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Sommaire
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DOSSIER
ACTUALITÉS L’ÉDITO
3 Invisibles
FORUM Vous nous écrivez 4 Homère, la pluie et les coquillages
ON VA EN PARLER Hypothèse 6 La mort d’Alexandre
ÉVÉNEMENT
De Diderot à Hadopi 1 2 L a longue querelle du
droit d’auteur Par Robert Kopp
ACTUALITÉ Brésil 20 Le sabre et l’Évangile Par Anaïs Fléchet
B erlioz 22 Revoir Nice et ne pas mourir Par Claude Aziza
30 La France noire
P olémique 2 4 Le papyrus d’Artémidore est-il un faux ? Par Anne Aymard
32
E urope
26 Brexit or not Brexit ? Par Marion Gaillard
La lutte a commencé
Par Vincent Bollenot
PORTRAIT
Coopération
Christophe Charle 28 L’Européen
Par Jean Barthélemi Debost
La « force noire » du colonel Mangin Chronologie
Par Emmanuelle Loyer
40
Être Noir et libre en France
Par Sue Peabody
France Culture Vendredi 8 mars à 9 h 05, retrouvez dans l’émission d’Emmanuel Laurentin « La Fabrique de l’histoire » une séquence avec Pap Ndiaye en partenariat avec L’Histoire.
Fille de roi ?
Par Joël Cornette
L’affaire Furcy
46 COUVERTURE : portrait de Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue à la Convention, 1797, huile sur toile d’Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson (Château de Versailles ; Leemage). En médaillon : portrait de Denis Diderot par Louis-Michel Van Loo, 1767 (RMN-GP – Paris, musée du Louvre – /Stéphane Maréchalle).
Paris, xixe siècle. Modèles, courtisanes et prostituées 48
Par Christelle Taraud, illustrations commentées par Isolde Pludermacher
54 Années 1960-1970. La grande migration antillaise
Par Sylvain Pattieu
Venus d’Afrique
60
L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
La carrière brisée du général Dumas Par Frédéric Régent
Si les Noirs m’étaient comptés Par François Héran
INÉDIT/L’ILLUSTRATION
ABONNEZ-VOUS PAGE 97 e numéro comporte un encart abonnement C L’Histoire sur les exemplaires kiosque France, un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse, un encart Webalix sur les exemplaires abonnés et un encart First Voyage sur les exemplaires abonnés.
Une histoire longue Par Pap Ndiaye
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
78 « Guillaume le Conquérant »
de David Bates Par Fabien Paquet
80 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
8 4 « Les Mauvaises Herbes »
de Keum Suk Gendry-Kim Par Pascal Ory
Revues 86 La sélection de « L’Histoire » 8 8 La planche de JUL
Classique 89 « Les Révolutions russes »
64 L a tolérance andalouse a-t-elle existé ? Par Emmanuelle Tixier du Mesnil
de Richard Pipes Par Alexandre Sumpf
SORTIES Expositions
9 0 « Toutânkhamon.
Le trésor du pharaon » Par Huguette Meunier
THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES – VIENNE, KUNSTHISTORISCHES MUSEUM ; AKG
92 « L’armée de Rome.
La puissance et la gloire » à Arles Par Claude Aziza
Cinéma 9 4 « Santiago, Italia »
de Nanni Moretti Par Antoine de Baecque
95 « Peu m’importe si l’histoire
nous considère comme des barbares » de Radu Jude Par Antoine de Baecque « Les Témoins de Lendsdorf » d’Amichai Greenberg
Médias 9 6 La sélection de « L’Histoire » CARTE BLANCHE
9 8 Toto Riina, un tueur et
72 E t le café devint viennois
rien d’autre Par Pierre Assouline
Par David Do Paço
L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
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Liberticide ? En 2009, les opposants à Hadopi manifestent à Paris. Ils dénoncent l’inefficacité et le caractère liberticide de ces lois contre le piratage. Aujourd’hui, c’est la réforme européenne du droit d’auteur qui divise les médias et les géants du numérique. L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
Événement
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DE DIDEROT À HADOPI
LA LONGUE QUERELLE DU DROIT D’AUTEUR
L’adoption en 2018 du projet de directive européenne sur la réforme du droit d’auteur à l’ère numérique n’en finit pas de diviser GAFA et « parti pirate » d’un côté, auteurs et industries culturelles de l’autre. Le débat entre protecteurs du droit d’auteur et partisans de la libre circulation des idées court depuis le xviiie siècle.
