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HÉRITÉ ?

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INTRODUCTION

INTRODUCTION

2. COMMENT INTÉGRER LES HABITANTS DANS LA RECONQUÊTE DE

CE PATRIMOINE HÉRITÉ ?

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La première partie nous présente un état des lieux d’un passé qui n’a cessé de malmener l’habitant dans la fabrique de son habitat. Aujourd’hui, nous en constatons plusieurs conséquences : le patrimoine bâti de ces dernières décennies continue d’exister en France, cités ouvrières, grands ensembles, sont encore habités par des habitants souvent pauvres et marginalisés. Les crises environnementales et sociales poussent les institutions à reconsidérer ces quartiers d’habitat social et à les intégrer dans des politiques de renouvellement urbain. Si les années 2000 marquent l’avancées de ces politiques en termes de lois et de normes, il faut attendre 2013 et la crise de la banlieue, pour que les institutions commencent à considérer que la problématique de réhabilitation des quartiers doit être liée à la mutation sociale des habitants qui y vivent. Pour éviter de refaire les mêmes erreurs qui ont conduit à l’expulsion et à l’exclusion des habitants, il devient alors nécessaire d’inclure les habitants au sein même des processus de réhabilitation de leur propre quartier en considérant leur savoir d’usage. L’implication des habitants commence alors à être intégrée dans les politiques de la ville sous la forme de concertations et de tables de quartier, en vue de préparer les grands projets urbains. Dans le cas de la réhabilitation du patrimoine bâti, des grands ensembles et des quartiers post industriels, la contribution des habitants est d’autant plus importante qu’ils font souvent eux même intégralement partie de ce patrimoine historique. Souvent, ce sont des générations entières qui se sont vues habiter les mêmes logements. Parfois, ce sont des étrangers, qui dans ce logement, se sont construits une nouvelle histoire dans un nouveau pays.

Cette deuxième partie est consacrée à l’étude de 3 cas de réhabilitation de quartier d’habitat social, qui proposent des manières différentes d’intervenir sur un patrimoine bâti à l’aide des habitants. L’objectif est de comprendre la manière dont les institutions s’accaparent la réhabilitation des quartiers dans leur politique de revitalisation, comment et par quelle stratégie, elles essayent d’impliquer les habitants à ces processus.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à une démarche d’implication montante provoquée par les habitants 62 avec un projet de Lucien Kroll, grand architecte belge

62 Des habitants s’impliquent eux même dans une problématique pour défendre leur groupe, élaborer un contreprojet contre une décision qui les menace.

qui est à l’origine des premiers projets participatifs en Belgique et en France. Cette étude de cas nous ramènera aux années 70, en pleine construction des grands ensembles, nous verrons de quelle manière l’architecte a su réaliser ce projet qui émerge d’une implication montante provoquée par les habitants face au mal être vécu au sein du grand ensemble de Perseigne en Normandie.

Ensuite, nous nous intéresserons à un deuxième projet qui s’insère cette fois-ci dans une implication montante, provoquée par l’architecte63 à l’issu d’une demande publique de rénovation urbaine. Nous étudierons l’approche utilisée par Patrick Bouchain et Sophie Ricard pour intégrer les habitants dans la réhabilitation de leur propre quartier à Boulogne Sur Mer.

Le troisième projet relève cette fois ci d’une implication descendante64 à travers la réhabilitation du quartier du Pile à Roubaix organisée par la politique du Programme National de Requalification des Quartiers Anciens Dégradés (PNRQAD). Nous verrons de quelle manière les institutions se sont emparées du projet et comment l’équipe d’architecte a essayé d’intégrer les habitants aux processus de concertation.

Finalement, il s’agira de comparer ces trois processus très différents par leur méthode mise en œuvre mais aussi par leur contexte. Nous organiserons cette réflexion sur 3 axes, à savoir le lien qui a été créé entre l’habitant et l’équipe de bâtisseur, la méthode retenue pour le projet et finalement, les points forts et plus faibles de chaque projet. Ces réponses nous aiderons à mieux cerner les besoins et les conséquences de tels projets pour les habitants des quartiers d’habitat social.

J’ai choisi ces 3 études de cas pour commencer ce travail de recherche ce qui me permet de traiter de thématiques précises. Il ne s’agira pas ici d’établir un postulat sur la base de 3 exemples ni de réaliser un état de l’art, mais bien d’entamer une réflexion sur les thématiques importantes à traiter dans le cadre d’une implication habitante, en fonction des besoins et du contexte.

63 Prendre en compte les aspirations en profondeur et non juste les « besoins fondamentaux » : anticiper l’évolution des modes de vie, le changement social, interpréter, tester les projets avant décision pour permettre l’appropriation, donner un caractère légitime avec des processus itératifs.

64 Impliquer pour faire adhérer, pour convaincre (réunions publiques par quartiers, expositions, réunions, publications.)

2.1 Étude de cas 1 : Lucien Kroll, Réhabilitation du grand ensemble de Perseigne dans la ville d’Alençon en Normandie 1978.

Lucien Kroll

65 est un des premiers architectesà parler de réhabilitation plutôt que de rénovation.

« Réhabiliter un prisonnier, c’est lui rendre ses droits civiques. Eh bien là aussi, je devais rendre ses droits civiques à ce bâtiment, qui était exclu de toute relation sociale, de toute liaison avec le paysage »66

Il fut aussi de ces architectes qui, dans les années 70 se sont opposés à la construction des grands ensembles, il est aujourd’hui de ceux qui défendent leur démolition.

« Ce positionnement, face aux rénovations et démolitions habituelles, est marginal. En effet, le modèle de la tabula rasa, qui avait fait école lors de la construction des grands ensembles, perdure lors de leurs démolitions : on déloge les habitants, on détruit le bâtiment, puis on reconstruit un nouveau projet sur un terrain vague. Le bâti est considéré indépendamment de son usage. C'est donc en opposition à ce type d’aménagement qu'apparaît le concept de réhabilitation : on constate qu’il est plus efficace de « traiter le social avant de traiter le spatial ». »67

Cette étude de cas a pour sujet un projet réalisé par l’architecte en Normandie en 1978. Dans la continuité de la première partie du mémoire, l’idée est de se pencher sur un des premiers projets de réhabilitation participatif qui a eu lieu sur des grands ensembles construits dans les années 70. Initié par les habitants eux même, face à leur mal être dans ces barres dispersées selon un plan rigide fonctionnaliste et moderniste, ce projet va devenir un symbole politique et militant qui va remettre en question la marginalisation des plus pauvres dans la société démocratique.

A l’époque, l’architecte est dans un premier temps appelé pour redéfinir les espaces publics du quartier. Mais il décidera d’aller plus loin, en poussant les habitants à réagir et à contester ce

65 Architecte belge né en 1927 à Bruxelles. Il fonde l’atelier d’architecture Simone & Lucien Kroll avec sa femme.

66 KROLL Lucien, à propos de l’opération à Bethoncourt-Montbéliard, en conférence avec Hans Ulrich Obrist et Rem Koolhaas, Brussels Art Fair, avril 2012

67 HALLAUER Edith, Habiter en construisant, construire en habitant : la permanence architecturale, outil de développement urbain ? in Politiques urbaines alternatives, 2015

vécu social et physique dans les barres et de l’illustrer à travers l’architecture. Son idée est d’inviter les acteurs à se poser la question de la prise de pouvoir des pauvres dans la société démocratique.

2.3.1 Contexte : les habitants de Perseigne contestent les grands ensembles

La ZUP

68

de Perseigne est construite entre 1963 et 1969, elle permet d’accueillir 6500 habitants dans 2300 « cellules d’habitation ». Située à proximité de l’usine Moulinex, ellepermet de loger les 2500 ouvriers qui y travaillent à l’époque. Les foyers sont à la fois composés d’immigrants ruraux venus trouver du travail en ville, mais aussi d’immigrés étrangers.

Si les appartements de la ZUP sont réalisés de manière « convenable » répondant à des besoins basiques, l’environnement lui, va à l’encontre d’un possible développement humain et social. Le rez de chaussée des tours n’est pas traité, il ne facilite aucun échange social et amplifie cette sensation « d’empilement de cellules d’habitation ».

