Shakespeare : le génie de l'Angleterre

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mensuel dom 7,50e bel 7,50e CH 13,00 FS CAN 10,50 $ can all 8,20e itl 7,50e esp 7,50e gr 7,50 e port cont 7,50 e mar 63 dhs lux 7,50 e tun 6,70 tnd tom/s 970 Xfp tom/a 1620 Xfp may 8,90 e issn 01822411

entretien henrY rousso : faire l’histoire du temps présent www.histoire.presse.fr

DOSSIE R spécia l

shakespeare Le génie de l’Angleterre


’sommaire N°384-février  2013

’actualité on en parle 18 La vie de l’édition La femme en vue - En tournage portrait 20 Patrick Fridenson, l’usine au cœur

Par Daniel Bermond

livre 22 Cachemire Connection Par Emmanuelle Loyer

akg

23 Agenda : les rencontres du mois

’événement

8 Peut-on faire l’histoire du temps présent ? Entretien avec Henry Rousso

Longtemps suspecte, voire rejetée, l’« histoire du temps présent » a acquis une place prépondérante dans l’espace public et à l’Université. Mais de quel présent parle-t-on ?

24 Fustel Rue d’Ulm Par Hervé Duchêne

25 Internet : les sites du mois

’feuilleton

février 1913 100 Barrès sur la colline Par Michel Winock

’GUIDE

la revue des revues 102 « Outre-Mers » : colonies, passage en revue 102 La sélection du mois les livres 104 « Les Bas-Fonds » de Dominique Kalifa Par Christelle Taraud

105 La sélection du mois le classique 112 « La Garçonne » de Victor Margueritte

cinéma Par Yannick Ripa 26 Le destin des « công binh » Par Antoine de Baecque

27 Chant du cygne anniversaire 28 Stalingrad : les erreurs allemandes

’CARTE BLANCHE

114 Droit de réponse Par Pierre Assouline

Par Nicolas Werth

archives 30 Les secrets des boîtes Cauchard

Par Jean-Pierre Bat

médias 32 Le putsch d’Alger en animation Par Olivier Thomas

33 Mort d’un ministre Par Bruno Calvès couverture :

Portrait de William Shakespeare dit de Chandos, du nom de son dernier propriétaire (Londres, The National Portrait Gallery ; Atlaspix/Alamy-Photo12).

retrouvez page 37 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 113

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Robert Four Tapisseries d’Aubusson, Société française des monnaies, Manière de voir (sélection d’abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

expositions 34 Dés interdits

Par Juliette Rigondet

35 Bagdad sur Seine

Par Huguette Meunier

bande dessinée 36 Enfants de Staline Par Pascal Ory

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www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’spécial

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’recherche

80 Le monde selon Idrisi Par Emmanuelle Tixier du Mesnil

shakespeare

oxford, bodleian library ; rol and et sabrina michaud/akg

Crédit collection particulière ; bridgeman-giraudon

Prince musulman de Sicile, Idrisi renoue au xiie siècle avec l’ambition de réaliser une géographie universelle et illustrée.

Le poète qui fit l’Angleterre

40 Portrait historique d’un génie

Par François-Joseph Ruggiu 43 Un catholique caché ? 44 L’affaire Richard II 48 La vraie Ophélie Par Cédric Michon 50 Trois documents autographes Par Roger Chartier

52 C’est l’acteur qui décide ! Par Olivier Spina 56 Visite au Globe

58 Le Moyen Age et la folie du pouvoir

60 Généalogie : Lancastres contre Yorks 62 Un monde pourri par la contamination du meurtre 65 Falstaff, l’anti-héros

66 Richard III ou le destin d’un monstre Par Aude Mairey

70 Comment il est devenu universel

Entretien avec Roger Chartier 72 La dette envers Montaigne Par Yves Saint-Geours 42 Chronologie 77 Pour en savoir plus

Par Jean-Philippe Genet

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86 Le Reich a perdu la guerre industrielle Par Olivier Wieviorka

La puissance industrielle de l’Allemagne nazie : un mythe, selon les derniers travaux des historiens.