SEBASTIEN FENOUIL/RÉA – BNF, 8-Z LE SENNE-4623 – LUDOVIC/RÉA – L AURENT GIRAUDON/OPALE/LEEMAGE
Par Robert Kopp
D
ès son apparition au xvie siècle, le livre a été un objet de suspicion pour les pouvoirs et de commerce pour ceux qui le fabriquaient. L’Église et la monarchie tenaient à contrôler les écrits mis en circulation et à les soumettre à l’impôt ; quant au commerce, il était censé faire vivre les acteurs du livre. Mais, jusqu’au xviiie siècle, l’économie du livre concernait d’abord les libraires, comme on appelait alors les imprimeurs. Les revenus des auteurs étaient aléatoires. Ainsi, en 1580, la première édition des Essais de Montaigne, chez Simon Millanges à Bordeaux, se fit à compte partagé, l’auteur s’étant engagé à fournir le papier1. Afin de préserver leurs intérêts et rentabiliser leurs investissements, les libraires
s’organisèrent dès le xvie siècle en une corporation aussi puissante que fermée sous la protection de la monarchie. Protection que celle-ci accordait en échange d’un contrôle de la production imprimée. C’est le « régime du privilège ».
Le temps du privilège
Sous François Ier, les exemples ne manquent pas de libraires qui s’adressaient au roi, comme ce Pierre Viard, pour demander, en 1521, « qu’il lui fût permis d’imprimer la nouvelle addition et amplification de l’histoire de Gaguin, et défenses à tous autres pendant le temps qu’il plairait à la Cour, afin qu’il pût recouvrer ses frais et mises »2. Il s’agissait alors de combattre le fléau de la contrefaçon, d’interdire les réimpressions illicites et d’en empêcher la circulation.
Mais bien vite le débat s’est déplacé sur la durée et le renouvellement de ce privilège. En effet, dérogation au droit commun, celui-ci devait être, en principe, limité dans le temps. Les libraires ne l’entendaient pas ainsi : puisque l’auteur cède son manuscrit une fois pour toutes, à perpétuité, ils réclament le droit d’imprimer et de réimprimer ledit ouvrage également à perpétuité, à condition de renouveler régulièrement le privilège. Durant tout le xviiie siècle, des querelles opposent les libraires parisiens, qui dominent le monde du livre et bénéficient des privilèges royaux, à ceux de province, qui n’hésitent pas à acheter des livres interdits ou des contrefaçons à l’étranger, notamment à Amsterdam, à Bruxelles ou en Suisse, comme l’a montré Robert Darnton (cf. p. 19). Les
L’AUTEUR Historien de la littérature, Robert Kopp a notamment publié Un siècle de Goncourt (Gallimard, 2012).
Codes
En haut : le Code de la librairie et imprimerie de Paris de 1723 et l’une des nombreuses mises à jour du Code de la propriété intellectuelle de 1992. L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
Actualité
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Le papyrus d’Artémidore est-il un faux ? En 2006, le philologue Luciano Canfora déclenchait la polémique sur l’authenticité d’un extraordinaire papyrus attribué au géographe grec Artémidore. Une décision de justice récente la relance. Par Anne Aymard*
Sur ce fragment montrant peut-être la péninsule Ibérique, on voit des tracés de cours d’eau et des emplacements de villes. La carte, inachevée, participe de la controverse.
