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CHAPITRE 3 : L’ÉMERGENCE DE L’ESPACE PUBLIC À LA RÉUNION

C H A P I T R E 3 : L ’ É M E R G E N C E D E L ’ E S P A C E P U B L I C A L A R É U N I O N

Maintenant que nous avons défini les espaces publics de manières générales ainsi que leurs enjeux, il est temps de nous concentrer sur notre terrain d’étude qu’est le quartier Ariste Bolon. Notre

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questionnement portant sur les espaces publics de la ville du Port, il serait judicieux de définir de manière générale ce qu’est, ou ce que sont les espaces publics dans un contexte créole, et d’en déterminer les enjeux dans le cadre de la rénovation urbaine.

CONTEXTE

La société réunionnaise s’est rapidement transformée au cours de ces dernières décennies. Selon Michel Watin, elle est passée d’une société agricole, de plantation et coloniale à un modèle post-

industriel, « moderne, complexe et segmenté » (Watin et Wolff 1995).

Le modèle réunionnais est la résultante d’une histoire marquée par la colonisation, possédant un

type d’organisation spatiale centrée sur l’habitation implantée sur les terrains d’exploitation agricole. (Junot et Praene 2021) La départementalisation en 1946 a transformé le territoire

réunionnais, on est venu implanter un modèle urbain à la française, ce qui a entraîné des bouleversements sur l’occupation du territoire. Ce mouvement d’urbanisation a d’abord débuté lentement, puis s’est soudainement accéléré par la volonté des politiques de rattraper la métropole. D’une société agricole, l’île se transforme en société tertiaire. La tache urbaine implantée sur les

littoraux croit petit à petit et grignote les zones végétales des hauts, ce qui oblige à créer de

nouveaux réseaux, amenant plus de pollution et l’imperméabilisation des sols. On assiste alors à

une opposition entre la volonté de densifier les habitations dans les centres-ville et la continuité de

certaines pratiques culturelles qui consomment de l’espace. L’organisation spatiale est caractéristique de cette transition. Par exemple, à l’échelle de l’aménagement de la ville, on peut

voir que les centres historiques possèdent un maillage en damier orthogonal, à l’inverse, les quartiers périphériques construits dans la précipitation sont beaucoup plus désordonnés (« Atlas

des paysages de La Réunion :Les paysages, l’urbanisation et les infrastructures » s. d.) : les

infrastructures sont souvent hétérogènes et les voies de circulation ne sont pas organisées. Ce

passage en force a eu notamment de grandes répercussions sur le logement et les modes d’habiter.

o DU BIDONVILLE A UNE CRISE IDENTITAIRE

Dans les années 50, 80 % de la population réunionnaise habitait des logements insalubres. Entre 1960 et 1970, l’île connut un boom démographique. Pour pouvoir héberger toute cette population,

des bidonvilles s’étalèrent autour des centres-villes. Ces quartiers spontanés non planifiés étaient

alors régis par de fortes valeurs communautaires et de solidarité. La vie en communauté dessinait les espaces publics, qui étaient alors des espaces collectifs, ou l’étranger n’était pas le bienvenu.

À l’échelle de l’habitat, la kaz en tôle était courante, mais était considérait comme insalubre au

moment de la départementalisation. En 1948, le passage d’un cyclone tropical causa de nombreux mort et dégâts matériels, mettant en évidence les problématiques de l’habitat précaire et des bidonvilles.

« Rue de l’Embarcadère » Saint Denis, 1948 © https://www.reunionnaisdumonde.com/

En réponse à cela, le premier organisme social à la Réunion voit le jour en 1949 : la SIDR. Son objectif

était de mettre en place de nouveaux programmes de logements pour toute cette population, et de lutter contre la prolifération des bidonvilles (voir loi Debré de 1964). Des modèles de maison

construite en série sortirent au début des années 60 (les cases TOMI et SATEC), et le premier grand ensemble est construit dans la ville de Saint-Denis. D’autres bailleurs sociaux virent le jour plus tard, comme la SHLMR ou encore la SEMADER. En plus de traiter le sujet du logement, ces sociétés apposeront un nouveau modèle d’urbanisme jusqu’aux années 90, découlant de ces nouveaux

modes d’habiter.