94 Le triste destin de la noblesse vénitienne Par Jean-Claude Hocquet

Enquête sur un phénomène peu connu : le suicide social des aristocrates de Venise au xviiie siècle.


john foley/opale

’événement histoire du temps présent

Peut-on faire l’histoire du temps présent ? Entretien avec Henry Rousso

akg

Vue de la ville de Dresde détruite par les bombardements alliés en 1945, depuis la tour de l’hôtel de ville. Seule, debout parmi les ruines, la statue apparaît comme l’allégorie du témoin de la destruction.

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distinguer le moderne (littéralement : le présent) du contemporain (qui est du même temps).

L’Histoire : Quand la notion d’histoire du temps présent est-elle née ? Quelle en est la genèse ? Henry Rousso : En fait, même si elle était déjà dans l’air du temps, l’expression française est entrée dans le langage de la discipline avec la création de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) en 1978. Lorsqu’il a été élu à l’École des hautes études en sciences sociales en 1975, Pierre Nora avait appelé « Une his­ sa direction d’étude « histoire du toire à la présent » avec l’idée de promoufois néces­ voir une historiographie centrée sur l’événement, l’imaginaire saire et des médias et les représentations impossi­ contemporaines du passé. ble » François Bédarida, fondateur et premier directeur de l’IHTP, pensait qu’il était nécessaire de trouver un vocable autre que celui d’« histoire contemporaine » pour définir l’étude du passé proche, du « contemporain » – au sens étymologique. Cela ne s’est pas fait sans hésitations. Dans les archives de l’IHTP, j’ai retrouvé un document attestant que la première appellation envisagée était « institut d’histoire contemporaine ». Mais le CNRS créait la même année une autre unité de recherche, l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, pour travailler sur une période allant du xviie siècle au début du xxe. Par ailleurs, la tradition historiographique française faisant commencer l’histoire contemporaine en 1789, cette expression avait peu de pertinence pour désigner le projet de cette institution. L’ambiguïté n’a d’ailleurs jamais été complètement levée entre les deux expressions. C’est même une des singularités de cette partie de la discipline historique que d’avoir une variété de termes pour la désigner : contemporary history et modern history en anglais, Zeitgeschichte, Neuere ou Neueste Geschichte en allemand. Cela traduit une même difficulté à

L’H. : Reste qu’il semble un peu paradoxal, pour qui pense que l’histoire ne traite que du passé, d’associer les trois termes « histoire », « temps » et « présent ». H. R. : Cette association vient pour une part des démocrates-chrétiens d’avant-guerre, une tradition dont s’est nourri François Bédarida. Michel Winock m’a fait remarquer que, parallèlement à Emmanuel Mounier qui fonda la revue Esprit en 1932, un courant social-chrétien créa en 1934 autour de Stanislas Fumet un hebdomadaire appelé Temps présent. C’était une façon de privilégier l’aujourd’hui par rapport à l’au-delà ou par rapport au passé de la tradition. L’expression « temps présent » reflète ainsi la volonté de s’occuper de notre temps tout en s’occupant de l’universel. Le présent n’est pas seulement le contexte dans lequel l’historien travaille, il est aussi son objet d’étude. Par ailleurs, l’IHTP est issu du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, lequel appartient à une lignée d’institutions européennes1 nées après 1945 pour faire l’histoire de cet événement sans précédent. Et lorsque l’IHTP naît en 1978, il a un grand frère, l’Institut für Zeitgeschichte de Munich créé en 1949, dont le nom signifie « Institut pour l’histoire du temps », c’est-à-dire « de notre temps ». Dans les années 1970-1980, ces organismes ont été à la base d’une véritable institution-

Bédarida, le pionnier En 1978, il fondait l’IHTP.

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rançois Bédarida (1926-2001), ancien résistant, spécialiste de la société britannique de l’époque victorienne et du xxe siècle français, fut le premier directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), jusqu’en 1990. Cette unité de recherche du CNRS est l’héritière directe du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale créé en 1951. Elle s’installe même dans ses locaux et regroupe essentiellement des chercheurs travaillant sur la guerre, avant de s’ouvrir à d’autres thèmes spécifiques de l’histoire contemporaine (les totalitarismes, la décolonisation, l’histoire culturelle, les rapports passé/présent ou le rôle des historiens dans la cité).