U
Note 1. Les spécialistes des documents écrits en grec ancien ou en latin et retrouvés en Égypte.
n peu oublié aujourd’hui, le géographe grec Artémidore sillonna au ier siècle avant notre ère le pourtour méditerranéen, de l’Égypte à la péninsule Ibérique en passant par Rome où il s’était rendu comme émissaire. Une mission dont il s’acquitta avec succès puisque sa ville natale d’Éphèse lui éleva une statue dorée. De ses pérégrinations il tira des Geographoumena en onze livres, connues jusqu’à une période récente surtout de façon indirecte, ainsi à travers Strabon (ier siècle) et Étienne de Byzance (vie siècle). Ce n’est pourtant pas pour sa rareté que la découverte en
Le papyrus est aujourd’hui examiné à l’Institut de pathologie du livre de Rome L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
aurait d’abord constitué une édition du deuxième livre des Geographoumena ; 2) très postérieurement, il se serait retrouvé dans un atelier d’artiste où le verso aurait été orné d’images d’animaux réels ou fantastiques ; 3) plus tard encore, les espaces vides du verso auraient reçu des dessins de têtes, de mains, de pieds.
La controverse
Dès 2006, le philologue italien Luciano Canfora, professeur à l’université de Bari, émet des doutes sur l’authenticité du papyrus, d’abord dans le Corriere della Sera puis dans Quaderni di storia, revue scientifique dont il est responsable. Il souligne en premier lieu que l’assemblage original n’est pas établi. Mais ses arguments les plus énergiques portent sur les textes. Certains éléments, ditil, étaient inconnus à l’époque d’Artémidore (par exemple des détails de l’Ibérie). A la suite de l’historien de l’art Maurizio Calvesi, il attribue les premières lignes du texte à la Géographie générale comparée écrite par Carl Ritter au xixe siècle. Bref, pour lui c’est un faux dû à Constantin Simonides (1820-1890), paléographe et remarquable calligraphe grec, bien connu comme faussaire (il avait cherché à vendre des poèmes d’Homère ou un Évangile du ier siècle en réalité de sa main). Mais cette démonstration ne convainc pas tous les papyrologues 1 . Leurs premiers
DR
Une carte intrigante
Égypte d’un fragment d’Artémidore a enflammé la communauté scientifique. Le papyrus faisait partie d’un lot qui aurait été utilisé en amalgame pour combler un trou ou rembourrer une momie. Un collectionneur de Hambourg, Serop Simonian, remarquant des caractères grecs sur l’extérieur du rouleau, l’acquit en 1971, dans des circonstances restées mystérieuses. Le papyrus, haut de 32,5 cm et long de 2,55 m, est en fait un ensemble d’environ 50 fragments. On y trouve notamment un texte grec en cinq colonnes, qui serait l’introduction et le début de la description de la péninsule Ibérique contenues dans le deuxième livre de la Géographie d’Artémidore. Particularité rare : un des fragments porte une carte, inachevée, peutêtre de la péninsule Ibérique. Le papyrus se singularise aussi par une quarantaine de dessins (animaux et détails humains). En 2004, la fondation Compagnia di San Paolo l’acquiert (pour 2,75 millions d’euros) et le présente au public en 2006. La même année, Claudio Gallazzi (papyrologue à l’université degli Studi de Milan) et Salvatore Settis (historien et archéologue, alors directeur de l’école normale supérieure de Pise) publient une recension qui explique la présence sur le papyrus d’éléments disparates en faisant l’hypothèse de ses « trois vies » successives : 1) le document
DR
/ 2 5
arguments portent sur l’objet lui-même : le carbone 14 donne une date de fabrication du papyrus entre la fin du ier siècle av. J.-C. et le début du ier siècle ap. J.-C. De plus, un faussaire du xixe siècle aurait eu du mal à imiter aussi bien une écriture ancienne, les seuls modèles accessibles alors étant les papyrus d’Herculanum, dont les écritures diffèrent de celui d’Artémidore. Autre argument – qui ravira les amateurs de cryptologie – le
papyrus utilise un système rare d’indication des milliers : un sampi (lettre qui vaut 900) 2 surmonté d’un multiplicateur alphabétique. Or cette façon d’exprimer les milliers n’a été correctement comprise qu’en 1907 dans un papyrus d’Éléphantine. Simonides, mort en 1890, même s’il a pu en voir sur des inscriptions en Grèce, n’aurait su l’utiliser correctement. Par ailleurs, il fabriquait des faux pour les vendre : or, on n’a nulle mention de ce papyrus,
Luciano Canfora
Lors d’une conférence à l’université de Bari, le 27 novembre 2014. La partie droite du papyrus (ici, une copie) est illustrée de têtes, mains, pieds humains.