Un pic de construction de grand ensemble apparaît dans les années 60 en réponse à une politique

de résorption des bidonvilles. Toutefois, la société réunionnaise a du mal à s’adapter à ce nouveau modèle importé de la métropole, complètement en rupture avec les valeurs traditionnelles. On

pense notamment à la crise dans le quartier du Chaudron en 1991, qui laissa derrière elle plusieurs

morts et de nombreux dégâts matériels.

« Il y a 20 ans, le Chaudron en ébullition » © http://omalareunion.over-blog.com/

QUARTIER OU KARTIE ?

Le kartié6 tire donc ses origines de la société de plantation. Si nous remontons un peu plus loin, on apprend qu’il serait un dérivé de la paroisse. Par exemple, le kartié de Sainte-Clotilde à Saint-Denis

était d’abord une paroisse avant de se rattacher à la ville.

Michel Watin reprend les travaux de J Benoist, qui définira les kartié comme « un ensemble formé

de petit groupe de cases, où vivent en général des individus qui ont une filiation commune » et qui fonctionne comme « une communauté de voisinage parcourue d’un réseau de relation et de tension » (Benoist 2007). D’ailleurs plus généralement, on peut voir qu’à l’échelle de la ville réunionnaise, on retrouve une organisation de kartié localisé autour d’ un centre-ville historique.

6 (Quartier créole) : La graphie du créole n’étant pas encore stabilisé, je transcrirai à partir de maintenant avec la graphie proposée par Alain Armand datant de 1987.

Et quand l’on regarde une plus petite échelle, celle du quartier lui-même, on remarque un

découpage identique, de plus petites entités qui forment le quartier. Eliane Wolff prend pour

exemple le kartié du Chaudron de la ville de Saint-Denis, qui est lui-même découpé en plus petit

kartié, comme « le kartié Cow-boy ou le kartié Caltex » (Watin 2007). Les kartié que nous connaissons aujourd’hui ont été dessinés par l’époque moderne. On peut retrouver dans les typologies de logements, des héritages de cette époque, comme la case Satec, Tomi, ou des barres d’immeubles. Comme nous l’avons évoqué précédemment, les aménagements qu’ont connus les

kartié durant l’époque de la départementalisation ont complètement fait l’impasse sur les traditions. Cependant, à l’échelle de l’action humaine, elle semble résister. Ainsi, l’un des objectifs de notre enquête de terrain sera de voir les manières dont les modes de vie traditionnels ont pu

s’imbriquer dans la modernité.

o CARACTERISTIQUE KARTIE

Michel Watin définit le kartié comme un espace social, et constitue une unité de référence dans le

monde créole (2007). Le kartié est caractérisé par trois facteurs :

• Tout d’abord, le facteur géographique donne un nom et une localisation à l’ espace. Il permet de créer des points de repère spatiaux pour l’individu et créer des liens entre

lui et son environnement, participant à son identité.

• Ensuite, le quartier se caractérise aussi comme un espace économique, dans lequel les

habitants peuvent se vendre ou troquer des biens ou des services.

• Enfin, nous avons le facteur généalogique, reliant les individus entre eux par des liens de parenté qui ont été créés au fil du temps. Ces liens s’expriment généralement par la

possession de parcelles, qui ont été léguées par un membre de la famille. On peut alors retrouver dans une rue, les membres d’ une même famille.

