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CHAPITRE 4 : HISTOIRE DE KARTIÉ
C H A P I T R E 4 : H I S T O I R E D E K A R T I E
Nous avons dans un premier temps effectué une analyse historique du kartié dans notre
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méthodologie, où nous avons établi sa chronologie. Ce premier chapitre nous permettra de plonger
un peu plus dans Ariste Bolon, afin de comprendre son rapport à la ville et son fonctionnement
interne.
o UN KARTIE ENCLAVE
Le kartié Ariste Bolon/SIDR Haute est ceinturé par quatre grands axes. Au Nord, on retrouve un axe inter-kartis, l’avenue Monseigneur Romero, à l’est et à l’ouest, deux grands axes urbains permettant l’accès au centre-ville, respectivement l’avenue Rico Carpaye et l’avenue Politzer, et enfin au Sud, un axe majeur intercommunal, l’avenue Amiral Bouvet. Paradoxalement, malgré la présence de tous ces axes structurants, le kartié est complètement enclavé du reste de la ville. Cela peut s’expliquer par le manque d’entrée sur le site (trois accès voitures pour environs 2,663 habitants en 20158) et la présence d’un mur haut de trois mètres sur toute la limite sud, qui participe au sentiment d’enfermement.
En raison de sa disposition spatiale, le kartié semble tourner le dos au reste de la ville. Il y a certes
l’avenue du 19 mars 1946 qui le traverse de part en part, mais, lorsqu’on se balade plus profondément, on découvre des espaces en friche, on se perd dans des impasses, et avons du mal
à nous orienter dans toutes ses routes tortueuses. L’organisation spatiale du kartié accroît cette impression d’enfermement. De plus, il est composé majoritairement d’habitants ancrés ici depuis des décennies, ce qui a pu participer à une culture de l’entre-soi. Le manque d’équipements et de
commerces rend le site peu attractif pour le non-résident, accentuant encore plus cette culture.
Sylvie Tissot désigne ce phénomène comme « le regroupement de personnes aux caractéristiques
communes, que ce soit dans un quartier, une assemblée politique ou encore un lieu culturel. Elle sous-entend l’exclusion, plus ou moins active et consciente, des autres » (Tissot 2014). Cela semble
s’appliquer à Ariste Bolon, où 86 % des personnes sur l’espace partagé interrogées ont décrété venir
du kartié, tandis que les autres ont justifié leur présence en disant vouloir rendre visite à un ami ou
à un membre de la famille. On voit ainsi que très peu d’étrangers entrent dans le site, ce qui permet de créer des relations d’interconnaissances entre les habitants, favorisant les actions de sociabilités.
8 Selon l’INSEE
o DESERT DE BETON ET OCEAN DE VOITURES
L’une des choses qui m’a le plus marqué lors de la découverte du site Ariste Bolon fut la prédominance de la voiture sur les espaces partagés de kartié et de la place qui lui était consacrée
dans l’aménagement. En effet, le stationnement dispersé encombre les voiries normalement destinées aux piétons, et certains véhicules sont laissés à l’abandon dans les rues ou sur les parkings.
Emprise des voitures sur l’espace partagé © Louana
Cela peut s’expliquer par le manque de lisibilité des voiries automobiles dans le kartié, qui sont
souvent informelles et complètement minéralisées. Les véhicules se garent alors sur les trottoirs, à
contre sens ou encore sur la route. Pourtant, quelques parkings collectifs existent, mais ils sont le
plus souvent déserts, et deviennent des zones de dépôts sauvages. Il semblerait que les habitants
préfèrent avoir vu sur leurs véhicules depuis chez eux plutôt que de les rassembler aux entrées de
lotissements. Finalement, l’emprise routière étouffe le kartié qui se retrouve être extrêmement minérale. Il existe quelques arbres plantés aux abords du parc et autour de l’avenue, mais l’ambiance paysagère est surtout créée par les débords des kour sur l’extérieur, et les espaces plantés par les usagers à proximité de leurs logements. On remarque que la présence du végétal est recherchée par les habitants. À l’échelle du kartié, la seule poche de respiration se trouve au parc, composée de grands bacs en béton où y sont plantés arbres et arbustes. À y regarder de plus près,
certaines plantations n’ont pas qu’une fonction ornementale, mais servent de potager aux maisons
avoisinantes. En effet, certains foyers se sont approprié quelques bacs pour y planter bananiers,
grenadier et épices en tout genre.