Note 2.
pourtant extraordinaire, à son époque. Mais Luciano Canfora n’en démord pas. D’autres vont dans son sens : le papyrologue Daniel Delattre (IRHT) souligne que le scribe du papyrus d’Artémidore s’est inspiré des rouleaux d’Herculanum. Résultat : en 2013, un juge italien rouvre le dossier et, le 10 décembre 2018, son successeur décrète que le papyrus est un faux, en particulier après nouvelle expertise de l’encre qui contiendrait du zinc – contrairement aux pratiques de cette époque. Mais il rend un non-lieu, le délit (de vente frauduleuse) étant prescrit. Les tenants de l’authenticité, notamment Salvatore Settis, refusent ce verdict, considérant que le juge n’a pas pris en considération les 700 pages de l’édition critique. Le papyrus est aujourd’hui examiné à l’Institut de pathologie du livre de Rome. On en saura peut-être bientôt plus… n * Journaliste
Préparez les concours avec www.lhistoire.fr n
L e Capes et l’Agrégation 2019 La famille dans l’Antiquité L’Europe du Nord, viie-xie siècle l État, pouvoirs et contestations politiques, 1640-1780 l Culture, médias, pouvoirs aux États-Unis et en Europe, 1945-1991 l l
L’épreuve d’histoire de l’École normale supérieure
n
n
L’épreuve d’histoire de Sciences Po Paris
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L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
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DOSSIER
L a France noire
Une histoire longue La présence noire en France a une histoire : si elle recoupe largement celles des traites et de la colonisation, et donc les débats qui leur sont liés, elle ne se confond pas totalement avec elles. Le point en sept questions. Par Pap Ndiaye
Bal nègre
Un couple au Bal nègre, rue Blomet, à Paris, photographié par Brassaï en 1932. Célèbre cabaret ouvert en 1924, cette salle accueillait de folles soirées dansantes sur fond de musique antillaise, passage obligé des touristes et étrangers venus dans la capitale. L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
DR – RMN-GP/MICHÈLE BELLOT ; © ESTATE BRASSAÏ/RMN-GP
L’AUTEUR Professeur à Sciences Po Paris, membre du comité scientifique de L’Histoire, Pap Ndiaye est notamment l’auteur de La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008).
/ 3 3 1. Qu’est-ce qu’un « Noir » ?
Le groupe que constituent les « Noirs » est infiniment divers socialement et culturellement. Considérer toutes les personnes à indice mélanique élevé dans la même catégorie d’analyse ne va donc aucunement de soi. En histoire comme dans les autres sciences sociales, toute catégorisation, bien qu’indispensable à la compréhension des sociétés, doit être justifiée – et en aucun cas essentialisée. Parler des Noirs, du point de vue de l’historien ou du sociologue, c’est faire référence à une catégorie imaginaire, à des personnes dont l’apparence est d’être noires, et non point à des personnes dont l’essence serait d’être noires. Les Noirs sont noirs parce qu’on les a tenus pour tels dans les mondes blancs, particulièrement depuis le début de l’Époque moderne. Il est donc possible d’analyser une « condition noire », par laquelle nous signifions que des hommes et des femmes, qu’ils le veuillent ou non, ont en partage d’être considérés comme Noirs à un moment donné et dans une société donnée. Ils ont été historiquement construits comme Noirs, par un lent processus de validation religieuse, scientifique et intellectuelle de la « race noire », processus si enchâssé dans les sociétés modernes qu’il est resté à peu près en place aujourd’hui, alors même que l’idée de race a été délégitimée. S’il est hautement souhaitable que la couleur de peau n’ait pas plus d’importance que celle des yeux ou des cheveux, nous n’en sommes pas encore là, loin s’en faut. Faire l’histoire de la « France noire », c’est donc faire l’histoire d’un groupe de personnes vivant en France et vues comme noires par la société, et parfois traitées comme telles par les pouvoirs politiques. Cette question, marginale il y a quelques années, a désormais droit de cité dans l’édition, à l’université, et au musée d’Orsay, où se tient une exposition très attendue : « Le modèle noir, de Géricault à Matisse ».
