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Sommaire
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GUIDE CULTUREL
SPÉCIAL
107 Les 40 plus belles
expositions historiques de l’été
n Ile-de-France p . 108
Les mondes du
Goulag
n Régions p. 114
6 Un Soviétique sur six ! Par Nicolas Werth 1929, le « grand tournant » Carte : l’archipel Tatouage : langage codé Par Guillaume Minea-Pic Vorkouta, du camp à la ville Par Alan Barenberg La révolution archivistique COUVERTURE : Mirador de la garde dans le secteur des mines d’un des camps de Vorkouta, 1945 (Archives d’État de la Fédération de Russie ; Lebrecht/Leemage). En haut à droite : portrait de Charles d’Angoulême, d’après Jean Clouet, après 1523 (Orléans, musée des Beaux-Arts ; Christophe Camus).
. 126 n Étranger p L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
22 Portfolio : survivre au quotidien Par Nicolas Werth
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CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX – C. CAMUS – © NOLDE STIFTUNG SEEBÜLL
Prologue
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26 Peut-on
54 Destins
AKG – ARCHIVES D’ÉTAT DE L A FÉDÉRATION DE RUSSIE (GARF) ; GUL AG COLLECTION/TOMASZ KIZNY – GUL AG COLLECTION/TOMASZ KIZNY
comparer ?
28 De Pierre le Grand à Nicolas II. La Sibérie : terre de relégation Par Julie Grandhaye 1699 : naissance du bagne Carte : le chemin des forçats 34 Le laboratoire des Solovki Par Nicolas Werth 38 Ce que Hitler doit à Staline Par Johann Chapoutot Nolte : le nazisme fut la réponse au Goulag 44 1949-2019. Les cinq âges du Goulag chinois Par Jean-Luc Domenach Carte : l’archipel chinois Une originalité : rééduquer 52 Photos volées des
camps nord-coréens Par Pierre Rigoulot
de zeks
56 Lettres d’outre-tombe Par Emilia Koustova « Voici la pièce où je travaille » A voir : « Goulag. Une histoire soviétique » 62 L’Internationale du Goulag Par Pierre Rigoulot Margarete Buber-Neumann, de Karaganda à Ravensbrück Jacques Rossi, victime des purges 66 Le Goulag est partout Par Oleg Khlevniuk 70 Le cas Chalamov Par Luba Jurgenson Guinzbourg, l’écrivaine
Extraits de Varlam Chalamov, Evguenia Guinzbourg, Alexandre Soljenitsyne
Avec des témoignages et des documents aimablement mis à disposition par l’association Memorial.
78 L’impossible
sortie
80 Le virus de la révolte Par Marta Craveri Les révoltés de Kengir 84 1953-1964. Les revenants Par Marc Elie Les déportés, éternels exilés Le travail forcé après Staline 90 Pourquoi on ne les a pas crus Par Sophie Cœuré 1935 : le « New York Times » condamne avec réserve Par Pap Ndiaye David Rousset : l’enquête interdite Par Michel Winock 98 Psychiatrie punitive Par Grégory Dufaud 100 Les paradoxes de
la mémoire russe Par Emilia Koustova Du silence à l’indifférence Par Oleg Khlevniuk La difficile mission de Memorial Par Nicolas Werth
106 Pour en savoir plus L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
SPÉCIAL
L es mondes du Goulag
Mines D es détenus travaillent dans une mine d’uranium de la Kolyma. Mais c’est l’or qui est la première richesse de cette région (à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle est devenue la première productrice d’or du pays). De 1932 à 1953, 900 000 détenus y auront vécu dans des conditions effroyables ; 150 000 y sont morts. L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
ARCHIVES D’ÉTAT DE L A FÉDÉRATION DE RUSSIE (GARF) ; GUL AG COLLECTION/TOMASZ KIZNY
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Un Soviétique sur six ! Ce fut le plus important et le plus long système de travail forcé du xxe siècle, mis en place avec la politique d’industrialisation et de collectivisation décidée par Staline en 1929. Des régions entières inhospitalières furent exploitées grâce aux détenus et aux déportés. En vingt-cinq ans, 25 millions de Soviétiques sont passés par le Goulag.
