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HERITAGE POUR SE REAPPROPRIER L’HABITAT ?

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PROJET COMMUN

PROJET COMMUN

1. L’histoire de la relation entre l’habitat et l’habitant en France.

Quel héritage pour se réapproprier l’habitat ?

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Si l’objectif de ce mémoire est d’étudier les processus de participation habitante dans le cadre de la réhabilitation des quartiers d’habitat social aujourd’hui en France, il est avant tout nécessaire de revenir sur l’histoire. L’histoire, dans un premier temps, qui relate la création de ces quartiers, mais aussi l’histoire des relations entre l’habitant, son habitat et le bâtisseur qui se sont constituées, abimées, organisées, ont disparu ou n’ont même jamais existé. Il s’agit aussi de comprendre en quoi les bases historiques sur lesquels nous projetons notre vision du monde actuel ont influencé notre manière de vivre et de construire aujourd’hui.

Il n’est pas ici question de relater toute l’histoire de l’implication habitante en France, mais de comprendre le lien qui existe entre un contexte social, politique, économique de l’époque étudiée et le degré d’implication des habitants dans sa ville, son quartier, son logement. Pour cela, il s’agira d’étudier des époques charnières dans l’évolution de l’habitat en France : la révolution industrielle et l’époque moderniste ainsi que la reconstruction d’après-guerre. Cette première étude nous permettra de mieux comprendre le contexte actuel de l’habitat en France, et en particulier celui des quartiers d’habitat social chargés d’histoire. Nous verrons ensuite de quelle manière ce contexte a engendré des changements de comportement avec l’apparition de la question participative.

Dans un premier temps, nous nous concentrerons donc sur deux principales époques qui ont marqué un tournant dans la fabrique de l’habitat en France. En premier lieu nous étudierons la période de la révolution industrielle qui représente le passage de la production artisanale à la production industrielle. Ce double processus d’industrialisation et d’urbanisation, de croissance et de développement, de production économique et sociale a engendré une implosion de la ville avec des répercussions sociales importantes. C’est à cette époque qu’apparait pour la première fois une considération et une prise en compte de la population à travers les grandes utopies, sujet dont s’accaparent la bourgeoisies et l’état à défaut des habitants eux même. Ce patrimoine bâti existe encore aujourd’hui et fait partie intégrante de problématiques de réhabilitation actuelles.

Ensuite, nous reviendrons sur l’époque moderniste qui prône le fonctionnalisme dans l’habitat. Nous étudierons la charte d’Athènes et les idées de Le Corbusier dans un contexte qui était

différent mais dont les idéologies perdurent aujourd’hui. Ici, c’est alors l’architecte qui dans la création de son œuvre, s’empare de la problématique de l’habitat. Il s’agira de voir de quelle manière le 20e siècle a été marqué par la reconstruction d’après-guerre avec une réinterprétation du modernisme à travers les grands ensembles.

Finalement, il s’agira de comprendre comment les crises sociales et environnementales de la fin du XXe siècle ont engendré une nouvelle complexité dans la question de l’habitat et la nécessité de prendre en compte l’avenir des quartiers d’habitat social issu des grands ensembles et du patrimoine post industriel. Pour cela, nous reviendrons sur le lien entre la prise de conscience environnementale et les problématiques sociales qui font émerger des politiques sociales de rénovation des quartiers. Ensuite, il s’agira d’étudier la manière dont les habitants face à ce contexte complexe, commencent à alimenter une réelle prise de conscience sur leur situation. Nous verrons comment cette remise en question sociale a été alimentée par la crise des banlieues et le sentiment d’abandon par les institutions. Finalement, nous verrons que cette prise de conscience va faire émerger des processus de participation habitante dans la société, engendrée par un désir d’autonomie et une perte de confiance globale ; puis de quelle manière les politiques publiques ont commencé à intégrer la participation habitante à leurs politiques de rénovations urbaine et pourquoi il est nécessaire d’intégrer ces habitants dans une démarche de réhabilitation sociale.

1.1 La crise de la ville industrielle. Quelle place pour les habitants dans le logement ouvrier issu des politiques sociales ?

La révolution industrielle en France a engendré une profonde crise de la ville et de la société. C’est un tournant de l’histoire qui a fait naître de nouvelles problématiques sociales, économiques et politiques qui ont considérablement modifié l’image de la ville pré industrielle. La question du logement ouvrier devient alors une préoccupation sociale et politique avec la création des quartiers ouvriers qui participent encore aujourd’hui au paysage de la ville contemporaine.

1.1.1 Un contexte de changement devenu contexte de crise

D’un point de vue humain, on assiste au remplacement des gestes authentiques de l’artisan, par les mouvements incessants d’une machine auteure d’une production effrénée. L’artisan devient ouvrier, chargé de faire fonctionner la machine qui le surpasse, il devient comme celle-ci un objet que l’on achète, que l’on place et que l’on use. Des zones de production gigantesques assaillent la ville de toute part, elles accueillent ces hommes et ces machines, le moteur à vapeur engendre un trafic de marchandises et de matières premières qui transforment à jamais le paysage de la ville, tout comme les usines et leur fumée noire.

A la campagne, les paysans qui vivent dans des maisons souvent composéesd’une unique pièce, reliée à la ferme, décident de quitter leur habitat pour rejoindre la ville où la demande en main d’œuvre est en hausse. Les campagnes sont peu à peu délaissées par l’exode urbaine, l’homme suit l’appel de la machine et de l’argent qui, il lui semble, lui apportera une vie meilleure. Mais leur arrivée dans les villes entraine un surpeuplement des habitations.

La classe ouvrière s’entasse dans des quartiers délabrés, ils occupent des taudis, des greniers, des caves. Ces conditions de vie engendrent des maladies très graves et un alcoolisme omniprésent. A la suite du choléra, il est urgent de réagir à la misère, porteuse du virus. Pour limiter la situation catastrophique, la bourgeoisie et l’État réagissent.

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5 La bourgeoisie dirigeante possède le capital investi. Elle prend en charge la croissance économique de la ville. Elle remplace l’oppression de la population par son exploitation.

Figure 1 Trichon Auguste, Une scène d'hiver, Encre sur papier journal 19e siècle

Figure 2 Usine de textile de Fourmies construite par Théophile Legrand dans le Nord-Pas-De-Calais, 1825

1.1.2 Résoudre la crise, transformation urbaine, grandes utopies, politiques d’état, instrumentalisation de l’ouvrier.

Dans un premier temps, l’état condamne les logements insalubres qui deviennent formellement interdits par les administrations, la loi relative à « l’assainissement et à l’interdiction des logements insalubres » est votée. Elle déclare « Sont réputés insalubres des logements qui se trouvent dans des conditions de nature à porter atteinte à la vie ou à la santé de leurs habitants ». 1850. Le destin des habitants, ici des ouvriers, semble alors commencer à attirer l’attention des institutions ; des philanthropes investissent dans les logements ouvriers. Certains architectes et industriels, imaginent des cités utopiques en s’inspirant des réalisations outre-manche et des intellectuels de l’époque.

Charles Fourier développe ses théories sur le Phalanstère

6

(1859-1884). Ce dispositif théorique et utopique de cité ouvrière doit alors répondre à plusieurs conditions : La cité doit être implantée près d’un cours d’eau, sur un terrain propice à la culture, proche d’une grande ville. Le protocole intègre aussi une dimension sociologique, en effet la « Phalange »

7 doit être

composée selon des règles très strictes par des personnes les plus variées possibles. Finalement, la dernière prescription porte sur l’aspect architectural du site avec un lieu de vie et un lieu de travail. L’objectif étant de faciliter le contact humain et le rapprochement.

Fourier présuppose alors que le rôle de l’architecte est de faciliter les interactions sociales entre les individus. Il imagine que la création de relations internes à la Phalange séduira tous les individus qui la composent et permettra d’augmenter l’attraction industrielle. La notion d’intimité des habitants reste floue, le phalanstère doit être à la fois transparent mais aussi imperméable. Sa vocation à être beau en plus de bon lui confère la possibilité d’être vu et visité par les curieux de passage. Cependant, la fragilité des interactions sociales qui a lieu en son sein, ne doit en aucun cas être affectée par ces visites intempestives.