Le kartié apparaît alors comme un espace d’interconnaissance structurant la vie sociale créole,

régi par des liens familiaux et des valeurs de solidarités et de sociabilités. Il répond aux besoins de

bases des résidents qui sont liés entre eux par un fort sentiment communautaire et les ancre dans

ce lieu. La proximité de toutes ces activités favorise une autonomie dans le site. Plus besoin de quitter son lieu d’habitation pour accéder à des services ou pour rencontrer l’autre, ce qui contribue à une dynamique de l’entre-soi. D’ailleurs, ils n’y habitent pas par hasard, « on y est né

ou on s’y installe “par cooptation”, suite à un héritage ou à un mariage » (Watin 1992). Ces

définitions s’approchent un peu de celle de Georges Perec, qui définit le quartier comme « la portion

de ville dans laquelle on se déplace facilement a pied ou, pour dire la même chose (....) la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre puisque précisément on y est (…) pour la plupart

des habitants cela a pour corollaire que le quartier est aussi la portion de la ville dans laquelle on ne travaille pas : on appelle son quartier le coin ou l’on réside et pas le coin où l’on travaille.... » (1974).

Ainsi, de par cette filiation à l’autre, l’habitant ne pense donc plus de façon individuelle, mais par un « nous » collectif. Ce nous est fortifié par une certaine homogénéité culturelle que l’on retrouve dans le kartié. En effet, les différents habitants partagent une même langue, des valeurs quasi

identiques et la même vision du monde. Cependant, ces liens entre individus amènent à un contrôle

social constant, freinant ainsi la liberté de chacun. En effet, l’on s’exprimera de manière plus mesurée dans un lieu où l’on est reconnu et identifié que dans un espace où l’on est un individu

anonyme. Ainsi, chacun des kartié de l’île possède une identité propre, résultant de son histoire et

des membres qui le composent.

LES ESPACES PUBLICS AU SEIN DU MODÈLE CRÉOLE

Au sein du monde créole, la naissance de l’espace public n’est arrivée que tardivement et est corrélée au contexte socio-historique spécifique de l’île (Watin et Wolff 1995). Nous sommes passés

d’une société de plantation rurale à une société moderne dans les années 60, basée sur modèle de

la Métropole. On assiste alors à cette époque à une densification des villes, où les interventions

concernent principalement les logements et plus généralement l’aménagement du territoire. Toutes ces transformations ont changé drastiquement le paysage réunionnais ainsi que les rapports que les habitants entretenaient entre eux (Watin 1992). En effet, la modernité a développé une

« sociabilité de l’anonymat », où les échanges et la connaissance de l’autre sont limités. Les questionnements sur les espaces publics, qui n’étaient alors considérés que comme des espaces

vides, ont alors émergé. Ils ont été catégorisés en 3 familles et diffèrent par leur mode de sociabilités (Watin 1992) :

• Les micro-espaces de kartié, caractérisés par leur petite taille, sont des lieux intimes et

généralement en retrait des axes de circulation. Ils peuvent être perçus comme la continuité

de l’espace privé, car on s’y sent chez soi. Suivant cela, ils sont plus identifiés comme des

espaces collectifs que publics. Le plus souvent appropriés, ils n’ont de sens que pour les gens qui les fréquentent. Ils « participent à une sociabilité quotidienne et d’interconnaissance ».

• Les espaces des « centre-villes » quant à eux sont plus identifiables physiquement, la

sociabilité qui s’y passe y est généralement impersonnelle. On se rend dans ces lieux avec un but précis et la majorité des gens qui les fréquentent habite un kartié éloigné. Ce sont

avant tout des lieux de passage et de service avant d’être des espaces de sociabilité.

Cependant, le caractère public de ces espaces est à questionner, car ces endroits peuvent

être occupés par une catégorie sociale précise.

• Enfin, les espaces intermédiaires, implantés en bordure d’une voie de circulation, sont « des

lieux accessibles au plus grand nombre, où l’on doit voir et où l’on doit être vu ». Ce sont des terrains hybrides, où l’on peut rencontrer des gens du kartié connu, comme des gens de

l’extérieur, anonymes. Les groupes sont d’ailleurs plus hétérogènes, et l’on retrouve une plus grande mixité sexuelle. Les équipements permettent de créer une « activité-alibi » qui

peut justifier la présence des usagers.

o RELATION DU PRIVE AU PUBLIC

U n e l i m i te p a r f oi s f l ou e d u p r i v é a u p u b l i c

Les frontières entre le public et le privé dans les modes d’habiter créoles sont imprécises. Le passage de la propriété rurale à la propriété publique solidement enracinée dans les traditions s’est déroulé très rapidement. On ressent ainsi un mal-être dans beaucoup de kartié urbains, dû au passage brusque et sans transition dans une urbanité7 .