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louis monier/rue des archives

L’histoire du temps présent est devenue une évidence. Elle occupe même aujourd’hui une place importante. Cela n’a pas toujours été le cas. C’est avec le bouleversement de la Révolution de 1789 que l’histoire « contemporaine » devient une catégorie à part, en même temps qu’un problème scientifique pour la discipline. Au xxe siècle, les guerres mondiales créent à leur tour une rupture majeure, conduisant à s’interroger sur les spécificités d’une histoire sans recul, écrite sous l’œil d’acteurs encore vivants. Henry Rousso raconte cent cinquante ans de débats en France et à l’étranger dans son dernier livre.

l’auteur Directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), dont il fut le directeur de 1994 à 2005, Henry Rousso a travaillé sur le régime de Vichy, sur l’histoire de la mémoire collective et sur les rapports entre histoire et justice. Il a notamment publié avec Éric Conan Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard, 1994), avec Philippe Petit La Hantise du passé (Textuel, 1998) et La Dernière Catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain (Gallimard, 2012).

Note 1. A Amsterdam, Bruxelles, Milan, Moscou, Varsovie, etc.


LONDRES, COLLECTION DU ROYAL shakespeare theatre/bridgeman-giraudon

’spécial shakespeare

Sorcières

Les Sorcières de Macbeth peintes par Füssli en 1783. Ce sont ces « trois sœurs fatales » qui ont poussé Macbeth et sa femme vers leur fin tragique.

l’auteur Professeur d’histoire médiévale à l’université Paris-I, JeanPhilippe Genet travaille sur la naissance de l’État moderne à la fin du Moyen Age. Il a notamment publié La Genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre (PUF, 2003).

Le Moyen Age et la folie du pouvoir Une succession sanglante de vengeances et de meurtres : telle est l’histoire de l’Angleterre racontée par Shakespeare. Une façon héroïque, violente et universelle d’aborder la question du pouvoir sans jamais parler de politique. Par Jean-Philippe Genet L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 4   f é v r i e r   2 0 1 3 58


À savoir une histoire anglaise

L

Dix pièces sur le Moyen Age Henri VI (1, 2, 3) et Richard III, composées vers 1590-1593, se terminent par la victoire en 1485 du futur Henri VII Tudor sur Richard III. Richard II, Henri IV (1 et 2) et Henri V, composées dans les années 1594-1599, décrivent les événements de 1399, date de l’abdication de Richard II, à 1422, date de la mort d’Henri V. Le Roi Jean et Henri VIII, écrites en collaboration, sont à part. Elles concernent les règnes de Jean sans Terre (1199-1216) et d’Henri VIII (1509-1547).