Une grande partie des gens installés à l’extérieur étaient soit sous l’ombre d’un arbre ou à défaut, sous l’ombre d’une installation (bâche, parasol) soit à proximité d’espaces plantés. Les quelques échanges que j’ai pu avoir m’ont permis de découvrir que les gens s’installaient à proximité de végétation pour se rafraîchir et, car il leur y était plus agréable de flâner et de contempler. Cette
recherche de fraîcheur s’est lue aussi dans certaines pratiques, où les gens arrosaient le bitume devant leurs maisons pour rafraîchir l’air. En fin de compte, l’arbre et son ombre sont utilisés comme complément du mobilier extérieur, sa présence rend l’espace plus « agréable », plus « confortable »9
comme un mobilier extérieur, qui sert aussi de lieu de socialisation. La présence de la végétation est
aussi un soutien à la construction de la vie sociale. Le jardinage est une activité qui peut se partager et pousser à la rencontre de l’autre. Par exemple, j’ai pu engager la conversation avec certaines dames, en discutant dans un premier temps du jardin qu’elles avaient fait pousser sur la place publique. Cela a permis de briser la glace et il a été plus facile d’aborder certains sujets.
o UN KARTIE DECOUPE
Les interventions que j’ai pu faire avec le CAUE m’ont permis d’explorer tout le kartié et d’en comprendre ses rouages. Il y a effectivement une attache identitaire qui existe chez les usagers. À
la question, « vous sentez vous appartenir à Ariste Bolon », 89 % ont eu une réponse favorable. Pour
les 11 % restants, la plupart n’habitaient pas le kartié et n’étaient que de passage pour voir quelqu’un. On voit alors que la part d’individus se sentant d’Ariste Bolon est supérieure au
pourcentage qui y réside. Cela peut s’expliquer par le fait que de nombreuses personnes ont grandi ici, mais qu’ils ont déménagé à un moment pour continuer leurs chemins de vie. De ce fait, il leur reste une attache familiale ou des amis qui continuent à vivre dans le kartié.
Cependant, on a pu constater que ce sentiment d’appartenance ne se limite pas aux frontières du site, il est plus complexe que ça. En effet, il semblerait que le kartié soit fragmenté par des limites invisibles, qui créent un sentiment d’appartenance à l’échelle de l’îlot urbain.
Nous dénommerons ce système par le terme « d’îlet urbain ». Cette appellation vient de l’agence LEU Réunion, qui le définit comme l’ensemble des micros espaces (groupe d’habitations, pieds
9 Discussion avec une dame assise devant son baro, à l’ombre d’un arbre
d’immeubles, etc.) où vivent une population qui partage les mêmes caractéristiques socioculturelles (liens familiaux, communautaires, amicaux, etc.).
- « D’où est-ce que vous venez ? »
– « Mi habite Cotur » (Lotissement géré par la SHLMR)
À la Réunion, le terme « d’îlet » correspond à un espace social restreint et isolé par la topographie
naturelle du terrain, le plus souvent situé dans les hauts.
Ainsi, à l’intérieur du kartié, nous allons retrouver une multitude de petites identités indépendante
où les codes sociaux seront partagés. Ces « îlets » peuvent être de dimensions variables, les limites
peuvent être évidentes (par exemple les limites d’un groupe d’immeubles) ou pas (une rue peut abriter des habitants possédant les mêmes codes sociaux, et celle d’après peut fonctionner totalement différemment).
Ainsi, j’ai pu recenser les différents « îlets » au sein du kartié en me basant sur :
- les liens familiaux et amicaux que j’ai découverts à travers mes échanges
- Le propriétaire des parcelles (SIDR, SHLMR ou la ville)
- le changement de morphologies urbaines
- et les changements d’ambiance des ruelles (par exemple, une rue sera composée de maisons complètement fermées sur l’extérieur, tandis que la suivante sera plus poreuse sur l’espace partagé)
Cependant, cette organisation n’est sans doute pas aussi figée, et la perception des limites des « îlets » peut varier d’un individu à l’autre.