En 1973, quatre ans après l’achèvement de la constructionde la ZUP, un groupe de « rechercheaction » est lancé par 30 locataires, ils décident d’inviter le brésilien Arlindo Stefani, sociologue, à participer aux réunions. Celui-ci réfléchi alors à des principes de bases dont les habitants pourront se servir pour le groupe de travail. Il relève tout d’abord que les différents groupes de population de la ZUP représentent chacun une culture vivante et riche qu’il est nécessaire de considérer. Au fil de ses rencontres, il remarque que les habitants ne manquent pas d’idées, ils n’ont juste pas les moyens de les proposer. Il aide les habitants à rédiger leurs requêtes et à exprimer la critique de cet environnement privé d’humanité que représente ces grands ensembles de Perseigne.

En 1974, l’APF (Association Populaire Familiale) projette de construire 4 nouvelles tours sur les espaces de vide qui s’articulent entre les tours existantes. Les locataires se révoltent, les pelouses sont occupées, des fleurs et des arbres sont plantés, des cabanes sont construites avec les enfants. Au début des travaux, les espaces définis pour la construction destours sont occupés par des tentes, des caravanes, puis c’est 200 habitants qui partent occuper la mairie un soir pour lutter contre cette décision. C’est la « Bataille des Espaces verts » qui donne au quartier de Perseigne sa renommée. Finalement, la construction d’une des quatre tours est annulée, mais les habitants ne perdent pas espoir avec l’arrivée d’un maire de gauche à la tête de la ville en 1977. L’urbaniste Jean Jacques Argenson, alors employé par la mairie, décide de venir en aide

68 Zone à urbaniser en priorité

aux habitant et de faire de leur requête son combat politique. Il vient s’installer sur la ZUP dans une cabane de chantier. Pendant un an, il écoute, rencontre les habitants et établit un programme de réhabilitation qui vise à donner une autonomie à la ZUP. Dans sa démarche, il décide alors d’impliquer un architecte engagé dans ces problématiques et demande à Lucien Kroll de participer au projet.

2.3.2 Processus d’implication : l’urbanisme kamikaze et l’incrémentation

Lucien Kroll et Argenson commencent leur travail par la requalification des espaces verts et la création d’une nouvelle école. Celle-ci permet de créer une nouvelle centralité dans le quartier, d’où gravitent de nouveaux cheminements paysagers. Ceux-ci se basent sur les trajets quotidiens réalisés par les habitants pour aller au travail, faire leurs courses, chercher leurs enfants. L’architecte et l’urbaniste décident alors d’aller plus loin. Ils estiment que la réhabilitation de ce quartier pour les habitants doit aussi passer par la redéfinition des grandes tours d’habitation.

Cependant, le contexte social et politique est complexe, les premiers projets participatifs suscitent le doute, les habitants sont sceptiques. Ils renient le bailleur et l’architecte, à l’origine de ces tours inhumaines qu’on leur impose. Ils craignent des programmes de « pacification sociale » à l’image des programmes participatifs engendrés par De Gaulle en 1968 pour calmer les manifestations.

Rapidement, la démarche de Kroll les rassure, opposé à l’idée d’une rénovation esthétique des barres, il incite les habitants à contester leurs conditions de vie dans la ZUP en défigurant les barres d’immeuble, image périmée du fonctionnalisme et paternalisme de l’époque. L’architecte se retrouve alors confronté à l’office HLM qui s’occupe d’une des places principales du quartier : la place Descartes. Devant l’étendue des propositions de modification proposées par Kroll, l’office abandonne le projet et retire son soutien. Mais l’expérience continue dans des zones de la ZUP plutôt gérées par la municipalité qui encourage la mutation. Kroll doit quand même se résoudre à limiter l’ampleur du projet, il se focalise sur une seule cage d’escalier qui dessert neufs logements vacants. Ceux-ci sont entièrement réhabilités, deux petites maisons ont été construites sur le toit de la barre d’immeuble, un bureau vient prendre place sur 2 niveaux à la place des deux anciens appartements. Le reste de la barre rue Flaubert fut réhabilité plus simplement avec des balcons et des solariums.Pour ces appartements habités, Kroll propose différentes possibilités architecturales aux habitants, il organise des réunions de groupe et individuelles afin d’en apprendre plus sur la manière d’habiter de chacun. Son objectif est de les impliquer dans la rénovation de leur logement. Chaque foyer possède le même budget et se voit proposer un ensemble d’options à choisir : isolation acoustique, balcons extérieurs, nouveau carrelage pour la salle de bain, cloisons supprimées pour une chambre plus grande. Toutes ces décisions viennent alors modifier l’aspect extérieur de chaque appartement. Les

choix individuels deviennent omniprésents sur la façade qui vient se dessiner comme un patchwork.

« Kroll n’établit pas de méthode. Il agit par immersion, improvisation. Ce qu’il nommera incrémentation. Le projet est en perpétuelle adaptation, selon les rencontres, aux grés des paroles et des images. Jamais de traduction directe, ni de consens insipide, la transcription en espace se veut à la fois fidèle et distante. »69

69LORIERS Marie-Christine, Kroll, une expo habitée, D’Architectures n°222, 2013

Figure 16 ZUP de Perseigne, dessin sur calque, Lucien Kroll

Figure 17 ZUP de Perseigne, dessin sur calque, Lucien Kroll

2.3.3 Bilan : Une démarche encore trop controversée pour son temps

Si les années 70 voient de nouveaux projets participatifs arriver sur le marché, il est clair que la société n’est pas encore entièrement prête à laisser aux habitants une liberté d’impact sur leur habitat. Cet exemple, à contextualiser dans son époque, est intéressant puisqu’il nous montre la manière dont Lucien Kroll s’empare de la problématique des grands ensembles (dont il a longtemps dénoncé la construction) à une époque où leur production est encore très récente.

Ce projet sera plutôt vécu comme un acte de résistance qui va permettre aux habitants de s’exprimer face au mal être engendré par ces constructions. L’architecture Kamikaze vue comme un signe de révolte. Malgré ce travail de longue haleine, Kroll et Argenson ne réussiront pas aller au bout de leur projet, freinés par d’autres acteurs : les architectes de la ville, gênés par le travail alternatif de Kroll, mais aussi la municipalité et l’office HLM craignant une augmentation des mouvements de population et étant incapable de casser la routine. Les habitants, préoccupés par le taux de chômage croissant et les menaces d’expulsion, n’ont plus le temps ni l’énergie de se battre, malgré cela, l’architecture kamikaze perdure dans le paysage de Perseigne.

« La rénovation de la ZUP n’est pas un acte innocent, le rôle de l’architecte est loin d’être neutre. De toute évidence, les dessins de l’architecte ne vont pas changer la société, mais, dans un certain sens, ils peuvent servir de détonateur, faire obstruction, être un alibi et peuvent soudain mettre en lumière des mécanismes cachés. »70

Finalement, ce projet met en avant des questions politiques très importantes, car s’il a été réfuté par les institutions, ce n’est pas pour des questions esthétiques ou financières, mais bien pour sa démarche inclusive qui permettait, à travers un projet, de rendre le pouvoir aux habitants, de leur faire prendre pleinement conscience de leur capacité à faire changer les choses.

Pour Kroll, la réussite de ce projet réside plutôt dans ses répercutions que dans sa forme même. Après son départ, les aménagements urbains ont permis à des groupes de se former, de discuter, des lieux où une prise de pouvoir devient possible, cette fois initiée par les habitants euxmêmes.

70 Revue « h », n°65, 1981, Alençon : l’impossible réhabilitation de Perseigne

2.2 Étude de cas 2 : Reconquérir son logement, vivre avec l’architecte. Réhabilitation de 60 logements à Boulogne sur Mer par le collectif Construire.

Le second projet étudié dans cette partie, a été réalisé par l’Atelier Construire

71

. En 2009, l’atelier réfléchit à une manière alternative de produire l’habitat social. Patrick Bouchain, dans le hors-série « Construire le Grand ensemble » invite de nombreux auteurs à écrire et présenter des projets sur la requalification et restructuration des grands ensembles. Il propose des expériences qui démontrent que le logement social hérité de l’après-guerre ou des années 70 ne peux plus accueillir des habitants et qu’il est nécessaire de le repenser, de l’améliorer et de le mettre à l’ère du temps.

