sacem évoquait l’organisation d’un «Valois» de la musique à l’image du «Ségur» pour la santé, qu’en est-il en substance?
J’avais proposé dès le 8 janvier 2020 des États généraux de la musique pour 2021. La feuille de route du CNM s’est créée autour des études et de l’observation faites sur la remise à plat des aides, de l’internationalisation, etc. Mais avec la crise, d’autres problématiques apparaissent d’autant plus importantes comme c’est le cas pour l’éducation artistique jusqu’aux nouveaux modes de diffusions en passant par l’innovation. La ministre de la Culture a proposé des États généraux des festivals, ce qui est une très bonne idée. Il faut penser, avec l’État et les collectivités territoriales, à ce que l’on veut pour la musique en France dans la prochaine décennie. Définir cette vision, c’est la priorité du CNM.
Quand on pense au futur et au présent, la place des musiques électroniques dans les politiques publiques interroge, beaucoup ont fait valoir son importance dans le maillage musical francophone. Quelles perspectives entend le CNM pour ce champ musical?
Tout dépend de quoi on parle car la musique électronique est vaste. Si on pense French touch cela ne fait aucun doute que ce secteur est un atout pour la France, en terme de rayonnement mondial notamment. Le CNM doit aider les nouveaux talents à rayonner en ce sens. Si on évoque la musique électronique en club et les DJ’s notamment, il y a un vrai angle mort. Est-on là dans la création ou la diffusion ? Le CNM débat actuellement sur ce sujet. Depuis le début de la crise, les DJ’s sont dans une situation particulièrement difficile et il va falloir pour ces indépendants qui ne sont ni salariés ni intermittents, imaginer des solutions pour demain. Il en va de même pour les managers, les agents et les attaché.e.s de presse.
Mains d’Œuvres nous signalait qu’il manquait à l’heure actuelle une étude sérieuse sur la consommation de la musique, ce qui aiderait bon nombre de protagonistes du monde musical à identifier les attentes des consommateurs. Vous partagez ce constat?
Il y a eu tout de même un chapitre sur la musique dans la dernière étude du ministère de la Culture parue en mai dernier. Il y est fait état que la musique est la pratique culturelle la plus répandue en France. L’idée de l’Observatoire de la musique du CNM consiste à faire des coups de zoom et pas qu’économiques, mais à la fois sociologiques, ethnologiques et historiques, afin que la musique dispose d’un socle solide qui n’existe pas encore. La musique a beaucoup de retard de ce côté-là par rapport à d’autres industries culturelles comme le cinéma. Le CNC a 70 ans d’avance sur nous à ce titre. Nous sommes en construction en ce sens.
Quelle importance accorde le CNM aux musiques actuelles?
Je ne réfléchis pas en terme de répartition en fonction des esthétiques musicales. Le fonctionnement actuel du CNM est encore similaire à celui du CNV. Nous commençons à soutenir d’autres esthétiques que celles qui payent la taxe sur les spectacles. Il faut mieux réfléchir en fonction de la diversité que de couloirs budgétaires. C’est la qualité des projets qui doit commander notre action. Deux temps structureront notre action à l’horizon 2021. Le premier sera de faire éviter les faillites au plus grand nombre, salles de concert, tourneurs, etc, puis il s’agira d’appliquer une relance pour ces derniers.
Quel sera le travail du CNM auprès de Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, dans les mois à venir? On connaît son goût pour la musique classique et la part du budget alloué aux musiques traditionnelles. Tenterez-vous de faire valoir un peu plus les musiques actuelles dans son porte-feuille?
Une âme qui aime la musique aime tous les styles. Mon objectif est de lutter contre le cloisonnement des musiques. La création du CNM et l’effort budgétaire qui a été entrepris démontrent que l’État a pris conscience qu’il fallait accélérer les choses. En 2020, le budget a été augmenté de 60 millions d’euros par rapport à ce qui était prévu. Pour 2021-2022, il y aura une enveloppe de 200 millions plus une partie de la garantie sur les jauges de l’ordre de 10 millions. Ce soutien est inédit. Je peux vous assurer que la filière des musiques actuelles, dont l’électronique fait partie, va bénéficier de cette manne financière. 20 millions ont été versés depuis le printemps au titre de sauvegarde de l’activité du secteur musical, toutes esthétiques confondues.