DR – MOSCOU, RUSSIAN STATE LIBRARY ; FINE ART IMAGES/HERITAGE IMAGES/GETT Y IMAGES
Par Nicolas Werth
C
amps de concentration (konzlager) et camps de travail apparaissent dans la Russie bolchevique dès l’installation du nouveau pouvoir par Lénine. En 1923, l’archipel des Solovki, dans la mer Blanche, est le terrain d’une première expérimentation d’un camp de travail pour détenus de droit commun et prisonniers politiques (cf. p. 34). Mais c’est le « grand tournant » stalinien de la fin des années 1920 – l’industrialisation accélérée et la collectivisation forcée des campagnes – qui constitue l’étape décisive dans le développement du Goulag.
Un besoin de main-d’œuvre Le 27 juin 1929 est adoptée une réforme pénale fondamentale, qui ouvre la voie à une expansion sans précédent des camps : tous les détenus condamnés à une peine supérieure à trois ans (bientôt ramenée à un an), jusqu’alors incarcérés en prison, seront désormais transférés dans des « camps de travail correctif ». La gestion en sera confiée à l’OGPU, la police politique du régime. L’acronyme Goulag pour « Direction principale des camps » apparaît, lui, pour la première fois dans les documents administratifs soviétiques en 1930. L’objectif de cette réforme pénale est avant tout économique. Pour mener à bien le
L’AUTEUR Nicolas Werth a été directeur de recherche au CNRS, Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS). Il a établi et présenté, avec Luba Jurgenson, Le Goulag. Témoignages et archives (Robert Laffont, « Bouquins », 2017). Son dernier ouvrage : Le Cimetière de l’espérance. Essais sur l’histoire de l’Union soviétique, 1914-1991 (recueil d’articles parus dans L’Histoire, Perrin, « Tempus », 2019).
Canal L e canal Moscou-Volga a été construit
entre 1932 et 1937 par les détenus du Dmitlag, complexe du Goulag créé spécialement pour cette tâche. Ici une affiche de propagande de 1937. L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
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L es mondes du Goulag
Survivre au quotidien Faim, froid, épuisement, violence, déshumanisation… Le quotidien du zek est une litanie de plaies et de souffrances. Par Nicolas Werth
Manger La nourriture est l’obsession de tous les instants. La ration de chacun dépend de la norme de travail qu’il a été capable d’effectuer – telle est la règle de fer du camp. Mais ce qu’apprend aussi le zek, c’est que « ce n’est pas le travail qui tue, c’est la norme ». En effet, l’affaiblissement de l’organisme résultant d’un surcroît d’effort n’est jamais compensé par l’hypothétique supplément de nourriture infecte qui lui est servie : une balanda, soupe claire au chou agrémentée de têtes et d’abats de poissons, une écuelle de kacha, gruau de sarrasin, et du pain noir, souvent dur comme du bois. De 300 à 800 grammes par jour, en fonction du travail accompli. Cet ersatz de nourriture, source de terribles maladies comme le scorbut ou la pellagre, contribue au dépérissement du détenu. Ci-dessus : cantine d’été, camp du BBK (canal Baltique-mer Blanche), photo de 1932. Cicontre : une gamelle de la cantine du camp de Viatka (actuelle Kirov) et une tasse en aluminium de Vorkouta. L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
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Se vêtir L a pénurie de vêtements est un problème récurrent. En 1946, 50 000 détenus ne peuvent travailler faute de vêtements ou de chaussures. Alors l’administration improvise, distribue aux détenus des bottes de feutre sur des semelles faites avec des bouts de pneus. Quant aux détenus, ils se confectionnent des bandes molletières avec des chiffons. Harnachés de la sorte, les zeks souffrent du froid, l’autre grande plaie du camp. Ci-contre, à droite : Zek gelé, dessin de Mikhaïl Distergeft, 1941-1942. En haut : moufle trouvée sur l’emplacement d’un ancien camp. Ci-dessous : veste matelassée portant le matricule réglementaire et une chaussure faite main au camp de Norilsk.