6 Utopie d’une société parfaite et harmonieuse, Charles Fourier (1772-1837). Né à Besançon, philosophe français, il développe de nombreuses théories utopistes au cours de son œuvre.

7 La Phalange est une communauté d’individus mettant en commun leurs compétences et leur travail. Ce terme renvoie à l’idée d’un corps d’armée prénommé la Phalange.

Si cet ouvrage reste une utopie, elle a influencé de nombreux entrepreneurs et penseurs par la suite. Le Familistère

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de Jean Baptiste André Godin, est l’exemple le plus connu de réalisation concrète de l’utopie de Charles Fourier.

Avant tout l’objectif de Godin est de sédentariser la populationouvrière aux alentours de l’usine de Guise. Il estime cependant que les cités ouvrières contribuent au développement physique, industrieux, intellectuel et moral de la population. Il assimile la maison individuelle à une hutte sauvage et à une épave des idées sociales. (Godin, Solutions sociales). Les logements du familistère atteignent un niveau de confort inégalé, on y trouve des boutiques, une école, une bibliothèque, un théâtre... Godin habite lui-même le familistère et côtoie ses ouvriers. L’appropriation individuelle des lieux est proscrite, de ce fait les appartements ne peuvent être achetés mais sont loués. En 1871, Godin va progressivement donner ce qu’il appellerait « le palais social de l’avenir » à ses ouvriers à travers l’association coopérative du capital et du travail ».

En 1853, Napoléon commande à l’Architecte Marie Gabriel Veugny, une cité ouvrière en plein cœur de Paris : la cité Napoléon, dans laquelle il investit son argent personnel. Organisée autour d’une cour centrale arborée, la cité se compose de longs bâtiments reliés par des escaliers et des coursives dont la partie centrale est éclairée par une grande verrière. L’architecte veille à la qualité sanitaire du lieu, l’aération naturelle est prévue, de plus l’évacuation des eaux usées se fait par les extrémités. Finalement, la cité ne rencontrera pas le succès tant attendu, les règles strictes mises en place par l’état instaurent un couvre-feu à 22h, son aspect qui rappelle la caserne ou l’hôpital, ne fit pas l’unanimité.

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8 Hébergement communautaire pour ouvriers situés à Guise dans l’Ain, réalisé entre 1858 et 1883. Jean Baptiste André Godin, après avoir été ouvrier, crée son propre atelier de fabrication et y intègre la production industrielle. Ce passé ouvrier l’engagera à créer un logement de qualité pour ses propres ouvriers.

9 BRUANT Catherine, La Cité Napoléon, une expérience controversée de logements ouvriers à Paris, LéaV, 2011

Figure 3 La nourricière du Familistère de Guise, 1887. Crédit : Familistère de Guise

Figure 4 Banquet de la Fête du travail dans la cour du pavillon central, 1870. Crédit : Familistère

La réalisation de ces cités, considérées comme de grandes avancées en termes de cadre de vie et d’hygiène, va révéler la mise en place d’un système moralisateur et paternaliste

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, permettant aux grands industriels d’assurer le contrôle des ouvriers et de les détourner du socialisme. L’habitant devient un consommateur de l’espace, une chaine dans l’engrenage, il est parfois un objet politisé par les plus riches, la création de cités ouvrières devient une mode. De plus, malgré le volet social de ces cités, on observe bien souvent une mise en avant de l’architecte à travers ses représentations. Malgré la réalisation de ces cités ouvrières, Napoléon, auteur de L’extinction du paupérisme compte bien éloigner la population ouvrière du centre-ville pour engendrer un embourgeoisement.

De 1853 à 1870, on assiste à la transformation de la ville de Paris par Haussmann

11. Les rues

sont agrandies, les boulevards créés, l’espace public devient plus vaste, plus lumineux. La question de la qualité de l’habitat commence à prendre un nouveau sens dans les grandes villes. Mais derrière ces vides et ces espaces, c’est la gloire et la puissance de l’état qui résonnent dans un Paris détruit et vidé de son histoire. Le logement comme denrée rare, représente alors un moyen d’oppression et de maintien des populations rebelles qui voudraient s’ériger contre la bourgeoisie, les grands boulevards ne permettent pas la mise en place de barricades et facilitent le tir des canons en cas de révolte.

Les niveaux des immeubles haussmanniens sont hiérarchisés : en bas, la grande bourgeoise, puis la moyenne, la petite, et enfin les ouvriers et les pauvres sous les combles. Ce sont les premiers immeubles collectifs qui poussent dans tout Paris accompagnant l’augmentation de la population. D’un autre côté, la destruction des habitations de fortune et l’augmentation des loyers poussent les ouvriers à quitter le centre-ville pour les faubourgs et la banlieue.

Paradoxalement, c’est au XIX e siècle que l’on observe les premiers mouvements coopératifs initiés par les ouvriers. C’est en 1867, en pleine transformation haussmannienne de Paris, que naît le premier mouvement coopératif en France : la société coopérative immobilière des ouvriers de Paris. Si on ne parle pas ici de participation en tant que telle de la part des habitants, on observe plutôt la mise en place de nouvelles hiérarchies. Ces coopératives sont définies comme des « sociétés à capital et personnel variable ». Malgré tout, l’implication de l’Etat dans

10 « Toute organisation au sein de laquelle quelqu’un est habilité à prendre des décisions pour les autres, décisions dont les conséquences, parfois catastrophiques, seront supportées uniquement par les autres et non par celui qui porte la responsabilité de la décision. » FRIEDMAN, Utopie Réalisable, Edition L’éclat/poche, 2000

11 Modernisation de la capitale. Le projet concerne les rues et boulevards, la réglementation des façades, les espaces verts, le mobilier urbain, les égouts et les réseaux d’adduction d’eau ainsi que les équipements et monuments publics. Elle se superpose au vieux Paris pittoresque.

la création de la coopérative suscitera une grande méfiance de la part des ouvriers, on parle à l’époque d’un « socialisme d’état ».

Organisée par des groupes d’industriels, des penseurs sociaux ainsi que des hauts fonctionnaires, l’exposition universelle de 1867 est à l’image de la situation économique et sociale qui pèse sur les villes de France. Orientée sur les questions sociales, elle présente des objets destinés à améliorer les conditions de vie des ouvriers et veille à faire participer la population ouvrière. Dans une logique d’exposer aux yeux du monde la politique sociale, du second empire, elle constitua une commission d’ouvriers en charge de visiter l’exposition et d’exposer des mesures d’amélioration de leur condition.

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Ces propositions de mesures seront rapportées à l’empereur, mais aucune d’elle ne sera réalisée par la suite.

Cette période de crise de la ville a donc été propice à la mise en place de nouvelles politiques de logement pour les ouvriers. Elle a permis une remise en question du statut de l’ouvrier dans la société en lui offrant un nouveau niveau de confort. Malgré cela, on observe que l’état et la bourgeoisie sont à l’initiative de la fabrique de l’habitat ouvrier et que l’ouvrier lui-même est exclu du processus de conception. Cela leur permet d’un côté d’avoir le contrôle sur le capital de la ville mais aussi sur les flux de population ouvrière. Si la république Napoléonienne a mis en place de nombreuses réformes sociales dont l’objectif était de donner un meilleur cadre de vie aux ouvriers, elles se sont souvent soldées par un échec. En effet, même si un grand nombre d’ouvriers se sont ralliés à la cause de Napoléon, la haine de la bourgeoisie dirigeante laissait planer un climat de soupçon sur la république et ses résolutions sociales. De plus, la non prise en compte des réelles aspirations de la population à défaut des besoins primaires a participé à la prise de conscience des ouvriers sur leurs conditions de vie, de travail, d’habitat et surtout sur l’emprise des classes bourgeoises qu’ils subissent au quotidien.