Donc, le CNM affiche sa volonté de faire progresser la création musicale en France. La création, c’est essentiel à la vitalité d’une société selon vous?
Absolument. D’autant plus que les musiques actuelles présentent cette particularité d’être générées par une intention créative constante car ne reposant pas sur un répertoire comme c’est le cas pour les musiques traditionnelles. Le CNM va bientôt fusionner avec le Fond pour la création musicale, c’est dire l’importance que nous octroyons à cet aspect de la musique.
Le digital, c’est une piste d’avenir?
Le digital et le spectacle vivant, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’il y a un an car le confinement a démontré que de nouveaux outils étaient prêts en terme de diffusion, de billetterie, etc., et que le public avait répondu en écoutant plus de musique à son domicile qu’avant. Donc le CNM se donne pour mission d’accompagner l’innovation, de veiller à ce que cela puisse s’appuyer sur de vrais modèles économiques, le streaming gratuit ça ne peut pas fonctionner. Enfin il ne faut pas oublier que le digital, même en temps qu’expérience augmentée, ne remplacera jamais la dimension du live et la présence physique d’un artiste sur scène. Le digital ne sauvera pas le spectacle vivant.
Un message à ceux qui voudraient se lancer dans le milieu artistique et surtout musical?
Beaucoup à l’heure actuelle pensent à changer de job, je veux leur dire “tenez bon”. Certes, c’est facile à dire, mais je suis convaincu qu’avec le soutien des pouvoirs publics et la prise de conscience de l’État, cela est possible. L’année blanche pour ceux qui ont le statut d’intermittent est quand même un filet de sécurité qui a beaucoup aidé. La société a besoin d’eux! i
e Des affres qui ne sont pas non plus sans toucher les labels dont le calendrier de sorties est aussi remis en cause de la sorte. Tom de Howlin Banana Records tire le constat suivant de cette trouble période: «C’est évidemment très frustrant de sortir un disque sans pouvoir tourner. Un album c’est énormément de travail, et passés les deux-trois mois de promo, il vit surtout via la scène. Donc en ce moment c’est compliqué de faire exister un disque correctement et c’est forcément décourageant. C’est pour ça que j’ai essayé de reporter un maximum de sorties. Il n’y a pas de solution magique à part attendre que ça s’arrange. Pas mal de groupes en profitent pour écrire, composer, enregistrer, tourner des clips, etc. C’est probablement ce qu’il y a de mieux à faire pour l’instant. Il est aussi certain que les disquaires ont été impactés par le confinement, à des échelles diverses selon leurs modèles économiques. Ils demeurent un maillon essentiel du secteur indé et pour moi ils ont aujourd’hui encore toute leur place dans cet écosystème, comme prescripteurs, lieux de vie, et points de vente privilégiés pour les labels et groupes».
Contenus, contenants, producteurs, artistes, tourneurs, il semble que la donne ne puisse changer dans les mois à venir si la situation reste délimitée par les membranes de la Covid-19. Reste l’espoir d’une solidarité entre tous ces acteurs, qui à défaut d’alliance pourraient bien disparaître les uns après les autres. Cette entraide, certains l’ont vue comme une lucarne sur le futur, tel que le relate le gérant du label Yotanka: «Nous n’avons jamais autant discuté, échangé (beaucoup sur des questions administratives), réfléchi avec nos partenaires, syndicats, sociétés civiles, médias. Ce confinement a permis aussi de se questionner sur notre filière. Certains penseront que ce n’est pas suffisant mais nous avons été aidés et il faut aussi saluer le travail des syndicats, des sociétés civiles qui ont défendu les intérêts de la filière et continuent à ce jour car le plus dur est peut-être devant nous. » Un futur d’autant plus précaire pour moult artisans qui font vivre et résonner la musique dans les oreilles des mélomanes comme des curieux, les disquaires eux ne sont pas pour autant fatalistes. Sébastien de Rockin Bones à Rennes relativise en constatant le retour d’activité depuis la fin
: Sébastien Blanchais Rockin Bones - Photo du confinement: «Ce n’est pas forcément les mêmes clients qu’avant, mais notre activité connaît un retour à la normale. En plus, le tourisme, plus fort cet été à Rennes, a un peu compensé les pertes.» Pour Thomas de Balades Sonores à Paris, il a fallu trouver pendant le confinement une manière de continuer l’activité: «On a créé un rendez-vous régulier sur les réseaux sociaux pour montrer les coups de cœur qu’on avait en stock. On est passé de 5 à 10% de ventes via notre site Internet à 25 voire 30% actuellement. Et finalement une conséquence positive de tout ça, c’est que le confinement nous a rapprochés de nos clients. Ils nous ont encouragés à continuer».