Malgré ce passage de force, les Réunionnais ont continué à entretenir une relation très forte avec le dehors, et cette relation se lit encore aujourd’hui dans les paysages urbains. Par exemple, l’organisation spatiale de la kaz a ter traditionnelle en témoigne. On retrouve une séparation du privé et du public dans l’enceinte même de la parcelle. L’avant de la maison constitue un premier espace social en continuité avec la rue. On retrouve une kour avant faisant office de jardin d’apparat, généralement bien entretenu, qui mène à des espaces de réception où l’on reçoit « l’étranger ». À

l’inverse, les arrières constituent un domaine plus privé, ouvert aux connaissances proches et à la

famille, on y retrouve les espaces domestiques ainsi que des espaces de proximité semi-publics,

7 Voir les émeutes du Chaudron en 1991

comme des espaces de circulation (chemin, venelles). L’arrière kour possède généralement de la

place pour autoriser des extensions lorsqu’on accueille un autre membre de la famille, en effet, il

est commun qu’une parcelle accueille plusieurs membres comme les grands-parents, les tantes et oncles, les enfants…

« UNE KOUR CRÉOLE D’AVANT 1950 »

Certaines caractéristiques de ce modèle d’habitation sont encore présentes dans les anciens kartié, mais la plupart se sont transformés pour des formes d’habitations plus modernes, beaucoup plus

fermées à l’espace public.

Mais les limites entre le privé et le public ne se situent pas seulement au baro. À l’intérieur des kartié, on peut retrouver ponctuellement des espaces appropriés par des groupes de populations

qui requestionnent la limite du public au privé.

Michel Watin dans ses travaux (1992), nous explique que dans les kartié créoles, le terme d’espace public est à redéfinir, puisque le caractère « public » de ces espaces doit être questionné. On peut

retrouver des zones investies par des groupes récurrents, donnant le sentiment que la zone est

privatisée, ce qui empêche la libre circulation des étrangers. Cette privatisation informelle peut ainsi produire un sentiment de rejet, faisant de l’espace public le théâtre d’enjeux sociaux. Les chercheurs

associent le terme mixité à quelque chose de positif, mais il faut faire attention, car selon Michel

Bassand (Bassand et al. 2001) « la confrontation avec l’autre peut aussi conduire à une situation

d’exacerbation des préjugés, des tensions conflictuelles et de violence ». Le quartier de Bras Fusil dans la ville de Saint-Benoît, souvent confrontés à des violences urbaines, en est un bon exemple :

les actes d’incivilités sont souvent dus à la non-acceptation de la présence de l’autre sur leur territoire.

o DE L’ANONYMAT A L’INTERCONNAISSANCE

Les définitions que nous avons vues précédemment démontrent que l’anonymat des usagers est l’une des caractéristiques principales des espaces publics. Les espaces publics prodigueraient donc

des lieux d’une taille et d’une accessibilité suffisante, pour permettre à tout un chacun d’utiliser ces espaces. Ils supposent que les gens qui les utilisent soient avant tout des individus et que les liens

qui les unis entre eux s’effacent devant la citoyenneté. Cet anonymat permettrait à l’usager d’avoir certaines libertés de parole et d’actions, car elle ne serait pas reconnue comme un individu, mais

comme un quelconque citoyen.

Or la donne n’est pas la même dans un kartié créole. Des liens de type communautaire associent les

individus entre eux. La personne au bout de ma rue n’est pas anonyme, car elle peut être mon oncle, ma tante, un parent ou encore un ami d’enfance. Ainsi, quand elle prend la parole ou agit, elle le

fait à la fois en tant que personne, mais aussi comme membre connu de la communauté. Cette

connaissance totale d’autrui impose certains comportements et limite la liberté de parole et d’actions.