12 DEVAUX Camille, L’habitat participatif, De l’initiative habitante à l’action publique, PUR 2015.

Figure 5 Les grands travaux de Paris. Percement du boulevard Saint Germain. Anonyme

Figure 6 Exposition universelle de 1867. Les trophées de métallurgie à l'entrée de la galerie des machines.

Barbant Nicolas, gravure sur bois

1.1.3 Post industrialisation et stratégie de classe

Après la colonisation du centre-ville par la population ouvrière, la bourgeoisie pour retrouver son cadre de vie initial et contrer la mixité, lance la création de banlieues pour vider le centreville. Cette stratégie dite de « classe » n’est pas un processus naturel, elle consiste à moraliser les habitants en les impliquant dans des projets spéculatifs :

« Ils considéraient comme bénéfique d’impliquer les ouvriers (individus et familles) dans une hiérarchie bien distincte de celle qui règne dans l’entreprise, celle des propriétés et des propriétaires, des maisons, des quartiers. Ils voulaient leur attribuer une autre fonction, un autre statut, d’autres rôles que ceux attachés à la condition de producteurs salariés. Ils prétendaient leur accorder ainsi une vie quotidienne meilleure que celle du travail. »13

Cet accès à la propriété engendre la « banlieurisation » de la classe ouvrière qui quitte le centreville, laissant derrière elle un embourgeoisement du centre bourg. Pour Henri Lefebvre

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, cette situation marque l’apogée de la manipulation et de l’oppression du prolétariat. Il considère que c’est justement à ce terme que la classe ouvrière, écarté de la ville, va perdre ce qu’il nomme la conscience de l’œuvre et la conscience urbaine. Sa propre capacité créatrice va se dissiper.

L’apparition des politiques sociales et des utopies montrent la naissance d’un intérêt pour la condition de vie de l’ouvrier et de manière plus générale des habitants. Cependant, le contexte politique et social montre que si l’habitant est au cœur de la politique, celle-ci profite tout aussi bien à la bourgeoisie et aux grands patrons puisqu’elle permet une gestion cadrée et efficace de la main d’œuvre. D’un point de vue politique, elle réduit les risques de révolte et fait briller l’image de la politique sociale française dans toute l’Europe. Si parfois l’État propose aux ouvriers de s’impliquer (exposition universelle ou coopérative habitante), c’est avant tout pour alimenter l’image de la politique sociale mais aussi pour leur donner la sensation d’être reconnu

13 LEFEVBRE Henri, Le droit à la ville, Economica, 2019

14 (1901-1991) philosophe français, son œuvre se consacre à la sociologie, la géographie et le matérialisme historique. Il fait partie des premiers intellectuels à partager la pensée de Marx. Le droit à la ville est considéré comme un droit de base constitutif de la démocratie qui définit les villes comme des biens communs accessibles à tous.

et écouté. Finalement, ce système de « participation » est une carte de plus dans la stratégie paternaliste mise en place par l’empereur.

L’habitant n’a ici aucun pouvoir décisionnel sur son avenir. Cette sensation de non contrôle et de manipulation à des fins économiques et politiques va engendrer une remise en question de la part classe ouvrière et marquer l’échec de cette politique.

1.2 Le mouvement moderniste et la reconstruction d’après-guerre. Quelle place pour l’habitant dans la machine à habiter et les grands ensembles ?

Le mouvement moderniste est encore aujourd’hui une référence pour les historiens de l’art, c’est une période qui a révolutionné l’architecture de manière générale, mais aussi le design et l’art. Dans cette partie, nous nous concentrerons sur la manière dont ce courant a influencé l’habitat et a influencé tout un patrimoine de construction d’après-guerre : les grands ensembles.

1.2.1 Premiers mouvements fonctionnalistes et hygiénistes

Au début du XXème siècle et face au développement archaïque et insalubre des faubourgs, le terme « urbanisme »

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fait son apparition et la question de l’aménagement des villes et des banlieues anime de nombreux débats entre les spécialistes. L’architecture moderne naît de ce passage entre campagne et ville, lié à la révolution industrielle. Une nouvelle prise en compte du contexte voit le jour avec les études sociales, la démographie, l’histoire de la ville.

Ces pensées pragmatiques ainsi que l’émergence de matériaux de construction tel que le verre et l’acier vont faire émerger l’école du Bauhaus, initiée par Walter Gropius en Allemagne en 1919

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. Cette école se veut progressiste, puriste, moderne, elle remet en cause le conservatisme. L’idée est de libérer les habitants du culturalisme pour leur apprendre à habiter un nouvel espace moderne possible grâce à l’industrialisation des processus de construction. A travers cette nouvelle architecture, les étudiants et architectes tentent de réconcilier l’industrialisme, la société et la nature. Les architectes imaginent alors qu’en changeantle cadre de vie des habitants ceux-ci pourraient alors porter un réel intérêt pour ces prouesses techniques et adopter un mode de vie moderne. Ils pensaient que cette aspiration au changement était universelle, en symbiose avec l’énergie révolutionnaire qui pointait à cette époque et basculait les habitudes de l’espace bourgeois. Mais la rupture avec les modèles culturels classiques est compliquée pour la population ouvrière qui n’adhère pas forcément à ces nouvelles innovations.

15 Le terme urbanisme apparaît en 1867 dans la Théorie générale de l’urbanisation par Ildefons Cerdà, ingénieur catalan à l’origine de la planification urbaine de Barcelone. Le terme arrive en France en 1910.

16Walter Gropius (1883-1969) architecte, designer et urbaniste allemand crée le Bauhaus dans l’Allemagne d’après-guerre. Initialement son but est d’utiliser l’artisanat dans l’architecture moderne en créant des ateliers. Une nouvelle pensée se développe en 1923 avec une réintégration des matériaux de l’industrie.

1.2.2 Les cités jardins, une éclaircie vers la participation citoyenne

Dans la foulée, une nouvelle vision planificatrice des banlieues se développe à travers la réalisation de cités jardin. Henri Sellier, président de l’office HBM (Habitation bon marché)

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se penche sur la problématique de la croissance des banlieues à Paris. Il profite de son immobilisation pendant la première guerre mondiale pour acheter des terrains et appliquer ses théories. Il met en évidence la nécessité d’une solidarité d’agglomération et engage le conseil général de la Seine à créer une « commission des habitations ouvrières et de l’extension ». Ces projets « pensés pour les gens » sont organisés autour de 4 points. Le premier concerne une attention au confort du quotidien avec une réflexion sur l’agencement et l’articulation des espaces intérieurs et extérieurs, le second s’articule autour de la création d’équipements collectifs, et destinés à l’éducation des usagers. Pour cela, Selllier crée des « comités de collaboration ». Chaque cité est composée d’un comité qui élit à son tour des représentants au conseil d’administration, ils ont une voix consultative pour tout ce qui concerne la gestion locative. Un service social est chargé d’éduquer les usagers sur de nombreux points (hygiène, puériculture, économie.). Le dernier point concerne la présence importante du végétal, que ce soit dans les espaces publics, semi privés ou privés.

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Même si les habitants ne sont pas pris en compte dans la conception même des cités jardin, l’architecte les implique directement dans la logistique et les décisions prises sur les espaces publics et privés. Pour une fois, le pouvoir décisionnel des habitants se fait entendre à travers la responsabilisation de chacun.

17 Henri Sellier (1883-1943) est un homme politique français pendant le front populaire. Sénateur de la Seine, ministre de la santé puis maire de Suresnes, il a réalisé une quinzaine de cités jardins en France.