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Îlets urbains © Louana
o UNE IDENTITE COLLECTIVE : UN KARTIE REUNIONNAIS
Grâce aux balades sensibles à travers le kartié, son identité s’est petit à petit clarifiée. Tout d’abord, les habitants ont un rapport à leur environnement très fort. Leurs activités en journées sont
adaptées à la température extérieure. Par exemple, on remarque que les moments où l’on compte le plus de gens à l’extérieur sont, soit, tôt le matin, soit, vers la fin d’après-midi, aux moments où le
soleil est le moins haut, et donc où il fait le moins chaud. D’ailleurs, comme nous l’avons vu précédemment, la recherche de l’ombre et constante dans les activités extérieures, les mobiliers
non protégés du soleil sont souvent délaissés au profit d’une place sous l’ombre d’un arbre. Quand
l’heure de midi s’approche, les rues et places se vident, les activités cessent et l’atmosphère du kartié se lit avec le nez. Des odeurs de cari émanent de partout et embaument les rues. À certains
moments de la journée, on peut entendre de la musique chez le voisin ou chez un groupe occupant un espace partagé. Cela ne semble jamais déranger les autres, qui disent « n’y plus prêter
attention ».
La culture du jardin planté est présente partout où que l’on soit : qu’elle soit cachée derrière les baro opaques de sa parcelle, ou qu’elle déborde sur la place publique, lorsque la place à la maison est restreinte. Au demeurant, on retrouve la même palette végétale un peu partout, des grenadiers,
manguiers, bilimbi, citronnelles, caloupilé, frangipanier rouge… autant d’espèces qui se retrouvent dans tout le site, adapté au climat et aux usages des habitants. Quelques fois, des portions de
l’espace partagé ont été grillagées pour pouvoir accueillir un potager pour la maison d’à côté. Dans les kour, la taille de certains arbres rappelle l’ancienneté du kartié.
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Emprise d’un jardin sur l’espace partagé © Louana
On sent une homogénéité dans les modes de vies des gens. En discutant avec ceux arrêtés dans
l’espace partagé, leur présence ne semble jamais être planifiée, pourtant, en les observant, il y a
toujours au moins une personne qui s’arrête et qui discute avec elle. Ces « rencontres imprévues »
ne sont peut-être finalement pas si hasardeuses. Les déambulations semblent se faire toujours dans
un rayon proche de sa maison (selon les questionnaires) et les liens d’interconnaissances font que les gens connaissent leurs voisins, il est donc logique qu’ils tombent souvent sur une personne qu’ils connaissent.
o AMENAGEMENTS FEDERATEURS (AUTO GESTION ET CREATEUR
D’IDENTITE)
Les histoires contées par les personnes âgées ont permis de révéler le fonctionnement du kartié quand il n’était encore qu’un bidonville. À l’époque, des règles de solidarité et de voisinages ont lié les habitants les uns aux autres. À l’échelle de la maison, la kour avant faisait office de vitrine sociale.
Les aménagements publics n’existaient pas encore et les habitations étaient organisées autour d’espaces semi-collectifs, permettant la sociabilité et l’interconnaissance.
« Chaque fois navé nouvel an, nou té sa pa fete à la mer chacun dans nout coin comme maintenant, nou té fete là, nou té pass ensemb »
Par la suite, petit à petit le kartié s’est structuré, et des changements sont apparus. Le parc actuel a été aménagé avec du mobilier et des jeux pour enfants, les routes ont été goudronnées, les trottoirs dessinés, des parkings définis… Sauf qu’un sentiment commun de délaissement des bailleurs et de
la ville s’est exprimé chez les personnes interrogées. Pour eux, les aménagements qui ont été créés n’étaient que superflus, dysfonctionnels et leurs gestions étaient négligées. On peut citer comme exemple les quelques parterres plantés par la mairie, qui dépérissaient vite, car ils n’étaient pas suffisamment arrosés, ou encore la mise en place de kiosque dans le parc sans mobilier d’assise dessous. Finalement, la qualité des espaces extérieurs a été la résultante de ce qu’avaient fait les habitants. Par manque de place pour planter chez eux, certains se sont mis à casser le béton de la
route pour faire des parterres végétalisés, d’autres ont créé des extensions sur l’espace partagé pour agrandir leurs surfaces de réceptions ou encore pour créer de nouvelles places de garages.