a fin du xvie siècle est temps d’angoisse en Angleterre. La défaite de l’Invincible Armada en 1588 a provisoirement écarté la menace espagnole, mais le « poison » du catholicisme est toujours virulent, et les dissidences puritaines sapent l’autorité de la hiérarchie anglicane et la légitimité du roi, chef de l’Église : tous savent que la paix civile et la prospérité que le règne de la Certes, un an auparavant, William Camden a reine Élisabeth a procurées à l’Angleterre risquent de disparaître lorsque lui succédera l’Écossais réfuté les origines troyennes dans sa Britannia : Jacques Ier Stuart, réputé autocrate. Plus que ja- mais la version anglaise de ce livre savant ne paraît mais, les Anglais scrutent le passé, cherchant dans qu’en 1610. Et s’il fait justice de Brutus, Camden le « roman national » des raisons d’espérer et des n’est pas plus sévère que Holinshed sur les rocamleçons pour déchiffrer un avenir incertain. bolesques péripéties de l’histoire celtique, notamLa question du pouvoir est au cœur de trois grou- ment sur l’incertain roi Arthur. pes de pièces écrites par Shakespeare. Parmi elles, L’intrigue de la première pièce historique élisale sujet le plus populaire, mais aussi le plus brû- béthaine, Gorboduc, écrite en 1562 par les juristes lant parce qu’il touche à l’avènement des Tudors, Norton et Sackville pour être représentée devant concerne l’histoire récente de l’Angleterre (cf. ci- la reine Élisabeth pour la nuit des Rois – le jour de contre). Shakespeare lui-même a pu voir en 1587 à l’épiphanie –, est empruntée au livre II de l’HistoStratford les Queen’s Men (la compagnie où il aurait ria Regum de Monmouth : c’est aussi la première commencé sa carrière d’acteur) jouer des pièces écrite en blank verse ou vers libre, typique du théâsur le roi Jean ou sur Richard III. La postérité n’a tre élisabéthain. retenu que le fascinant Édouard II de Christopher Shakespeare sait que les « histoires » de l’HisMarlowe, mais en réalité tous les rois anglais ont toria Regum, celles de Cymbeline, du Roi Lear et eu leur Historie, d’Henri Ier (Chettle) à Henri VII du fils de Brutus, Locrine – cette tragédie lui est (Wilson), en passant par Richard Cœur de Lion parfois attribuée – sont d’une autre veine que (Chettle), Édouard Ier (Peele), ou l’histoire récente de l’Angleterre. Édouard IV (Heywood). Mais l’absence de frontière enDans ces pièces, légende et tre histoire et légende fait acLes Anglais scrutent histoire font bon ménage : outre cepter l’intrusion du surnaturel : le passé et cherchent Brutus (Chettle et John Day), son public n’est pas plus surpris dans le roman Arthur est l’un des favoris de la de la Jeanne d’Arc de l’Henri VI national des raisons scène élisabéthaine, où se glissent que des sorcières de Macbeth. d’espérer des personnages imaginaires, Ce sont elles d’ailleurs qui litels le chevalier Guy de Warwick vrent dans la pièce le message (Thomas Dekker) ou Robin politique : elles révèlent que de des bois, anobli sous le nom de Robert, comte de Malcolm, le vainqueur de l’illégitime Macbeth, Huntingdon (Munday et Chettle) : on peut faire la sortira la lignée des rois d’Écosse dont le dernier liste d’une centaine de ces pièces entre 1580 et 1610. représentant n’est autre que Jacques Ier Stuart Celles de Shakespeare ont eu un immense suc- (1603-1625). Pour son histoire du xve siècle anglais, cès : Richard III, Richard II et Henri IV (1) ont chacune été publiées six fois isolément avant l’édition Shakespeare suit fidèlement les chroniqueurs, posthume de 1623, mieux que Roméo et Juliette Edward Hall et Holinshed, qui réorganisent le contenu des chroniques médiévales pour justifier (5 fois) ou Hamlet et Périclès (4 fois). l’avènement de la dynastie des Tudors en 1485. On peut résumer l’intrigue ainsi : Richard II Légendes et vieux grimoire L’histoire d’Angleterre de Shakespeare et de ses (1377-1399) se comporte en tyran, cherchant à contemporains n’était pas la nôtre. Depuis Geoffroy déposséder son cousin, le fils de Jean de Gand, de Monmouth et son Historia Regum Britanniae duc de Lancastre, de son héritage. Ce dernier, (1135), dont il prétendait avoir trouvé la matière Henri de Bolingbroke, le dépose et le fait assasdans un vieux grimoire, elle s’ouvrait sur l’arrivée siner en 1400. Il monte sur le trône sous le nom à Albion1, jusque-là peuplée par des géants, du d’Henri IV, et règne jusqu’en 1413 malgré les révoltes des Percy et des Gallois d’Owain Glyndwr. prince troyen Brutus (d’où « Britannia »). Son fils, le prince Hal (Henri V), lui succède : Bien que l’humaniste italien Polydore Virgile ait commencé à saper les fondements de cette légende, il bat les Français à Azincourt en 1415 et épouse elle reste le point de départ de l’histoire nationale la fille du roi de France Catherine de Valois. Après au temps de Shakespeare : il l’a lue dans l’une de sa mort prématurée en 1422, son fils Henri VI ses sources favorites, les Chronicles of England, devient, conformément au traité de Troyes2, roi Ireland and Scotland de Raphael Holinshed, dont d’Angleterre et roi de France alors qu’il n’est qu’un bébé. Adulte, son incompétence lui fait perdre ses la deuxième édition date de 1587. L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 4   f é v r i e r   2 0 1 3 59

Notes 1. Le terme Albion vient de l’historien romain Pline (Histoire naturelle, livre IV, § 102). Il est censé évoquer la blancheur des falaises de Douvres. Il est repris au viie siècle par Bède, et de là par tous les historiens et chroniqueurs anglais. 2. Cf. « La guerre de Cent Ans », dossier, L’Histoire n° 380, octobre 2012.