ARCHIVES RUSSES D’ÉTAT DE DOCUMENTS PHOTO-CINÉMA (RGAKFD) ; GUL AG COLLECTION/TOMASZ KIZNY – © INTERNATIONAL MEMORIAL VILNIUS, LGGRTC MUSEUM OF OCCUPATIONS AND FREEDOM FIGHTS – © INTERNATIONAL MEMORIAL – NADYM, « MAISON DE L A NATURE », CENTRE ÉCOLOGIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE © INTERNATIONAL MEMORIAL – MOSCOU, STATE MUSEUM OF THE HISTORY OF THE GUL AG – © INTERNATIONAL MEMORIAL
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Le cas Chalamov C’est l’œuvre immense de Soljenitsyne qui a fait éclater aux yeux du monde la réalité des camps soviétiques. Luba Jurgenson nous fait découvrir l’autre grand écrivain du Goulag, mort dans l’oubli en 1982. Par Luba Jurgenson
Écriture interdite Tous les régimes de terreur cherchent à effacer la trace des crimes commis. Cependant, en Union soviétique, cet effacement n’a été ni systématique ni total. Bien au contraire, au moment de l’ouverture des archives après l’écroulement du régime en 1990, les historiens eurent la surprise de découvrir une masse de documents. La destruction des traces matérielles des camps et des dossiers pénitentiaires n’a pas été programmée L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
L’AUTEURE Professeure de littérature russe à Paris-Sorbonne, Luba Jurgenson est aussi écrivaine et traductrice. Elle a notamment édité, avec Nicolas Werth, Le Goulag. Témoignages et archives (Robert Laffont, « Bouquins », 2017) et l’édition complète en français des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (Verdier, 2003). Elle prépare une monographie de Varlam Chalamov (Verdier, à paraître).
au niveau de l’État, qui avait d’autres priorités après la mort de Staline, plutôt logistiques, par exemple, rapatrier les gens et le matériel ; elle résulta surtout de l’action de la nature et de la volonté des chefs locaux. Toujours est-il que, jusqu’à cette date, les témoignages des rescapés, comme ceux d’Evguenia Guinzbourg, de Julius Margolin ou de Gustaw Herling-Grudzinski, étaient restés la principale source d’information sur les camps soviétiques. Cette trace littéraire s’est élaborée pratiquement en l’absence de toute autre. Créant ce « document » manquant à partir de leur mémoire vive, les témoins ont assumé sa part de subjectivité. Les conditions de détention dans les goulags étaient fort différentes selon les lieux – ils étaient disséminés à travers le pays tout entier – et la période, elles dépendaient également du personnel administratif. Malgré les fréquents déplacements, le détenu ne voyait qu’une infime fraction de l’univers concentrationnaire et souvent se forgeait sa vision de l’ensemble à partir de son expérience personnelle. La conscience d’être l’unique source de savoir sur le Goulag a donc poussé certains d’entre eux à vouloir dépasser cette limitation et à réaliser, au camp ou une fois libérés, des enquêtes auprès d’autres (ex-)détenus, ou de se faire dépositaires de leurs récits, enquêtes
DANS LE TEXTE
« La rage dans son âme » Après un an et demi de travail au gisement, ses deux mains s’étaient repliées, épousant la forme du manche de pelle ou de pic, et s’étaient raidies, lui semblait-il, à jamais. Pendant les repas, comme tous ses camarades, il tenait le manche de sa cuillère du bout des doigts en le pinçant et il avait oublié qu’on pût s’y prendre autrement. Sa main vivante ressemblait à une prothèse en forme de crochet. Elle ne pouvait accomplir que les mouvements d’une prothèse. Elle aurait pu, en plus, faire le signe de croix si Andreïev avait prié Dieu. Mais il n’y avait rien d’autre que de la rage dans son âme” V. Chalamov, Récits de la Kolyma, traduit par S. Benech, C. Fournier et L. Jurgenson, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 255. DR
J
e fais confiance aux constats écrits, étant moi-même un factographe, un chasseur de faits professionnel, mais que faire si ces constats n’existent pas ? Pas de dossier pénitentiaire, pas d’archives ni de fiche médicale… Les documents de notre passé sont anéantis, les miradors abattus, les baraques rasées de la surface de la terre, le fil de fer barbelé rouillé a été enroulé et transporté ailleurs. Sur les décombres de la Serpentine fleurit l’épilobe, fleur des incendies et de l’oubli, ennemie des archives et de la mémoire humaine1. » Varlam Chalamov écrivait ces lignes en 1970. A cette époque, les témoins pensaient encore que les traces documentaires de leur passage par les camps avaient disparu. Lutter contre l’effacement de la mémoire du Goulag était alors œuvre de résistance dans un pays où, bien que libérés, ils n’étaient pas libres de témoigner. A l’exception d’Une journée d’Ivan Denissovitch, le récit d’Alexandre Soljenitsyne paru en novembre 1962 dans la revue Novy Mir (« Nouveau Monde »), les deux auteurs écrivirent leurs œuvres testimoniales dans la clandestinité, pour le tiroir ou le samizdat. Celles-ci ne furent publiées à l’époque qu’en Occident (en France, L’Archipel du Goulag au Seuil en 1974 et Récits de la Kolyma chez François Maspero en 1980), avec un grand succès pour Soljenitsyne et une grande amertume pour Chalamov, qui mourut en 1982 dans la misère sans avoir touché 1 kopeck de droits d’auteur sur ses éditions.