2. Depuis quand y a-t-il des Noirs en France ?
Il est encore courant d’entendre que la société française se serait colorée à partir des années 1960. S’il est vrai que les cinquante dernières années ont vu un accroissement très significatif de personnes venues d’Afrique subsaharienne et des départements d’outre-mer, la présence de femmes et d’hommes identifiés comme « Noirs » en France est bien plus ancienne. On pourrait d’abord remarquer qu’il y avait des Africains en France au Moyen Age : des marins, des commerçants, des visiteurs de marque (ambassadeurs, princes de royaumes africains). Mais, au fond, la question est moins de savoir depuis quand il y a des Noirs en France que depuis quand la question de leur présence se pose : à ce titre, le xviiie siècle est crucial. Leur présence dans ce qui devient la métropole s’accroît notablement et devient un sujet politique (cf. p. 40).
MOTS CLÉS
Nègre
Le mot, emprunté à l’espagnol negro (luimême provenant du latin niger, « noir »), apparaît en français au xvie siècle. De « personne noire », il devient également synonyme d’« esclave » au xviiie siècle. Au xixe, il est de plus en plus considéré comme un terme raciste, mais il est repris par des militants noirs dans l’entre-deux-guerres, et aujourd’hui par certains musiciens de rap, manière d’inverser le stigmate.
Noir
C’est au xvie siècle que l’adjectif est utilisé comme substantif pour désigner une personne noire. C’est encore aujourd’hui le terme le plus employé.
Black
Ce terme emprunté aux États-Unis apparaît en français vers 1980, dans le registre familier.
Afro-descendant
Terme générique, on utilise aussi Afro-Européen. Cette expression est désormais parfois préférée par refus de toute référence à la couleur de peau sur le modèle états-unien (African-American).
Note 1. Cf. « La France et ses esclaves » (dossier), L’Histoire n° 353, mai 2010.
3. Quelle fut la place de la France dans les traites négrières ?
La traite française s’inscrit dans un grand mouvement historique par lequel les puissances européennes colonisèrent les Amériques et y installèrent une économie de plantation très rentable à partir du début du xviiie siècle. Pendant deux siècles environ (du milieu du xviie au milieu du xixe), les armateurs français mirent sur pied 4 220 expéditions négrières. C’est beaucoup moins que leurs homologues anglais, qui organisèrent 41 % des expéditions négrières européennes (contre 13 % pour la France), ou portugais (39 %). En outre, les Français entrèrent plus tardivement que les Anglais et les Portugais dans ce commerce, en raison d’une part des guerres de Religion qui ravagèrent le royaume dans la seconde moitié du xvie siècle et d’autre part de l’existence d’activités anciennes et rentables dans lesquelles les élites commerçantes étaient investies. La situation changea lorsque, dans la seconde moitié du xviie siècle, des marchands moins établis, plus jeunes et disposés à prendre des risques se lancèrent dans la traite. Les perspectives étaient alléchantes, car à la même période la canne à sucre, source de profits considérables, remplaça le tabac aux Antilles. Les flibustiers de Saint-Domingue, dont les activités venaient d’être interdites par les traités de Ryswick signés entre la France et l’Espagne (1697), se tournèrent rapidement vers le sucre, et donc vers les esclaves. Car la culture de la canne à sucre réclamait une main-d’œuvre bien plus nombreuse que le tabac, et son exploitation était extrêmement pénible et destructrice d’êtres humains. L’intérêt économique croissant des « îles à sucre » incita l’État à intervenir – la Martinique et la Guadeloupe deviennent des colonies royales en 1674 – et à favoriser l’importation massive d’esclaves africains. Au total, entre 1713 et 1791, 1 million d’Africains furent déportés dans les Antilles françaises1. Si la France des Lumières fut celle de l’esclavage dans ses colonies, elle fut aussi celle de l’abolitionnisme, mais dans une moindre mesure qu’en Angleterre, et sur un versant plus séculier que religieux. Le mouvement abolitionniste britannique fut très marqué par le travail militant de la Société religieuse des Amis (les quakers), un courant dissident de l’Église anglicane. Rien de tel en France, où les religieux comme l’abbé Grégoire restèrent rares. Et, contrairement aux États-Unis, l’abolitionnisme français demeura le fait d’élites intellectuelles et politiques, comme le montre la première association abolitionniste française, la Société des amis des Noirs, créée en 1788 (cf. p. 42).