La ville de Boulogne sur Mer située dans le Nord Pas de Calais accepte de faire partie de cette expérience architecturale et sociale à travers la réhabilitation du quartier du chemin Vert par une permanence architecturale inédite. Étudier l’approche participative de Patrick Bouchain dans ce mémoire est nécessaire car il représente aujourd’hui une référence dans ce domaine en France. Il est aussi intéressant de se pencher sur ce projet après avoir présenté le travail de Lucien Kroll que Patrick Bouchain considère comme celui qui l’a initié à l’architecture participative.

71 Association dont le siège est à Paris, fondée par Patrick Bouchain, Loïc Julienne en 1986. Anticonformiste, elle pratique une architecture HQH Haute qualité humaine).

2.2.1 Contexte : un quartier marginalisé et menacé de destruction.

Le quartier du chemin vert situé à Boulogne Sur Mer a été construit en 1975 en frange urbaine et en bordure de la zone de rénovation urbaine du chemin vert.

Ces 60 maisons abritant environ 250 habitants dont la majorité est locataire, font partie d’une Cité de promotion familiale crée par Fréderic Cuvillier (maire de Boulogne sur Maire à l’époque de la réhabilitation) et gérée par l’Offiche HLM du littoral. Le quartier est principalement composé de pêcheurs et de gens du voyage sédentarisés, la plupart sont des familles nombreuses qui vivent dans ces maisons au loyer quasi nul à l’aide du RSA et des aides sociales. Au fil du temps, les maisons se sont dégradées, usées par le temps et le climat, elles sont humides, très mal isolées, parfois désaffectées. Des travaux ont été réalisés de manière ponctuelle par les habitants, faute de loyer, ils n’ont jamais été pris en charge par un propriétaire. Le niveau de vie de ces foyers diffère, cependant, pour beaucoup, l’hygiène de vie y est parfois intolérable, des foyers se chauffent encore au charbon, le manque de ventilation et l’humidité entrainent des maladies.

Face à ces problématiqueset au projet de renouvellement urbain de la ville, l’office HLM décide alors de tirer parti de la position du quartier, en hauteur, surplombant le littoral et prend la décision de le détruire et d’y construire un nouveau quartier. Le maire de Boulogne, opposé à la démolition par compassion avec la population déjà très en difficulté décide alors de contacter Patrick Bouchain pour trouver une solution, une alternative plus résiliente pour ce quartier et ses habitants.

A la première vue du quartier, Bouchain écrit :

« C’est étonnant, parce que la maison individuelle est plutôt un modèle, et il était question de raser et faire partir ces gens. Là encore, la population qui posait problème était très modeste et délaissée. Quand les problèmes surgissent dans ce type de planification, on a pour habitude de sortir et d’isoler l’élément « perturbateur » au lieu de régler le problème sur place. Le maire a été alerté, car cette population pauvre et déstructurée allait être très difficile à réintégrer si on la délogeait de ce quartier »72

72HALLAUER Edith, Patrick Bouchain : ma voisine, cette architecte, Interview avec Patrick Bouchain, STRABIC 2011

Figure 18 Habitante du quartier. Photo : Sophie Ricard

Figure 19 Enfants du quartier dans la rue. Photo : Sophie Ricard

Figure 20 Collage des façades des maisons du quartier. Sophie Ricard

2.2.2 Processus d’implication : résidence architecturale et concertation habitante

Le collectif opte directement pour une réhabilitation intégrale de ces logements, qui, en plus de représenter un lieu important pour les habitants, chargé de souvenirs et dont ils se sont approprié l’espace depuis de nombreuses années, il est aussi question d’agir dans une logique environnementale et durable.

Pour Patrick Bouchain, il ne faut pas détruire et raser 50 ans d’’histoire. Il est nécessaire de continuer à faire vivre le passé. Il estime c’est une façon « d’emmener dans le futur l’histoire d’un site sans rien renier de son passé ». L’atelier se lance alors le challenge de réhabiliter le quartier au prix de ce qu’aurait coûté sa démolition.

Pour se faire, le collectif lance une idée inédite : une permanence architecturale sur le lieu même du chantier. Pour cela, Sophie Ricard alors stagiaire dans l’agence de Patrick Bouchain, part s’installer dans une des maisons sur place, elle réalise elle-même les travaux devant le regard interrogatif des habitants. Cette étape qui peut sembler anodine commence déjà à intégrer Sophie Ricard dans la vie du quartier. Même si elle travaille pour le bailleur social, en devenant « la voisine » dans un rapport d’honnêteté et d’humilité, elle met sa casquette d’architecte de côté pour gagner la confiance des habitants.

L’objectif est de réaliser cette réhabilitation en 3 phases : la première année sera utilisée par Sophie pour apprendre à connaitre les habitants, leurs besoins, leurs aspirations, un an pour préparer le projet avec eux et un an pour réaliser le chantier qui intégrera aussi bien des professionnels que les habitants du quartier.

La première année, l’architecte voisine se glisse dans la vie du quartier, rencontre les habitants, aménage son jardin puis aide les autres à aménager le leur, dispense aux enfants du soutien scolaire. Elle dispose d’un budget de 38 000€ par maison, la moitié est consacrée à la nouvelle isolation et les nouveaux systèmes de chauffage. Elle prend ensuite le temps de discuter des priorités pour chaque maison avec les habitants. Pour cela, l’architecte crée un livret photo que Patrick Bouchain appelle « Roman-Photo » pour chaque famille, elle y intègre l’état de la maison, les plans dessinés à la main, les envies. Cela permet de s’émanciper de documents techniques qui mettent une distance entre l’habitant et l’ouvrier qui viendra réaliser les travaux. Elle intègre les enfants aux différents processus, ils réalisent des maquettes, des façades, toutes

les réunions de conception sont réalisées dans la maison de chantier

73

qui a été aménagée pour accueillir les habitants et les professionnels. Cette maison sert aussi bien de lieu de rencontre, de spectacle, de discussion, elle permet aussi d’organiser des formations pour les habitants sur la manière dont fonctionneront leurs nouvelles maisons, sur l’aération, la culture du potager... Au cours de l’année dédiée aux travaux, l’architecte accompagne chaque habitant dans la réalisation des travaux de rénovation, elle sera présente du début à la fin pour surveiller le chantier. Elle essaye d’intégrer au maximum les habitants dans les travaux à l’aide de chantiers école et de chantiers de réinsertion qui vont permettre aux habitants au chômage de retrouver un emploi.

73 « Maison de chantier » (institution culturelle, lieu confortable d’échange, de partage et d’éveil). Une maison envisagée comme un lieu ouvert ou le projet est conçu et négocié. » Bouchain définit ainsi les préalables d’un projet ouvert aux adaptations mutuelles, qui intégrerait des contraintes et des objectifs émergeants progressivement, qui définirait les solutions en même temps que les problèmes au fur et à mesure de leur apparition. » Extrait de. DEBARRE Anne, L’habitat participatif : les pratiques des architectes en question, mais des représentations résistantes de l’architecture, Extrait de BIAU Véronique, FENKER Michel et MACAIRE Élise (Sous la dir.) L’implication des habitants dans la fabrication de la ville, Editions de la Villette, France, 2013.

2.2.3 Bilan : une expérience humaine à long terme.

Le processus entamé par le collectif est expérimental, c’est-à-dire qu’il n’a jamais été testé et qu’il peu probablement réussir comme échouer. En plus de s’intéresser à la réhabilitation par la participation des habitants, le projet interroge les limites du cadre normatif qui est aujourd’hui un frein considérable à l’implication des habitants et surtout à la réalisation de projets sociaux qui regroupent de nombreux défis. La permanence architecturale est aussi une manière de dénoncer et de mettre en évidence la distance et le recul que peuvent avoir les bâtisseurs dans la pratique de leur métier par rapport aux habitants et à l’environnement même sur lequel ils interviennent. La notion de permanence architecturale fait écho à la résidence de l’artiste qui est un processus assez courant dans la pratique de l’art. Celui-ci, vient s’installer sur le site, dans le contexte de son travail pour la réalisation d’une œuvre, en partenariat avec d’autres artistes ou des acteurs locaux. Parfois, cela a pour but de créer un lien profond entre l’artiste et le lieu, mais parfois aussi une manière pour l’artiste de s’isoler dans son travail.