’spécial shakespeare

Comment il est devenu universel Dès la fin du xviie siècle, Shakespeare devient le poète national de l’Angleterre. Mais il faut attendre le sacre de l’auteur, au siècle des Lumières, pour qu’il conquière le reste de l’Europe. Entretien avec Roger Chartier

Dans les années 1590, ses poésies lui confèrent une certaine renommée. Frontispice de Vénus et Adonis en 1593.

l’auteur Directeur d’études à l’EHESS, professeur de la chaire « Écrit et cultures dans l’Europe moderne » au Collège de France, Roger Chartier a notamment publié Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue (Gallimard, 2011).

L’Histoire : Shakespeare était-il célèbre de son vivant ? Roger Chartier : Avant les années 1590, à l’exception de sa famille et de ses voisins, personne n’a jamais entendu parler de lui. Ce sont ses deux poèmes Vénus et Adonis (1593) puis Le Viol de Lucrèce (1594) qui lui offrent une certaine renommée. Revendiqués par Shakespeare dans sa dédicace à son protecteur, le comte de Southampton, ils acquièrent un immédiat lectorat. Le premier Shakespeare connu est donc poète. Ses pièces de théâtre commencent à être publiées dans les années 1590, mais sans que son nom apparaisse sur la page de titre. L’habitude éditoriale consistait en effet à ne mentionner que le nom de la troupe. La première pièce qui porte au titre le nom de « Shakespeare » est Peines d’amour perdues en 1598. Dès lors, sa réputation de dramaturge est croissante. Même des œuvres qui seront ensuite exclues du corpus shakespearien paraissent à cette époque sous les initiales « W.S. » ou sous son nom. Il faut comprendre que la dissociation est alors complète entre l’identité de celui qui écrit une pièce et la manière dont un imprimeur ou un libraire utilise un nom. Pour nous, il n’y a pas de distinction prisma archivo/leemage

Le poète

entre le nom d’auteur et l’identité de l’écrivain. On est aux xvie et xviie siècles dans un monde différent : un nom d’auteur peut être utilisé pour faire vendre une œuvre indépendamment du fait qu’il l’ait écrite ou non. Cela traduit en tout cas une réputation établie et solide et on peut donc en déduire qu’à partir de 1598 le nom de Shakespeare est suffisamment attractif pour être utilisé comme une « marque ». L’H. Était-il connu à cette date en dehors de l’Angleterre ? R. C. : Non. Mais l’Angleterre elle-même était largement inconnue. Des troupes anglaises ont sans doute joué en Allemagne le Titus Andronicus de Shakespeare, comme le montre une gravure allemande des années 1620. Mais dans le reste de l’Europe la méconnaissance était totale. Cela n’a pas empêché le succès d’un motif littéraire entretenu par des écrivains comme Anthony Burgess ou Carlos Fuentes : la rencontre supposée entre Shakespeare et Cervantès. Les deux auteurs sont morts le même jour et la même année, le 23 avril 1616. Shakespeare connaissait sans doute Cervantès car les auteurs espagnols étaient traduits et lus en Angleterre. D’autre part, en 1604-1605, on sait qu’une ambassade anglaise s’est rendue à Valladolid. Parmi les « servants » – les acteurs sont

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alors considérés comme des domestiques – qui l’accompagnent, se serait trouvée la troupe de Shakespeare. Il aurait pu à cette occasion rencontrer l’auteur espagnol qui aurait pu lui offrir un manuscrit de son Don Quichotte tout juste achevé… Il s’agit là d’un mythe fondé sur un contresens historique. S’il est bien certain que les dramaturges anglais connaissaient l’existence de la littérature espagnole, inversement, les Espagnols n’avaient pas la moindre idée de ce qui s’écrivait en anglais, dans cette île lointaine dont la langue était inconnue. Jusqu’au xviiie siècle, l’anglais était avant tout une langue de marchands.