18 VERDIER Philippe, Le projet urbain participatif, Apprendre à faire la ville avec ses habitants, Edition Yves Michel, 2009

Figure 7 Dessin réalisé lors de la première tranche de construction de la cité-jardin à Suresnes, 1919

Figure 8 Plan de la cité jardin de Suresnes selon le plan traditionnel des cités jardin, 2019

1.2.3 Le Corbusier et la charte d’Athènes, l’apogée du fonctionnalise urbain

Dans cette continuité, Le Corbusier19, formé en Allemagne et influencé par les théories sur

l’esthétique scientifique20

développe ses théories sur l’homme moderne et l’esthétique de la ville moderne en 1920 dans sa revue « l’Esprit nouveau »

21. Il matérialise ses théories avec la

réalisation du quartier Frugès à Pessac

22

. A l’époque, le rejet de ce nouveau type d‘habitat illustre bien le fait que la maison standardisée peine à trouver sa place chez les habitants.

« Mettez-vous dans la peau d’un citoyen lambda de 1926. Il n’a pas la télé, va occasionnellement au cinéma. Et lorsqu’il ouvre le journal, il y a peu de photos, toutes en noir et blanc. Il ne connaît que l’architecture locale. Lors de l’inauguration, il y a un décalage énorme. » 23

En 1924, il propose ses théories sur les habitats standardisés

24, la « machine à habiter » et une

première esquisse du modulor.

25

L’apogée de l’application de son idéologie se transcrit à travers la charte d’Athènes rédigée en 1933 au cours du congrès des CIAM.

26

Dès les premiers points de la charte, on réalise que la doctrine est marquée par ce souci du besoin fondamental de l’Homme. Comme le dit Philippe Verdier

« L’Homme est au centre des réflexions, mais les habitants…sont une abstraction ! »27

19 (1187-1965) architecte, urbaniste, décorateur, peintre sculpteur suisse naturalisé français. C’est l’un des principaux piliers du mouvement moderne.

20 Théorie selon laquelle tout peut être mesuré, y compris les sensations, les réactions cognitives, la psychologie.

21 Revue consacrée à l’esthétisme contemporain fondé par Le Corbusier et Amédée Ozenfant en 1920.

22 En 1923, Henri Frugès, riche industriel bordelais, imagine avec Le Corbusier un « laboratoire » permettant à l’architecte d’appliquer ses théories sur l’habitat standardisé. Le projet est réalisé à Pessac en banlieue bordelaise.

23 Entretien avec Cyril Zozor médiateur à la maison municipale du Corbusier pour la mairie de Pessac. Cité Frugès : la difficile empreinte de Le Corbusier à Pessac, Mediapart, 2015

24 LE CORBUSIER, Vers une architecture, 1924

25 Silhouette humaine standardisée, elle permet de concevoir la taille des unités d’habitations pour permettre un maximal de confort. Directement lié au nombre d’or, cet homme moderne mesure 1,83 (cette taille a été déduite de l’observation de l’architecture traditionnelle et de ses rapports). Il est intéressant de noter que la taille moyenne d’un homme est de 1,75m et celle d’une femme de 1,65m.

26 CIAM : congrès internationaux d’architecture moderne. En 1934 il a pour thématique « La ville fonctionnelle » et aura lieux sur un bateau de croisière entre Marseille et Athènes. C’est à ce moment qu’est rédigée la charte.

27 VERDIER Philippe, op.cit

La définition du modulor, comme la prise en considération d’un corps universel, illustre bien cette idée de créer une architecture systématique. Un autre fait marquant à la lecture de cette charte est le caractère irréfutable de chaque point, comme si une vérité profonde émanait de cette doctrine. Le fait est que les professionnels de CIAM sont encore lourdement affectés par les utopies du siècle passé, et le caractère hygiéniste de l’architecture. Plusieurs thématiques émergent de la charte d’Athènes :

Dans un premier temps, le souci du bon dimensionnement des espaces à l’échelle du modulor. Cette volonté est traduite par la création de logements quasi identiques, créés pour une morphologie et une population dont le mode de vie était détaillé de manière générale. On assiste ici à une uniformisation du mode de vie des habitants.

Ensuite, le problème de la santé et de l’accès de tous les hommes à des biens premiers. La charte prend en considération la qualité de vie de l’habitat et donc la santé des individus qui y vivent. Dans une logique sanitaire et paternaliste, ils pointent la gravité de la situation sanitaire dans les villes en faisant la corrélation avec les maladies, la pauvreté, la médiocrité. La condition d’insalubrité des habitations semble aussi être liée au statut des habitants qui y vivent. Pour le Corbusier, le problème semble être à double sens : les logements sont vétustes mais les populations qui y vivent l’est aussi.

« Il est urgent et nécessaire de modifier certains usages. Il faut rendre, par une législation implacable, une certaine qualité de bien-être accessible à chacun hors de toute question d’argent. Il faut interdire à tout jamais par une stricte réglementation urbaine, que des familles entières soient privées de lumière, d’air et d’espace. »28

Le Corbusier prône un développement harmonieux des villes, pour cela, il n’hésite pas à pointer du doigt l’appropriation de l’espace par les habitants, les non sachant.

« Le détenteur d’un terrain vague où a poussé quelque baraque, hangar ou atelier, ne peux être exproprié sans difficultés multiples ». « C’est avant la naissance des banlieues que l’Administration doit s’emparer de la gestion du sol qui entoure la cité, afin d’assurer à celleci les moyens d’un développement harmonieux ».29

On a ici déjà une preuve que l’interprétation et l’appropriation de l’espace par les habitants sont impossible voire mal vues, que le devoir d’aménagement et d’harmonie revient à l’architecte.

28 LE CORBUSIER, La Charte d’Athènes, 1923 29 Idem

Pour le Corbusier, la banlieue est l’image même de tout ce qu’il hait dans le monde urbain. Des gens qui vivent sans loi et qui créent leur propre habitat en s’adaptant à l’habitat qu’on leur a construit.

« Domaine des pauvres hères que ballottent les remous d’une vie sans discipline, voilà la banlieue ! Sa laideur et sa tristesse sont la honte de la ville qu’elle entoure ». 30

La problématique de l’organisation du temps est aussi soulevée par la charte, on assiste à une segmentation forcée de l’emploi du temps par l’espace. Les surfaces libres sont affectées d’un statut précis dès leur création. Elles ne sont pas le support d’une possible interprétation de l’habitant. En plus d’organiser l’espace physique de la ville, Le Corbusier décide d’imposer un espace-temps, où chaque architecture est dédiée à un temps précis de la journée, de la semaine ou de l’année.

« Point 33 : installations sportives Heures de liberté quotidienne : doivent être passées proches du logis Heures de libertés hebdomadaires : autorisent la sortie de la ville Heures de liberté annuelle : vacances »31

L’unité d’habitation fait aussi partie intégrante des principes de la charte :

« La cité industrielle se déploiera donc le long d’un axe où viendront s’implanter des petits quartiers pour rapprocher les ouvriers. Trois types d’habitation disponibles : la maison individuelle de cité jardin, la maison individuelle avec petite exploitation rurale, l’immeuble collectif muni de tous les services. 32»

Le Corbusier propose ici une liste d’habitations constructibles. Comme un catalogue, l’habitant, s’il ne peut pas prendre part à l’urbanisme de sa ville, aura au moins « la chance » de choisir le type d’habitat dans lequel il vivra. Mais cela n’est qu’illusion, car c’est finalement son niveau social et économique seul qui pourra lui permettre de choisir ou non. C’est un point important de cette politique paternaliste qui propose une nouvelle stratégie de classe, consistant à donner l’illusion d’offrir à l’humain un habitat de qualité et choisit pour donner un sens à son existence et éviter toute interprétation personnelle de l’espace qui pourrait conduire à des construction aléatoires et non harmonieuses.

30 Idem 31 Idem 32 Idem

Figure 9 Le Modulor par Le Corbusier

Figure 10 Projet urbain, Paris, Le Corbusier

Finalement, découle de cette doctrine les 4 fonctions que sont les clés de l’urbanisme pour le Corbusier :

« Habiter, travailler, se récréer, circuler. »33

Cette définition universelle d’un mode de vie en quatre fonctions a pour ambition d’assurer aux hommes des logements sains, des lieux de travail cadrés pour que l’activité humaine semble naturelle, des installations nécessaires à l’utilisation des heures libres, le tout lié par un réseau circulatoire.