Cette liberté est possible au sein des centres urbains. Par exemple, je vais plus naturellement limiter

mon appropriation sur un espace fréquenté par des inconnus plutôt que chez moi, dans mon

quartier. Là-bas, je peux traverser la place, mais je ne pourrais pas occuper les lieux trop longtemps, au risque de freiner les champs d’action des autres. Ma liberté commence où s’arrête celle des autres. À l’inverse, dans mon quartier, je suis chez moi, je peux me permettre d’asseoir ma présence,

car les potentielles personnes que je dérangerais me sont connues.

Finalement, de cette interconnaissance qui régit les kartié, des habitudes sociales, familiales et

spatiales participent aussi à l’identité du lieu.

LES KARTIE PORTOIS DANS LA RÉNOVATION

URBAINE, QUELS ENJEUX ?

Aujourd’hui, les kartié que nous avons décrits précédemment sont menacés de disparaître au profit

des quartiers nouveaux, dont « la structure et l’organisation sont en rupture avec les espaces produits dans l’histoire par la société créole » (Watin 2007). Cette disparition progressive est due à

une importante demande de logements, causée par : un fort accroissement démographique, la

volonté de réhabiliter d’anciens kartié et de résorber les habitations insalubres, mais constitue aussi

une réponse aux « légitime revendication des populations à accéder à la modernité ».

Aujourd’hui, ce sujet pose énormément de questions. En effet, la croissance des villes du territoire est un phénomène qui ne cesse de s’accentuer depuis 80 ans (Didier 1992). Face à cela, les nouveaux

programmes de rénovations urbaines (NPNRU) proposent la réhabilitation de quartier en restructurant l’espace public, en requalifiant le logement locatif social, et en mettant à niveau les

équipements publics (Renouvellement Le Mag 2019). On compte aujourd’hui 12 programmes de

rénovation urbaine sur l’île, dont 2 sur la ville du Port. Ils ont pour objectifs la résorption de l’habitat insalubre en proposant des logements plus décents, et traitent le repli sur soi des quartiers en

rééquilibrant le parc de logement. Pour se faire, certains logements jugés trop insalubres sont démolis ou partiellement démolis, afin d’y construire à la place de nouvelles habitations : les

habitants historiques peuvent être alors relogés dans d’autres quartiers, et une nouvelle population

apparaît. Les projets de rénovations touchent majoritairement les quartiers dits « sensibles »,

construits dans les années 60. Ce sont généralement des quartiers stigmatisés, ayant mauvaise réputation, où les aménagements, souvent pauvres, ne sont que peu utilisés. L’on retrouve majoritairement une population à faibles revenus, qui, dès qu’elle peut se le permettre, cherche à

s’en aller.

Une évaluation sur des projets de rénovation urbaine dans trois sites de métropole à démontrer

que les projets réalisés « ont généré une amélioration notable de la perception que les habitants avaient de leur quartier, de sa place dans la ville, en même temps qu’un sentiment de valorisation, une amélioration importante du sentiment de sécurité et une confiance plus grande dans l’avenir » (Bonetti, Bailly, et Allen, s. d. 2015). Cependant, l’étude démontre aussi que les habitants craignent pour la pérennisation de ces nouveaux aménagements, et ont souvent le sentiment d’avoir été mis à l’écart lors de la conception. En effet, les quelques ateliers d’échange avec eux ne concernent pas

le plan guide, mais uniquement quelques espaces publics ponctuels qui en découlent. La projection

sur un espace vide est alors difficile et les propositions d’aménagements limitées.

De plus, les concertations habitantes convoquent des personnes qui pourraient potentiellement ne plus être là par la suite, et qui n’ont aucune idée des manières de vivres des futurs locataires.