SOVFOTO/UIG/LEEMAGE
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Retour A son retour de la Kolyma en 1953, Chalamov est interdit de séjour à Moscou et ne pourra s’y installer qu’en 1956. Ce portrait a
semble-t-il été réalisé à cette époque, alors qu’il est déjà auteur d’une bonne partie des Récits de la Kolyma et d’un grand nombre de poèmes. Ses textes circulent. Il est soutenu par Boris Pasternak et Nadejda Mandelstam. L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019
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Les paradoxes de la mémoire russe Les Russes, aujourd’hui, semblent méconnaître l’histoire de la répression stalinienne. Et nombreux sont ceux qui ont une image positive de Staline. Comment en est-on arrivé là ?
FINEARTIMAGES/LEEMAGE ; © ADAGP, PARIS 2019
Par Emilia Koustova
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U
DR – SERGEY PYATAKOV/SPUTNIK
n documentaire long de deux heures, diffusé en avril 2019 sur une chaîne Youtube russe, a rassemblé plus de 15 millions de vues en un mois et provoqué un tollé médiatique1. L’auteur, Iouri Doud, journaliste sportif et youtubeur adulé par les jeunes, n’en est pas à son premier buzz. Cette fois-ci cependant il a quitté les quartiers chics de Moscou. En plein hiver, par -50 °C, il a parcouru les 2 000 km qui séparent Magadan de Iakoutsk, à travers la Kolyma. Ce road-movie l’a conduit à filmer des paysages à la beauté glaçante et à plonger dans leur histoire meurtrière, à rencontrer leurs habitants – baroudeurs de toutes sortes, retraités qui ont vu péricliter l’industrie locale, jeunes qui regardent de plus en plus ailleurs – et à croiser leurs témoignages avec ceux des enfants des victimes du Goulag ou des historiens des répressions
L’AUTEURE Maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg, Emilia Koustova a participé à l’ouvrage Déportés en URSS. Récits d’Européens au Goulag (dir. Alain Blum, Marta Craveri, Valérie Nivelon, Autrement, 2012).
soviétiques. L’ensemble, déroutant par la liberté de ton et les personnages qu’il campe, ne se limite pas à offrir une plongée dans le passé et le présent de la Kolyma, que le titre du film désigne comme « berceau de notre peur », mais met en exergue les paradoxes de la mémoire russe du stalinisme. Le premier de ces paradoxes est l’une des raisons d’être du film : selon un sondage réalisé par le Centre panrusse d’étude de l’opinion publique (VTsIOM) en octobre 2018, 47 % de Russes âgés de 18 à 24 ans n’auraient jamais entendu parler des répressions staliniennes. D’après Iouri Doud, c’est pour répondre au « défi » posé par cette ignorance qu’il s’est lancé dans ce documentaire. Comment en est-on arrivé là, alors qu’un immense savoir relatif au stalinisme a été construit depuis la perestroïka, grâce au travail, entre autres, d’historiens, d’archivistes, de membres de l’association Memorial (cf. p. 104) ?
Critique et commémoration C i-dessus : des visiteurs devant les photographies de détenus lors d’une exposition à Moscou en 2017
dédiée aux victimes des répressions politiques. Page de gauche : le tableau Le Sablier, peint par Petr Belov en 1954. Les crânes des nombreuses victimes du stalinisme se substituent aux grains de sable. L’HISTOIRE / N°461-462 / JUILLET-AOÛT 2019