Vers un avenir meilleur ?
Alors que les tables rondes et réunions n’en finissent plus, que chacun tente d’apporter sa lumière (voir entrevue du directeur du CNM) pour sauver un radeau qui devient exigu face au nombre de ses passagers, certains protagonistes de ce milieu indé avancent des réflexions qui bon gré mal gré se doivent d’être entendues par certaines têtes pensantes. Rémi Bachelet, régisseur au centre de création et diffusion artistique, Mains d’Œuvres, avance quelques pistes à la résonance pragmatique certaine et incite à plus de systémique dans les politiques culturelles. «Le ministère de la Culture alloue encore trop de subventions à la musique classique, l’État ne décidera pas du jour au lendemain de plus aider d’autres courants. Le ministère ne devrait pas avoir pour vocation de mettre en valeur tel secteur mais faire une étude sur ce que consomment les gens culturellement, la manière dont ils se cultivent, etc. Il faut une étude rigoureuse à la manière de l’Insee sur ce sujet et ainsi mettre en valeur des outils qui permettront aux structures de mieux connaître les publics, d’avoir ainsi plus de ressources et d’attirer davantage de personnes. Les manières de consommer de la culture changent rapidement, il faut engager des études sérieuses sur le sujet, la dernière ne date pas d’hier. Si Roselyne Bachelot est une personne ouverte comme le disait Jack Lang, elle doit réinterroger le rôle du ministère de la Culture, qui n’est pas un simple portefeuille. » Si cette optique semble être en partie entendue par les officiels, elle ne doit pas non plus faire basculer la logique d’aide dans un écueil qui serait celui de la sectorisation des genres musicaux. À la lumière des aides allouées dans le plan de relance, certains craignent de voir une sélection s’opérer. Pire, c’est sur le manque de reconnaissance des statuts que le bât blesse. Ainsi le présage Guillaume Heuguet, le boss du label de musiques expérimentales par excellence, In Paridisium : «L’épidémie a clarifié
quelque peu les rapports à l’emploi et au travail, les musiciens intermittents qui n’avaient le droit ni à l’intermittence ni au chômage ont été complètement lâchés par le gouvernement. La coordination des précaires et intermittents d’Île de France qui s’est réactivée récemment a mis en avant le sujet, mais les acteurs de la musique à ma connaissance ne s’en sont pas inquiétés. Il y a par ailleurs eu une tribune pour demander le soutien du gouvernement aux musiques électroniques, comme s’il y avait une exception culturelle au sein de l’exception culturelle, celle d’une scène musicale «vitrine touristique et festive»... Au fond, ça veut dire qu’en vertu de sa force symbolique, de son poids économique et de son rapport à l’économie du tourisme, les gens de la musique électronique mériteraient plus que d’autres une aide supplémentaire de l’État, et au demeurant ils la demandent sans expliciter la question des inégalités internes de cette scène. Ainsi Bob Sinclar et un jeune producteur qui commence à tourner se retrouvent côte à côte co-signataires, sans que l’on sache si l’un le fait pour soutenir l’autre ou s’ils veulent chacun leur part des aides potentielles. Je trouve ça assez dommage cette vision très sectorielle d’une possible précarité dans un moment historique qui révèle l’ampleur d’un problème présent depuis longtemps pour une partie beaucoup plus large de la population —c’est ce qu’ont montré les différents mouvements ces dernières années, loi Travail, Gilets Jaunes, retraites, et à mon sens on peut aussi y connecter les récentes manifestations anti-racistes».
De l’écoute et du bon sens devront donc conduire les décisions à prendre dans un futur de plus en plus incertain. 2021 sera-t-elle l’année de l’apocalypse pour le secteur musical indépendant ? Si tout permet de l’envisager, rien au contraire ne permet encore de l’affirmer. Gageons que tous les acteurs du secteur sauront contre mauvaise fortune faire bon cœur et chasser ce dragon mortifère descendu des cieux. i