SYNTHÈSE DE LA PREMIÈRE PARTIE

Nous avons commencé cette première partie sur les définitions normatives de l’espace public. Pour

rappel, c’est un espace caractérisé par deux axes : c’est une scène publique, c’est-à-dire « une scène d’apparition où accèdent à la visibilité publique aussi bien des acteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux », mais aussi une sphère publique, « une sphère de libre expression, de communication et de discussion » (Quéré 1992).

C’est un espace partagé entre plusieurs acteurs, un espace de libre circulation et de libre discussion. À sa tête, les commanditaires et les faiseurs, qui définissent les usages et les aménagements, de

l’autre ceux qui les subissent et les font vivre, les usagers. On peut voir qu’il peut être utilisé de différentes manières à travers le temps, c’est un espace mouvant et partagé entre différents

groupes. Un espace partagé, et négocié. Cette négociation entre différents acteurs est un

fondement de l’espace public. Les usagers par leurs usages, redessinent l’espace et la manière dont ils se l’approprient, témoignent de la représentation qu’ils se font du lieu où il se trouve.

Ces appropriations sont très présentes au sein des espaces publics de kartié (Watin 2007) de l’île. On peut supposer que les individus se permettent plus aisément de s’approprier l’espace, car l’environnement dans lequel ils se trouvent est régi par des liens d’interconnaissance, et ne permet pas l’anonymat. Je peux me permettre de m’approprier l’espace, car je connais mes voisins, et je

sais que ça ne les dérangera pas.

Mais alors, si ces espaces sont définis par le fait qu’il n’y ait pas d’anonymat, peut-on continuer à

dire qu’il est public ? Car dans ces espaces, tout le monde se connaît et l’étranger n’y vient pas. Si

l’étranger n’y vient pas, alors cela contredit l’idée que ce soit un espace de libre circulation. Si tout le monde me connaît et me reconnaît, je ne suis plus libre de dire ce que je veux, et donc ce n’est plus un espace de libre discussion. Mais si les espaces de kartié ne sont plus des espaces publics, qu’est-ce qu’ils sont ? Peut-être devrions-nous les renommer afin de clarifier leurs identités et leurs

fonctionnements. Dans le cadre de mon étude, puisqu’ils n’existent pas encore de terme pour les définir, nous parlerons à partir de maintenant d’espaces partagés. Finalement, dans cette première partie nous avons décrit comment devrait théoriquement

fonctionner un espace public en termes de fréquentations et de sociabilités. Mais nos premières

observations flottantes et l’état de l’art sur les kartié réunionnais semblent montrer que le type de

fréquentation et de sociabilité ne correspond pas aux formes attendues d’un espace dit public. On

pourrait partir de l’hypothèse que le fonctionnement de ces espaces obéisse à des règles

différentes, qu’il s’agira maintenant de décrire. Ainsi, l’analyse de notre cas d’étude dans cette deuxième partie nous permettra de décrire les fonctionnements de ces nouveaux espaces dits partagés, pour qu’à la fin, nous soyons plus à même de faire des propositions d’aménagements.

Plusieurs hypothèses subsidiaires me viennent après cette première partie concernant la définition de l’espace partagé :

- L’usager commence à prendre possession de son espace à partir du niveau privé, celui de l’espace d’habitation. Lefebvre explique donc qu’il faut considérer l’espace public des autres niveaux en tant que continuité de l’espace privé (1967).  Hypothèse 1 : L’appropriation sur ces espaces est la continuité de l’espace domestique, et est donc faite par les gens qui habitent à proximité

- Ces espaces partagés seraient caractérisés par « l’identité du lieu, par les déplacements qu’ils s’y produisent, par les usages qu’on y fait, et par les actions de sociabilités (Bassand et al. 2001)

- Des formes de sociabilité s’organisent autour des espaces appropriés (Ghomari 2001)  Hypothèse 2 : L’appropriation des espaces partagés au sein du kartié Ariste Bolon est

représentative du lien social qu’il existe entre les habitants.  Hypothèse 3 : L’appropriation des espaces partagés est représentative d’un manque et d’un besoin des usagers.

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