Chaque fonction est attribuée à un lieu précis de sorte que le temps et l’espace sont saccadés, entrecoupés et ne peuvent se lier. Logique violente et rigide qui ne permet ni à l’architecture ni à l’esprit de s’ouvrir et de s'entremêler.

« La ville ne sera plus le résultat désordonné d’initiatives accidentelles. Son développement, au lieu de produire une catastrophe, sera un couronnement. Et l’accroissement du chiffre de sa population n’aboutira plus à cette mêlée inhumaine qui est une des plaies des grandes villes. »34

Le Corbusier définit l’intervention de l’habitant comme « le résultat désordonné d’initiatives

accidentelles ». Pour lui, seul le spécialiste a le devoir, la connaissance et la capacité de décider de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas pour autrui.

Le mouvement moderniste, bien que représentant l’un des courants les plus importants de notre histoire, a cependant été lourdement influencé par les politiques hygiénistes et paternalistes du siècle précèdent. C’est un mouvement qui n’a fait qu’amplifier la rupture profonde entre l’habitant et son habitat.

Lucien Kroll décrit en quelques lignes sa vision du modernisme.

« Les architectes se sont alors déguisés en industriels et ont embrayé avec enthousiasme sur leur nouvelle modernité : elle était jolie lorsqu’elle était jeune et ingénue mais elle s’est vite révélée une technique de déshumanisation. Tout ce qui existait était interdit car cela pouvait rappeler le passé : donc une horreur… Ils ne supportaient que du neuf et construisaient tout comme des usines. En plus, c’était laid et personne n’a jamais aimé ça…On n’a pas encore analysé avec précision cette dérive mentale. Et ils appelaient au rationnel ce qui n’était

33 Idem 34 Idem

qu’abstrait et mutilé. Le rapport du sens de leur forme avec l’humanisme était anéanti : même la signification politique de leur produit leur échappait »35

Même si elle peut paraître extrême pour certains historiens adeptes du mouvement moderniste, il faut noter que des termes comme « déshumanisation » ont été et sont toujours utilisés pour caractériser ce mouvement qui à défaut de répondre aux aspirations profondes des habitants, a créé des machines à habiter répondant aux besoins primaires, d’un homme théorisé et inexistant privé d’humanisme et d’histoire.

35 KROLL, Lucien, La conception P comme Participation, in BOUCHAIN Patrick, Construire ensemble le grand ensemble habiter autrement, 2010, Actes Sud

1.2.4 La reconstruction d’après-guerre (1945-1955) : réparer la crise, loger les gens

Après la seconde Guerre Mondiale, de nombreuses villes sont entièrement détruites et le manque de logement se fait fortement ressentir. Le gouvernement et les architectes se basent la plupart du temps sur les théories modernistes pour produire du logement en masse. Seulement, le temps ne leur permet pas d’assurer une qualité architecturale et urbanistique à ces grands ensembles.

« Les périodes d’après-guerre ne sont pas faites pour imaginer l’avenir mais d’abord pour panser les plaies » 36

Heidegger, lors de la conférence « L’homme et l’espace » en 1951 pour organiser la reconstruction d’après-guerre, met en garde ses collègues :

« Il invite à prendre la pleine mesure des enjeux de la reconstruction : ne l’envisager que comme une réponse nécessaire à une crise sans précédent, en faisant sortir de terre le plus de bâtiments, le moins cher et le plus rapidement possible, permettra de répondre momentanément à une demande légitime mais ne saura la satisfaire totalement car l’homme pour exister a besoin de plus »37 .

Il expose ici les limites de ces modes de construction à travers une considération plus vive de la notion d’habiter et du statut de l’habitant. Paradoxalement, le style MRU (Ministère de la reconstruction urbaine), issu d’un urbanisme communiste prévoyant un accès égalitaire au logement va à l’inverse des grands ensembles de Le Corbusier. Pierre Dufau

38 dans la

restructuration d’Amiens, reprend la physionomie du centre-ville traditionnelle et crée du logement collectif façade sur rue. Une conception sociale du mobilier voit le jour, les habitants modestes ont l’opportunité d’avoir accès à un mobilier moderne et économique. Malheureusement, en 1953 le plan Courant

39 rouvre la voie à la construction des grands

ensembles corbuséens.

36 VAYSSIERE Bernard, Relever la France dans les après-guerres : reconstruction ou Réaménagement ? Guerres mondiales et conflits contemporains.

37 BONICCO DONATO, Céline, Heidegger et la question de l’habiter, Edition Parenthèse, 2019

38 (1908-1985) architecte et urbaniste français. Architecte en chef du MRU, il se battra toute sa vie pour la décence de l’habitat et la défense du statut de l’architecte.

39 En 1953, Pierre Courant fait voter une loi qui facilite et donne la priorité aux logements collectifs et à la solution des grands ensembles.

Cette crise du logement fait aussi émerger des initiatives habitantes. C’est le cas des Castors, habitat groupé autogéré créé dans les années 1950 qui regroupe une population d’ouvriers engagés autour de sujets communs : le développement de la vie sociale, le schéma coopératif, l’initiative habitante et la relation entre l’individu et le groupe. Elle représente environ une centaine de ménages. L’objectif des castors est d’imaginer un mode de vie solidaire pour pallier à la crise économique et à la difficulté d’accession au logement qui affecte les groupes d’individus.

Finalement, cette période de crise illustre la manière dont la société a dû réagir en un temps très court et reconstruire dans l’urgence un pays détruit par la guerre. La période de reconstruction est considérée comme une période d’essai de la mise en pratique des théories modernistes, nouvelle manière d’organiser le chantier, dépasser les méthodes artisanales. Cette modernisation raisonnable est loin de l’image que se faisait les modernistes des années 1930.

Après la reconstruction, l’échec des grands ensembles en France et les révoltes de Mai 68 ont suscité un nouveau tournant de l’architecture qui remet en question les grandes théories du mouvement moderniste la jugeant inhumaine et froide. C’est à cette époque qu’Henri Lefebvre écrit « Le droit à la ville » et dénonce la standardisation urbanistique en revendiquant une nouvelle appropriation de la ville par les citoyens.

Le début des années 70 marque un retour au logement individuel périurbain : le pavillonnaire. Sous la Vème république, le modèle des grands ensembles est alors tenu responsable de l’exclusion, de la pauvreté, du chômage, de la délinquance. La fabrique de l’habitat à l’ère néolibérale s’articule alors entre des grands projets dirigistes avec la politique de Mitterrand ancrés dans une mondialisation des métropoles et les projets sociaux des grands ensembles et de la reconstruction.

Figure 11 Habitation urbaine entourée de verdure, Cité de Drancy, Office Public d'HBM de la Seine 1935

Figure 12 Grands ensembles de Vélizy-Villacoublay, 1962

Figure 13 Gennevilliers, Atelier Robert Doisneau,1985

1.3 Les crises sociales et environnementales aujourd’hui. Réhabiliter les quartiers ouvriers et les grands ensembles, redonner une place à l’habitant.

Le début des années 70 marque la prise en compte des enjeux environnementaux dans la fabrique de l’habitat. En parallèle, la situation se détériore dans les banlieues

40

, les grands ensembles sont délaissés, lapauvreté et la misère s’accroissent, les problématiques socialessont au cœur de l’actualité dans les quartiers à habitat social. Si la construction neuve est en plein essor, l’avenir des cités ouvrières et des grands ensembles commence à être questionné : réhabiliter ou détruire ? Certaines cités sont rasées, les habitants relogés dans d’autres tours. Mais la crise environnementale et sociale est vectrice de nouvelles mesures ; la réhabilitation, moins coûteuse en énergie est préférée. En plus de préserver le patrimoine, cela permet d’éviter la migration des habitants vers d’autres quartiers et d’amplifier la crise sociale.