4. Quelles sont les conséquences de l’abolition de l’esclavage en 1848 ?
Après une brève première abolition de l’esclavage (1794-1802) et son rétablissement par Napoléon Bonaparte, largement influencé par les L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
L’Atelier des chercheurs
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Et le café devint viennois Du Moyen Age au xviiie siècle, des confins ottomans et perses jusqu’à Vienne, le café a traversé les empires. Les marchands de la Sublime Porte en ont fait un produit de consommation courante et une composante indispensable de la société viennoise des Lumières. Par David Do Paço
L’AUTEUR Enseignantchercheur au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP), David Do Paço est notamment l’auteur de L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle (Oxford, Voltaire Foundation, 2015).
Décryptage Au xviiie siècle, le café devient un produit de consommation de plus en plus prisé en Europe. Spécialiste de l’histoire de l’Islam et des étrangers dans l’Europe moderne, David Do Paço s’est plongé, à Vienne, dans les Archives nationales autrichiennes. En montrant que le café a été introduit dans la capitale autrichienne par des marchands ottomans, il nous invite à une autre histoire du monde des Lumières.
L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019
pour Vienne. Quinze ans plus tard, le commerce d’Emir Ibrahim Pacha est prospère. Il exporte vers Istanbul le verre de Bohême si apprécié des Ottomans. Aux Viennois, il vend « des marchandises variées » comme du cuir, qui alimente les manufactures de la ville, des « chevaux turcs » prisés par l’aristocratie et, déclare-t-il, du café. Cette boisson, consommée depuis le xiiie siècle au Proche-Orient, s’est diffusée dans tout le monde ottoman à partir du xvie siècle, on en retrouve notamment à Buda, tandis que les premiers cafés sont ouverts à Venise en 1645, à Londres en 1652 et à Paris en 1672. Le développement du commerce du café à Vienne participe d’une familiarité de plus en plus étroite entre la ville et le monde ottoman. Son histoire invite à réviser notre représentation de l’Europe du xviiie siècle et à lever les derniers rideaux continuant, dans notre esprit, de la séparer en deux.
De Bassora au Danube Au xviiie siècle, si le café est toujours produit dans le sud de la péninsule arabique, des plantations sont introduites par les Français, les Espagnols et les Portugais en Amérique ainsi que par les marchands des Provinces-Unies dans l’océan Indien. A l’heure où le port de Bordeaux jouit de l’exclusif du commerce du café importé des Antilles, Vienne s’approvisionne toujours en partie en café d’Arabie, qui arrive en Europe par deux routes. La première part de Bassora et traverse Bagdad, Alep, l’Anatolie puis Istanbul. Elle rejoint ensuite Sofia et Belgrade et remonte la vallée du Danube. La seconde débute en mer Rouge puis gagne Médine pour rejoindre Le Caire et les réseaux marchands des Ottomans en Méditerranée orientale jusqu’à Trieste, d’où ces derniers gagnent Vienne.