toho/the kobal collection

L’H. : De quand datent ses premières biographies ? R. C. : On voit naître à la fin du xviie siècle des compilations d’anecdotes, transmises par des traditions orales. La première Vie de Shakespeare, composée à partir de ces légendes, date de 1709. Elle a été rédigée par l’Anglais Nicholas Rowe en vue de son édition des œuvres du dramaturge. Quant au premier travail réellement biographique, il est le fait d’un éditeur de la fin du xviiie siècle, Edmond Malone. Malone a mené une enquête à Stratford-upon-Avon pour retrouver toutes les archives disponibles. Publiée en 1821, sa Vie de Shakespeare est le premier effort pour écrire une biographie « objective », au moment même où la notion d’authenticité prend de l’importance.

On connaît un Shakespeare usurier, un Shakespeare pro« En 1598, son nom priétaire de terres, mais pas de est suffisamment Shakespeare écrivain. Les mysattractif pour être tères shakespeariens sont largement tributaires de cette absence utilisé comme une d’archives littéraires. Aujourd’hui, marque » au contraire, les étapes successives de la réalisation d’une œuvre sont pieusement conservées. Mais c’est une tradition récente à l’échelle L’H. : Mais comment écrire de l’histoire. La mode est née au xviiie siècle avec la biographie d’un auteur avec le sacre de l’auteur. Rousseau et Goethe se sont si peu d’archives ? faits les archivistes d’eux-mêmes et ont accumulé R. C. : Shakespeare n’est pas seul dans ce cas. les brouillons successifs, les annotations sur des Nous n’avons pas non plus de manuscrits autogra- exemplaires imprimés, des copies manuscrites de phes ou de documents autobiographiques littérai- leurs œuvres. Shakespeare, comme Cervantès et res pour Cervantès, Molière, et beaucoup d’autres. Molière, vivent à une autre époque. Il n’y a donc qu’une solution : pour placer les œuvres dans la vie, il faut déduire la vie des œuvres. L’H. : Comment alors est-il devenu C’est un cercle fermé. Aujourd’hui encore, les bioun classique ? graphes de Shakespeare en sont réduits à cet exerR. C. : La canonisation de son œuvre débute en cice et, du coup, sont prudents dans leurs affirma- 1623, sept ans après sa mort, lorsque deux anciens tions car il n’existe aucun document externe sur acteurs de sa troupe, John Heminges et Henry Condell, persuadent quatre libraires-éditeurs de son processus créatif. L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 4   f é v r i e r   2 0 1 3 71

Héros japonais L’affiche de Kumonosu-jo, traduit en français par « Le Château de l’araignée » ou « Le Trône de sang ». Dans ce film de 1957, Akira Kurosawa fait de Macbeth une brute grandiose.


’recherche idrisi

Le monde selon Idrisi Prince musulman résidant en Sicile, Idrisi rédige au xiie siècle un traité de géographie universelle. Une œuvre remarquable par ce qu’elle choisit de montrer comme par ce qu’elle tait. Par Emmanuelle Tixier du Mesnil