« Certains architectes et urbanistes voient leur pratique comme celle de l'artiste qui se déplace parfois, tout en restant à l'intérieur de sa tour d'ivoire, sans jamais vraiment s'immerger dans le monde. Leur production est ainsi destinée, comme dans certaines visions artistiques, à modifier le territoire existant, devenant un marqueur influent sur ce territoire, auquel il redonne de la « valeur » ». 74

Ici, Sophie Ricard prend le parti de s’installer pour connaitre le site, en opposition à la pratique d’architectes qui, en tant qu’artistes s’isolent pour créer des projets (sans se rendre sur leur lieu d’expertise). Elle tente de se familiariser avec le lieu dans un rapport simple et convivial. Créer par l’expérimentation, le tâtonnement, c’est aller à l’encontre des schémas classiques de conception et programmation architectural et engager une démarche différente et alternative.

Comme l’explique Edith Hallauer dans « Habiter en construisant, construire en habitant : « la permanence architecturale » :

« La permanence n’est pas si étrangère aux pratiques politiques républicaines : elle est même un outil classique – et non alternatif - de l’État. La permanence à un poste, « l’astreinte »,

74 HALLAUER Edith, Habiter en construisant, construire en habitant : la permanence architecturale, outil de développement urbain ? in Politiques urbaines alternatives, 2015

la continuité de l’État de droit sont des outils habituels de la vie en commun. Il semble pourtant que, dans le domaine de l’action construite urbaine, cette permanence et ses enjeux soient peu courants. Il s’agirait donc de redonner, à travers la permanence architecturale, un sens commun à ce qui semble, dans un monde inversé, relever de l’alternative. »75

Ici, la compréhension du terrain par l’architecte s’est faite non pas par l’étude des plans et la lecture de données sociologiques, mais bien par une pratique du quotidien du quartier. En plus de comprendre le milieu dans lequel elle intervient, cette immersion lui permet de connaitre en profondeur les besoins et les aspirations émises par les habitants. Sa présence continue au sein du quartier a permis aux habitants de se sentir en confiance mais aussi rassurés par un suivi continu de l’évolution de leur quartier. Directement impliqués dans le projet, ils peuvent alors se l’approprier, voir l’évolution du chantier et même participer aux travaux. En effet, le plan local d’insertion a permis aux entreprises intervenant sur le chantier de salarier certains habitants du quartier éligibles à cette insertion. C’est Sophie Ricard qui s’occupait elle-même d’assurer le lien entre les habitants aptes à réaliser le travail et les entreprises. Les habitants ont eux-mêmes participé à une bonne partie des travaux (surtout de finition). S’ils n’avaient pas la volonté d’y participer, ce choix était respecté et un ouvrier venait alors réaliser les travaux, parfois même il s’agissait d’un voisin. Ces différentes techniques ont permis de faire baisser le prix de la réhabilitation qui est alors estimé à 400 euros par m2 soit deux fois moins cher qu’une réhabilitation classique.

Si la période de concertation et de travaux a été une réussite pour l’architecte et les habitants, des complications avec l’office HLM sont apparues une fois le chantier terminé. A la suite des travaux, l’office HLM décide de manière imprévue d’augmenter le loyer des habitations. Le maire Frédéric Cuvillier intervient alors pour contrer cette décision qui, en plus de mettre Sophie Ricard en position compliquée (les habitants ont vu cette augmentation comme une trahison et un abus de confiance), est contre-productive et en désaccord total avec l’esprit de cette alternative. C’est finalement Sophie Ricard qui, en connaissant spécifiquement chaque habitant, a réglé l’affaire en procédant à des décisions au cas par cas avec l’office HLM

75 Idem

« Cela s’est passé chez moi, rue Delacroix, le directeur de l’Office est venu et on a négocié ensemble, foyer par foyer, pour voir ce qu’il était possible ou impossible de faire. Je connaissais les conditions de vie de tous ces gens, lui ne connaissait personne. » 76

A la fin du chantier, l’office HLM décide d’installer un gardien à la place de Sophie Ricard. Cette action illustre bien l’incompréhension totale de la dimension sociale et aussi psychologique du projet par l’office HLM. Cet évènement a entrainé beaucoup de frustration chez les habitants qui se sont sentis surveillés, Sophie Ricard elle, s’est sentie décrédibilisée dans son rôle en devenant alors « l’ancien gardien ».

Malgré cela, ce projet expérimental semble avoir été une réussite pour le quartier. Les habitants ont été libres de choisir comment réhabiliter leur maison, ils ont pu choisir les couleurs, le carrelage, le papier peint. L’été, ils se sont tous retrouvés pour construire du mobilier de jardin, se sont aménagés un espace commun au bout de la rue. L’hiver, ils ont récupéré le bois pour chauffer leur maison, Sophie Ricard repartira alors avec le sentiment d’une mission bien accomplie.

76 Sophie Ricard entretien avec l’auteur, extrait de HALLAUER Edith, Habiter en construisant,

construire en habitant : la permanence architecturale, outil de développement urbain ? in Politiques urbaines alternatives, 2015

2.3 Étude de cas 3 : La fabrique des quartiers : Pile Fertile, réhabilitation « participative » du quartier « le plus pauvre de France »

La réhabilitation du quartier du Pile à Roubaix est un projet à enjeux qui a été très médiatisé, car s’il a fait beaucoup parler de lui, c’est bien parce qu’il concerne l’un des quartiers les plus pauvres de France aujourd’hui.

Initié par le programme national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD), c’est la métropole de Lille à travers « La fabrique des Quartiers », qui entame le projet de réhabilitation en 2013 qui devrait s’achever d’ici cette année. Toute la communication du projet a été orientée sur une co-conception étroite avec les habitants pour la réhabilitation de cette cité ouvrière. Seulement, il s’avèrera que si cette démarche de rénovation urbaine participative est basée sur un gros travail théorique réalisé par la Pile Fertile (équipe Lauréate du projet), la réalisation du projet va avoir un impact négatif considérable sur les habitants à l’annonce des 100 maisons qui allaient devoir disparaitre. Les habitants se sont alors sentis jugés, trahis, abandonnés et ont alors décider d’engager un combat militant pour défendre le quartier et ses habitants.

Dans cette étude de cas, nous allons voir de quelle manière un projet d’une telle ampleur, ayant voulu mettre les habitants au cœur des problématique, s’est vu devenir un fiasco et a engendré une colère et une révolte de la part des habitants allant à l’inverse d’une re cohesion sociale.

2.4.1 Contexte : un quartier populaire abandonné par la ville et ses habitants.

La ville de Roubaix, est connue aujourd’hui en France pour son image de « ville la plus pauvre de France ». En effet, le taux de chômage dépasse les 30%, plus de 44% de la population vit sous le seuil de pauvreté.77

La ville est historiquement liée à la révolution industrielle, berceau de l’industrie textile, elle regroupe de nombreux quartiers ouvriers parfois construits à la fin du XIXe siècle.

77 Chiffre extrait du rapport gouvernemental de 2020 L’efficacité des politiques publiques mises en œuvre à Roubaix. Le seuil de pauvreté correspond à 60% du niveau de vie médian de la population soit 1015 euros par foyer en 2020.

« La ville en sera marquée à tout jamais, dans son habitat, sa sociologie. Si ce sont les hommes qui font la cité, nous pouvons écrire, sans que ce soit contradictoire, que l’usine a créé la ville ». 78

Le quartier du Pile fait partie de ces quartiers historiques, construits dans les années 30 pour loger les ouvriers des usines voisines à l’initiative du patronat de l’industrie textile. Il est construit sur le principe de la courée qui est un ensemble de petites maisons en briques accolées les unes aux autres se faisant face de chaque côté d’une rue. A l’arrière des maisons, une cour commune, à l’époque entièrement ouverte, sert d’espace commun aux habitants. L’immigration liée au développement industriel de la ville, crée un mélange culturel très larges, des algériens, italiens, polonais viennent s’installer à Roubaix. Ces communautés vivent encore aujourd’hui dans le quartier qu’elle partage, des générations entières ont vécu dans ces petites maisons de briques rouges qui laissent une trace indéniable du patrimoine industriel de la ville de Roubaix.