Ces crises sont aussi à l’origine d’une nouvelle prise de conscience globale qui commence à émerger chez les habitants et les institutions. Une remise en question politique et sociale, accompagnée d’un désir d’autonomie, va commencer à engendrer des nouveaux processus et une modification du statut de l’habitant dans la transformation de l’habitat et des villes.

40 En Mars 1971 le gérant d’un bar tue un jeune du quartier de la Courneuve. C’est à ce moment que les affrontements avec la police et la violence dégénèrent. La crise économique engendre la fermeture des usines les jeunes se rabattent sur le trafic de drogue. Les logements deviennent vétustes, les cités stigmatisées.

1.3.1 La crise environnementale et sociale : revaloriser les quartiers d’habitat social.

Une nouvelle crise pèse sur la ville, le réchauffement climatique. La notion de « développement durable voit le jour en 1987 » dans le rapport Brundtland rédigé par les Nations Unies. Les sommets de la Terre, rencontres décennales entre dirigeants pour définir et stimuler le développement durable s’organisent dans le monde

41

. C’est celui de Rio de Janeiro en 1992 qui rendra le terme de développement durable universel et qui fera pour la première fois le lien entre développement durable et participation citoyenne à travers l’un des points de l’Agenda 21

42

qui encourage les collectivités locales à engager des processus de concertation habitante pour parvenir à trouver des solutions communes face aux enjeux environnementaux.

La Charte d’Aarlog adoptée par les villes européennes en 1994 invoque une responsabilité des villes dans l’évolution des habitudes de vie, de consommation, de production. Avec le protocole de Kyoto

43

en 1997 qui s’engage à diminuer les émissions de gaz, doublé d’une lourde crise économique dès 2008 une réflexion sur la ville durable s’impose. Elle engendre alors une remise en question sur les modes de vie contemporains et sur la manière de construire. Le secteur résidentiel et tertiaire, responsable d’environ 30% des émissions de gaz à effet de serre en France est l’un des premiers à être concerné par cette prise de conscience. La première RT 1974

44

s’applique aux bâtiments neufs. Son objectif est de réduire les consommations énergétiques, jusqu’en 2012 elle ne cesse d’évoluer et de prendre en compte les changements climatiqueset l’avancée des pratiques. La conception même de la fabrique de l’habitat classique est revue, le premier éco quartier

45

nait à Mulhouse en 1997. En 2008, le Plan Ville durable lance le label national Eco quartier qui constitue alors un cadre national pour les acteurs locaux. Le monde du bâtiment entre alors dans une production effrénée de nouveaux bâtiment écologiques et d’éco quartiers au rythme des labels. Les grandes entreprises, symbole de la

41 Rencontres ayant pour but de définir les moyens de mettre en place le développement durable dans le monde. La première a lieu en 1972 à Stockholm, elle donne lieu au programme de nations unies pour l’environnement. Celle de 1992 à Rio lance la convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques.

42 Liste d’actions préconisées par le sommet de Rio. Chapitre 28 : « D'ici à 1996, la plupart des collectivités locales de tous les pays devraient mettre en place un mécanisme de consultation de la population et parvenir à un consensus sur un programme Action 21 à l'échelon de la collectivité »

43 Traité international ayant pour objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre anthropique.

44 Réglementation thermique

45 Un éco quartier est une zone urbaine conçue, organisée et gérée dans une démarche de développement durable.

capitalisation du logement, continuent malgré cela à produire pas cher, vite mais parfois mal46 intégrant souvent la question environnementale dans des processus de marketing.

En parallèle, la question de la rénovation des quartiers d’habitat social se pose. Cette problématique s’ancre dans une logique environnementale mais aussi sociale. En effet, dès les années 70, si la crise du logement continue de battre son rythme en France, et qu’il est nécessaire de produire du logement, l’avenir des grands ensembles et des cités ouvrières pèse sur les institutions. Les classes sociales moyennes qui peuvent se le permettre, quittent les quartiers populaires et les grands ensembles pour s’installer dans des pavillons. Devenu synonyme de réussite économique, cet étalement urbain va engendrer le début d’une consommation individualiste de l’espace et une consommation des ressources plus importante. De plus, cette désertification des grands ensembles et des quartiers ouvriers va engendrer une stigmatisation des habitants qui y vivent et amplifier le processus d’isolation.

« Le maintien à l’écart des populations en difficulté fait l’objet d’un consensus inavoué : en contradiction avec l’ambition de mixité sociale officiellement partagée par tous les courants politiques, c’est le développement de « l’entre sois » qui progresse ».47

A la fin des années 70, l’OPAH (Opérations programmées d’Amélioration de l’Habitat) est créé, l’objectif est de réhabiliter les anciens quartiers tout en préservant l’équilibre social qui existe.

« Les opérations programmées d’amélioration de l’habitat ont pour objet la réhabilitation du parc immobilier bâti. Elles tendent à améliorer l’offre de logements, en particulier locatifs, ainsi qu’à maintenir ou à développer les services de voisinages. Elles sont mises en œuvre dans le respect des équilibres sociaux, de la sauvegarde du droit des occupants et des objectifs du plan départemental d’action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées ainsi que, s’il existe, du programme local de l’habitat. Ces opérations donnent lieu à une convention entre la commune ou l’établissement public de coopération intercommunale compétent en matière d’habitat ou le syndicat mixte qui aurait reçu mandat de ces derniers, l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et l’Etat »48

46 Malgré les nombreuses réglementations thermiques et normes, il est encore facile aujourd’hui de réaliser du logement avec des matériaux polluants et de manière non durable.

47 BOURDIEU P., La misère du monde, Editions Seuil, 1993

48 Article L303-1 du Code de la Construction et de l’Habitation, modifié par LOI n°2017-86 du 27 Janvier 2017 – art.147

La revalorisation de ces quartiers est souvent gérée par les propriétaires et les bailleurs encadrés par les offices HLM. Ils doivent répondre aux obligations de l’ANAH, à savoir assurer le maintien des populations dans leur habitat et plafonner les loyers malgré la rénovation des logements.

Cependant, ces rénovations engendrent bien souvent des phénomènes de gentrification qui vont alors à l’encontre de l’objectif principal. Soit l’attractivité des quartiers augmente et dans un souci de mixité, les classes moyennes s’y installent, entrainant une augmentation du prix des loyers. Soit les loyers sont augmentés par les propriétaires et les habitants les plus pauvres sont exclus au profit d’un embourgeoisement du quartier. Dès les années 90, le renouvellement urbain devient synonyme de développement social avec les grands projets urbains

49

(Aujourd’hui GPV : grand projet de ville). En 2000, la loi SRU

50

encourage la construction d’une ville nouvelle à travers un urbanisme durable et solidaire, elle crée l’article 55 qui impose alors un pourcentage de 20% de logements sociaux minimum dans les communes de plus de 3500 habitants. Le plan de cohésion sociale de Jean Louis Borloo prévoit la construction de 500 000 logements sociaux sur 5 ans, la construction de logements individuels est encouragée et accompagnée par la loi urbanisme et habitat. Malgré la crise de 2008, les politiques publiques mettent en place des politiques de soutien à la construction ; prêt à taux zéro, plan de relance...

Cependant, ces phénomènes ne font qu’accentuer le départ des classes moyennes des quartiers d’habitat social, il leur est plus facile d’investir et de devenir propriétaire à la campagne ou dans les quartiers résidentiels. Les quartiers d’habitat social sont délaissés, parfois abandonnés par les institutions accélérant leur détérioration. En 2014, le NPRU

51

propose une nouvelle approche de renouvellement des quartiers d’habitat social pour les aider à sortir de cette situation. Il vise à intégrer les habitants aux projets dans des démarches de développement social associé à une considération environnementale à travers une réhabilitation durable, son

49 « Projet global de développement social et urbain, s’inscrivant dans la durée (1à-15 ans), qui vise à réinsérer un ou plusieurs quartiers dans la dynamique de développement de leur agglomération. Il concentre des investissements massifs sur des sites dévalorisés en terme spatial, économique et social, ainsi qu’en terme d’image. Ses actions portent notamment sur la restructuration du bâti, l’implantation de services publics et collectifs, le désenclavement des quartiers et leur intégration à l’agglomération »

50 Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain 13 décembre 2000.