E

Décryptage

auteur

Comment expliquer la présence n janvier 1154, le d’un intellectuel musulman auprès de prince musulman la dynastie des rois normands de Sicile, Al-Idrisi débute Roger II (1130-1154) puis Guillaume Ier la composition de son Emmanuelle Tixier du Mesnil célèbre traité de géo(1154-1166) ? Pour le comprendre, il s’est intéressée à Idrisi lors graphie universelle, le faut se souvenir de ce que fut l’histoire de sa thèse sur la géographie Kitab Nuzhat al musde la Sicile dans les siècles précédents. arabe médiévale entre xe htaq fi-khtiraq al-afaq L’auteur Après avoir été romaine puis byzantine, et xive siècle. Son objectif : (« L’agrément de celui Maître de l’île est conquise par les armées arabocomparer les descriptions qui est passionné par conférences musulmanes dans les années 830. Une de l’Espagne à l’époque, à l’université la pérégrination à trariche culture s’y développe, l’arabe s’imParis-OuestAl-Andalus étant un territoire vers le monde »). C’est Nanterre, pose comme la langue du pouvoir et des qui se rétracte. Idrisi est resté un ouvrage de com- Emmanuelle sciences. Après la disparition du dernier l’un des géographes arabes Tixier du Mesnil mande, écrit à la de- a publié, avec émir kalbide, vers 1053, la Sicile est déles plus célèbres en Occident, Brigitte Foulon, mande du souverain sichirée par les rivalités qui opposent entraduit précocement, peut-être Al-Andalus. cilien Roger II. Il lui est Anthologie tre eux les princes musulmans. En 1060, parce qu’il vivait à la cour de d’ailleurs dédié. Roi de (Flammarion, l’un d’eux fait appel aux Normands qui Sicile, peut-être aussi à cause et, avec Sicile à partir de 1130, 2009) dominent le sud de l’Italie. Ceux-ci dede la beauté de ses cartes. Au Annliese Nef et Roger II impose une viennent, à partir des années 1060Benoît Grévin, rebours d’une géographie qui, monarchie forte et am- Chrétiens, juifs et 1090, les nouveaux maîtres de l’île. à partir du xe siècle, devient dans bitieuse. A ses yeux, la musulmans A dire vrai, on ne sait pas grandde plus en plus littéraire, la Méditerranée science est l’ornement médiévale. chose sur la vie d’Idrisi, faute de sourIdrisi renoue avec l’ambition de la royauté. Il s’en- Études en ces. Descendant du prophète Mahomet, de réaliser une géographie hommage à il est apparenté à la grande famille qui toure donc d’intellec- Henri Bresc (De universelle illustrée, comme fonda Fès en 789. On ne connaît pas la tuels et encourage la Boccard, 2008). celle du Grec Ptolémée. date exacte de sa naissance, sans doute réalisation de traités de géographie pour cartographier en Sicile, à la fin du xie siècle. Il se serait éteint en 1175-1176. Les travaux récents d’Annliese Nef (cf. l’ensemble du monde habité. Si, dans l’Antiquité, la géographie était grecque, Pour en savoir plus, p. 85) ont cependant contribué au Moyen Age, elle est arabe. Dès le ixe siècle, à à remplir quelque peu les vides laissés par les taBagdad, capitale du califat abbasside (750-1258), bleaux lacunaires des auteurs médiévaux. des savants ont recueilli l’héritage de la géographie antique. Ils ont traduit les auteurs grecs et s’en sont Un monde quadrillé inspirés pour cartographier l’ensemble du monde Rédigé en arabe, le traité d’Idrisi témoigne du habité, et surtout le domaine de l’Islam, le Dar-al- rayonnement que continuait à avoir la culture araIslam. Après l’An Mil, ces traités sont délaissés en bo-musulmane en Sicile, un siècle après la perte Orient au profit des journaux de voyages, des mo- de l’île par l’Islam. Sa rédaction nécessita au préanographies régionales ou des dictionnaires géogra- lable une minutieuse collecte d’informations, dans phiques. Mais, dans l’Occident du monde musul- les livres de ses prédécesseurs, auprès de marins, man, surtout en Al-Andalus (Espagne musulmane), de marchands et même d’envoyés spéciaux du roi l’art des traités de géographie universelle perdure. Roger II que le géographe aurait ensuite interroC’est dans ce cadre que s’inscrit l’œuvre d’Idrisi. gés. Après une quinzaine d’années (1139-1154) L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 4   f é v r i e r   2 0 1 3 80


oxford, bodleian library ; rol and et sabine michaud/akg

Mappemonde d’Idrisi. Le nord est en bas. Au centre, la péninsule arabique. Le monde est entouré d’un vaste océan. Les montagnes sont dessinées par une tresse jaune. Des parallèles rouges définissent sept climats.

Si, dans l’Antiquité, la géographie était grecque, au Moyen Age, elle devient arabe, recueillant l’héritage des auteurs antiques, notamment celui de Ptolémée L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 4   f é v r i e r   2 0 1 3 81


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