Cependant, l’insalubrité des logements a engendré un abandon progressif du quartier par la ville ; des commerces ont fermé, des maisons abandonnées se laissent mourir, après le départ de leur propriétaires la propreté des lieux et les espaces verts laissent à désirer.

Les conséquences pour les habitants sont multiples : impossibilité de vendre leur maison car l’offre est trop basse, dégradation de leur cadre de vie, avec des rues jalonnées de maisons murées, une proximité avec les commerces qui disparait, un sentiment d’exclusion, ruminé depuis de nombreuses années.

En 2013, la métropole de Lille lance le projet « La fabrique des quartiers ». Le quartier du Pile est visé par cette nouvelle politique de réhabilitation à travers le programme national de requalification des quartiers anciens dégradés. L’objectif est de lutter contre l’habitat indigne, créer des espaces mutualisés pour les habitants, requalifier l’espace public, réhabiliter les logements et lutter contre la précarité énergétique en améliorant la situation des ménages et en accueillant de nouveaux habitants. Le projet a aussi pour volonté d’intégrer la participation habitante à la mutation du quartier :

78 LEROY Serge, PLATTEAU, Le Pile à cœur, Ouvrage financé par le Fonds de Participation des Habitants (Ville de Roubaix) et le Comité́ de Quartier du Pile.

« La méthode que nous proposons est fondée sur l’ambition de placer les habitants du Pile au cœur d’un processus de conception et de réalisation dont ils ne sont ordinairement que les spectateurs. », « La crainte la plus grande resterait, pour nous, d’exclure les habitants de notre travail. »79

79 Pile Fertile – Méthode. Etude pour la requalification du quartier du Pile, à Roubaix. Equipe : Atelier Pierre Bernard, C. Leblanc A. Vénacque, HB Etudes & Conseils, OXALIS, Strate, J.M. Becquart.

2.4.2 Processus d’implication : l’empowerment

A l’origine du projet, la métropole de Lille propose un processus de concertation qui considère les habitants uniquement dans les phases en amont du projet. Cependant, l’équipe de la Pile Fertile insiste pour donner aux habitants plus de poids dans le projet, les architectes décident alors au sein même du programme de dédier des espaces de production pour les habitants. Ces espaces de « maisonnées productives » dispersées sur le quartier, seront des lieux d’échange, de partage, mais aussi un corps social en elle-même qui permettra de devenir un organisme actif au sein du quartier. L’objectif est de permettre aux habitants de mettre leurs capacités en commun et de créer une dynamique de quartier.

Mais avant tout, comment intégrer la coproduction à un projet d’une telle ampleur.

« Les formes de coproduction que nous proposons partent de ce que peuvent faire peu de gens ensemble avec peu de moyens : nous donnerons ainsi priorité aux projets de quelques personnes, aux maisonnées productives, ou à toute autre action sur l’environnement soutenue par une forte implication individuelle ».80

L’agence utilise alors une technique de participation citoyenne nommée empowerment. Cette pratique, souvent utilisée dans les quartiers défavorisés, vise à autonomiser et à développer la capacité d’entreprendre des groupes du quartier. Centrée sur des petites communautés, ce sont des processus assez longs qui visent surtout à intégrer les faibles dans des démarches de conception. L’idée est d’accompagner la coproduction par des dispositifs de gouvernance. Malgré cela, l’architecte rappelle que si ces processus ont lieu, alors ils devront être respectés par tous les acteurs du projet

« Car si la perspective de coproduire avec les habitants, pour excitante qu’elle soit à nos yeux, n’est pas dénuée d’obstacles, il nous faut aussi envisager son exercice avec tous les techniciens qui œuvrent au quotidien à l’application des politiques d’aménagement du territoire et exercent par là-même un pouvoir. »81

Pour préparer le terrain, l’équipe réalise dans un premier temps une importante étude sociologique du quartier avec pour thématique « travailler avec la pauvreté ». Pour l’équipe, il est important de considérer ce facteur, car s’il n’est pas possible d’éradiquer la pauvreté, il est

80 Idem 81 Idem

nécessaire de travailler avec et de l’intégrer au projet, de la considérer comme une force vectrice de solidarité et de convivialité dans le quartier. Pour ce faire, la sociologue, au cours d’une enquête qualitative, s’invite chez les habitants, des entretiens approfondis ont lieu à raison de 20 ménages par an. Elle cible les habitants retenus « stratégiquement » au service du projet (selon leur lieu d’habitation, leur situation sociale.). L’objectif est de connaitre la capacité des ménages, les pratiques réelles et les besoins, la place du jardin dans la vie des habitants, les perceptions sur le projet. D’après les habitants interviewés, les questions s’intéressaient principalement aux espaces verts. De cette étude sociologique, les bâtisseurs commencent à créer le projet, à dessiner des plans et un programme précis.

Un an plus tard, les habitants voient leurs rues se peupler d’individus avec de grands fils rouges, ils leur demandent :

« Qu’est-ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’il arrive, vous mesurez les maisons comme ça ? », ce à quoi on leur répond « Vous n’êtes pas au courant ? On va faire des espaces verts mais y a des maisons qui vont partir, il va y avoir une réunion ».82

La plupart des habitants apprennent alors l’existence du projet à ce moment-là. La première étape de concertation est alors lancée ; la maison de projet est mise en place, elle permet à l’équipe de maitrise d’œuvre et de maitrise d’ouvrage d’instaurer un dialogue avec les habitants. La concertation prend alors la forme de réunions publiques, de médiations à travers des discours et des expositions. Lors de la première réunion, les grandes lignes du projet sont présentées aux habitants.

« Ils sont arrivés, dans leur sacoche ils avaient leur projet bien ficelé (..) ils se sont dit ça va passer comme une lettre à la poste ». « Au départ c’était grandiose. Puis après on s’est dit y a des trucs qui ne vont pas »83

Au cours de la première réunion de présentation du projet, plus de la moitié des habitants ne sont pas d’accord avec les plans proposés par l’équipe. Cependant, ils sont très motivés par le projet de réaménagement, mais déplorent le manque de marge de manœuvre. Si ces réunions permettent aux habitants d’être informés sur l’évolution du projet, ils sont surtout sollicités pour l’aménagement paysager du parc, ils peuvent participer à la réhabilitation des lanières de quartiers, maisons réaménagées en lieu de jardinage. Si ces ateliers de participation semblent

82 ROXO Lucas, « Pile, permis de démolir », Extrait du documentaire, 2019.

83 ROXO Lucas, « Pile, permis de démolir », Extrait du documentaire, 2019.

conviviaux, pour les habitants, ils représentent des prises de décisions superficielles, le fond du projet est ficelé depuis longtemps. Le sort de certaines maisons n’apparaissant plus sur le plan des architectes inquiète les habitants. Ils comprennent très vite que la mise en place de ces « aérations dans le quartier » et de ce parc, va engendrer la destruction de nombreuses maisons.

Un climat de tension et de doute s’instaure peu à peu. Audrey, habitante du quartier explique que les réunions étaient souvent organisées une heure avant leur début, cela ne permettait pas aux habitants de pouvoir s’organiser et de s’y rendre, selon elle, de nombreuses décisions ont été prises sans que les habitants puissent y participer.

En 2015, une réunion à la maison de projet a lieu, le maire annonce quelles maisons vont être démolies. Plus de 100 foyers sont alors expulsés de leur maison. Cet évènement marque la fin de la coopération des habitants dans le projet.