DR
L
e café viennois est indissociable dans notre imaginaire de la Vienne de Stefan Zweig, Son essor repose sur l’étroite relation que la résidence des Habsbourg a entretenue au xviiie siècle avec l’Empire ottoman. La légende fait remonter l’introduction du café à Vienne à 1683, au lendemain de la levée du siège que le grand vizir Kara Mustafa avait mis devant la ville. Commémorant la bataille cent ans après, le moine Gottfried Uhlich raconte ainsi que l’interprète de langues orientales et espion Georg Franz Kolschitzky aurait retrouvé des sacs de grains de café sur le camp abandonné par l’armée ottomane. Il les aurait apportés en ville et aurait obtenu de l’empereur le droit de transformer le produit et de le vendre dans un établissement dédié. Les premières autorisations à ouvrir des cafés qui ont été retrouvées par les historiens datent de 1685. Elles étaient adressées à Johann Diodato, un marchand arménien d’Istanbul. Il sera le premier d’une longue série. Néanmoins l’histoire du commerce du café et celle de son lieu de consommation sont à distinguer. En 1752, un jeune marchand musulman de 20 ans originaire de Karaagaç en Anatolie et installé pour ses affaires dans la petite ville ottomane de Vidin, sur le Danube, prend la route
VIENNE, KUNSTHISTORISCHES MUSEUM ; AKG – FLORILEGIUS/BRIDGEMAN IMAGES
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En 1767, Emir Ibrahim est loin d’être le seul à conserver, chez lui ou dans ses entrepôts, du café d’Orient. Originaire de Gjirokastër (Albanie), Kiriak Basile en importe avec ses trois frères, en plus des matières premières textiles qui sont au cœur de leur commerce. Depuis 1745, originaire de Selenicë (Albanie), Nicolas Suirto, lui, le vend en cabotant de port en port en Adriatique, avant de débarquer à Trieste et de gagner Vienne à son tour. Pour Constantin Zinringotti, originaire de
Sur le marché cène quotidienne de S
marché sur la Freyung peinte en 1758 par Bernardo Bellotto. Au premier plan y figure un des cabanons populaires où l’on peut venir le matin se réchauffer avec un café.
À SAVOIR
Venu d’Éthiopie Selon l’orientaliste du xviie siècle Antoine Galland, le café est un produit consommé en Éthiopie « de temps immémorial ». Les fèves sont d’abord importées en Perse. La boisson y trouve un succès en Arabie auprès des derviches et des cadis en raison de son caractère stimulant. Au xvie siècle elle est répandue au Caire. Perçue comme encourageant le désordre social, les sultans ottomans tentent de la prohiber, en vain. Les marchands latins et grecs en consomment en Égypte et importent le produit d’abord à Venise et en Angleterre au xviie siècle. La France, l’Espagne et les Provinces-Unies transplantent ensuite des pieds de caféier en Amérique et en Asie du Sud-Est.
l’île de Skyros, le café participe du commerce volumineux et prospère de plusieurs firmes ottomanes qu’il représente entre Smyrne, Istanbul, Vienne et Nuremberg. Les premières autorisations (les patentes impériales) à commercer du café sont donc délivrées dans les années 1680-1690. En pleine guerre avec le sultan ottoman, ces privilèges individuels ont vocation à permettre à l’empereur le maintien d’une activité commerciale au sein des territoires composant la maison d’Autriche. Le traité de paix de Karlowitz de 1699, autorisant formellement les marchands ottomans catholiques à commercer librement dans le domaine impérial, constitue une étape dans le développement de ce commerce. En 1718, le traité de Passarowitz, qui dispose que ce commerce soit « libre, sûr et paisible », étend ce privilège à l’ensemble des sujets du sultan. L’année suivante, la création d’un port franc à Trieste canalise une partie des flux. L’arrivée du café à Vienne permet aux Ottomans de concurrencer le monopole commercial de marchands allemands. Si les Ottomans n’ont, dans un premier temps, le droit de vendre leurs marchandises qu’en gros, sous le règne de MarieThérèse (1740-1780)1 nombreux sont ceux qui obtiennent des dérogations de la souveraine, si bien qu’il devient rapidement impossible L’HISTOIRE / N°457 / MARS 2019