Tous ces micros transformations font acte de résistance aux aménagements proposés, et leur
accumulation redessinent le paysage extérieur. Le professeur en psychologie Gustave Nicolas Fischer définit l’appropriation de l’espace selon deux aspects. Tout d’abord, l’appropriation « est un processus psychologique fondamental d’action et d’intervention sur un espace pour le transformer et le personnaliser ; ce système d’emprise sur les
lieux englobe les formes et types d’intervention sur l’espace qui se traduisent en relations de possession et d’attachement », mais elle est également caractérisé par une tension entre deux
dimensions : « d’un côté, l’exercice d’un contrôle sur l’espace […], de l’autre, la marge de manœuvre offerte par le cadre et l’organisation d’un espace» (2011). En d’autres termes, c’est par les contraintes spatiales de l’aménagement qu’un endroit peut être appropriable par une personne. Alors, certes, l’organisation spatiale a un impact sur les potentialités de l’appropriation, mais l’inverse fonctionne aussi, car en fin de compte, les appropriations observées ont donné une autre organisation aux lieux. L’exemple le plus flagrant concerne l’espace de jeux. Le mercredi et quelques après-midis de la semaine, un groupe de femmes, majoritairement âgées, se retrouvait en plein milieu de la voie de circulation voiture pour jouer au bingo et bavarder. Lorsqu’elles occupaient la route, elles empêchaient les voitures de faire demi-tour en bloquant une voie, les obligeant à se
garer plus loin ou à faire marche arrière pour sortir du lotissement. Ainsi, les actions
d’appropriations de ces dames ont transformé l’organisation de l’espace de circulation voiture.
Tous ces actes ponctuels sont souvent ceux d’un individu ou d’un foyer, mais dans certains cas, les gens se regroupent et agissent en synergie. Par exemple, à la fin des années 90, un groupe
d’habitants s’est regroupé et a formé une association de kartié. Par la mise en place d’événements, d’actions d’accompagnements pour les jeunes, ou encore par la création d’une équipe de football, ils ont fédéré le kartié, permettant aux gens de se connaître, de sociabiliser, de fêter ensemble… Les agissements du groupe en plus de renforcer le sentiment d’appartenance au kartié, ont transformé
le paysage urbain. Par exemple, le collectif a profité de la présence d’assises de l’espace de la pour y proposer des spectacles de marionnettes pour les enfants. En fin de compte, leurs agissements
ont donné un usage à cette place, qui se trouve aujourd’hui déserte. Actuellement, la couverture des arbres aux abords des assises n’apporte plus d’ombre, et peu de personnes occupent cette place. La majorité des gens observés assis là, étaient des adolescents avec leurs sacs à dos, tôt le
matin ou vers midi, qui semblaient attendre des amis avant d’aller au lycée ou au collège. Cela peut s’expliquer par la position de la place par rapport aux logements alentour. En effet, ils donnent tous
vue sur l’espace qui est encadré par leurs voies de desserte, ce qui rend le lieu peu intime. Ce manque d’attractivité se voit dans les pratiques des usagers, la plupart des gens préféraient s’arrêter et discuter dans le parc 50 mètres plus loin, ou au-devant de leur baro, en installant des chaises.
On pourrait alors comparer les espaces de la fresque et du jeu. L’espace du jeu présente un espace plus intime, éloigné des voies de circulations. Les femmes qui s’y rejoignent habitent toutes à proximité et la plupart n’ont qu’à franchir le seuil de leur portail pour se retrouver dans leur place
de jeu improvisé. Ici, on peut supposer que la proximité de leur entrée fait paraître la place comme
une extension de leur maison, la rue devient un espace de réception, suffisamment éloigné des
autres pour ne pas se faire déranger par une présence extérieure.
À l’inverse, la place du kiosque se trouve en retrait des habitations, mais à proximité des voies
passantes. Ici, l’effet inverse semble être recherché : les usagers fréquentent le lieu, car c’est un endroit positionné sur le passage des gens, c’est une place qui force la rencontre de l’autre. La structure est née d’une initiative collective de plusieurs membres de son « îlet », principalement
des hommes. Ils souhaitaient se créer un « QG » pour avoir un endroit où se réunir, jouer aux cartes
et pique-niquer le week-end. Le kiosque est devenu un signal pour que les gens viennent à leur
rencontre quand ils veulent sociabiliser.