Figure 26 Lanière de quartier rénovée en jardin partagé. Le Pile Fertile

Figure 27 Yolanda qui profite des derniers instants dans sa maison. Extrait du reportage Pile permis de démolir

2.4.3 Bilan : l’expulsion des habitants vécus comme une trahison, un projet de coproduction qui tombe à l’eau.

Les habitants se sentent trahis, incompris, négligés par cette classe sociale supérieure qui souhaite leur retirer leur bien le plus précieux : leur maison et tous les souvenirs qu’elle détient. Ils ne croient plus une seconde à la participation des habitants en faveur du quartier, ils n’ont plus aucune confiance. Pour eux, la création d’un parc ou d’aérations dans le quartier sont des décisions secondaires, avant tout, il est primordial pour eux d’assurer un bon cadre de vie des habitants au sein même de leur propre maison. Lors des réunions avec la mairie, il est courant que les habitants s’emportent :

« Ça fait une heure qu’on est là et on n’a toujours pas pu parler ! On aimerait avancer. C’est bien beau tout ça [la présentation du projet sur le PowerPoint], depuis 2011 on met des dépliants dans ma boîte aux lettres, tous les ans j’ai des dépliants, mais rien n’avance. Le parc, il faut le dire, il vient au second plan. On n’en a rien à cirer du projet, on le connaît, ça fait six mois qu’on mure des maisons. Les gens voient les maisons murées et, du coup, plus personne ne veut acheter dans le quartier. […] Vous dites que vous faites le projet avec les gens, mais c’est des conneries, c’est faux ! C’est inadmissible, les municipalités successives, elles ont investi dans le centre, pas dans les quartiers. Le plus important ce n’est pas le parc, c’est le fait que ce monsieur, il a des rats chez lui et qu’il ne peut pas élever ses enfants. Ça, c’est important. Le parc, on s’en fout. »84

Cette décision radicale va engendrer un mouvement militant des habitants et des associations sur place, leur objectif est de défendre les plus faibles victimes de ces expulsions. Ils créent alors la table de quartier85. Rapidement, les habitants délaissent la maison du projet et ne vont plus aux réunions, ils utilisent quand même ce local mis à leur disposition pour organiser des réunions plus intimes, entre habitants qu’ils nomment alors la maison de quartier.

84 TALPIN Julien, Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires Extrait d’une Réunion publique, Roubaix, 21 mai 2015, Métropolitiques, 2016

85 Les tables de quartier sont des dispositifs autonomes des pouvoirs publics, qui ne participent pas aux réunions. Elles incarnent, par conséquent, la volonté de passer d’une logique de participation descendante, imposée par les institutions – qui est la norme en France –, à une logique plus ascendante, à l’initiative de la « société civile » CARREL, Marion. Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon : Éditions ENS. 2013

En 2016, la mairie interdit aux habitants de se retrouver dans les locaux mis à disposition. Le mouvement de résistance doit donc trouver un autre site pour se retrouver : les locaux de l’église sont mis à leur disposition. Un processus de répression commence à naitre :

« Les institutions tentent de disloquer le collectif en rentrant en contact individuellement avec certains participants. La municipalité multiplie ainsi les rendez-vous avec les habitants les plus vindicatifs, leur promettant l’amélioration de leur situation, un relogement avantageux, voire des arrangements plus personnels afin de désamorcer leur colère »86

Au fil des mois, les habitants continuent à se battre, il se rendent à la mairie, manifestent, personnes ne veut les recevoir, ne serait-ce que pour dialoguer, les écouter, essayer de trouver des solutions. Leurs lettres restent sans réponse. Pendant 2 ans, la ville les laisse sans nouvelle, les habitants considèrent ce refus de communiquer comme une insulte. A bout de nerf et de force, les habitants délogés abandonnent souvent. Malgré cela et grâce aux association et dévouement de certains, des habitants comme Yolanda réussiront à négocier le prix de leur maison, elle en retirera le prix des murs mais jamais le dommage affectif causé par ce départ. Âgée et seule, elle se retrouvera dans un nouvel appartement, dans un autre quartier. Elle qui avait participé à la création du parc, elle ne pourra pas en profiter.87

« Je ne m’habitue pas dans ce nouvel appartement, je déprime. Quand on a appris qu’ils allaient démolir la maison, j’ai commencé à prendre des antidépresseurs et je continue. Je suis vraiment perdue ici ».88

Finalement, à force d’usure, les maisons seront détruites. Pour cela, il aura fallu fragiliser les résistants : la mairie décide par exemple de couper toute subvention pour les associations défendant les habitants. Cette stratégie fait partie des processus de répression engagés par les institutions pour lutter contre cette prise de pouvoir habitante imprévue dans le planning.

On assiste ici à un retournement tragique d’une situation qui se voulait remplie de bonnes intentions. Le sociologue Talpin dans son texte Une répression à bas bruit. Comment les élus

86 TALPIN Julien, Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires, Métropolitiques, 2016

87 BUFFARD Ghislaine, Roubaix, la nouvelle face du Pile, reportage produit par Luc Hermann. Production Premières lignes 2020

88 ROXO Lucas, « Pile, permis de démolir », Extrait du documentaire, 2019

étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires 89 qualifie ce combat d’affrontement entre approches top-down90 et bottum-up91. Si les institutions publiques freinent considérablement l’avancée du projet, il est important de noter que l’équipe de la Pile Fertile a elle aussi dû se battre avec la collectivité. Leur projet avait initialement une ambition sociale très forte avec une volonté d’atténuer la gentrification du quartier, d’impliquer les habitants au maximum avec des modes opératoires inclusifs. Leur volonté de mettre en place des processus de coproduction initialement réduit à de la concertation a dû les amener à négocier et à s’approprier le programme.

Le relogement des Pilés expulsé de chez eux s’est avéré être plus complexe que prévu. Initialement, les habitants devaient être relogés dans des maisons du quartier réhabilitées pour l’occasion. Seulement, les processus politiques longs et couteux n’ont pas permis à la mairie de dégeler les maisons inoccupées à temps. C’est pour cela que les habitants ont alors dû être relogés dans d’autres quartiers. Pour pallier à ce problème, la Pile Fertile propose alors de rénover les maisons rapidement en imaginant une réhabilitation rapide de ces maisons, à l’image du projet d’Alejandro Aravena92 qui propose des habitations moitié terminées moitié appropriables. L’idée serait de proposer des maisons où les travaux de finition ne sont pas terminés et à la charge de l’habitant. Le but est de pouvoir les reloger au mieux et le plus rapidement possible. Cependant, il s’avère que la proposition sera rejetée par les élus et qu’aucune maison ne sera rénovée de la sorte. Depuis 2015, des commanditaires bloquent les moyens disponibles pour organiser les ateliers participatifs.

Dans cette étude de cas, le processus de participation des habitants dans une logique d’empowerment a été entravé par des décisions politiques qui ont lourdement affecté le travail de l’équipe de la Pile fertile dans sa volonté d’inclure les habitants. Ce retournement de situation illustre bien les difficultés structurelles et relationnelles sur ce type d’opération de réhabilitation, où malgré la multitude d’acteurs, c’est la métropole qui reste le dernier décisionnaire. Si la polémique sur le projet a eu tendance à souvent remettre la faute sur l’équipe

89 TALPIN Julien, op.cit.

90 Approche descendante qui consiste à partir du haut (institutions) pour aller vers le bas (habitants)

91 Approche ascendante qui consiste à partir du bas (habitants) pour remonter en haut (institutions)

92 (1967- ) Architecte Chilien, il a reçu le prix Pritzker en 2016 pour son projet d’habitat social qui laisse la possibilité aux habitants de s’approprier une partie de la maison en réalisant des travaux à leur charge.

de la Pile Fertile, il est important de noter que ce n’est pas l’architecte, mais bien les commanditaires du projet qui restent les vrais décisionnaires et qui sont responsables de la tournure du projet.

93

Malgré cela, ce projet montre aussi la puissance de rassemblement des habitants des quartiers d’habitat social qui, paradoxalement, sont sortis de cette expérience « participative » ratée soudés par leur combat commun.

93CHABARD Pierre, Une récupération à grand bruit de la colère habitante, Métropolitiques, Février 2017

2.4Bilan comparatif : quelles conclusions tirer de ces trois situations.

Ces trois études de cas ont pour principal point commun la volonté d’habitants ou de bâtisseurs de procéder à une réhabilitation d’un quartier de grands ensembles ou ouvrier en y impliquant la population. L’objectif est ici de comparer ces trois études de cas sur différents critères : la relation entre le bâtisseur et l’habitant dans un esprit de confiance, la méthode utilisée en fonction du contexte et finalement les points positifs et négatifs de chaque étude.

2.41 Respecter l’habitant et son habitat, établir une relation de confiance.

Ces études de cas nous montrent l’importance d’une relation de confiance entre les habitants et les bâtisseurs au sein d’un projet participatif. Cette confiance, si elle se construit au fil du temps, se base aussi sur le premier contact entre les deux parties qui semble prendre une grande importance dans la suite du projet.