51 Nouveau programme national de renouvellement urbain : il prévoit la transformation profonde de plus de 450 quartiers prioritaires de la politique de la ville intervenant fortement sur l’habitat et les équipements publics et favoriser la mixité dans ces territoires.

objectif ; rénover 450 quartiers français qui concernent plus de 3 millions d’habitants d’ici 2030.

On distingue trois types de quartiers d’habitat social en France. : les quartiers post industriels situés dans le Nord Est de la France qui se distinguent par un taux de pauvreté important (taux de pauvreté moyen de 32,3% contre 14,0% à l’échelle de la France dû à un taux de chômage très élevé engendré par la désindustrialisation), les quartiers excentrés situés en grande partie en périphéries des petites ou moyennes villes et finalement, les quartiers «métropolitains » situés en périphéries des grandes métropoles, souvent dénommés quartiers « sensibles, banlieues », cités..

52

En 2017, le plan climat pose les bases de la rénovation énergétique des quartiers d’habitat social.

« Le projet de plan rénovation des bâtiments est un élément du Plan Climat dans lequel le gouvernement s’était engagé à proposer un accompagnement à tous les Français aux revenus modestes, les locataires et les propriétaires en situation de précarité énergétique ».53

Le rapport fait état de 3,8 millions de ménages en situation de précarité énergétique en France. Il prévoit la rénovation de 500 000 logements par an dont 150 000 logements correspondant à des « passoires thermiques » rénovés grâce aux aides de l’état, 100 000 logements sociaux rénovés et financés par les bailleurs sociaux, et 250 000 rénovés par les particuliers et aidés par l’État. Leur objectif est de faciliter la rénovation énergétique des quartiers les plus modestes.

« Nous devons donner la priorité à la solidarité et aider les plus modestes à réduire leur facture énergétique. C’est notre meilleur levier pour la transition énergétique »54

Depuis les années 70, on assiste donc à une volonté des pouvoirs publics de réhabiliter les quartiers en difficulté face à crise sociale et environnementale. Le bilan des projets de rénovation des quartiers d’habitat social dans les années 2000 est contrasté, car si des investissements importants ont été réalisés pour revitaliser ces quartiers, il n’empêche qu’elle a eu un impact sur les habitants avec les expulsions d’habitants ou l’augmentation des loyers.

52 EL KAROUI Hakim, Les quartiers pauvres ont un avenir, Rapport Institut Montaigne, Octobre 2020.

53 Extrait du rapport « Concertation sur le projet de plan rénovation énergétique » Ministère de la transition écologique et solidaire, ministère de la cohésion des territoires. 24 Nov 2017.

54 HULOT Nicolas, Ministre de l’État, ministre de la Transition écologique et solidaire en 2017, Plan rénovation énergétique des bâtiments.

Cependant, ce changement de paradigme s’accompagne d’une prise de conscience globale aussi bien sociale que politique qui va permette une remise en question des processus habituels de conception de l’habitat en France.

Figure 14 Quartier de l'union, ancien quartier ouvrier, Tourcoing

Figure 15 Cité de la Maison Blanche à Marseille. la plupart des 226 logements sont insalubres. Une file d'habitant attend la distribution de nourriture pendant le confinement. Anne-Christine POUJOULAT

1.3.3 Une remise en question politique et sociale

Le contexte économique, social et environnemental pousse non seulement les pouvoirs publics à re-questioner leur politique du logement, mais aussi les habitants qui sont au cœur de ces mutations et qui doivent s’adapter.

Un malaise social apparait dans les banlieues dans les années 2000, les habitants sont marginalisés à cause du contexte économique et social (intégration ratée des populations immigrées, précarité, déficience du système éducatif, désindustrialisation.) mais aussi à cause de la délinquance naissante avec l’apparition de zones de non droit définies par Alain Bauer et Xavier Raufer comme :

« Quartiers ou cités dans lesquels des groupes organisés ont imposé, par l’intimidation ou la force, un ordre parallèle ou concurrent de l’ordre républicain. Bien avant la police, qui éprouve en effet des difficultés à simplement circuler dans ces quartiers, les premières victimes de cette domination en sont les propres habitants eux-mêmes »55

Les jeunes sont les plus touchés par cette marginalisation, en plus des difficultés pour avoir accès à l’école, le taux de chômage et l’impossibilité de trouver un emploi les poussent dans la délinquance et le trafic de drogue. Les politiques publiques cherchent à réduire la criminalité, mais le problème est trop profond, malgré la loi pour l’égalité des chances en 2006 et le plan banlieue en 2008, les conditions de vie restent encore insuffisantes. Les émeutes et révoltes ravagent certains quartiers mais aucun leader ne ressort de ces mouvements :

« Le risque encouru d’une telle situation se traduit par le repli d’une population sur elle-même dans un réflexe d’autoprotection : puisque le monde politique ne s’intéresse pas à eux, autant créer un univers propre, avec ses propres règles, une micro société qui se dote de moyens d’échapper aux blessures de la société toute entière. Se forme alors le ghetto urbain »56 .

Cette perte de confiance dans les institutions politiques et le refus des lois mène à une volonté croissante d’un accès à l’autonomie dans ces quartiers.

Dans les quartiers post industriels, le taux de chômage est deux fois plus élevé que pour le reste de la France avec 27,8% des 15-64 ans au chômage. La pauvreté y est donc extrêmement

55 BAUER Alain, RAUFER Xavier, Violences et insécurités urbaines, PUF, Paris, 2001

56 GRANDINB Jean-Pierre, Violences urbaines crise des banlieues de France

présente aujourd’hui, de plus, les logements souvent construits au début du XXe siècle sont dans des états d’insalubrité qui ne peuvent plus accueillir leurs occupants. Un sentiment d’abandon grandit alors au fil des années et crée un rejet ou un manque de confiance dans les institutions. Les populations les plus pauvres et fragiles ne trouvent pas leur place dans le système politique figé. Si la société ne leur a jamais laissé la parole, il leur est d’autant plus difficile de l’exprimer. Ce blocage engendre alors la colère, ou alors l’abandon de toute tentative de révolte.

Ces révoltes populaires se heurtent bien souvent à l’héritage politique lourd qui fait de la France un pays qui a du mal à sortir de ses valeurs républicaines, de sa démocratie indirecte et stricte qui rend difficile la prise en compte des aspirations individuelles de ses citoyens. La fabrique de l’habitat suit le même ordre : elle se base sur des processus hétéronome

57

, c’est-à-dire que sa mise en œuvre et sa transformation sont régies par les lois d’un petit nombre d’individus, experts, et qu’il est imposé à ceux pour qui cet habitat est dédié ; les habitants. Retrouver une autonomie dans la fabrique de l’habitat est complexe, car la société elle-même s’est créée à l’inverse de l’autonomie en instituant une hiérarchisation des individus.

Aujourd’hui, certains habitants se sentent ou se sont sentis dépassés par l’hétéronomie politique et sociale, qui ne leur laisse souvent pas le choix et pas le pouvoir d’agir directement sur leur milieu. Dans les quartiers populaires, on constate un taux d’abstention qui ne cesse d’augmenter. Les catégories précaires et les jeunes sont les plus touchées, et les populations immigrées sont dans l’incapacité de voter. Il y a donc un rejet des institutions, une non prise en compte des concepts de démocratie à l’intérieur même de ces quartiers. On observe parfois une volonté de la part des citoyens mais aussi de certains bâtisseurs, de dépasser l’individualisme pour retrouver des solidarités, retrouver une échelle commune. La création de coopératives d’habitation à vocation sociale dans les quartiers populaires montre cette volonté de retrouver une forme d’identité dans les quartiers face aux institutions

« Consiste à rendre possible l’engagement des populations mal logées, ou en mal d’un logement mieux adapté, dans la recherche collective de solutions dignes et durable, économiquement et socialement parlant » 58

57 Fait d’être influencé par des facteurs extérieurs, d’être soumis à des lois ou des règles dépendant d’une entité extérieure.