Kroll par exemple, approche les habitants par l’intermédiaire d’un individu qui lui-même s’est approprié le quartier : l’urbaniste dans sa cabane de chantier. Il a donc le rôle de celui qui vient apporter son soutien à l’individu qui travaille la relation de confiance depuis une année. Avant cela, le travail du sociologue en partenariat avec les habitants, avait déjà engendré un processus d’écoute, le sociologue, en vivant avec les habitants pendant une année, s’est approprié le terrain et surtout, il a tiré des conclusions avec les habitants au cours de leurs discussions. Son objectif n’étant pas d’observer les individus dans leur cadre de vie et de rédiger un rapport, il était question de le rédiger avec eux. Par ce premier rapport, les habitants du quartier apprennent à travailler avec un « professionnel » en qui ils ont confiance. L’approche de Kroll sur le sujet est très politisée, il implique les habitants dans la démarche en les soutenant dans leur combat politique. De cette manière, il perd sa casquette d’architecte en devenant une figure de « révolte sociale ». Cette approche lui permet de proposer aux habitants une certaine liberté dans leur démarche mais surtout, en personnalisant chaque projet d’appartement, il permet à l’habitant de s’exprimer personnellement directement sur façade de l’immeuble. En offrant cette autonomie à l’habitant, il lui confère une liberté de créer en échange de cette confiance.

Sophie Ricard dans sa permanence architecturale propose une approche organisée dans le temps. Se fixer une année entière pour s’installer dans un quartier et rencontrer les habitants est une manière pour elle de prouver qu’une présence continue sur un site est tout aussi efficace, voire plus efficace qu’une étude sociologique qui se déroule sur plusieurs années. Elle explique que l’idée est de commencer cette permanence par une « action » : la réhabilitation de sa propre maison. Cet évènement va à l’encontre d’une arrivée qui aurait pu être passive

« Je ne voulais pas rencontrer les gens en allant toquer à leur porte »94

Elle préféra réhabiliter sa maison et attendre que les curieux viennent la voir. Ce sont d’ailleurs les enfants, qui dans un premier temps sont venus lui poser des questions, le bouche à oreille

94 RICARD Sophie, La permanence pour un urbanisme vivrier, Extrait de la Web conférence, La frugalité heureuse et créative », Octobre 2020

avec les parents a fini par faire connaitre Sophie dans tout le quartier. De cette manière, elle pratique le quartier comme le pratique un habitant en devenant « voisine », elle ne se projette pas au-dessus du quartier et de ses habitants mais le vit de l’intérieur, avec eux. Cette démarche permet aux habitants de se sentir plus proche, en confiance et sur le même pied d’égalité que l’architecte.

L’opposition avec le processus qui a eu lieu au Pile est flagrant. Le projet a été présenté au quartier par petites interludes, petits mots dans les boites aux lettres, visites de sociologues ou présence de géomètres dans les rues. Ici, les habitants n’ont pas vu le projet venir de l’intérieur mais de l’extérieur, par une multitude d’acteurs différents qu’ils ne pouvaient reconnaitre. Lorsqu’on les écoute dans le reportage, on les entend parler de « l’architecte », « la mairie », parfois, ils sont même confus quant à l’identité des techniciens avec qui ils s’entretiennent. Pour faciliter le contact, les équipes ont d’ailleurs décidé de faire participer deux associations dans les réunions de concertation et les échanges, cela leur permet d’assurer un suivi plus social avec les habitants. La multiplicité des acteurs sur le terrain n’est pas une mauvaise chose puisqu’elle peut rendre le projet très riche, cependant, les échanges entre les professionnels et les habitants doivent être fait à une échelle raisonnable, qui permet à chacun de pouvoir connaitre et reconnaitre son interlocuteur. L’échelle du projet joue bien évidemment sur cette capacité de l’architecte et de son équipe à être proche des habitants.

Pour Sophie Ricard, les 60 maisons restent pour elle une échelle raisonnable, malgré les 250 habitants qui composent les foyers, elle estime avoir été capable d’être à l’écoute de chacun. Kroll par exemple, a su s’entretenir avec chaque habitant car le projet a fini par se réduire à une petite section du grand ensemble, mais comment aurait-il fait s’il avait dû traiter les 2000 logements ? Le projet du Pile est plus complexe car il s’agit d’un quartier de plus de 7000 habitants. C’est pourquoi ils ont dû inscrire l’analyse dans une démarche sociologique avec une enquête sur échantillon restreints, qui consistait à réaliser des entretiens avec des types de logements « idéaux », choisis soit par tirage au sort sur des critères précis, soit par des experts. Ces résultats ont ensuite été ramenés à une échelle plus large.

Il y a donc plusieurs choses à conclure : tout d’abord, l’échelle joue un rôle significatif sur la mise en place de l’opération participative, ensuite, le premier contact entre l’équipe du projet et les habitants est primordial, puisqu’il va définir un ressenti immédiat et engager les habitants ou non dans le projet.

2.4.2 Une méthode d’implication propre à chaque contexte

Ces trois exemples proposent des manières différentes de considérer l’implication des habitants en fonction de leur contexte. L’opération de Kroll s’inscrit dans une démarche d’implication montante par les habitants. En effet, ce sont les habitants qui se sont eux même impliqués dans des démarches participatives avec la création d’un groupe de travail à vocation d’améliorer leurs conditions de vie dans le quartier. Ensuite, ils font entendre leurs problèmes à la mairie qui décide de prendre en charge le problème, un architecte est alors appelé pour proposer un projet. Souvent, ce type d’implication est porté par une volonté militante, c’est d’ailleurs ce que Kroll décide d’illustrer avec son architecture Kamikaze. Tony Schuman dans « La réhabilitation de la zup de Perseigne à Alençon. Participation, prise de pouvoir et urbanisation », décrit l’architecture kamikaze de Kroll comme une :

« Une attaque de bombardier en piqué visant à mutiler les bâtiments jusqu’à les rendre méconnaissables en changeant leur forme, leur usage et jusqu’au principe même de la location ».

95

Lucien Kroll pratique une architecture de l’incrémentation, dont il est l’un des premiers architectes à définir

« L’incrémentation ne veut décider de chaque étape au moment où elle l’aborde et pendant son cours : à chaque étape, il regarde en arrière. Il refuse de décider trop tôt les étapes suivantes ni surtout la réalité de l’opération sans la soumettre aux événements de chaque phase »96

Par ce processus, il évite de projeter le projet sur un temps trop long pour ne pas utiliser de temps et d’énergie superflue et pouvoir improviser. Cette méthode lui permet de régler chaque problème indépendamment et au fur et à mesure de l’avancée du projet puis du chantier.

Le projet de Boulogne Sur Mer s’inscrit lui dans une démarche d’implication montante initiée par les bâtisseurs. Les acteurs du projet s’organisent d’une autre manière, ce sont d’abord les bailleurs qui lancent une opération de démolition, la mairie qui s’en mêle en optant pour une réhabilitation, l’architecte qui intervient en venant proposer une démarche participative au quartier et finalement les habitants en bout de chaîne. Pour ce projet, l’architecte développe une

95 SCHUMAN Tony, La réhabilitation de la ZUP de Perseigne à Alençon. Participation, prise de pouvoir et urbanisation. Extrait de Les annales de la recherche urbaine, pratiques et professions, 1989.

96 KROLL Lucien, Autobiographie, 2019

démarche de permanence architecturale que l’on a détaillée lors de l’étude de cas. Adoptée par Patrick Bouchain, la démarche itérative de Lucien Kroll est elle aussi appliquée dans ce projet. Cette démarche fonctionne ici pour ces deux projets car les architectes se sont appliqués à voir le projet comme une succession d’étapes ; réhabiliter une partie de la maison, puis une autre... elle n’aurait pas pu fonctionner avec le quartier du Pile.

En effet, pour ce projet, la méthode est dite d’implication descendante, c’est-à-dire que l’objectif est ici d’impliquer pour convaincre à travers des réunions publiques de concertation, des explications, des expositions. Cette méthode se nomme l’empowerment, elle est souvent utilisé dans les quartiers populaires et consiste à amener les habitants à s’autonomiser à travers une première démarche participative au projet puis à travers l’utilisation d’outils mis à leur disposition dans le projet : les jardins partagés, les lanières etc.. Ici, il n’a pas été question de faire du cas par cas mais d’opter pour une stratégie « globale », l’incrémentation est donc plus compliquée à mettre en œuvre. Ici, la hiérarchisation est aussi différente, l’État dans un premier temps lance des grands projets de réhabilitation, c’est ensuite la communauté de commune à travers son « entreprise » La fabrique des quartiers qui va lancer un concours sur ce quartier en particulier. L’équipe « Pile Fertile » lauréate, composée d’architectes, d’urbanistes, de sociologues, de paysagistes…lancera un projet presque aboutit puis viendra le confronter à l’avis des habitants. Elle s’établit globalement sur un niveau de concertation avec quelques ateliers participatifs qui l’accompagnent.

Cette méthode, permet aux institutions de « proposer un programme » quasi fini aux habitants. La partie principale du projet est figée et quelques éléments qui gravitent restent modulables. Si cette technique est utilisée ici en raison de l’échelle très large du quartier, elle a cependant engendré des grosses problématiques par la suite. Les habitants se sont vus imposer des transformations radicales dans leur cadre de vie, elles ont eu un impact considérable sur leurs habitudes de vie. Si le projet avait été réalisé dès le départ avec les habitants, peut-être que les architectes auraient trouvé d’autres manières de créer leurs percées, se seraient sentis plus proches des habitants, peut-être que les habitants, avec leur savoir d’usage, auraient proposé d’autres alternatives. Cette méthode est donc ici à double tranchant puisqu’elle donne l’illusion d’une démarche globale participative avec les ateliers et la création du parc, mais impose une démarche globale de transformation urbaine à ses habitants.

La méthode de Kroll elle, ne fit pas l’unanimité parmi les élus de la ville et l’office HLM, effrayés par l’ampleur que pourrait prendre cette « rébellion » ils n’hésitent pas à couper les ponts à Kroll et à réduire l’ampleur de son opération.

Quant à Sophie Ricard, elle dû travailler et se battre tous les jours pour faire valoir la démarche incrémentale. Cela a pu en effet fonctionner grâce à sa présence permanente sur le site. Au jour le jour, elle pouvait régler chaque souci, interagir avec les acteurs présents, donner les directives. Lorsqu’une solution ne fonctionnait pas : par exemple impossible de trouver une entreprise qui pouvait réaliser les travaux sur toutes les maisons, elle pouvait alors en étant sur place, aller rencontrer des petites entreprises pour leur demander de venir travailler sur le projet.

2.4.3 Enseignements et pistes

Si ces trois projets ont tous abouti à des résultats différents de par leur méthode et leur contexte il s’agira dans cette dernière partie de pointer les éléments qui semblent avoir été vecteurs de force et qui pourraient servir d’exemple pour d’autres projets similaires et pour la suite de ce mémoire.

Les questions de la proximité et de l’échelle sont traitées avec justesse dans la réhabilitation du quartier de Boulogne Sur Mer. En effet, cette étude montre qu’une architecte a pu être capable, en 3 années, de monter un projet de réhabilitation de 60 maisons pour 250 habitants. Cela est dû à plusieurs éléments, tout d’abord, le processus d’incrémentation permet au projet de se construire sur la durée, en parallèle de l’étude sociologique menée sur place. La phase de conception s’étend alors de la phase d’analyse préalable à la fin du chantier. Cette méthode s’oppose aux traditionnelles pratiques qui définissent en amont une phase d’analyse de site et sociologique puis une phase de conception et de réalisation du projet. Le projet du quartier du Pile a été réalisé selon cette procédure classique, avec une étude sociologique étalée sur 3 ans, soit la durée totale du projet de l’atelier Construire. De plus, Sophie Ricard dans la réalisation de la conception et des travaux, favorise les circuits courts. Les petites entreprises de la ville sont appelées pour réaliser les travaux et les chantiers école permettant aux habitants d’être capables de réaliser des travaux. Lors de la rénovation thermique des maisons, des ateliers avec une assistance sociale forment les habitants sur les nouvelles manières de se chauffer, les ouvrent sur d’autres manières de consommer. Finalement, le projet s’articule avec une transformation sociale du quartier.

On ressent dans l’équipe de Pile Fertile cette volonté de créer une mutation sociale du quartier, les systèmes de maisons ouvertes pour les habitants qui leur permettent d’assister à des chantiers école ou à suivre des cours de jardinage sont réellement ancrés dans cette culture de l’empowerment qui consiste à donner les clés aux habitants pour de futures actions collectives. A l’échelle de ce grand quartier, la réhabilitation collective de ces maisonnées et de ces friches urbaines pour accueillir les potagers s’ancre dans une politique similaire à celle de Sophie Ricard. La proximité avec tous les acteurs locaux est aussi un point important à soulever, en effet, il semble nécessaire pour l’architecte d’être assez proche de la maitrise d’ouvrage pour pouvoir avoir un impact significatif sur le projet en amont. Dans le cas de la Pile Fertile, l’équipe a pu dans un premier temps re questionner le programme pour y ajouter une vraie valeur participative. Seulement au cours du temps, avec la montée du pouvoir des habitants, il

semble que les élus aient repris le dessus sur les décisions de l’équipe de conception, les laissant alors subir les conséquences politiques du projet. Pour Kroll, sa proximité avec le service d’urbanisme de la mairie lui a permis de réaliser le projet dans une certaine mesure, ses relations plus complexes avec l’office HLM se sont avérées devenir des freins avec la continuité du projet. De la même manière, la mairie ayant eu peur de la prise de pouvoir citoyenne, bloqua tous les financements. Sophie Ricard a elle-même dû se battre pour entretenir ses relations avec l’office HLM du littoral. Il s’agissait alors de faire des compromis sur les budgets en trouvant des alternatives : stocker les matériaux de chantier dans les jardins, faire faire les travaux par les habitants, choisir des petits artisans plutôt que des grandes entreprises etc..

Cette deuxième partie nous permet d’étudier l’application pratique des politiques de rénovation urbaine décrites dans la première partie du mémoire. Ces trois projets, choisis pour leurs différences et leurs spécificités, montrent bien que des problématiques semblent récurrentes dans la pratique de l’implication des habitants. Comme nous avons pu le voir, le contexte et l’échelle jouent généralement un rôle important dans le choix des méthodes de participation à mettre en œuvre. Dans le cadre de ces études, nous en retiendrons deux qui semblent fonctionner dans le cas de réhabilitations de quartiers d’habitat social : l’empowerment et la permanence architecturale. Ces deux procédés répondent pertinemment au couplage d’une réhabilitation urbaine et d’une revitalisation sociale des quartiers. Le premier, s’inscrit dans une durée supérieure à celle du projet, et permet une prise en main collective du quartier changé au départ de l’équipe de bâtisseurs. Le second procédé permet lui de créer une permanence de projet et d’atelier tous les jours de l’année en créant un rituel qui pourra prendre place au sein du quartier au départ de l’architecte. Ensuite, nous avons pu voir qu’il est primordial de considérer la relation avec les habitants comme le point fédérateur du projet. Alors qu’un manque de confiance dans les institutions et les formes de pouvoir existe déjà dans ces quartiers, il est nécessaire de considérer une approche inclusive et respectueuse des habitants pour établir un rapport de confiance qui leur permettra d’être plus à l’aise dans le projet et d’y trouver plus d’intérêt. Il s’agira de soigner cette relation dans le temps et d’éviter toutes décisions ou actions qui pourraient remettre en question cette relation de confiance.

Finalement, il est aussi important de réaliser que la relation entre les équipes de projet, la maitrise d’œuvre, les maitrises d’ouvrages, les institutions publics ou encore les bailleurs sociaux est un élément qu’il est aussi nécessaire d’entretenir. Un projet participatif peut difficilement se construire s’il n’existe pas d’accord commun qui pousse chaque entité du projet à y retrouver ses propres valeurs et à tout faire pour que le projet aboutisse. Pour éviter le conflit, il est alors préférable d’agir dans une échelle locale et à travers un petit groupe, pour favoriser les contacts et le dialogue.

Nous pourrons alors nous baser sur ces trois études de cas dans la poursuite de ce mémoire en considérant les différents enseignements apportés par ces expériences dans la réflexion qui suit.

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