58 GRUET Stéphane, La commande, un engagement citoyen, Extrait de BOUCHAIN Patrick, Construire ensemble le grand ensemble, Edition Acte Sud, 2010

De plus, retrouver une autonomie est un moyen pour les individus de se projeter dans le futur, de se créer un avenir plus lisible. En respectant ses propres lois, un individu peut alors se donner la place qu’il décide d’avoir dans la société.

Si les habitants des quartiers à habitat social semblent ne plus avoir confiance dans les institutions politiques et dans la démocratie républicaine, il existe tout de même, un désir global de voir l’environnement actuel de ces quartiers changer. Si la solution pour entreprendre une mutation sociale de ces quartiers passe par une revitalisation et une rénovation des grands ensembles ou des cités ouvrières, il devient alors nécessaire de lier ces deux mutations à travers l’implication des habitants dans le processus même de mutation.

1.3.3 L’émergence des processus participatifs dans la réhabilitation

Cette nouvelle crise de l’autonomie associée à une perte de confiance des grandes instances a engendré une volonté de prendre en compte l’habitant dans les processus de mutation des quartiers d’habitat social. L’idée est de venir compléter les savoirs professionnels par le « savoir d’usage » qui définit l’expérience du terrain acquise par l’habitant lui-même dans la pratique de son quartier.

Suite aux mouvements sociaux des années 70, le ministère de l’Aménagement décide de faire une place à la participation des citoyens à l’action publique. » Le ministère de l’équipement crée des travaux de groupe appelé Habitat et vie sociale dont les opérations urbaines se font selon une démarche d’animation sociale concertée. Le 3 Mars 1977 la loi de « participation active des habitants » entre dans la définition des projets « Habitat et vie sociale. »

59

En 2013, le rapport au ministre délégué chargé de la ville « Pour une réforme radicale de la politique de la ville, citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires » par Marie Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache fait acte de la nécessité d’utiliser la participation citoyenne dans les mutations des quartiers populaires.

« L’horizon dans lequel nous souhaitons inscrire ce rapport est celui d’une participation qui aille au-delà de la communication ou de la concertation autour de projets et de politiques publiques, qui prenne en compte à la fois les enjeux de pouvoir, les inégalités et la conflictualité dans le débat démocratique, dans une perspective de transformation sociale. »60

Pour les chercheurs, la participation doit être un enjeu social car la participation comme un acte collectif peut permettre de contrer les phénomènes d’isolement et de repli pour recréer du lien et de nouvelles solidarités au sein des quartiers. La démocratie participative, à l’échelle des plans de renouvellement urbain, apparait réellement en 2014 avec la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. Ce texte reconnait la nécessité d’impliquer les habitants dans les politiques de la ville, à travers des conseils citoyens où les habitants sont tirés au sort pour chaque conseil.

59 Opération de réhabilitation lancée par le gouvernement de l’équipement en 1977, elle concerne une cinquantaine de HLM et propose un accompagnement social et urbain.

60 BACQUÉ Hélène, MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, 2013

D’un point de vue juridique, la Loi ALUR en 2014 pose le cadre réglementaire sur la participation, elle permet d’intégrer d’avantages les habitants aux politiques de mutation des villes à travers des systèmes de concertation. L’implication des habitants se fait alors dans les phases d’analyse et s’apparente à ce qu’on appelle généralement « les enquêtes publiques »

Aujourd’hui, la question du participatif est souvent associée à des projets de particuliers qui souhaitent entrevoir un meilleur avenir pour eux et leurs enfants. Si la participation permet d’engager des actions depuis le bas de l’échelle pour faire remonter aux grandes instances, elle reste d’une certaine manière élitiste dans ses processus et sa mise en œuvre. Elle est souvent initiée par les habitants eux même qui considèrent leur avis comme légitime et entendu.

Dans le cas des quartiers d’habitat social, il est alors question de considérer une population souvent pauvre et n’ayant jamais eu l’occasion réelle de pouvoir faire entendre son avis et sa parole.

« Dans les milieux défavorisés, il n’existe pas de « demande » exprimée de participation et cela se comprend aisément. La participation suppose un minimum de partenariat, de reconnaissance de l’un par l’autre, l’appartenance à une culture commune. Or ces milieux sont justement ceux des exclus, des personnes ou des groupes désignés sous forme négative, les rejetés de la cité. Exiger d’être consultés, ou seulement écoutés sur leurs conditions de vie, ce serait vouloir se mettre à égalité avec ceux-là mêmes qui l’ont toujours refusé. C’est parce que l’exclusion a engendré le repli sur la cité, que l’idée même de participation n’est pas concevable. » 61

Si la participation permet à l’habitant de se sentir plus concerné par son cadre de vie, elle peut aussi lui redonner une confiance dans le lieu dans lequel il vit. Faire participer l’habitant, c’est aussi lui donner une place dans des processus plus grands, en plus de lui proposer une place dans des processus de réhabilitation d’un quartier, c’est aussi lui offrir une voix, et peut être de lui permettre de retrouver une légitimité à vivre dans ce patrimoine bâti.

61 MOLLET Albert, Quand les habitants prennent la parole, Plan construction, Paris 1981

Cette première partie nous permet de mieux comprendre l’évolution du lien entre les habitants et les bâtisseurs au fil des siècles. On constate par exemple que le statut des habitants et leur place dans la conception de l’habitat est directement lié au contexte social, économique et politique de leur milieu. L’architecture paternaliste de Napoléon qui empêche l’ouvrier d’être acteur s’apparente à son gouvernement qui ne laisse pas la place aux citoyens de s’exprimer. On peut aussi assimiler le fonctionnalisme et l’idée de l’homme universel dans la construction de logements purs et aseptisés pendant la montée du fascisme en Europe. Finalement, même si l’objectif est d’offrir aux habitants un cadre de vie à la hauteur de ce que devrait recevoir tout être humain, les bâtisseurs ont bien souvent tendance à créer de l’habitat, de la même manière qu’il gère un pays ou une entreprise. Ils ont bien souvent oublié l’essence même de l’être humain, qui, au-delà de ressentir des besoins primaires, peut aussi faire part de grandes aspirations sur sa manière de vivre, dans son habitat, mais aussi sur la place qu’il occupe dans la société. Ainsi, donner une place et une voix à l’habitant dans la fabrique de son habitat, c’est lui donner une voix en tant que citoyen, une manière de dénoncer son statut et remettre en cause le pouvoir. C’est d’ailleurs pour cela que les processus d’implication des habitants ont été longtemps empêchés.

Mais cette première partie nous questionne aussi sur ce patrimoine bâti que nous laisse la révolution industrielle et l’époque moderniste. Aujourd’hui, la question des quartiers d’habitat social est une problématique qui s’intègre dans les politiques de renouvellement urbain partout en France. Si certains veulent les détruire pour faire table rase du passé, d’autres décident de les considérer comme partie intégrante de l’histoire, comme un marqueur de la condition de l’habitant, et de leur donner une deuxième chance à travers leur réhabilitation nécessaire dans ce contexte de crise sociale et environnementale. Aujourd’hui, ce patrimoine est un véritable symbole de la manière dont les institutions publiques et privées ont longtemps décidé du cadre de vie des habitants et ce depuis des siècles. Il semble donc nécessaire de traiter la question de la réhabilitation avec et pour les habitants pour permettre une revitalisation physique des quartiers mais aussi psychologique. Imaginer l’avenir d’un quartier, en considérant son passé, c’est avant tout laisser à l’habitant le soin d’en parler lui-même.

Dans la seconde partie de ce mémoire, nous nous pencherons sur l’étude de projets qui ont tenté d’intégrer les habitants dans la réhabilitation de leur quartier.

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